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Remonter le cours du monde par l’est
Janvier - Juin 25
vendredi 9 mai 2025

— 1. Thaïlande #1 (janv.)
— 2. Laos (janv. - fév.)
— 3. Thailande #2 (fév.)
— 4. Australie (fév. - mars)
— 5. Nouvelle-Zélande (mars - avr.)
— 6. Pérou (avr. - mai)
Vendredi 9 Mai
De Cusco, le 9 mai, sous l’œil de Pachacutec, bras levé vers l’invisible, s’éloigner : la Valle Sagrada s’ouvre, entre Histoire, embouteillages, vent et le río Wilcamayu, là où le passé reste un écho au bord de la route.
De Andahuaylillas, l’église se dresse, blanche, sur les ruines d’un monde effacé, la pierre marquée de ce qui a été recouvert, les fresques baroques qui s’étalent, presque obscènes de gloire et d’or où des visages andins, perdus, résistent encore, là, dans l’ombre d’une histoire qui hurle sous l’encens.
De Pikillacta, quelques kilomètres plus loin, les pierres, par centaines, debout, disséminées dans le silence d’une ville Wari, ruine quadrillée et presque intacte dans son effacement, où le vent, comme une voix ancienne, circule entre les murs, seule face à la vallée l’énigme d’une mémoire disparue.
Les murs bas s’étirent en lignes nettes, fondations qui délimitent des espaces vides, pièces sans nom, ruelles étroites qui se perdent dans la poussière : attente sans promesse, les traces du passé restent là simplement pour ne rien dire.
Tipon, enfin, plus loin, les terrasses enchevêtrées taillées dans la montagne comme des cicatrices, l’eau qui serpente sous les pierres, traces des ablutions rituelles, centre précis où l’Inca, entre le sang et l’eau, faisait couler la vie sur ses dieux, et la lumière ce soir qui tombe brutalement et efface tout.
Jeudi 8 Mai
Des ruines de Tambomachay, le 8 mai, l’eau coule, intacte et sans fin, comme si les dieux n’étaient jamais partis, que les désirs des hommes, là, taillés dans la pierre, avaient trouvé passage vers le silence psalmodié — et ce chant bas, c’est le leur, encore.
Et depuis la forteresse rouge de Luka Pukara, le regard s’ouvre immense sur la vallée, la beauté aujourd’hui est ce qu’ils défendaient hier : l’approche d’ombres venues d’Espagne, chevaux, casques, poudre, et déjà l’herbe savait, sous le vent, que les siècles allaient s’inverser.
En descendant, l’orage monte, la lumière se tend comme une peau, les chevaux nous regardent passer, étrangement calmes, comme s’ils savaient, eux aussi, que l’éclair viendra, que tout cela fut grand, puis défait, puis beau encore — et toujours à la merci d’un grondement.
Pierres fendues, sculptures invisibles ou presque, labyrinthes pour les morts ou les rites : Qenko ne dit rien, il enferme, enserre, laisse croire qu’on comprend, mais s’échappe toujours — c’est un sanctuaire sans offrande, une énigme laissée aux roches.
Il est là, finalement, le Christo Blanco, bras ouverts, blanc, dressé, cloué sur cette terre qui ne l’a pas appelé et découpé dans le ciel noirci — et le ciel regarde, muet ; les Incas prient désormais le dieu de ceux qui les ont égorgés, et ce dieu règne sur Cusco, statue, croix, menace.
Mercredi 7 Mai
Du barrio San Blas, le 8 mai, par le sentier raide, on grimpe le dos des siècles, et quand enfin Cruzmoqo se laisse atteindre, la ville entière — Cusco la tissée, la couchée, la cousue dans la vallée — se déploie comme une offrande qu’on ne mérite pas, mais qu’on reçoit, haletant.
Les premières pierres du sanctuaire de Sacsayhuamán, blocs muets mais dressés, taillés comme pour toujours, tiennent dans leur épaisseur l’écho de mains antiques et d’ordres impérieux, et l’on sent, sans savoir, que quelque chose d’aussi vieux que le monde vous regarde impassible, et inamovible vous juge.
On dit qu’un couteau ne passe pas entre deux pierres, et c’est vrai : j’ai essayé — pas un fil de lumière, un souffle — et ce couteau, c’est le temps, qui mord partout sauf ici, refoulé comme un mendiant par la patience inca, un temps sans prise, arrêté là à jamais.
Ces pierres ne sont pas des ruines, mais des refus, des volontés durcies, et marcher le long de leurs angles, c’est longer une frontière entre le mortel et ce qui, d’un seul coup, a décidé de durer, et défier les siècles sans orgueil, par pure force et sans phrase.
On voit tout, d’en haut : les murailles, les gradins, les éclats des lignes brisées, et sous cette lumière d’orage qui rend presque tout menaçant, on pense au fracas, aux morts, à Juan Pizzaro tombé là, inutile, orgueilleux, et à ce que l’Empire perdit en beauté pour le gain d’un silence.
Rien ne survit sauf ce qui ne voulait pas survivre mais seulement être juste, ces pierres tenues non par la guerre ni la foi mais par un pacte avec la terre même, et c’est cela que la mélancolie sent : le monde d’avant, qui ne reviendra pas, même en rêve.
Alors on redescend, et Cusco s’avance lentement comme une mer, la lumière du soir s’y dépose en lueurs chaudes, et ce que les hauteurs vous ont dit — la gloire, la perte, l’art et la pierre — s’enfonce en vous comme la ville puma vous dévore, douce et souveraine.
Mardi 6 Mai
Du Temple du Soleil de Cusco, le 6 mai, ombligo du Tahuantinsuyo, centre du centre du monde d’ici, il n’ont laissé que quelques pierres et retourné les autres pour en faire un monastère voué à Saint-Dominique cent fois effondré sous les séismes — rebâti comme on le peut, et on le peut si mal.
En contrebas de Santo Domingo, enfouies sous l’édifice chrétien – symboliquement écrasées –, les vestiges du Qorikancha ruiné ceinturent le vide ; au centre, il n’y a plus de centre : seulement un vide en or pur emporté, warmi, inti, willka, fondu et disparu, et le souffle long des dieux piétinés.
Lundi 5 Mai
De Checacupe, le 7 mai, terre de condors et des peuples Qanchi, cette image plus tranchante qu’une image : les trois ponts côte à côte — l’inca en lianes que chaque année on retisse ; le colonial en pierre qui enjambe le fleuve, et le républicain sur quoi seul on peut encore passer, à quel prix ?
Et plus loin, nous étaient promises les montagnes colorées de Palcoyo — à leur place beaucoup de brume d’abord, du froid et peu d’air à 4915 m.
Puis, soudain, la grêle est tombée et le ciel aussi, la brume s’est levée : les lumières sont venues flotter quelque part ici en couches franches, secrètes et silencieuses, sans raison ni but.
Au retour, le vertige de l’altitude faisaient apparaître des visions insensées qu’on ne peut croire possibles que si on se disait au-dessus du monde et qu’on le voyait en tombant, qu’on attrapait quelque chose qui s’effondrait aussi et qui nous emportait malgré tout, mais où ?
Les visages surgissaient par-dessus la réalité, les lamas glissaient sans bruit dans les pierres détrempées, et les montagnes s’ouvraient lentement dans des murmures de rapiñu et de quechua brisé, laissant couler vers Cusco un fleuve de cendre tiède, de souffles perdus et de puna trahie.
Dimanche 4 Mai
De San Cristóbal, belvédère de Cusco, le 4 mai, la ville s’étire en contrebas, battue de silence, et là où montaient jadis les pas lents des porteurs d’or et de feu sacré sur le Qhapaq Ñan, dans l’odeur du ciel et du sang, on a cloué une église — chose morte, chose froide — sur le cœur même du Soleil.
Samedi 3 Mai
De Cusco, chercher ce qu’il reste - parmi les églises et les croix, les foules et les bibelots - revient à longer les murs et deviner l’or arraché, les dieux emportés, les langues soufflées.
Elle traîne pourtant, l’ombre ancienne qui insiste, et dans l’air entre les senteurs de maïs grillés et d’encens, l’odeur entêtante de la feuille de coca – Cusco, dans le geste d’une statue inca vers la croix souveraine comme on défie aussi le passé et l’avenir.
Reste alors une ville toute entière dans ses murs de qhatun rumiyuq imbriqués par on ne sait quel mystère et sans mortier, tenaces face à l’oubli et aux séismes, muets, signes terribles et tristes, puissants et si doux au toucher, insatiables.
Vendredi 2 Mai
D’Arequipa à la vallée sacrée, treize heures de bus, davantage de cols franchis péniblement, de plateaux atteints, de bêtes aperçues, d’églises abandonnées à leur sort et sitôt oubliées.
Et la route s’enfoncerait toujours plus haut, dans le terrible renversement que les Andes appellent : les lacs pendus dans le ciel, les déserts plus haut que les sommets, la soif et le sel, les nuages répandus et le chemin malgré tout qui nous tirerait à lui.
Et enfin : tout au bout du jour, la ville elle-même bâtie par les fils du Soleil, centre du Tawantinsuyu qui partage le monde en quatre parts égales, Nombril vivant de la terre : Qosqo que les soudards de Pizzaro après l’avoir pillée, soûls, ont renommé Cuzco - dont je ne vois ce soir que sa nuit tremblée aux bougies accrochées aux flancs de la montagne.
Jeudi 1er Mai
D’Arequipa, le premier mai, la Muy Noble Ciudad, dire adieu aux façades plus blanches que le volcan, aux Christs sanglants du Pardon, aux marchés hurlant le prix de mille races de pommes de terre, et aux ciels tranchant les cris des vautours au-dessus de la Plaza de Armas.
Mercredi 30 Avril
Des carrières de sillar d’Arequipa, montent encore les bruits de taille à même la chaleur blanche de la pierre volcanique qui a bâti la ville, et dans les blocs arrachés bat l’écho des coups anciens – avec eux veillent les fantômes de Pietra, de toutes les pierres du monde.
Cependant que le canyon de Culebrillas s’enfonce dans la terre comme une gorge serrée, le sentier se perd dans le silence empoussiérée du vent qui siffle entre les murs de lave, allant de son allure de serpent pierreux qui voudrait avaler chaque pas dans sa faille.
Puis ils sont là : gravés sur les parois, les pétroglyphes des peuples Wari tracent les visages d’animaux, de spirales, de chamans en transe, autant de gestes dressés comme des prières : le sacré à l’état pur des signes inouïs, cunéiformes sans syllabe taillés pour survivre au vent.
Au-dessus de la gorge, les petits tas de pierres qu’on croit être des cairns ne désignent aucune direction, se contentent d’être des offrandes, "apachetas" à la montagne, gestes de passage et de foi, pierres posées pour dire qu’on voudrait autre chose que cette vie, et qu’on l’accepte malgré tout.
Mardi 29 Avril
De Yanahuara, quartier colonial et indolent, voir la ville étalée à nos pieds plus indolente encore dans la chaleur d’automne, et par-dessus les volcans au pied desquels Yanahuara s’étalait aussi – on construit une ville sous les cendres pour cela : craindre le feu pour mieux le vénérer.
Lundi 28 Avril
De la Laguna de Salinas, à plus de 4000 m., l’air manque et à travers le mal d’altitude, on croit voir la lagune tendre un miroir brisé au ciel et aux volcans, des lamas errent entre les éclats de sel, les flamants roses s’arrachent à la lumière – tout ici apprend à disparaître.
Dimanche 27 Avril
Du Couvent Santa Catalina d’Arequipa, le 27 avril, je me perds dans les labyrinthes de prières étouffées aux murs rouge sang, où l’aristocratie péruvienne abandonnait ses filles à Dieu sans l’avoir demandé, qui traceraient leur vie en cercle, mains blanchies par la farine, l’âme par la pénitence.
Entre les murs hauts comme des silences, on avance dans les ombres, vœux de claustration arrachée, rappels à la règle hurlés ; la vie minuscule qui battait ici dans les cellules ne se laisse voir qu’en creux sous les renoncements ; la chair lentement ne s’oublie qu’en disparaissant.
La couleur ici éclate en blessure heureuse et d’autant plus cruelle : ocre, indigo, orange, lavande — chaque porte entrouverte dévoile la trace brûlante d’une vie étouffée ; et traversant le salles de suie, presque entendre les murmures des novices recluses à qui l’on refusera de devenir des femmes.
Dédale de murs : la moindre cellule exhibée éventre un jardin secret : mais qui dira les rêves impossibles de telle morte et enterrée en odeur de sainteté pourrissant ici, personne — et respirer malgré soi ce parfum de cendre et d’abandon putride dans les effluves de roses et de bougainvilliers.
Et chaque détour dévoile la terreur de cette lumière éclatante de vie sur les orangers tandis que tout, dans ces murs serrés, raconte l’effacement, le silence exigé à celle qui n’auront jamais voix au Chapitre, cette vie de prières et d’enfouissements arrachés dans la pierre.
Une fissure légère, un souffle à peine, et les murs s’effriteraient, les cellules s’ouvriraient d’elles-mêmes pour livrer aux vents les contre-prières inachevées, et que demeure seulement la lumière sur les pierres, la mémoire lente de ce qui s’efface.
Samedi 26 Avril
De Cabanaconde à Arequipa, la route fait sept heures de long et nettement moins de large, dessous, les gouffres amers et les ombres nettes, devant, le sommet du monde, autour les cairns aussi nombreux que les pierres.
Les vigognes sauvages observent passer le bus comme autrefois les caravanes des soldats de Charles Quint, ci-devant empereur de la domination universelle, et de part et d’autre des regards, on ne sait ce qu’on voit et non ce qu’on regarde.
Les volcans – dans quoi autrefois on jetait les enfants les plus purs pour apaiser les dieux et que pousse le maïs – fument depuis l’éternité sans rien réclamer d’autre que la paix, et les routes fabriquent des lignes là-bas que nous empruntons sans rendre jamais.
Quand la ville revient, d’en haut si petite, écrasé par les Andes derrière et le bruit qu’elle fait à force d’exister, on se jette en elle comme si on en était une part — savoir si on est la feuille de coca qu’elle mâche ou la mâchoire qui nous broie pour supporter son altitude ?
Vendredi 25 Avril
De Kallimarca, les ruines Cabanas sont répandues au sommet de la colline sacrée : là-haut, le monde s’ouvre, se dressent l’Ampato et le Hualca Hualca – forces auxquelles on vouait ici les chants, les cris, le sang : l’herbe est haute, les pierres silencieuses, le silence partout.
Jeudi 24 Avril
De Cabanaconde, depuis les miradors les chemins muletiers découpent les flancs des Andes au dessus du cañón del Colca, la tête de Dieu demande encore pourquoi, pourquoi on l’a abandonné, et le soir, Inti rejoint descendre embrasser Pachamama, et Mama Quilla veillera sur leurs soupirs.
Mercredi 23 Avril
De Cabanaconde, le village à la porte d’entrée du Cañyon de Colca n’a pas d’âge, parce qu’ils les a tous : hors du temps et de tous les temps, il conduit lentement au mirador d’Achachihua où voir la totalité du monde réuni sur sa pointe.
Le Rio Colca serpente, la cime aveuglante de la terre frappe le vide là-haut, les cris dans le vent des oiseaux impossibles à voir nous frôlent, et d’étranges chemins dessinent sur la peau des Andes les cicatrices qui sont autant de signes et conduisent sans doute au bord d’autres mondes.
Depuis le promontoire de la chapelle fermée depuis le dernier conquistador (c’est faux, ils sont toujours là), on toise la vallée, Cabanaconde tient dans la paume d’un enfant qui joue à loup glacé avec un lama : les Croix drapés d’or et de sang sont abandonnées au vent, et le vent tombe à nos pieds.
Mardi 22 Avril
D’Arequipa à Cabanaconde, gravir six heures et plus la cordillère elle-même jusqu’où les pierres heurtent le ciel sans bruit, les hauts plateaux de sel, les marais de quatre mille mètres et les cols de cinq mille : et croiser (est-ce le vertige ?) les bêtes fabuleuses qu’on trouve dans les livres.
Lundi 21 Avril
D’Aréquipa, le 21 avril, les visages : ceux des figures indigènes sur les toiles du musée griffées par les couleurs, francs et tristes ; ceux des christs sanglants de l’Iglesia de la Compañía de Jesús — lamentables et terribles : d’un bord à l’autre, le sang qui ne sèche pas et que boit la même terre.
Dimanche 20 Avril
À Arequipa, les façades racontent l’Histoire sans mot : des prêtres brandissent des épées, des têtes roulent, des anges espagnols portent des armoiries – pourtant, le baroque andin résiste, ajoute ici un soleil et là une fleur ; non, l’Inca n’est pas mort.
Samedi 19 Avril
Dans le ventre de la Catedral de Arequipa, les statues pleurent du sang, les calices de l’or, les christ sont noirs afin de convaincre les incas qu’il est l’un des leurs, les orgues jouent faux, et les tremblements de terre mettent tout cela en vrac une fois tous les cent ans pour la peine.
Mais du sommet du toit peu élevé de la cathédrale, voir la cime des mondes ne lasse pas, les volcans à plus de six mètres balancent dans les nuages, la ville en bas ne fait que passer dans la langueur forcée d’un samedi de Pâques en attendant que la mort soit de nouveau vaincue.
Pourtant, Aréquipa n’en a pas fini de se jeter à corps perdu dans le spectacle des douleurs bien plus vives que les joies pauvrement consolatrices de la banale (quand on est Inca) résurrection – alors, en haut de la Calle San Francisco, on poursuit les processions ahurissantes.
Les Croix sont portées à bout de bras par les pleureuses, les Vierges flottent dans l’air, les cierges crament le vent du soir sur quoi le soleil tombe, les cargadores hurlent ¡Presentes ! à l’appel et hissent sur leurs épaules les mille kilogrammes de sacré qui lestent la mémoire d’une ville.
Vendredi 18 Avril
D’Arequipa (alt. 2335m), le 18 avril, surgit la lumière dure sur les façades blanches — l’histoire s’y est pétrifiée en silence, et autour de la Place d’Armes, les volcans enneigés Misti, Chachani, Pichu Pichu dressent leur patience et veillent sur la ville rebelle, sa rumeur d’exil.
Et sous la blancheur des pierres sacrées, la foi impose ses lignes et ses clochers — la cathédrale s’élève, vaste et vaine, sur les corps effacés par les conquistadors, et dans le silence des arches, la violence intacte répond encore au dieu Soleil, éteint sous la croix dressée.
Sur la Place d’Armes aux drapeaux en berne, les portraits de Vargas Llosa trônent sous ses phrases gravées pour la soi-disant éternité — la ville, célèbre l’enfant du pays comme s’il avait seul su écrire le vent et la pierre, alors qu’il n’a laissé que des romans somptueux et de piteux discours.
Dans la nuit, la procession du Saint-Sépulcre surgit : la croix oscille, le suaire flotte, la Vierge pleure, le tombeau passe ; la ferveur marche au pas dans la ville où palpite sous la croix le souvenir d’un passé effacé, dont la mémoire a transformé l’or en pierre et le soleil en cendre.
Jeudi 17 Avril
De Huacachina, le 17 avril, remontant les crêtes des dunes à l’ouest de l’oasis, entre le Pacifique et les premières pentes des Andes, sidéré par l’irréel des sables comme des vagues figées, fuir les hurlements gras des buggies pour retrouver, sous le vent brûlant, l’illusion d’un autre monde.
Et en quittant Huacachina, semblant de ville en boucle autour d’un étang vert comme un mirage persistant, cernée de bars vides et d’hôtels absurdes, plantée là entre désert et béton, s’étonner que l’oasis existe vraiment, et plus encore qu’on ait voulu y croire assez pour construire son rêve humain.
Depuis l’oasis jusqu’à Nazca, la route fend le désert de grès rose, longe les flancs pelés de la cordillère au près de la formation cendrée de Yumaque, traverse les vallée où les anciens peuples dressaient leurs sanctuaires – pillés par les chevaux de Pizarro qui ne vit qu’un chemin sec vers l’or.
Et à l’approche de Nazca, les voir, ces géoglyphes fameux creusés dans le sol sec, énigmes ouvertes - cosmogonie fabuleuse, rites affolants ou chemins d’eau - et depuis le mirador, voir la Panaméricaine tracer son dernier blasphème, entailler le Lézard sacré sous la lumière d’or triste du couchant.
Mercredi 16 Avril
D’El Chaco, au candélabre gravé dans la roche, aux îles de Ballestas couvertes de manchots et de guano, de la Playa Roja de Paracas aux lignes droites du désert, d’Ica et ses verres de Pisco, à Huacachina, oasis posée là sans raison, où le sable, le vent et le froid reprennent tout.
Mardi 15 Avril
De Lima à Paracas, longue route entre Andes effacées et Pacifique sans couleur, jusqu’à El Chaco, où l’on vend ses fantômes aux touristes pressés, tandis qu’au crépuscule se dessinent les tissus funéraires des Paracas disparus — autrefois, on dansait pour saluer le soleil.
Lundi 14 Avril
De Lima, le Centro aligne ses façades baroques sous le ciel terriblement bleu d’automne, balcons en bois sombres, murs de boue qui s’effritent, églises blanches, statues équestres des massacreurs.
Plaza Major, les drapeaux sont en berne : Vargas Llosa est mort ; l’écrivain immense, et l’autre aussi, qui fit campagne avec les mots de la haine - La conversation à la cathédrale se poursuit malgré tout désormais autrement et prend la forme des ombres sur quoi planent les vautours noirs.
Et dans la cathédrale, le chœur ciselé s’élève pour des voix absentes désormais : les tableaux d’enfer seules veillent sur les catacombes éventrées ; la beauté s’acharne ainsi malgré elle avant le prochain tremblement de terre qui anéantira définitivement la comédie.
À l’ombre fraîche de la Basilica Catedral, Pizarro le soudard conquérant repose : ou fait encore semblant ? est-ce le corps criblé de coups de poignards qui git là, celui qui massacra de ses mains la civilisation Inca, et fonda la ville avec ce sang et le sien ? Le squelette est une réplique.
Dans la nef, on fait défiler les rois incas jusqu’aux souverains espagnols - l’histoire peinte comme un autre massacre -, les Seigneurs des Miracles s’apprêtent à être promenés dans la Pâque limeña, et un décapité attend le Jugement, serein : à quoi tient la foi en ce dont on ne croit plus ?
Ainsi s’efface Lima, derrière sa garúa tenace et sa propre mémoire : tout ici pourrait finir maintenant, et rien ne semble commencer - il y a les fantômes et les cris des marchands, les bus qui s’en vont, la police armée jusqu’aux dents, partout la semaine sainte, et partout le bruit du Rio Rimac.
Dimanche 13 Avril
De Lima, le 13 avril, ville disjointe et morcelée en quartiers comme autant d’îles sans ponts, posée par morceaux sur la falaise et la poussière — traversée de bruits et de brumes, impossible à saisir d’un seul regard, éclatée dans toutes ses directions.
D’abord Miraflores, quartier-hauteur tendu entre les tours lisses et l’océan muet, qui se déploie en lignes nettes, promenades suspendues, pelouses taillées, luxe caché sous les barbelés – derrière les façades sans rides, quelque chose d’inavoué dans la façon de tenir le monde à distance.
Et plus bas, Barranco ouvre un autre visage --- quartier de traverses, de murs peints, de vie lente et de chaleur qui colle, tout semble ici peint à la main et hauteur d’hommes et de femmes, les couleurs débordent, les pas résonnent, et dans ce désordre vivant, Lima commence à dire son nom.
Lima demeure alors, malgré les pas, les tentatives de la comprendre, elle échappe toujours et par fragments se laisse seulement traverser de contrastes et de vent, comme une ville qui résiste à toute prise, à toute carte, et garde en elle les tensions de son monde entre deux mondes.
Samedi 12 Avril
Depuis Santiago, le 12 avril, la nuit s’est diluée dans l’épuisement du jetlag — et le matin venu, sans avoir vu la ville, s’envoler de nouveau, longer la mer et la cordillère des Andes, passer entre les deux pour sauter plus haut encore, vers Lima, là où la terre cesse de ressembler au monde.
Alors de Lima, du Pérou, tout m’éclate au visage — chaleur suspendue, garúa sale, grondement continu des klaxons, visages serrés, poussière, cris, corps lancés dans l’agitation, regards droits, murs lépreux, rues sans bords, pas de centre, rien ne cède, tout pousse, tout insiste, tout continue.
L’air pèse, chaque rue s’ouvre sur une autre plus bruyante et dense, chats errants, visages bruns, regards fiers, et dans le désordre, passent encore les ombres — sous les cris, Pizarro ; sous les pierres, Atahualpa ; le rêve d’un soudard devenu cette ville immense, disloquée, offerte à personne.
PÉROU
Vendredi 11 Avril
De Santiago, reste le vertige de l’épuisement jetlagué — parti de Christchurch vers 3h, traversé la nuit sans la voir deux fois, passé la date sans qu’elle tienne à Sydney avant midi, arrivé 30h plus tard le même jour à Santiago avant 11h — monde réduit à ses couloirs aériens et d’hôtel.
Jeudi 10 Avril
De Christchurch, s’enfoncer dans les rues relevées sur leurs ruines, lever les yeux vers les visages peints sur les murs de Central Ward, et dans le tremblement des pierres neuves, le calme vengeur des regards restés, sentir quelque chose du monde s’ouvrir, tomber, persister.
Mercredi 9 Avril
De Sumner, j’aurai longé la mer dans le vent d’automne, suivi du regard l’étendue grise du Pacifique sud d’où tant de bateaux ont pris le large pour conquérir un monde désormais perdu, et marché plus lentement pour mieux retenir le départ à venir.
Mardi 8 Avril
De l’Antarctic Center de Christchurch, marcher dans la blancheur artificielle des grands froids du sud sous la lumière bleue des aurores recréées, sentir la beauté intacte d’un ailleurs déjà perdu, et mesurer combien cette fin du monde peut être lente, lumineuse — presque paisible.
Lundi 7 Avril
Sur le New Brighton Pier, la ciel s’ouvre, la mer invente son rythme qui bat sans mesure, les vagues meurent comme elles savent le faire, en levant cette brume quand elles s’abattent, l’automne d’avril aura cette image dans laquelle tout tremble sauf la lumière.
Dimanche 6 Avril
De Castle Hill, les blocs dressés forment un vieux langage pétrifié, marques d’un monde effondré ; les herbes frémissent, les lézards s’étirent, les grimpeurs passent ; jadis, on appelait ce lieu Kura Tāwhiti, « le trésor d’un lointain ancêtre » — le silence pèse ici plus que le ciel.
Samedi 5 Avril
De Hokitika, la gorge surgit, creusée dans la greywacke par les eaux vertes du Hokitika River venues des neiges du Southern Alps, les parois étranglent le ciel, les fougères, les rimu et les kahikatea sont la voûte trempée, et un piwakawaka trace ses cercles.
Tandis qu’ici, les chercheurs d’or ont raclé chaque les galets, retourné tous les lits — ils ne savaient pas que bien avant eux, les Ngāi Tahu avaient déjà tout pris et jusqu’au dernier pounamu, verte et dure, aussi introuvable désormais que tout le reste.
Vendredi 4 Avril
De la côte ouest, longer la mer de Tasman jusqu’à ce qu’elle vienne percuter le Dolomite Site et ce qu’on nomme ici « Pancakes Rock »— comme si l’érosion n’avait donné naissance qu’à de mauvaise plaisanteries pour touristes, quand les Maoris parlaient de Punakaiki, et dans leur mot on entend la bouche de la mer et le battement lent des mondes qui s’effacent — nous n’en verrons pas la fin, même en les regardant patiemment s’effondrer.
Et plus loin, sur le Paparoa Track, la pluie battait depuis des jours les pentes détrempées, traversées de lichens, de rata rouge sang, de cris de kéas fous et de piwakawaka volant entre les gouttes comme s’ils se moquaient, eux, du fil du temps et de nos pas perdus.
Jeudi 3 Avril
De Greymouth, Punamu Pathway, la pierre verte saigne d’histoires anciennes pillées jusqu’ici, les vitrines emprisonnent ce qui fut libre comme on enferme un peuple entre les pages mortes des musées — et nous passons, dociles, regardons sans voir ce que l’histoire nous refuse encore.
Mercredi 2 Avril
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Depuis Christchurch, le 2 avril, la route traverse les plaines de Canterbury, longe les méandres de la Waimakariri, puis grimpe dans les Alpes du Sud avalés par la brume, et se faufile entre les beech forests trempées de pluie – sous les nuages bas, Arthur’s Pass surgit comme une faille ouverte par les premiers colons frayant un passage vers l’or.
Et puis, on bascule : la route plonge vers la West Coast pour s’abandonner aux pentes qui dévalent vers la mer de Tasman, et bientôt la brume se défait sous le vent humide de l’ouest, les vallées s’élargissent, les rivières s’accélèrent, la lumière change, plus lourde, dense et chargée de sel – à Greymouth, l’air porte déjà l’odeur du large où finit la terre.
Mardi 1er Avril
De Christchurch, le 1er avril, dans la réserve dite sauvage de Willowbank, les loutres glissententre deux pierres, hurlant dans le vide qui nous sépare d’elles, un cygne d’ombre, presque éteint sous la tristesse, brise l’eau, une oie sauvage fixe un point loin des grilles, un signe tremble sur la vitre — et derrière, sous la lumière domptée, le kiwi creuse un sol mort qui n’est pas la nuit.
Lundi 31 Mars
De Christchurch, le vent bascule sur les roseaux du Travis Wetland, marais arraché puis rendu, où l’eau refait son lit sur les traces effacées des premiers peuples, et sous le vol bas des oiseaux, la boue retient ce qui ne s’écrit plus.
Dimanche 30 Mars
De Hanmer Springs, laisser derrière soi les brumes tièdes et les montagnes effacées, traverser la vallée de Waipara où les vignes de Black Estate s’agrippent aux collines sous le ciel en suspens et rejoindre Christchurch tendue vers l’océan.
Samedi 29 Mars
De Hanmer Springs, quand l’aube déchire la ciel en bruine, la ligne d’horizon passe sur les cimes des Alpes du Sud – les Spenser Range dressent leurs crêtes, le Mount Una se perd dans la brume, et sous le vent froid du matin, la mer de nuages roule sur la vallée de Clarence.
Vendredi 28 Mars
Quitter Christchurch pour traverser la plaine de Canterbury à perte de vue, frôler les vergers de Waipara avant de s’enfoncer dans les gorges de Weka Pass, longer la rivière Waiau étincelante sous le vent, grimper à travers les forêts sombres jusqu’aux vapeurs brûlantes de Hanmer Springs.
Jeudi 27 Mars
De Sumner, le 27 mars, suivre le chemin de Taylors Mistake – l’ombre du matin encore accrochée aux collines, marées du vent giflant le ciel, l’océan écrasée sous le poids des nuages – pour rejoindre ce point où la terre hésite et se dissout ; le corps avance, l’horizon recule, le jour passe entre nous.
Mercredi 26 Mars
D’Akaroa, enclave française échouée au bout du monde où les rues portent encore des noms d’exil et de conquête, longer le port, voir les cormorans guetter l’horizon, silhouettes noires sur une mer que l’histoire, comme toujours, a prise sans rendre de comptes.
Mardi 25 Mars
De Christchurch, lever les yeux vers le « Pays du Long Nuage Blanc », constater qu’il y en a plus d’un, se demander si les maoris lisaient dans ces formes le visage des jours à venir, imaginer qu’ici le ciel est une mer renversée où voguent les îles lourdes de pluie.
Lundi 24 Mars
De Christchurch, tenter de saisir l’équilibre fragile entre la ténacité et les plaies laissées ouvertes par le séisme de 2011, longer les ruines de la cathédrale éventrée, puis s’asseoir sous les chênes du jardin botanique où tout cherche à reprendre son cours — mais lequel ?
Dimanche 23 Mars
De Christchurch, ne pas pouvoir être davantage à l’est du monde, à moins de basculer le jour suivant — ou de devenir une vague.
Samedi 22 Mars
De Sydney à Christchurch, en passant par tout ce qui sépare le bout du monde de ce qui est au-delà du bout : La Nouvelle-Zélande.
(En profiter pour enjamber les Alpes du Sud - les autres, celles de l’Aoraki)
(Puis descendre le Waimakariri River, mais d’en haut)
(Et parvenir à Ōtautahi, rebaptisé dans le sang maori de la Nouvelle-Zélande Christchurch, au Pays du Long Nuage Blanc, qui en possède bien d’autres).
NOUVELLE-ZÉLANDE
Vendredi 21 Mars
D’Adelaide à Sydney, plongée et contre-plongée sol air, air sol, et entre les deux : attendre.
Jeudi 20 Mars
D’Adélaïde, se perdre une dernière fois dans la ville sous le premier ciel d’automne, la lassitude des monuments et l’arrogance défaite des grattes-ciels.
Au South Australia Muséum, les salles dédiées aux aborigène côtoient celles où s’exposent animaux disparus empaillés, fossiles et minéraux : une manière d’hommage qui massacre encore. Et la dignité cependant des regards et des attitudes.
Et repartir.
Mercredi 19 Mars
D’Adélaïde, marcher sous les gratte-ciel, voir le ciel s’y briser sans bruit, suivre ses reflets jusqu’aux trottoirs où la ville se dissout et plus loin, dans le jardin botanique, suspendues aux branches, les chauves-souris attendent la nuit, leur silence plus lourd que les tours.
Mardi 18 Mars
D’American River à Adélaïde, quitter l’île sur un ferry tremblant dans la lumière pâle, longer la péninsule Fleurieu où la route s’étire entre vignes et collines, sentir la ville monter peu à peu dans le ciel, jusqu’aux tours de verre dressées comme un mirage brûlant.
Lundi 17 Mars
De Flinders Chase, voir la végétation surgir d’entre les cendres, s’accrocher aux troncs calcinés, et, dans l’assaut de la terre brûlée, sentir la vie reprendre, têtue ; rien ne bouge, et pourtant tout recommence —dans le vent, l’odeur âcre des jours qui reviennent.
Et tout près, là, les bien nommés « Remarkable Rocks » dessinées au hasard par le vent sur quoi crache la mer depuis cinq cent millions d’années.
Du granite, dit-on, riche en quartz et feldspath, ajoute-on : et on ne dit rien des formes, de la vitesse de l’immobilité quand le ciel vient les percuter.
Des « pierres remarquables », c’est tout ce qu’on dit, ce qui s’écrit sur les cartes et il faut les croire. Là dessous, les phoques sont avachies et laissent les tempêtes ne rien leur faire.
C’était Flinders Chase, tout au sud du sud de l’Australie sur Kangaroo Island, un 17 mars.
Dimanche 16 Mars
De Mount Compass à Kangaroo Island, descendre la Péninsule Fleurieu jusqu’à Cape Jervis, sentir le roulis du ferry avant de fouler le sable cendrée de Penneshaw Beach, puis de s’enfoncer dans la pénombre bruissante de Wallaby Walk où des ombres bondissent entre les eucalyptus.
Samedi 15 Mars
De Mount Gambier à Mount Compass, laisser les cénotes et rouler sur une croute de sel où le sol craqué absorbe les bruits et se tord dans la lumière, les collines de paille qui tiennent à peine leur place sous le poids de l’air, le ciel haut par dessus les nuages.
Vendredi 14 Mars
Des Grampians à Mount Gambier, laisser les montagnes s’effacer et la plaine d’or sec s’étendre en franchissant la frontière entre Victoria et South Australia, voir le ciel s’ouvrir et la terre volcanique s’imposer quand, brutalement, la ligne droite de l’océan vient avaler l’horizon.
Jeudi 13 Mars
De Halls Gap, ls’élever par le sentier de pierre jusqu’au Grand Canyon, ses parois serrées comme une gorge avant de s’engager dans Silent Street où le silence pèse d’un poids ancien, et plus haut, atteindre le Pinnacle, le vent coupant les roches, la vallée immense étalée – entendre presque le battement d’ailes du Grand Esprit Bunjil par-dessus l’épaule.
Mercredi 12 Mars
De Halls Gap, s’enfoncer dans la forêt aux pieds de Fyans Creek, marcher sous les eucalyptus, croiser l’ombre d’un kangourou, et plus loin, vers Brambuk, sentir le temps se plier, dans cette terre vidée de ceux qui la nommaient, leur absence plus vaste encore que le paysage.
Mardi 11 Mars
De Port Campbell à Halls Gap, longer les lignes brisées de la côte — vent qui taille les falaises jusqu’à ce qu’elles deviennent des noms : London Arch, baie des Martyrs — et puis la route qui s’incline vers le nord, les arbres tors qui se défont, et déjà l’entrée dans le Bush.
Lundi 10 Mars
D’Anglesea à Port Campbell, longer la Great Ocean Road comme on suivrait une déchirure dans la côte où chaque virage ouvre des failles dans le ciel jusqu’à voir surgir, dans l’écume et la lumière fendue, les Douze Apôtres de vent et de pierre qui s’effondrent comme nous à chaque instant.
Dimanche 9 Mars
De Ballarat à Anglesea, traverser l’éclat brûlant de l’été — tout brûle : l’air, la lumière, les pensées — longer Torquay comme on frôle un mirage, et suivre la Great Ocean Road bâtie autrefois par les mains des soldats revenus de la grande guerre — jusqu’à l’océan dressé comme une bête.
Samedi 8 Mars
De Melbourne à Ballarat, ne pas pouvoir retenir autrement qu’en rêves l’or sous la poussière de Sovereign Hill, les pubs hérités de la ruée et de sa fièvre, le froid qui tombe trop vite sur Sturt Street et, plus loin, le lac Goldsmith devant lequel les gamins d’ici rêvent de Melbourne
Vendredi 7 Mars
De Melbourne, il faudrait écrire les rues comme des fragments, la ville qui se déploie dans l’air sali qui retombe en lumières sur les tramways croisant les ombres des passants qui ne savent pas où ils sont ni le nom de ceux à qui ils ont volé la ville.
Et malgré tout — malgré les odeurs de barbecue qui flottent dans les backyards et les parcs, malgré les traders pressés filant le soir vers les rooftops hors de prix avec vue imprenable sur la Yarra, malgré Fed Square transformé en centre commercial, et Barcelona Terrace livré aux promoteurs et Fitzroy aux burger joints : regarder Melbourne comme elle est, d’en bas.
Jeudi 6 Mars
D’Anzacs Beach sur Philippe Island au matin, sanctuaire du surf aborigène à la pointe extrême sud du monde — devant il n’y a que le Pôle, et puis : rien —, à Melbourne, ville vertige qui gratte le ventre du ciel pour le plaisir effrayant de se grandir.
Mercredi 5 Mars
De Prom Wilsons, traverser la Big Drift, désert blanc sous le vent où chaque pas efface le précédent, avant de reprendre la route vers Phillip Island, la lumière qui tombe sur les champs brûlés, et, le soir, au bord de l’eau, apercevoir les hordes de pingouins pygmés remonter la plage.
Mardi 4 Mars
Du Lake King à Yanakie, revoir balancer les herbes hautes sous les bonds des kangourous surgissant, immobiles et prêts à fuir, le silence tendu de leurs regards, et le soir la mer, montant furieuse, dévorant la plage sans hésiter — échouer à mes pieds de fatigue.
Lundi 3 Mars
D’Eden au Lake King, le silence de l’eau jusqu’à l’horizon et au delà, les bras du Mitchell et les sables de Raymond Island sur quoi les koalas font sembler de veiller.
Dimanche 2 Mars
De Batemans Bays à Eden, se laisser surprendre par la route qui serpente vers ce rocher en forme d’Australie à travers quoi le ciel se découpe, où les phoques s’endorment sous le vent, tandis que la mer écrase les falaises, comme la rage contre la fatigue.
Lundi 1er Mars
De Culburra à Batemans Bay, la route le long de l’océan, des plages de sable blanc presque désertes, et dans l’eau claire, les raies qui glissent tout près, indifférentes — sentir la vie sauvage partout, et ne plus bouger, pour mieux l’approcher.
Vendredi 28 Février
De Culburra, se souvenir de la route depuis les Blue Mountains, le Sea Cliff Bridge accroché au flanc de la falaise comme un vertige, et plus loin, le jour tombant sur le Pacifique, les vagues noires, le ciel en feu — attendre que tout se taise, sans y croire.
Mercredi 26 - Jeudi 27 Février
De Sydney à Katoomba dans les Blue Mountains des Nouvelles Galles du Sud, regarder le jour se fracasser contre les Three Sisters, tandis que la mer de nuages, aperçue au matin, s’est dissoute sans un bruit, et marcher, encore, pour ne pas revenir tout de suite.
Mardi 25 Février
De Sydney, le 25 février le ciel chargé cette fois, et de tant de vents sur toutes ses faces.
Et pourtant, les appels insistaient, on n’entendait rien.
Et les cris des flying-fox — ces chauves-souris renards — par dessus le marché pour en finir et adieu.
Lundi 24 Février
De Sydney encore, essayer de prendre la mesure et ne pas y arriver.
De Sydney toujours, et du vertige.
De Sydney enfin, sur quoi se reflète Sydney.
Dimanche 23 Février
De Sydney soudain, la ville haute, mais d’en bas.
De Sydney aussi, la mer qui bat n’a rien de Pacifique : c’est d’ailleurs l’océan tout entier.
De Sydney pour finir, l’opéra continuerait de s’ouvrir à s’en décrocher les mâchoires.
Samedi 22 Février
De Sydney soudain, ville perdue dans ce décalage brutal entre l’Asie laissée derrière et ce réveil dans aucune nuit ni aucun jour, seuil des mondes où chaque minute semble plus lente, comme une lutte contre un jet lag implacable qui s’installe là où le monde bascule, d’un continent l’autre.
AUSTRALIE
Mercredi 19 - Vendredi 21 Février
De Bangkok de nouveau, cette fois en transit, et tout est là, immobile sous le vertige des tours, le bruit des klaxons dans l’air lourd, ville qui ne s’arrête plus, qui t’engloutit sans même te regarder, et les ruelles, aussi pressées que les passants : et l’adieu à l’Asie.
Mardi 18 Février
De la Jungle de Khao Yai, souffle lourd d’humidité que déchire l’air, entre les troncs gigantesques aux racines enchevêtrées où les pas du tigre balancent leurs ombres et les éléphants frôlent, parmi les cris des gibbons qui hurlent la vie sauvage, où tout est vivant, est férocement présent.
Lundi 17 Février
De Pak Chong, au bas de la lumière qui se défait, monte un fleuve noir — la chair serrée du ciel qui se détache : des milliers de chauves-souris s’arrachent â la roche, comme si la nuit elle-même s’échappait en hurlant ; et longtemps elles fileront, traçant l’invisible, vers quel empire.
Dimanche 16 Février
De Phimai, les pierres khmères dressées contre le ciel, roussies de vent, fendues de siècles, où court la mémoire illisible des dieux, des rois et des batailles répandues au sol ; non loin, le grand banian enserre le monde sous les racines innombrables, marée figée qui enlace la terre et le temps.
Vendredi 14 - Samedi 15 Février
D’Ubon Ratchathani, de retour en Thaïlande, c’est l’ardeur blanche des boulevards, la rumeur lente des marchés sous les néons, les façades mangées de vent ; c’est le ballet sans fin des motos, la poussière suspendue, et ce ciel, le soir, qui saigne aux lisières dans les hurlements d’oiseaux.
THAILANDE
Mercredi 12 - Jeudi 13 Février
De Champassak, depuis mille cinq cent ans, le quinzième jour de la lune croissante du troisième mois lunaires est salué comme il se doit : prières psalmodiés, foire inhumaine, encens drapant l’air du soir, les ruines changent de formes, le Wat Phu semble davantage qu’une masse inerte de grès rose.
Mercredi 05 – Mardi 11 Février
Des Quatre Mille Îles, repartir sans avoir pu les compter, trouées du Mékong déchiré dans ce delta en lambeaux de terres sur quoi s’accroche le coucher de soleil de 18h qu’enjambe parfois un pont en ruines, s’acharne le désespoir des pêcheurs de cascades et s’allonge la sécheresse des rizières.
Lundi 03 - Mardi 04 Février
De Pakse, où le Xe Don se jette avec acharnement dans le Mékong, s’ouvre le Plateau des Bolavens : la latérite ocre, le café amer, la touffeur de poussière, les villages agrippés sous les cascades, toute une géographie brute où le Laos se cherche et ne se laisse voir que malgré lui.
Vendredi 31 janvier - Dimanche 02 Février
De Vientiane, capitale du dernier pays communiste paysan du monde, ne faire face qu’à sa façade de ministères qui désigne efficacement sa fonction : administrer brutalement un pays et laisser la lumière tomber seule sur le Mékong.
Jeudi 30 janvier
De Vang Vieng, moins ville que refuge de far-east couvert de poussière pour bagpackers revenus de tout et échoués ici, posée autour de montagnes si belles qu’il a bien fallu y enfouir des bars douteux pour donner le change.
Vendredi 25 - Mercredi 29 janvier
De Luang Prabang, la perle du Mékong roulée jusqu’aux pieds du ciel, regarder à travers la ville coloniale le soir comme si c’était un matin, avec des touches de safran psalmondiant le Tak Bat sur les pentes du Mont Phusi.
Mardi 21 - Jeudi 24 janvier
De Nang Khiaw et de Muang Noi sur le Nam Ou, par où s’enfoncent ce qui existe et ce qui n’existe pas encore.
Samedi 18 janvier
De Pakbeng, au Laos, observer le Mékong s’engouffrer dans la lumière.
Vendredi 17 janvier
De Houay Xay, franchir davantage une frontière : depuis le haut Laos, voir le Mékong se jeter sur lui-même.
LAOS
Mercredi 15 - Jeudi 16 janvier
De Chiang Rai, apprendre à renoncer aux nuances.
Samedi 11 - Mardi 14 janvier
De Chiang Mai, la nuit paraît un autre jour.
Vendredi 10 janvier
Vers Hang Chat, rizières aux derniers instants du jour.
Jeudi 09 janvier
De Sukhothai, fenêtres ouvertes sur les temples en ruines du Wat Traphang : s’enfoncer dans les allées silencieuses où les statues veillent des ruines oubliées, le vent qui souffle entre les colonnes de pierres sa rumeur perdue.
Lundi 06 - Mercredi 08 janvier
D’Ayutthaya, fenêtres ouvertes : tout le jour, marcher entre les ruines du royaume effondré, les pierres usées par le temps, les bouddhas déchus qui observent l’horizon en souriant et puis, sous le ciel écrasant, le Chao Phraya qui s’éloigne.
Vendredi 03 - Dimanche 05 janvier
De Bangkok, revenir se perdre dans l’odeur de ses rues où les motos sifflent et les étals frémissent, le premier soir, la chaleur humide de janvier qui colle à la peau et l’odeur des épices, des rotî, et le deuxième, les temples qui jettent leur or sous le ciel lourd, et puis, au troisième jour, l’assaut des néons sur le fleuve, la ville entière qui se noie dans les reflets du fleuve pour emporter à chaque instants les ombres d’une journée qui ne finit jamais.
Lundi 30 décembre - Jeudi 02 janvier
De Koh Chang, écouter la mer qui gronde doucement contre les rochers, le vent qui s’engouffre dans les palmiers des cocotiers avant que la nuit ne tombe sur le sable et que, le soir du nouvel an, des feux d’artifice éclatent dans l’air chaud, hurlant dans le ciel déjà chargé ses promesses, tandis que la mer continuait de rouler son désir échoué de tout recouvrir.
Samedi 28 - Dimanche 29 décembre
De Bangkok, dans le sommeil perdu entre Paris et le pays thai, commencer par s’émerveiller sans relâche, traverser le marché tentaculaire de Chatuchak où chaque détour dévoile un nouveau monde, se perdre dans les ruelles fiévreuses de Chinatown, gravir les trois cent cinquante marches du Temple Doré pour embrasser la ville-monde.