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Michèle Lalonde | « Speak White »
Mots lacrymogènes
samedi 24 juillet 2021
23 juillet 2021
Ce soir, on apprend la disparition de Michèle Lalonde. Sommes-nous seuls ? La voix d’une poète, elle, ne disparaît pas : on l’écoute aussi au nom de l’absence, et pour conjurer les manques.
8 juin 2012
Suis-je rentré du Québec ? Peut-être qu’il m’aura fallu revenir plusieurs fois, intérieurement, pour commencer à en parler, profondément, depuis le retour, et non pas fixer, mais suivre dans l’écriture le mouvement qui a écrit en moi son mouvement. J’aurais pu, dû, commencer par parler de la ville, de la route, ou de la mer (je sais que de la mer, je n’en dirai rien : qu’il n’y aura que des images), ou de l’horizon du ciel partout, ou commencer par parler des visages, et de la circulation neuve des énergies. Mais je commencerai ici — parce que c’est peut-être de là que tout part, en moi, l’impression immense du pays : la puissance de sa langue.
Speak White — invité par Kateri Lemmens (merci tellement à elle) à animer une séance d’atelier d’écriture auprès des étudiants en création de l’Université du Québec à Rimouski, j’aurai avec moi des textes de Ponge (évidemment), de Noir Désir, de Léo Ferré, de Rimbaud — disposés mentalement pour moi autour du centre de gravité que chante le poème de Michèle Lalonde : Speak White [1].
Speak White, c’est l’injure : à la Chambre, les députés anglophones de la fin du XIX hurlaient ces deux mots à ceux qui osaient, à la tribune, parler français. Speak White, c’est la langue majeure : la langue de ceux qui décident que ce sera la Langue. Parler la langue nègre, le français en terre mineure, c’est défier le pouvoir où il se trouve. Mais notre langue est aussi, de ce côté de l’Océan, langue blanche — alors c’est toujours dans la langue qu’il faut conquérir la minorité d’elle, et de soi : pour dire et parler, et inventer la langue, et soi.
En 1968, Michèle Lalonde écrit ce texte, en pleine Révolution Tranquille — poème rendu célèbre à la suite de la Nuit de la Poésie, le 27 mars 1970 : je dépose ici la vidéo de sa lecture, immense.
Lire Speak White, aujourd’hui, c’est chercher à se situer au point de sa blessure : revendication de parler sa langue, mais accepter aussi que dans la construction de l’identité québécoise, l’anglais a eu sa part, contaminant la langue, c’est-à-dire, en la rehaussant : « une langue m’intéresse que dans la mesure où elle est altérée », disait Koltès, que l’idée d’une langue nègre n’aurait pu que réjouir — et quelle mesure, ici : forte.
Pourquoi, à moi français d’origine française, Speak White me dévisage ? s’adresse aussi à cette part de moi que j’estime la plus précieuse ? C’est l’énigme : pas d’écriture sans attaque à la majorité du verbe — l’assaut qu’on porte aux frontières, c’est là qu’il se donne, et c’est en frères qu’on sonne la charge, quelles que soient nos frontières de drapeaux.
J’aurai appris à entendre le Québécois (qui n’est pas un accent, mais une langue, propre et unique) dans le surgissement d’une violence politique : j’ai marché la ville avec cela, les slogans hurlés dans cette langue-là, toute sa syntaxe, toute sa puissance à pleine gorge.
Écrire avec Speak White, dans l’incitation de cette violence de l’autre, et de sa tendresse aussi, c’est chercher à retrouver, au milieu des secousses que vit la jeunesse Québécoise aujourd’hui (et pensées, de là où je suis), une part de son altérité, de son altération, de ses points d’énergie où le flux des langues construisent une langue, entre Shakespeare et Racine, c’est-à-dire : Rimbaud et Milton, nulle part ailleurs que là-bas : langue de ceux qui la travaillent comme dans des mines, et qui n’est jamais aussi belle que quand elle jure : sublime d’une langue dans l’usage de ses insultes.
Insulter la langue, c’est la parler au plus précis d’elle-même, dans sa justesse. Pas de plus belle langue d’insultes que celle-ci.
Je dépose ici, simplement, le texte de Michèle Lalonde — j’y reviendrai. J’aimerai poser aussi, ensuite, les textes écrits par les étudiants au cours de la séance. Je les attends.
Speak White : au temps des lois matraques, user de mots lacrymogènes : « c’est une langue universelle. » Car nous ne sommes pas seuls.
Speak white
il est si beau de vous entendre
parler de Paradise Lost
ou du profil gracieux et anonyme qui tremble dans les sonnets de Shakespeare
nous sommes un peuple inculte et bègue
mais ne sommes pas sourds au génie d’une langue
parlez avec l’accent de Milton et Byron et Shelley et Keats
speak white
et pardonnez-nous de n’avoir pour réponse
que les chants rauques de nos ancêtres
et le chagrin de Nelligan
speak white
parlez de choses et d’autres
parlez-nous de la Grande Charte
ou du monument à Lincoln
du charme gris de la Tamise
de l’eau rose du Potomac
parlez-nous de vos traditions
nous sommes un peuple peu brillant
mais fort capable d’apprécier
toute l’importance des crumpets
ou du Boston Tea Party
mais quand vous really speak white
quand vous get down to brass tacks
pour parler du gracious living
et parler du standard de vie
et de la Grande Société
un peu plus fort alors speak white
haussez vos voix de contremaîtres
nous sommes un peu durs d’oreille
nous vivons trop près des machines
et n’entendons que notre souffle au-dessus des outils
speak white and loud
qu’on vous entende
de Saint-Henri
à Saint-Domingue
oui quelle admirable langue
pour embaucher
donner des ordres
fixer l’heure de la mort à l’ouvrage
et de la pause qui rafraîchit
et ravigote le dollar
speak white
tell us that God is a great big shot
and that we’re paid to trust him
speak white
parlez-nous production profits et pourcentages
speak white
c’est une langue riche
pour acheter
mais pour se vendre
mais pour se vendre à perte d’âme
mais pour se vendre
ah !
speak white
big deal
mais pour vous dire
l’éternité d’un jour de grève
pour raconter
une vie de peuple-concierge
mais pour rentrer chez nous le soir
à l’heure où le soleil s’en vient crever au-dessus des ruelles
mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui
chaque jour de nos vies à l’est de vos empires
rien ne vaut une langue à jurons
notre parlure pas très propre
tachée de cambouis et d’huile
speak white
soyez à l’aise dans vos mots
nous sommes un peuple rancunier
mais ne reprochons à personne
d’avoir le monopole
de la correction de langage
dans la langue douce de Shakespeare
avec l’accent de Longfellow
parlez un français pur et atrocement blanc
comme au Viêt-Nam au Congo
parlez un allemand impeccable
une étoile jaune entre les dents
parlez russe parlez rappel à l’ordre parlez répression
speak white
c’est une langue universelle
nous sommes nés pour la comprendre
avec ses mots lacrymogènes
avec ses mots matraques
speak white
tell us again about Freedom and Democracy
nous savons que liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d’Alger ou de Little Rock
speak white
de Westminster à Washington
relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized
et comprenez notre parler de circonstance
quand vous nous demandez poliment
how do you do
et nous entendez vous répondre
we’re doing all right
we’re doing fine
we
are not alone
nous savons que nous ne sommes pas seuls.