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T.S. Eliot | La Terre Vague (traduit par Michel Vinaver)

The Waste Land

mercredi 4 mai 2022

Il y a quelques jours, je découvre cette traduction de Michel Vinaver de l’immense poème de T.S. Eliot — je cherchais ces vers sur Tirésias —, c’était avant d’apprendre la disparition du dramaturge. Je dépose ce texte ici, et sa belle introduction, de passeur empli de doutes et de douceurs, d’interrogations labiles et concrètes, soulevant les vers d’autrefois jusqu’à nous, et plus loin.


J’avais dix-neuf ans et suivais, pendant l’été 1946, à Wesleyan University, Middletown (Connecticut) un cours de Newton Arvin sur la poésie américaine contemporaine. Découverte de The waste land. Big bang. L ’année suivante, retour en France, je traduis, ce travail dure à peu près un an. Puis je découvre la traduction de Pierre Leyris, que publie Le Seuil en 47. Il me paraît qu’il ne peut pas y avoir plus grande différence de « rendu » qu’entre ces deux traductions ; que leur coexistence en édition se justifierait. Mais ma traduction reste inédite (jusqu’à ce jour).

En tant qu’écrivain de théâtre (ce que j’ai commencé à être en 55) la rencontre avec The waste land a été, je le sais aujourd’hui, fondatrice. Beaucoup plus qu’une influence. Longtemps je suis resté sans avoir conscience que The waste land m’habitait. Plus exactement, je l’habite. C’est ma maison. En dire plus est difficile. Ce qui fait partie de cette « habitation », c’est la primauté du rythme par lequel il y a poussée vers le sens ; c’est le traitement contrapuntique d’une multiplicité de thèmes autonomes ; c’est la prééminence des thèmes sur les éléments d’intrigue ; c’est le mou­vement donné aux thèmes pour qu’ils s’entrechoquent ou se frottent les uns aux autres jusqu’au point de fusion, plutôt qu’un mouvement d’enchaînement causal ; c’est l’antériorité de la parole, les personnages se constituant à partir de l’éruption du tout-venant des mots ; c’est l’émergence à tâtons d’une structure partant à la découverte d’elle-même plutôt que la mise en place d’un cadre préexistant (un sujet, une situation, des personnages) ; c’est le niveau moléculaire où la jointure se fait entre le plus universel et le plus trivial, entre le mythique et le quotidien, entre le plus ancien et l’absolument actuel — sans passage par la métaphore et encore moins par l’allégorie ; c’est la composition par juxtaposition d’éléments fragmentaires et réfractaires, plutôt que par développe­ment ; c’est la pratique de l’assemblage, du collage, du lacérage ; et c’est aussi une indigence ver­ bale, le dos tourné au beau langage, à l’ornement. Le lecteur (le spectateur) est invité à se faire son chemin dans cette matière en formation dont les boucles ne se ferment pas, à laisser se faire pour lui-même les connections qui lui conviennent à partir d’une pluralité indéterminée de possibilités.

Toutes choses qui peuvent sembler se prêter davantage à l’exercice de la poésie qu’à celui du théâtre, la forme dramatique étant sujette à des contraintes particulières — et pour commencer la présence sur un plateau d’un nombre fini d’acteurs exigeant chacun une continuité dans la ligne de son action. Mon travail d’écrivain de théâtre n’a cessé d’être une mise en tension des contraintes de la scène sur la poétique d’Eliot telle qu’elle s’est incarnée pour moi dans The waste land, une fois pour toutes.

*

Le poème d’Eliot, dans sa version originale en anglais comme dans la traduction française de Pierre Leyris, est suivi de notes qui précisent la source des nombreuses citations ou allusions entrant dans le tissu du texte. Le poème se suffit à lui-même et peut se goûter pleinement sans l’aide de cet appareillage. Comme il est vrai aussi que l’usage de celui-ci ne peut manquer d’enri­ chir la compréhension et la jouissance de l’œuvre. Les lecteurs qui souhaitent « aller plus loin » dans le poème — tant par la prise de connaissance de ces notes que par la mise en relation des deux traductions, entre elles et avec l’original, sont renvoyés à l’ouvrage publié aux Editions du Seuil : Poésie de T. S. Eliot, édition bilingue, traduction de Pierre Leyris, 1947, 1950, 1969.

*

Un mot enfin sur le titre. « The waste land » n’est pas une expression inventée par le poète, mais une citation, et pas n’importe laquelle : celle d’une nomination. Le terme apparaît maintes fois, et toujours avec valeur d’appellation, à l’intérieur du cycle arthurien de romans en prose des xIIe et XIIIe siècles, comprenant des œuvres écrites d’une part en français, d’autre part en anglais. Dans La Queste del Saint Graal, éd. Albert Pauphilet (Classiques français du Moyen Age, Paris, 1923, p. 204) on lit :

« Si en avint si grant pestilence et si grant persecucion es deus roiaumes que onques puis les terres ne rendirent as laboureors lor travaus, car puis n’i crut ne blé ne autre chose, ne li arbre ne portèrent fruit, ne en l’eve ne furent trové poisson, se petit non. Et por ce a len apelee la terre des deux roiaumes la Terre Gaste, por ce que par cel doloreus cop avoit esté agastie. »

« Gaste » = « gâtée », mot qui jusqu’au XVIIe siècle a conservé le sens premier de « ravagée », « dévastée ». Le « waste » de l’anglais du Moyen Age est la transposition de son contemporain français « gaste », et « the waste land » voulait dire littéralement « terre dévastée ». Mais « waste » dans l’anglais d’aujourd’hui est resté un mot vivant, et même des plus communs, ce qui fait que « the waste land » aux oreilles actuelles ne manque pas de résonances familières (terrain vague, poubelle et déchet, gaspillage et gâchis). D’évidence en français il n’y a aucun équivalent à l’ensemble formé par ces trois mots. J’ai hésité longtemps entre La terre vague, La terre gâtée et La terre gaste. La terre vague est le titre qui s’est présenté au premier jet, et après tout un détour j’y reviens — à cause de ses résonances familières dans le français d’aujourd’hui, et tout en regrettant que ne soit pas conservé dans le titre du poème un lien direct avec la désignation d’origine.

M.V. [1]


I. L ’ENSEVELISSEMENT DES MORTS

Avril, le mois le plus cruel, fait surgir
Les lilas de la terre inanimée, entremêle
La mémoire et les désirs, irrite
Les racines engourdies, de sa pluie printanière.
L’hiver nous tint au chaud, recouvrant
Le sol d’une neige sans souvenir, nourrissant
De tubercules desséchés un reste de vie.
L’été nous a surpris ; quand il s’est abattu sur le Starnbergersee,
Ce fut une averse !... Nous nous sommes réfugiés sous la colonnade,
Puis, le soleil revenu, nous sommes allés au
Hofgarten, Nous avons pris le café, bavardé.
Bin garkeine Russin, stamm’ aus Litauen, echt deutsch.
Et quand nous étions enfants, en visite chez mon cousin,
L’archiduc, il m’a emmenée en luge,
Oh que j’ai eu peur ! Il a dit : Marie,
Marie, tiens-toi bien. Et nous nous sommes lais­sés descendre.
Oui, c’est dans les montagnes qu’on se sent libre.
Je lis, une grande partie de la nuit, et l’hiver je vais dans le midi.
Quelles sont les racines qui s’accrochent, les branches qui se dressent
Parmi ces pierres amoncelées ? Fils de l’homme, Tu ne peux savoir, ou deviner, tu ne connais Qu’une pile d’images cassées, où le soleil tape, Où l’arbre mort n’offre pas d’abri, où le grillon
n’offre pas de secours,
Où le roc, aride, n’offre pas le bruit de l’eau.
Mais
Il y a de l’ombre sous ce roc rouge
(Viens dans l’ombre de ce roc rouge)
Et je te ferai voir
Non pas ton ombre marchant à grands pas derrière
toi le matin,
Non pas ton ombre s’élevant le soir à ta rencontre,
Je te ferai voir, dans une poignée de poussière, la peur.
Frisch weht der Wind Der Heimat zu
Mein Irisch Kind,
Wo weilest du ?

« Vous m’avez donné des jacinthes, la première fois, il y a un an ;
« On m’appelait la fille aux jacinthes. »
— Mais lorsque nous revînmes du jardin des jacinthes,
tard dans la nuit,
Vous aviez les bras pleins, vos cheveux étaient humides,
je ne pus
Parler et mon regard faillit, je n’étais
Ni vivant ni mort, et je ne connaissais rien,
Les yeux plongeant au cœur de la lumière, le silence.
Oed’ und leer das Meer.

Madame Sosostris, la célèbre voyante,
Était fort enrhumée, elle est considérée
Néanmoins comme la femme la plus sage d’Europe Avec son malin jeu de cartes. Voici
Votre carte, dit-elle : le Marin Phénicien Noyé. (Regardez ! Those are pearls that were his eyes.) Voici Belladone, la dame des Rochers,
De la scène et des coulisses.
Voici l’homme aux trois gourdins, et voici la Roue,
Et voici le marchand borgne, et cette carte-ci,
Qui est blanche, est quelque chose qu’il transporte sur le dos,
Qu’il ne m’est pas donné de voir. Mais où
Est le Pendu ? Craignez la mort par l’eau.
Je vois des foules et des foules tournant en rond. Merci. Si vous voyez cette chère madame Équitone
Dites-lui bien que j’apporterai l’horoscope moi-même.
On n’est jamais assez prudent, par les temps qui courent.

Ville irréelle
Sous le brouillard brun de l’aube, un jour d’hiver,
Par le Pont de Londres une foule s’écoulait, tant de gens,
Je n’aurais jamais cru que la mort eut fauché tant de gens.
Des soupirs brefs et espacés s’exhalaient,
Tous les regards étaient cloués au sol...
Elle s’écoulait, montant la côte et descendant King William Street
Jusqu’à l’endroit où Sainte Marie Woolnoth marque l’heure :
Le neuvième et dernier coup de cloche est assourdi.
Là je vis quelqu’un que je connaissais, et l’abordai, criant : « Stetson !
« Toi qui étais avec moi sur les navires à Mylée ! « Ce cadavre planté par toi l’an dernier dans ton jardin,
« A-t-il levé ? Fleurira-t-il cette année ?
« Ou bien le gel soudain a-t-il défait son lit ?
« Oh ! Tiens à distance le Chien, tu sais, l’ami des hommes,
« Avec ses griffes, il risquerait de l’arracher de terre !
« Toi ! Hypocrite lecteur... Mon semblable, mon frère ! »


II. UNE PARTIE D’ÉCHECS

A la surface du marbre se reflète, pareille
Au trône poli d’Égypte, la Chaise
Sur laquelle elle est assise... Sur le marbre un miroir,
Dont le pied se rehausse de vignes et de grappes
Jouant parmi lesquelles un cupidon doré
Lance un regard furtif (un autre dissimule
Ses yeux derrière son aile)
Dédouble la flamme des candélabres à sept branches
Dont la lumière se déverse sur la table, cependant que monte à sa rencontre
Le scintillement des bijoux débordant à grands flots des écrins de satin.
Dans le secret des fioles débouchées — ivoires,
Verres multicolores — veillent ses étranges parfums
Synthétiques : onguents, poudres ou liquides
Troublent les sens, les brouillent, les noient
Dans leurs effluves ; brusquement soulevés
Par un souffle d’air frais venant de la fenêtre,
Ils montent, en dilatant la flamme élancée
Des bougies, dont la fumée précipitée
Contre les moulures peintes des caissons, frôle
Les motifs, les jette dans la danse.
De grosses pièces de bois d’épave nourri de cuivre
Brûlent, d’un feu vert et orangé, dans un cadre de pierres de couleurs :
En bas-relief, dans cet éclat morose, nage un dauphin.
Au-dessus de la cheminée ancienne, comme si s’ouvrait
Une fenêtre sur une scène au fond des bois, on voit
La métamorphose de Philomèle, par le roi barbare
Si brutalement forcée.
Cependant le rossignol
Emplit le désert d’une voix inviolable :
Il pleure, il pleure — et le monde poursuit —
« Tuï Tuï » aux oreilles sales.
D’autres tronçons de temps, flétris,
Se déroulent sur les murs ; des formes au regard figé
Se penchent, en se penchant réduisent au silence
La chambre close. Des pas traînent dans l’escalier.
A la lueur du feu, sous la brosse, ses cheveux
Se déploient comme des rayons de feu,
Éclatent en paroles, puis retombent immobiles, sauva­gement.

« Comme je suis énervée, ce soir. Oui, ce sont les nerfs. Reste avec moi.
« Dis-moi quelque chose. Pourquoi ne parles-tu jamais ? Parle.
« A quoi est-ce que tu penses ? Oui, pense. Quoi ?
« Je ne sais jamais ce que tu penses. Hein ? »
Je pense que nous sommes dans l’allée des rats
Où les morts ont perdu leurs os.
« Ce bruit, qu’est-ce ?
Le vent sous la porte.
« Eh bien, quel est-ce bruit ? Que fait le vent ? » Rien encore rien
« Est-ce
« Que tu ne sais rien ? Est-ce que tu ne vois rien ? Est-ce que tu ne te souviens de
« Rien ? »

Je me souviens
Those are pearls that were his eyes.
« Es-tu vivante ou pas ? N’as-tu rien dans la tête ? »
Mais
Tiens tiens tiens tiens ce rag chexpirien —
C’est si élégant
Si intelligent
« Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Qu’est-ce que
je vais faire ? »
« Je vais me précipiter dehors, je vais longer les rues,
« Les cheveux défaits, comme ça... Et demain qu’allons- nous faire ?
« Qu’allons-nous jamais faire ? »
L ’eau chaude à dix heures
Et s’il pleut, à quatre heures une voiture fermée.
Et nous allons faire une partie d’échecs,
Serrant nos yeux sans paupières, toc, toc,
Dans l’attente d’un coup à la porte.

Quand le mari de Lilou s’est fait démobilisé, moi, je lui ai dit —
J’ai pas mâché mes mots, je lui ai dit tout net,
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
A présent qu’Albert revient, faut que tu t’arranges un peu la mine
Il voudra savoir ce que t’en as fait, de l’argent qu’il t’a donné
Pour que tu te fasses faire des dents. Parfaitement !
Qu’on te les enlève toutes, Lilou, qu’on t’y mette un beau râtelier,
Qu’il a dit, bon sang je te jure, je peux plus voir la gueule que t’as.

Et moi, donc ! que je lui ai dit. Quand même, pense un peu à ce pauvre Albert,
Ça fait quatre ans qu’il est dans l’armée, il voudra un peu s’amuser,
Et si c’est pas avec toi, ça sera avec une autre, que je lui ai dit.
Ah, c’est comme ça ? qu’elle a dit. Ouais, c’est comme ça, que je lui ai dit.
Bon, bien je saurai qui remercier, qu’elle a dit, en m’envoyant un de ces regards.
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
Si ça te plaît pas, ça sera tant pis pour toi, que je lui ai dit.
Y en a qui sauront en profiter si c’est pas toi.
En tout cas si Albert te laisse tomber tu pourras pas dire qu’on t’a pas prévenue
Tu devrais avoir honte, que je lui ai dit, d’avoir l’air usée comme ça.
(Pensez ! Elle n’a que trente et un ans.)
J’y peux rien, qu’elle a dit, en allongeant le visage.
C’est ces pilules que j’ai avalées, pour le faire descendre, qu’elle a dit.
(Ça lui en fait cinq déjà, et avec le petit Georges elle a failli crever.)
Le pharmacien a dit que ça irait tout seul, mais je m’en suis jamais remise.
Tu es une jolie imbécile, que je lui ai dit.
Enfin, si Albert te fiche pas la paix c’est quand même normal, que je lui ai dit.
Pourquoi que tu t’es mariée si tu veux pas d’enfants ?
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
Juste ce dimanche Albert était rentré, ils avaient un quar­tier de lard chaud,
Ils m’ont invitée à déjeuner, ça ne vous dit rien un quar­tier de lard chaud ?
MESSIEURS DAMES S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE MESSIEURS DAMES
S’IL VOUS PLAÎT C’EST L’HEURE
Bonsoir Jean. Bonsoir Luce. Bonsoir Paulette. Allez, bon­soir.
Allez. Goonight. Goonight.
Bonne nuit, mesdames, good night, sweet ladies,
good night, good night.


III. LE SERMON DU FEU

Par-dessus le fleuve, le toit s’est effondré. Les der­nières feuilles s’accrochent,
Enfonçant leurs doigts dans le sol humide. Personne
Pour écouter le vent qui balaie la campagne désolée.
Les nymphes S’en sont allées. Douce Tamise,
Sweet Thames, run softly till I end my song,
Coule en paix, le temps de ma chanson.
Le fleuve ne charrie plus bouteilles vides, papiers gras,
Mouchoirs de soie, boîtes en carton, mégots,
Vestiges des nuits d’été. Les nymphes
S’en sont allées, et leurs amis aussi,
Fils désœuvrés des directeurs de banque,
S’en sont allés, sans laisser d’adresse.
Au bord du Léman je me suis assis, et j’ai pleuré...
Coule, oh coule, le temps de ma chanson,
Douce Tamise, je n’en ai pas pour longtemps.
But at my back... J’entends derrière mon dos
Dans la bise glacée le cliquetis des os
Et le ricanement des bouches fendues jusqu’aux oreilles.
Un rat glisse doucement parmi les herbes,
Traîne son ventre gluant sur la berge
Tandis que je suis à pêcher dans l’eau glauque
Du canal, un soir d’hiver, derrière le réservoir à gaz,
Méditant sur le naufrage du roi mon frère
Et sur le sort du roi mon père mort avant lui.
De blancs corps nus s’étalent sur le sol trempé ;
Les os en tas jetés dans cet étroit grenier
Ne bruissent que sous les pas des rats, d’année en année.
But at my back from time to time I hear
Mais derrière moi de temps en temps j’entends
Le bruit des cylindres et les claxons
Qui uniront Porchon
A M’ame Godille quand viendra le printemps.
O comme la lune brille sur M’ame Godille
Et sur sa fille
Elles lavent leurs pieds
Dans l’eau de seltz et ça pétille
Et O ces voix d’enfants, chantant dans la coupole !

Tuï Tuï Tuï
Cri Cru Cri Cru Cri Cru
Si brutalement forcée
Terée

Ville irréelle
Sous le brouillard brun, midi, un jour d’hiver,
Monsieur Eugénidès, négociant de Smyrne,
Mal rasé, la poche pleine de raisins de Corinthe,
Franco de port et d’emballage jusqu’à Londres,
M’a invité, dans un français douteux, facture en main,
A déjeuner au Cannon Street Hotel
Puis à passer le week-end au Métropole.

A l’heure violette, dans les bureaux quand les épaules se décollent,
Que les yeux se dévissent, que le moteur humain
Comme un taxi dans l’attente, palpite,
Moi Tirésias, bien qu’aveugle, palpitant entre deux vies,
Vieillard aux mamelles plissées, je puis voir
A l’heure violette, l’heure de la tombée du soir
Qui ouvre le chemin de la maison, arrache
Le pêcheur à la mer, le ramène chez lui,
La dactylo chez elle, au moment de dîner
Range les restes du petit déjeuner,
Allume le gaz, ouvre une boîte de conserve.
Sur le rebord de la fenêtre périlleusement
Tendues, effleurées par les derniers rayons
Du soleil qui se couche, ses combinaisons sèchent ;
Sur le divan (la nuit son lit) s’offrent en tas
Pantoufles pull-overs soutiens-gorges et bas.
Moi Tirésias, vieillard aux mamelles frippées,
J’ai vu la scène. Et j’ai prévu le reste —
J’ai attendu moi aussi l’hôte de ce jour.
Le voici, le jeune homme furonculeux, petit clerc
D’agence de location, il arrive, lance
Un regard hardi ; son air d’outrecuidance
Le coiffe, le pauvre hère,
Comme un haut-de-forme un profiteur de guerre.
Le moment lui paraît au plus haut point propice :
Le repas se termine, elle est lasse, elle s’ennuie ;
Il amorce l’affaire au moyen de caresses
Qu’elle ne désire guère et ne repousse pas.
Avec fougue aussitôt il se lance à l’assaut.
Ses mains s’aventurent sans heurter de barrière ;
Son ardeur n’éveille, en elle, aucun écho,
Il ne demande rien mieux que l’indifférence,
(Et moi, Tirésias, avec douleur, ai pressenti
Tout ce qui s’est passé sur ce divan ou lit ;
Moi qui avais siégé à Thèbes devant les murs,
Erré parmi les plus profonds d’entre les morts),
Donne un dernier baiser légèrement protecteur,
Cherche à tâtons la première marche de l’escalier...

Elle se retourne, s’examine dans la glace,
Son amant s’en est allé, et puis après ?
Une pensée s’ébauche et court dans son cerveau :
« Eh bien ça y est, heureusement que c’est fini. »
When lovely woman stoops tofolly, va
De long en large dans sa chambre, seule,
D’un geste machinal arrange ses cheveux,
Choisit un disque, remonte son phono.

« Cette musique m’arrive sur la surface des eaux »
Et tout le long du Strand, de Queen Victoria Street.
O ville ! Il m’est parfois donné d’entendre
A l’entrée d’un bistro rue de la Basse Tamise
L’aimable nasillement d’une mandoline,
Le tapage, et les éclats de voix des poissonniers
Qui, à midi, se désaltèrent ; l’église du Grand-Martyr
A quelques pas de là, recèle dans ses murs
L’indicible splendeur d’une rangée de colonnes, blanc et or.

Le fleuve sue
L’essence et le goudron
Les chalands refluent
Avec la marée
Voiles rouges
Immenses
Sous le vent, hissées au lourd espar
Les chalands longent
Les troncs en dérive
Passé Greenwich, voguent
Par-delà l’Ile des Chiens

Trayalala laya
Tralala layalala

Elizabeth et Leicester Rames battantes
La poupe avait la forme D’un coquillage d’or
Rouge et or
La houle vive
Éclaboussait les bords
Emportées vers la mer
Par le vent du Sud-Ouest
Cloches carillonnantes
Blanches tourelles

Trayalala laya
Tralala layalala

« Des trams, des arbres poussiéreux. Highbury,
C’est là que je suis née. Richmond et Kew
Ont brisé mes années. Passé Richmond j’ai levé les genoux,
Étendue sur le dos au fond d’un canoé. »

« Mes pieds sont à Moorgate, mon cœur
Est sous mes pieds. Après toute cette histoire
Il a pleuré. On va refaire
Notre vie, a-t-il promis.
Je n’ai rien dit. De quoi lui en voudrais-je ? »

« Aux Sables de Margate
Rien pour moi ne correspond
A rien
Au bout des doigts sales les ongles cassés
Gens de chez moi, humbles gens qui ne s’attendent
A rien. »

la la

Puis à Carthage je vins

Brûlant brûlant brûlant brûlant
O Seigneur
Vous m’arrachez Seigneur
Vous m’arrachez brûlant


IV. LA MORT PAR L’EAU

Phlébas le Phénicien, mort depuis quinze jours,
A oublié le cri des goélands, la houle,
Les pertes et les profits.
Un courant sous-marin
A grignoté ses os à petit bruit. Au cours
De son ascension et de sa chute, il a croisé
Les étapes de son âge et sa jeunesse
Pénétrant le tourbillon.
Juif ou Gentil
O toi qui tiens la barre, le regard au vent, songe
À Phlébas — ce fut jadis un bel homme, de haute taille, comme toi.


V. CE QU’A DIT LE TONNERRE

Après le feu des torches sur les fronts ruisselants
Après le silence de gel dans les jardins
Après le supplice dans les espaces rocailleux
Les clameurs les sanglots
Palais et prison — et la réverbération
Du tonnerre de printemps par-delà les montagnes lointaines
Celui qui fut vivant maintenant s’en est allé
Nous qui fûmes vivants maintenant nous en allons
Avec un peu de patience.

Ici il n’y a pas d’eau seulement le roc
Le roc point d’eau la route sablonneuse
La route s’enroulant sur le flanc des montagnes
Sur les montagnes il n’y a pas d’eau seulement le roc
S’il y avait de l’eau nous nous arrêterions pour boire
Au milieu des rochers on ne peut ni s’arrêter ni croire
La sueur est sèche les pieds s’enlisent dans le sable
Si seulement il y avait de l’eau parmi le roc
Montagnes mortes dents cariées bouche qui ne peut cracher Ici on ne peut être debout ni assis ni couché
Y aurait-il encore le silence dans les montagnes
Mais le tonnerre résonne stérile il n’apporte pas la pluie
Y aurait-il encore la solitude dans les montagnes
Mais par milliers les faces rouges ricanent et grondent
Aux portes des maisons de terre craquelée

S’il y avait de l’eau
Sans qu’il y ait le roc
S’il y avait le roc
Et aussi de l’eau
Une source
Une mare creusée dans le rocher
S’il y avait le bruit de l’eau seulement
Pas la cigale
Pas l’herbe sèche qui chante
Mais le bruit de l’eau coulant sous un rocher
Là où la grive-ermite chante dans les pins
Goutte à goutte goutte à goutte goutte goutte
Mais il n’y a pas d’eau

Qui est ce troisième qui marche à côté de toi ?
A nous compter, il n’y a que toi et moi, n’est-ce pas ?
Mais lorsque je regarde en avant sur la route blanche
Il y en a toujours un autre qui sans bruit te côtoie,
Glissant, drapé de brun, la tête dans un capuchon
Je ne sais si c’est un homme ou une femme
... Mais qui est-ce de l’autre côté de toi ?

Quel est ce bruit haut dans les airs
Ce murmure cette lamentation maternelle
Quelles sont ces hordes encapuchonnées qui fourmillent
Par les plaines sans fin, culbutant dans les fissures
De la terre, cerclée par le seul horizon
Quelle est la ville par-delà les montagnes
Éclate se recompose et saute en mille morceaux dans l’air violet

Tours croulantes
Jérusalem Athènes Alexandrie Vienne Londres
Irréelles
Une femme a tendu ses souples cheveux noirs
Frappé une musique douce sur ces cordes
Dans la lumière violette les chauves-souris aux visages de bébés
Battant des ailes, ont sifflé
Rampé, la tête en bas, vers le bas de la muraille noire
Sens dessus dessous dans l’air flottent les tours,
Sonnent les cloches, qui scandent le passé, marquent l’heure
Et
O ces voix dont le chant jaillit des citernes vides et des puits abandonnés !

Dans ce trou carié parmi les montagnes,
Sous la lune qui pâlit, par-dessus les tombes
Délabrées, tout autour de la chapelle vide
Qui contient seulement le vent, qui n’a pas de fenêtre
Et dont la porte branle, l’herbe chante.
Les os desséchés ne peuvent faire de mal à personne. Seul un coq dressé sur la charpente
Co co rico co co rico
Dans un éclair. Puis une rafale humide
Apportant la pluie.

Le Gange était bas, les feuilles molles
Attendaient la pluie, cependant que les nuages noirs
Se rassemblaient, au loin, sur Himavat.
La jungle, repliée dans le silence, dormait.
Alors parla le tonnerre
DA
Datta : qu’avons-nous donné ?
Amie — le sang giflant mon cœur
L’audace inouïe d’une capitulation consommée
Dans l’espace d’un instant
Que mille ans de raison ne sauraient racheter
Par cela, cela seulement, nous avons existé
— Qu’on chercherait en vain dans nos nécrologies
Ou dans les souvenirs que file l’araignée
Consolatrice, ou sous les sceaux que rompt
Le notaire aux longs doigts dans nos appartements Vides
DA
Dayadhvam : j’ai entendu la clef
Tourner une fois dans la serrure une fois seulement

Nous pensons à la clef chacun dans sa prison
En pensant à la clef chacun fait sa prison
A la tombée du soir seulement, une rumeur venant de haut
Ranime, pour un instant, un Coriolan brisé
DA
Damyata : la barque a obéi,
Gaîment, à la main habile
Au maniement des rames et des voiles
Sur la mer calme, gaîment
Ton cœur eût obéi
A la main maîtresse, l’invitant à battre.

Assis sur le rivage,
Pêchant, la plaine aride s’étendant derrière mon dos
Mettrai-je au moins de l’ordre dans mes terres ?
London Bridge is falling down falling down falling down
Poi s’ascose nelfoco che gli affina
Quando fiarn uti chelidon
— Vole O hirondelle
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie
De ces fragments j’ai étayé mes ruines
Tope là. Jérôme est redevenu fou.
Datta. Dayadhvam. Damyata. Chantih chantih chantih

The Waste Land © Faber and Faber Ltd, 1940


[1© éditions Belin / Humensis.