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Gilles Deleuze | « De l’événement »

Ne pas être indigne de ce qui arrive.

lundi 2 novembre 2020


Gilles Deleuze, Logiques du sens,
« Vingtième-et-unième série. De l’événement », Minuit, 1969, p. 174-179.

« Ne pas être indigne de ce qui arrive. » Puisque les bavardages vautrés dans le commentaire vil de ces jours s’amoncellent de nouveau partout, la tentation est grande de fuir sans autre forme de procès, par honte ou par pudeur, et pour ne pas se laisser salir par ceux-là qui se servent encore une fois des malheurs pour s’en complaire. Ou alors : chercher dans des pages éloignées ce qui servira d’antidote et sera capables de nous réarmer. Par exemple ce bref et dense chapitre de Logique du sens de Gilles Deleuze, paru en 1969.

Dans ce livre, Deleuze s’appuie sur une série de paradoxes qui forme la théorie du sens, paradoxes puisque le sens, « entité non existante » entretient « avec le non-sens des rapports très particuliers ». Voilà qui, dans ce monde si gorgé de paradoxes jusqu’à la nausée — la plus terrible et cynique : s’éloigner les uns des autres nous est présenté comme l’unique remède contre un virus, et l’ultime gage de solidarité — redonne du courage et des forces. Surtout Deleuze tâche, pas à pas, paradoxe frotté contre un autre, de dégager une pensée de l’événement. Cela, pour le contre-événement qui est le nôtre aujourd’hui — où pour que le temps continue il faut que le temps s’arrête, ne rien faire pour nous donner la possibilité de recommencer à faire, un jour, quelque chose peut-être —, paraît de salubrité publique.

Alors, dans un chapitre pivot, Deleuze creuse ce qu’une telle pensée de l’événement lié au sens pourrait être. Lui qui demeurera toujours si pudique pour témoigner de son amour des écrivains propose ainsi une lecture de l’œuvre de Joë Bousquet. Ce poète considérable avait été frappé, jeune homme, à la colonne vertébrale, dans les tranchées, aux derniers jours de guerre — et restera paralysé toute sa vie, alité chez lui à Carcassonne, composant avec douceur et acharnement l’œuvre brève et majuscule qu’on sait : La Tisane des Sarments ; Il ne fait pas assez noir, Traduit du silence

Contre la pensée lâche du ressentiment autant que celle de la servilité, tandis que se répandent déjà les paroles de ceux qui cherchent à se servir des malheurs du temps pour s’y complaire, l’œuvre de Bousquet se présente comme une liqueur puissante qui ressaisit, et les phrases de Deleuze plongent en elle une lame trempée, claire et fraiche. Ne plus être soumis à l’événement terrassant, mais le vouloir, vouloir qui est le contraire de l’acceptation, puisque « c’est d’abord en dégager l’éternelle vérité, comme le feu auquel il s’alimente, ce vouloir atteint au point où la guerre est menée contre la guerre, la blessure, tracée vivante comme la cicatrice de toutes les blessures, la mort retournée voulue contre toutes les morts. ».

On lit ces mots de Deleuze en regard de ces heures. Alors, on s’attachera à passer ces jours, ces semaines, ces mois, cherchant à vouloir « non pas exactement ce qui arrive, mais quelque chose dans ce qui arrive » — guerre menée contre la guerre, destitution de la mort si elle est l’œuvre de ce temps, traque de l’éclat de l’événement, sa splendeur qui sèche le malheur puisque l’événement est le malheur même : programme de ces jours jusqu’à extinction des feux.

AM

On hésite parfois à nommer stoïcienne une manière concrète ou poétique de vivre, comme si le nom d’une doctrine était trop livresque, trop abstrait pour désigner le rapport le plus personnel avec une blessure. Et d’où viennent les doctrines sinon de blessures et d’aphorismes vitaux, qui sont autant d’anecdotes spéculatives avec leur charge de provocation exemplaire ? Il faut appeler Joë Bousquet stoïcien. La blessure qu’il porte profondément dans son corps, il l’appréhende dans sa vérité éternelle comme événement pur, pourtant et d’autant plus. Autant que les événements s’effectuent en nous, ils nous attendent et vous aspirent, ils nous font signe.

« Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner [1]. »

Arriver à cette volonté que nous fait l’événement, devenir la quasi-cause de ce qui se produit en nous, l’Opérateur, produire les surfaces et les doublures où l’événement se réfléchit, se retrouve incorporel et manifeste en nous la splendeur neutre qu’il possède en soi comme impersonnel et préindividuel, au-delà du général et du particulier, du collectif et du privé — citoyens du monde.

« Tout était en place dans les événements de ma vie avant que je ne les fasse miens ; et les vivre, c’est me trouver tenté de m’égaler à eux comme s’ils ne devaient tenir que de moi ce qu’ils ont de meilleur et de parfait ».

Ou bien la morale n’a aucun sens, ou bien c’est cela qu’elle veut dire, elle n’a rien d’autre à dire : ne pas être indigne de ce qui nous arrive. Au contraire, saisir ce qui arrive comme injuste et non mérité (c’est toujours la faute de quelqu’un), voilà ce qui rend nos plaies répugnantes, le ressentiment en personne, le ressentiment contre l’événement. Il n’y a pas d’autre volonté mauvaise. Ce qui est vraiment immoral, c’est tout utilisation des notions morales, juste, injuste, mérite, faute. Que veut dire alors vouloir l’événement ? Est-ce accepter la guerre quand elle arrive, la blessure et la mort quand elles arrivent ? Il est fort probable que la résignation est encore une figure du ressentiment, mais qui possède tant de figures en vérité. Si vouloir l’événement, c’est d’abord en dégager l’éternelle vérité, comme le feu auquel il s’alimente, ce vouloir atteint au point où la guerre est menée contre la guerre, la blessure, tracée vivante comme la cicatrice de toutes les blessures, la mort retournée voulue contre toutes les morts. Intuition volitive ou transmutation.

 » À mon goût de la mort, dit Bousquet, qui était faillite de la volonté, je substituerai une envie de mourir soit l’apothéose de la volonté ».

De ce goût à cette envie, rien ne change d’une certaine manière, sauf un changement de volonté, une sorte de saut sur place de tout le corps qui troque sa volonté organique contre une volonté spirituelle, qui veut maintenant non pas exactement ce qui arrive, mais quelque chose dans ce qui arrive, quelque chose à venir de conforme à ce qui arrive, suivant les lois d’une obscure conformité humoristique : l’Événement. C’est en ce sens que l’Amor Fati ne fait qu’un avec le combat des hommes libres. Qu’il y ait dans tout événement mon malheur, mais aussi une splendeur et un éclat qui sèche le malheur, et qui fait que, voulue, l’événement s’effectue sur sa pointe la plus resserrée, au tranchant d’une opération, tel est l’effet de la genèse statique de l’immaculée conception. L’éclat, la splendeur de l’événement, c’est le sens.

L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. Suivant les trois déterminations précédentes, il est ce qui doit être compris, ce qui doit être voulu, ce qui doit être représenté dans ce qui arrive. Bousquet dit :

« Deviens l’homme de tes malheurs, apprends à en incarner la perfection et l’éclat. »

On ne peut rien dire de plus, jamais on a rien dit de plus : devenir digne de ce qui nous arrive, donc en vouloir et en dégageant l’événement, devenir le fils de ses propres événements, et par là renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair. Fils de ses événements, et non pas de ses œuvres, car l’œuvre n’est elle-même produite que par le fils de l’événement.

[…]

Pourquoi tout événement est-il du type la peste, la guerre, la blessure, la mort ? Est-ce dire seulement qu’il y a plus d’événements malheureux que d’heureux ? Non, puisqu’il s’agit de la structure double de tout événement. Dans tout événement, il y a bien le moment présent de l’effectuation, celui où l’événement s’incarne dans un état de choses, un individu, une personne, ce qu’on désigne en disant : voilà, le moment est venu ; et le futur et le passé de l’événement ne se jugent qu’en fonction de ce présent définitif, du point de vue de celui qu’il l’incarne. Mais il y a d’autre part le futur et le passé de l’événement pris en lui-même, qui esquive tous présents, parce qu’il est libre des limitations d’un état de choses, étant impersonnel est pré-individuel, neutre, ni général ni particulier, un eventun tantum… ; ou plutôt qui n’a pas d’autre présent que celui de l’instant mobile qu’il représente, toujours dédoublé en passé-futur, formant ce qu’il faut appeler la contre-effectuation. Dans un cas, c’est ma vie qui me semble trop faible pour moi, qui s’échappe en un point devenu présent dans un rapport assignable avec moi. Dans l’autre cas, c’est moi qui suis faible pour la vie, c’est la vie trop grande pour moi, jetant partout ces singularités, sans rapport avec moi ni avec un moment déterminable comme présent, sauf avec l’instant impersonnel qui se dédouble en encore–futur et déjà passé.

Que cette ambiguïté soit essentiellement celle de la blessure et de la mort, de la blessure mortelle, nul ne l’a montré comme Maurice Blanchot : la mort est à la fois ce qui est dans un rapport extrême ou définitif avec moi et avec mon corps, ce qui est fonde en moi, mais aussi ce qui est sans rapport avec moi, l’incorporel et l’infinitif, l’impersonnel, ce qui n’est fondé qu’en soi-même. D’un côté, la part de l’événement qui se réalise et s’accomplit ; de l’autre côté, « la part de l’événement que son accomplissement ne peut se réaliser ». Il y a donc deux accomplissements, qui sont comme l’effectuation et la contre-effectuation. C’est par là que la mort et sa blessure ne sont pas un événement parmi d’autres. Chaque événement est comme la mort, double et impersonnel en son double.

« Elle est l’abîme du présent, le temps sans présent avec lequel je n’ai pas de rapport, ce vers quoi je ne puis m’élancer, car en elle je ne meurs pas, je suis déchu du pouvoir de mourir, en elle on meurt, on ne cesse pas et on n’en finit pas de mourir [2] ».

Combien ce on diffère de celui de la banalité quotidienne. C’est le on des singularités impersonnelles et pré-individuelles, le on des événements purs ou il meurt comme il pleut. La splendeur du on, c’est celle de l’événement même ou de la quatrième personne. C’est pourquoi il n’y a pas d’événements privés, et d’autres collectifs ; pas plus qu’il n’y a de l’individuel et de l’universel, des particularités et des généralités. Tout est singulier, et par là collectif et privé à la fois, particulier et général, ni individuel ni universel. Quelle guerre n’est pas l’affaire privée, inversement quelle blessure n’est pas de guerre, est venue de la société tout entière ? Quel événement privé n’a pas toutes ses coordonnées, c’est-à-dire toutes ses singularités impersonnelles sociales ? Pourtant il y a beaucoup d’ignominie à dire que la guerre concerne tout le monde ; ce n’est pas vrai, elle ne concerne pas ce qui s’en servent ou qui le servent, créature du ressentiment. Et autant d’ignominie à dire que chacun a sa guerre, sa blessure particulière ; ce n’est pas vrai non plus de ceux qui grattent la plaie, encore créatures d’amertume et de ressentiment. C’est seulement vrai de l’homme libre, parce qu’il a saisi l’événement lui-même, et parce qu’il ne le laisse pas s’effectuer comme tel sans en opérer, acteur, la contre–effectuation.

Seul l’homme libre peut alors comprendre toutes les violences en une seule violence, tous les événements mortels en un seul Événement qui ne laissent plus de place à l’accident et qui dénonce ou destitue aussi bien la puissance du ressentiment dans l’individu que celle de l’oppression dans la société. C’est en propageant le ressentiment que le tyran se fait des alliés, c’est-à-dire des esclaves et des servants ; seul le révolutionnaire s’est libéré du ressentiment, par quoi l’on participe et profite toujours d’un ordre oppresseur. Mais un seul et même événement ? Mélange qui extrait et purifie, et mesure tout à l’instant sans mélange, au lieu de tout mêler : alors, toutes les violences et toutes les oppressions se réunissent en ce seul événement, qui les dénonce toutes en en dénonçant une (la plus proche ou le dernier état de la question).

« La psychopathologie que revendique le poète n’est pas un sinistre petit accident du destin personnel, un accroc individuel. Ce n’est pas le camion du laitier qui lui a passé sur le corps et qui l’a laissé infirme, ce sont les cavaliers des Cent Noirs progromisant ses ancêtres dans les ghettos de Vilno… Les coups qu’il a reçus sur la tête, ce n’est pas dans une rixe de voyous dans la rue, mais quand la police chargeait les manifestants… S’il crie comme un sourd de génie, c’est que les bombes de Guernica et de Hanoi l’ont assourdi… [3] »

C’est au point mobile et précis où tous les événements se réunissent ainsi dans un seul qu’opère la transmutation : le point où la mort se retourne contre la mort, où le mourir et comme la destitution de la mort, ou l’impersonnalité du mourir ne marque plus seulement le moment où je me perds hors de moi, mais le moment où la mort se perd en elle-même, et la figure que prend la vie la plus singulière pour se substituer à moi [4].

Gilles Deleuze

[1Concernant l’œuvre de Joë Bousquet, qui est toute entière une médiation sur la blessure, l’événement et le langage, cf.les deux articles essentiels des Cahiers du Sud, n° 3, 1950 : René Nelli, “Joë Bousquet et son double”, Ferdinand Alquié, “Joë Bousquet et la morale du langage”.

[2Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 160.

[3Article de Claude Roy à propos du poète Ginsberg, Nouvel observateur, 1969.

[4cf. Maurice Blanchot, op. cit., p. 155 : « Cet effort pour élever la mort à elle-même, pour faire coïncider le point où elle se perd en elle et celui où je me perds hors de moi, n’est pas une simple affaire intérieure, mais implique une immense responsabilité à l’égard des choses et n’est possible que par leur médiation… ».