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Franz Kafka | « Entre le public et le ciel »

Quiconque vit abandonné et voudrait cependant, çà ou là

dimanche 25 décembre 2011


Ce texte bref qui ouvre le volume II des œuvres complètes de Kafka (récits et fragments narratifs), je le recopie dans cette partie de mon site consacrée aux pages arrachées qui me sont essentielles : pour l’écho avec le texte frère de Baudelaire, pour le rythme de la phrase, pour la densité du propos, sa vitesse, sa dilatation sur une vie amassée en dix lignes, pour la complexité de ces enchaînements et leurs évidences, pour la précision intense de l’image et sa faculté à produire malgré tout une allégorie énigmatique, celle qui révèle tout au-delà du signe formulé.

Pas de hasard si je découvre ce texte (lu pourtant, oui, auparavant) ce soir, si ce soir, je le lis comme pour la première fois. Peut-être est-ce dû à la force et la simplicité de ces deux images : celle de l’appui à la fenêtre (oh !), et celle du mouvement de bas en haut du regard : die Augen auf und ab zwischen Publikum und Himmel (les yeux levés et baissés sur le public et au ciel (dans cet ordre… ?)) – qui dit justement la position d’écriture, son impossible exigence, sa nécessité sans laquelle elle s’effondre entre les mains. Et la recherche du renouement après l’abandon de soi : le renouement peut-être seulement possible après l’abandon d’une part de soi.

Cet intervalle, espace de salut, entre la foule et le ciel, figure évidemment l’espace de la page, l’intervalle dans lequel la parole s’engouffre pour dire, et raconter, et nommer, et s’appartenir au monde ainsi prononcé, et approprié, défiguré et rétabli en soi-même. Territoire de la survie, quand la survie n’est pas seulement une vie par défaut, mais une vie à la puissance, une vie augmentée, une vie après la vie puisée à cette puissante de regard à l’inter-monde.


La fenêtre sur rue
écrit sans doute entre 1902 et 1903 (voir note)
et publié par Kafka sous ce titre
dans le recueil Regards (Betrachtung) en 1913 [1] .

Das Gassenfenster

Wer verlassen lebt und sich doch hie und da irgendwo anschließen möchte, wer mit Rücksicht auf die Veränderungen der Tageszeit der Witterung, der Berufsverhältnisse und dergleichen ohne weiteres irgendeinen beliebigen Arm sehen will, an dem er sich halten könnte, — der wird es ohne ein Gassenfenster nicht lange treiben. Und steht es mit ihm so, daß er gar nichts sucht und nur als müder Mann, die Augen auf und ab zwischen Publikum und Himmel, an seine Fensterbrüstung tritt, und er will nicht und hat ein wenig den Kopf zurückgeneigt, so reißen ihn doch unten die Pferde mit in ihr Gefolge von Wagen und Lärm und damit endlich der menschlichen Eintracht zu.

FK. (1903 ?)


Quiconque vit abandonné et voudrait cependant, çà ou là, lier quelque relation, quiconque, en face des changements que lui imposent les heures, les saisons, le métier ou toutes autres circonstances, veut trouver un bras, un bras quelconque auquel se tenir – celui-là ne pourra se passer longtemps d’une fenêtre sur rue. Et même s’il en est au point de ne plus rien chercher, même s’il n’est plus qu’un vieil homme recru de fatigue qui s’appuie à sa fenêtre et promène ses yeux entre le public et le ciel, la tête un peu rejetée en arrière, sans plus rien vouloir, les chevaux l’entraîneront cependant dans leur cortège de voitures et de bruit, pour le replonger enfin dans le concert des hommes.

traduction Marthe Robert (éd. Pléiade)


Celui qui vit abandonné et désire pourtant être relié de temps à autre à la vie extérieure, celui qui, en tenant compte des transformations de la journée, du temps qu’il fait, des conditions de travail et d’autres choses semblables, veut voir sans plus le premier bras venu auquel il pourrait se tenir, - celui-là ne pourra pas continuer longtemps sans une fenêtre donnant sur une petite rue. Et même s’il ne recherche absolument rien et n’est qu’un homme fatigué qui vient se mettre sur l’appui de la fenêtre pour lever et baisser les yeux du public au ciel, sans rien vouloir et la tête un peu inclinée vers l’arrière, les chevaux en bas l’entraînent dans leur cortège de voitures et de bruits et l’emmènent avec eux enfin vers l’harmonie humaine.


traduction Laurent Margantin (œuvres ouvertes) [2]


[1_
En envoyant à Félice Bauer ce recueil de récits, le 11 décembre 1912, Kafka lui écrivait : « Je me demande si tu sauras reconnaître combien les différentes petites pièces se distinguent les unes des autres par l’âge. L’une d’elles par exemple a certainement de huit à dix ans. »

Il s’agit, selon toute vraisemblance, du présent récit. L’image de la « fenêtre sur une rue » apparaît en effet dans une lettre à Oskar Pollak du 9 novembre 1903 : « De tous les jeunes gens, tu es le seul à qui j’aie vraiment parlé, et s’il m’arrivait de parler à d’autres, ce n’était qu’en passant, ou à cause de toi ou par ton intermédiaire, ou en fonction de toi. Entre beaucoup d’autres choses, tu étais aussi pour moi une fenêtre à travers laquelle je pouvais regarder les rues. Tout seul, je ne le pouvais pas, car malgré ma longueur, je n’arrive pas encore à la hauteur de l’appui. » Ailleurs encore, dans la même lettre : « Abandonnés, nous le sommes comme des enfants égarés dans la forêt ».

Une autre lettre, un peu antérieure, du 6 septembre 1903, au même Oskar Pollak, exprime le désir de Kafka de retrouver le « concert des hommes » : « […] Je suis devenu plus fort, j’ai fréquenté beaucoup de gens, je sais parler aux femmes […] », et plus loin : « Tu ne feras rien sans les autres […]. Vivre en ermite est répugnant, qu’on ponde honnêtement ses œufs devant le monde entier, le soleil les fera éclore […] ». Ces analogies donnent à penser que le récit pourrait dater, lui aussi, de 1903. […].

S’il en est ainsi, La Fenêtre sur rue est le texte le plus ancien qu’on ait conservé, antérieur mêem aux premiers passagés rédigés de Description d’un combat. Ce serait le seul témoignage de cette « liasse de manuscrits » que Kafka avait déjà constitué en 1903 et qu’il n’allait pas tardé à détruire. […]

(Notice de l’édition Pléiade, Marthe Robert).

[2et voir une note sur la traduction de ce texte, et notamment de son titre…