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Gilles Deleuze | Page blanche et monde infini de la connerie

Sur le thème ruineux de la prétendue page blanche

mardi 24 décembre 2024


Tandis que vient de paraître aux éditions de Minuit le cours de Gilles Deleuze sur la peinture — Sur la Peinture —, je dépose ici la séance du 7 avril 1981, non pas tel que le transcrit David Lapoujade pour l’édition destinée à la lecture, mais ainsi que le propose le site de l’université Paris 8 avec l’enregistrement de la voix de Deleuze : où l’on entendrait ici aussi, dans cette retranscription de Véronique Boudon, ce grain de voix, avec ses éclats improvisés, ses tendresses cruelles et ses joyeuses colères.


Cours sur la peinture (07 avril 1981)_extrait_
Gilles Deleuze/Sur la peinture


Alors, ma question elle devient plus précise, elle va nous aider : qu’est-ce qui est donné sur la toile avant que la peinture ne commence ?

J’insiste là-dessus parce que, il y a une espèce de lieu commun, assez récent, qui est une catastrophe, il me semble, c’est une catastrophe parce que c’est une telle déformation du vrai problème, soit de décrire, soit de peindre, que ça rend tout puéril. Eh, je crois que c’est un thème que, généralement ceux qui le soutiennent, se réclament de Blanchot — mais c’est simplement un contre-sens sur Blanchot qui lui n’a jamais dit de bêtise — alors que le thème qu’on en tire, lui, est d’une bêtise incroyable.

Ce thème, et qui est ruineux en littérature, c’est le thème selon lequel l’écrivain se trouve devant une page blanche. C’est bête, mais c’est bête à pleurer et que dès lors le problème de l’écriture c’est : « mon Dieu comment je vais remplir la page blanche ? » [Rires] Alors il y a des gens qui font des livres là-dessus, sur le vertige de la page blanche. [Rires]

Comprenez, on ne voit vraiment pas pourquoi quelqu’un voudrait remplir une page blanche, une page blanche ça ne manque de rien, je veux dire, je vois peu de thèmes aussi stupides alors, y passe tous les lieux communs vraiment. L’angoisse de la page blanche, on peut y mettre même un peu de psychanalyse là-dedans, la page blanche… Et on fait parfois des romans allant jusqu’à quatre-vingts pages, cent vingt, cent quarante, sur ce rapport de l’écrivain avec la page blanche. Je dis, c’est d’une stupidité insondable, puisque si quelqu’un se met devant une page blanche, il ne risque pas de la remplir, c’est forcé, et bien plus, ça s’accompagne d’une telle conception de l’écriture et tellement stupide que, vous comprenez, c’est juste le contraire. Quand on a quelque chose à écrire, ou quand on estime, là, je dis pas du tout, je ne fais pas une distinction entre les vrais et les faux écrivains, c’est plus général… si vous avez quelque chose à écrire faut pas croire que vous vous trouvez… c’est le tiers, c’est celui qui regarde sur votre épaule qui dit : « oh, il n’a rien écrit encore… ». « D’accord, je n’ai rien écris encore ».

Mais quelle différence entre ma pauvre tête, mon cerveau agité et la page ? Aucune, à mon avis aucune. A savoir, il y a déjà plein de choses, je dirais plus, il y a beaucoup trop de choses sur la page, il n’y a pas de page blanche. Il y a une page blanche objectivement, c’est-à-dire d’une fausse objectivité pour le tiers qui regarde, sinon votre page à vous, mais elle est encombrée, elle est complètement encombrée et c’est bien ça arriver à écrire. C’est que la page est tellement encombrée, qu’il n’y a même plus de place pour y ajouter quoique ce soit.

Si bien qu’écrire, ce sera fondamentalement « gommer », ce sera fondamentalement « supprimer ». Qu’est-ce qu’il y a sur la page avant que je commence à écrire ? Je dirais il y a le monde infini, pardonnez-moi, il y a le monde infini de la connerie. Il y a ce monde infini c’est-à-dire, en quoi écrire est-il une épreuve ? C’est que, vous n’écrivez pas comme ça avec rien dans la tête, vous avez beaucoup de choses dans la tête. Mais dans la tête d’une certaine manière tout se vaut, à savoir ce qu’il y a de bon dans une idée et ce qu’il y a de facile et de tout fait. C’est sur le même plan, c’est seulement quand vous passez à l’acte par l’activité d’écrire, que se fait cette bizarre sélection où vous devenez « acte », je dirais la même chose pour parler. Quand vous avez dans la tête quelque chose, avant que vous parliez, mais il y a plein de trucs, mais tout se vaut, non d’une certaine manière non tout ne se vaut pas, mais vous avez beau mettre au point dans votre tête, il y a l’épreuve de passer à l’acte, soit en parlant, soit en écrivant, qui est une fantastique élimination, qui est une fantastique épuration.

Sinon votre page, elle est pleine, elle est pleine de quoi ? je dirais d’idées toutes faites et vous aurez beau les trouvées originales ! Idées toutes faites, ça ne veut pas dire forcément des idées que les autres ont aussi, vous pouvez très bien avoir des idées toutes faites à vous, et rien qu’à vous, elles sont quand même toute faites. C’est des idées toutes faites. Faciles, faciles, des idées comme on a à dix-huit ans et dont on a honte quand on se réveille, quoi. Eh, non trop facile tout ça, pas sérieux quoi ! Vous comprenez, le monde des idées encore une fois, il n’a jamais été justiciable du vrai et du faux. Il est justiciable de catégories beaucoup plus fines. L’important, l’essentiel et l’inessentiel, le remarquable et l’ordinaire, le etc. Tant que c’est dans votre tête, bon, vous pouvez prendre des choses très ordinaires pour des choses remarquables. Or ce n’est pas innocent ça, ce genre de confusion, quand vous prenez quelque chose d’ordinaire pour du remarquable, ça affecte le contenu de l’idée. Pas simplement des trucs formels, alors c’est pour ça que vous avez tout le temps des livres dont vous vous dites — je ne sais pas si vous faites cette expérience — mais enfin, non ça ne va pas, c’est… ça ne va pas, c’est, c’est enfantin, tout ça. Et on aurait de la peine à dire en quoi c’est faux. Non, ce n’est pas faux, ce n’est rien — alors que le type il a l’air de trouver que ses idées, elles sont formidables, il y a quelque chose en vous — et là ce n’est pas lieu d’une discussion. C’est pour ça que les discussions c’est toujours de la merde, vous savez. Ce n’est pas le lieu d’une discussion du tout. Moi je ne peux pas dire à quelqu’un : voilà pourquoi ton idée elle n’est pas fameuse, eh, c’est impossible à dire. Bon, simplement c’est ça qu’on a dans la tête, le monde des idées toutes faites, soit idées collectives, soit, idées même personnelles. Une idée personnelle, ce n’est pas une bonne idée pour ça... Il y a des idées toutes faites qui ne sont pourtant rien qu’à moi, qui sont faciles, à la rigueur, je peux les dire dans la conversation, mais si ça passe par l’épreuve d’écrire, je me dis mais enfin qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que je suis en train de dire ? Est-ce que ça vaut la peine, est-ce que ça vaut la peine d’écrire ça ? Bon, si on se demande beaucoup ça, je ne dis pas qu’on réussit, on se trompe comme tout le monde mais déjà on se trompe moins souvent, il faut avoir des questions d’urgence…

[Interruption très brève de l’enregistrement]

… J’en viens à la peinture, c’est ça qui m’intéresse : c’est aussi bête de croire que : la toile est une surface blanche, pas plus que le papier. Une toile, ce n’est pas une surface blanche, je crois que les peintres le savent bien. Avant qu’ils ne commencent, la toile, elle est déjà remplie, elle est remplie de quoi la toile, avant qu’ils ne commencent ? Là encore c’est pour l’œil du type qui se promène qui voit - alors il voit un peintre, il regarde et il dit alors : « tu n’as pas fait beaucoup là, hein, il n’y a rien ». [Rires] Et pour le peintre, s’il a de la peine à commencer, c’est justement parce que sa toile est pleine. Elle est pleine de quoi ? Elle est pleine du pire. Et ça vous comprenez, sinon peindre ça ne serait pas un travail... elle est pleine du pire, le problème ça va être d’ôter, d’ôter ces choses vraiment, ces choses invisibles pourtant, et qui ont déjà pris la toile, c’est-à-dire le mal est déjà là. Qu’est-ce que c’est le mal ? Qu’est-ce que c’est les idées toutes faites de la peinture ? Les peintres ont toujours employé un mot pour désigner - enfin non pas toujours - mais il y a un mot qui s’est imposé pour désigner ce dont la toile est pleine avant que le peintre ne commence, c’est cliché, un cliché, des clichés. La toile, elle est déjà remplie de clichés.

Si bien que dans l’acte de peindre, il y aura comme dans l’acte d’écrire, ce qui doit être présenté bien que ce soit très insuffisant, une série de soustractions, de gommages. La nécessité de nettoyer la toile. Alors est-ce que ce serait ça le rôle, au moins un rôle, le rôle négatif du diagramme ? la nécessité de nettoyer la toile pour empêcher les clichés de prendre. Qu’est-ce qu’il y a de terrible dans les clichés ? Bon on peut dire, et alors en effet, on se dit bien après tout actuellement, les peintres, c’est plutôt pire qu’avant, si on devait dire quelque chose, c’est vrai d’une certaine manière. Là, je ne veux pas recommencer ces analyses par exemple, des auteurs comme Klossowski les ont trop bien faites sur l’existence vraiment d’un monde de simulacres, quoique Klossowski prenne simulacre en un sens très savant, il comporte aussi cet aspect, le cliché, le truc tout fait. On vit, on nous dit souvent, on vit dans un monde de simulacres, on vit dans un monde de clichés. Sans doute est-ce qu’il faut mettre en cause les progrès, certains progrès techniques, dans le domaine des images, l’image photo, l’image ciné, l’image télé, etc. Ah bon, ce monde d’images quoi, mais ça n’existe pas simplement sur les écrans, ça existe dans nos têtes, ça existe dans les pièces, ça existe dans une pièce, c’est vraiment Lucrétien, vous savez quand Lucrèce parle des simulacres qui se promènent à travers le monde, qui traversent des espaces pour venir d’un endroit frapper notre tête, frapper notre cerveau, tout ça. On vit dans un monde de clichés, il y a des affiches, il y a tout ça bon. Tout ça à la limite, c’est sur la toile [26 :00] avant que le peintre ne commence. [1]

Et ce qu’il y a de catastrophique, c’est que dès qu’un peintre a trouvé un truc, ça devient un cliché et à toute vitesse aujourd’hui, il y a une production, reproduction à l’infini du cliché, qui fait que la consommation est extrêmement rapide. Eh bien, lutte contre le cliché, c’est ça le cri de guerre du peintre, je crois. Or ce qu’il sait le peintre, c’est qu’il y a des clichés personnels non moins que des clichés collectifs, que le peintre, il peut avoir sa petite idée cérébrale, petite idée d’un truc nouveau. Mais toute idée cérébrale en peinture est un cliché. Et que ça peut être un cliché rien qu’à lui, c’est quand même un cliché. Je n’aime pas beaucoup la phrase, enfin personnellement je trouve, la phrase qu’on cite toujours d’Oscar Wilde, à savoir, "c’est la nature qui se met à ressembler à tel peintre". Ce n’est pas le peintre qui copie la nature, c’est la nature qui une fois que le peintre existe, alors en effet par exemple : on se met à dire d’un paysage, à tiens ça, c’est un Renoir. Moi ça ne me paraît pas tellement un compliment pour le peintre, ça montre seulement, vraiment la vitesse avec laquelle un acte de peinture devient un cliché. Je me mets à dire devant une femme : « ah, un vrai Van Dongen », devant un paysage : « oh, ça c’est un Renoir », cliché, cliché, cliché. Peut-être que le peintre qui a fait la lutte -finalement, ces clichés vous me direz, ils n’ont pas d’existence objective sur la toile. D’accord, je dis qu’ils ont une existence virtuelle, d’une force, d’une pesanteur. Comment le peintre va-t-il échapper aux clichés, tant aux clichés qui viennent du dehors et qui s’imposent déjà sur la toile, qu’aux clichés qui viennent de lui ?

Ça va être une lutte avec l’ombre, puisque ses clichés, ils n’existent pas objectivement, encore une fois on croit à la surface blanche, et pourtant ils sont là. En tout cas, pour le peintre, ils sont là. Celui qui a poussé, à ma connaissance, je ne sais pas, tous ont eu ce drame, comment échapper aux clichés ? même un cliché qui ne serait rien qu’à eux, c’est une lutte effarante.

[…]


[1Sur Lucrèce et Klossowski, voir Logique du sens, respectivement, les appendices II et III ; voir aussi Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969.