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Walter Benjamin | Le Conteur
Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov
samedi 14 mai 2022
Texte écrit sous le titre Der Erzähler, publié dans la revue suisse Orient und Okzident en octobre 1936, traduit généralement par Le Conteur, mais que Walter Benjamin avait lui-même traduit , en 1939, quand il en a donné une version française, par Le Narrateur.
Ici traduit par Maryse de Gandillac et Pierre Rusch, réédité dans Écrits français, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, p. 264-298.
Le narrateur, quelque familier que nous soit ce nom, est loin de nous être entièrement présent dans son activité vivante. Il est pour nous déjà fort lointain et ne fait que s’éloigner encore. Présenter un Leskov [1] comme narrateur, ce n’est pas le rapprocher de nous, mais bien plutôt augmenter la distance qui nous en sépare. Si nous l’observons d’une certaine distance les grands traits simples qui composent le narrateur l’emportent. Plus exactement ils apparaissent de la façon, dont, parfois, se présente dans un roc, dès que nous le fixons d’un point voulu, la forme d’une tête ou le corps d’une bête. Ce point nous est ici prescrit par une expérience journalière. Elle nous dit que l’art de narrer touche à sa fin. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens capables de raconter quelque chose dans le vrai sens du mot. De là un embarras général lorsque, au cours d’une soirée, quelqu’un suggère qu’on se raconte des histoires. On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences.
Il est aisé de concevoir l’une des causes de ce phénomène : le cours de l’expérience a baissé. Et il a l’air de prolonger sa chute. Nul jour qui ne nous prouve que cette baisse ait atteint un nouveau record, que non seulement l’image du monde extérieur mais celui du monde moral ait subi des changements considérés avant comme impossibles. Avec la Grande Guerre un processus devenait manifeste qui, depuis, ne devait plus s’arrêter. Ne s’est-on pas aperçu à l’armistice que les gens revenaient muets du front ? non pas enrichis mais appauvris en expérience communicable. Et quoi d’étonnant à cela ? Jamais expérience n’a été aussi foncièrement démentie que les expériences stratégiques par la guerre de position, matérielles par l’inflation, morales par les gouvernants. Une génération qui avait encore pris le tramway à chevaux pour aller à l’école se trouvait en plein air, dans un paysage où rien n’était demeuré inchangé sinon les nuages ; et, dans le champ d’action de courants mortels et d’explosions délétères, minuscule, le frêle corps humain.
L’expérience transmise oralement est la source où tous les narrateurs ont puisé. Et parmi ceux qui ont couché par écrit des histoires, ceux-là sont les grands narrateurs dont le texte s’écarte le moins des paroles des innombrables narrateurs anonymes. il faut du reste distinguer parmi ces derniers deux groupes qui ne cessent sans doute de se pénétrer l’un l’autre. Le personnage du narrateur ne doit toute sa plénitude qu’à cette double origine. « Quiconque a beaucoup vu, peut avoir beaucoup retenu », dit le proverbe allemand, et se représente le narrateur comme quelqu’un qui revient de loin. Mais on prend autant de plaisir à écouter celui qui, gagnant honnêtement son pain, est resté au pays et connaît ses histoires et ses traditions. C’est ainsi que le paysan sédentaire et le marin négociant représentent chacun le type archaïque des deux groupes. En effet, le milieu de chacun d’eux a produit sa propre lignée de narrateurs. Il n’en reste pas moins que l’on ne peut concevoir le domaine de la narration dans toute son ampleur historique sans une très intime pénétration réciproque de ces deux types archaïques. C’est tout particulièrement le Moyen Âge qui, grâce au compagnonnage, a réalisé une telle pénétration. Le patron sédentaire et les compagnons faisant leur tour de France travaillaient ensemble dans le même atelier, et chaque patron avait fait son tour de France avant qu’il se soit établi dans son pays natal ou bien dans un autre. S’il est vrai que paysans et marins ont été les maîtres jurés de l’art de narrer, l’artisanat de son côté en fut la haute école. En lui le message des pays lointains que rapporte celui qui a beaucoup voyagé se lie au message du passé qui aime pour confident l’homme sédentaire. c’est ainsi que se constitue ce personnage du narrateur qui, comme l’a si bien dit Jean Cassou, donne le ton du récit et rend compte de sa réalité, celui auprès de qui le lecteur aime à se réfugier fraternellement et à retrouver la mesure, l’échelle des sentiments et des faits humains normaux.
Leskov est à son aise dans le lointain de l’espace comme du temps. Il appartient à l’Église orthodoxe, et c’est un homme qui porte à la religion un intérêt sincère. Mais il était un non moins sincère adversaire de la bureaucratie ecclésiastique. Comme il ne pouvait davantage s’accommoder des fonctionnaires laïques, les postes officiels qu’il a remplis ne lui sont pas restés longtemps. En ce qui concerne sa production littéraire, la place de représentant d’une grosse maison anglaise qu’il occupa longtemps lui fut vraisemblablement entre toutes de la plus grande utilité. C’est pour cette maison qu’il a parcouru la Russie, et ces voyages ont favorisé aussi bien son expérience des hommes que sa connaissance de l’état des choses en Russie. Il eut ainsi l’occasion de connaître les milieux sectaires dans le pays. On en trouve la trace dans ses narrations. Les légendes russes ont paru à Leskov, qui ne se cachait pas de ses sympathies sectaires, des alliés dans la lutte qu’il menait contre la bureaucratie orthodoxe. Nous avons de lui une suite de récits légendaires, gravitant tous autour du juste qui est rarement un ascète, mais en général un homme simple, sobre et actif qui paraît devenir un saint de la façon la plus naturelle du monde. L’exaltation mystique, Leskov ne s’en soucie guère. Bien qu’il aime parfois s’attacher au merveilleux, sa préférence, même en matière de piété, va à un naturel solide et sain. Il voit son modèle dans l’homme qui se débrouille sur la terre sans trop y engager son intérêt. Il a fait preuve d’une attitude semblable dans le domaine séculier. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant dans le fait que Leskov n’ait commencé que tard à écrire, après ses voyages d’affaires. Le titre du premier écrit qu’il publia est : Pourquoi les livres sont-ils si chers à Kiev ? Toute une série de brochures sur la classe ouvrière, sur l’ivrognerie, sur les médecins d’assistance publique, sur les médecins d’assistance publique, sur les commerçants chômeurs, préparent aux narrations.
La tendance à s’orienter vers la vie pratique paraît essentielle chez nombre de narrateurs nés. Cette tendance, nous la voyons, par exemple, chez Gotthelf qui donnait à ses paysans des conseils d’économie rurale, nous la trouvons chez Nodier qui traite des dangers de l’éclairage au gaz, et chez Hebel, qui glisse dans son Écrin naturel de menus enseignements de science naturelle à l’usage de ses lecteurs. Tout cela fait ressortir ce qu’il en est de toute vraie narration. Elle comporte ouvertement ou secrètement une utilité. Cette utilité se traduira tantôt par un proverbe ou une règle de conduite, tantôt par une recommandation pratique, tantôt par une moralité, en tout cas le narrateur est de bon conseil pour son public. Mais si être de bon conseil a aujourd’hui une consonance quelque peu désuète, la faute en est ce que le fait que la faculté de communiquer l’expérience décroît. C’est pourquoi nous ne sommes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui.
Un conseil, en effet, est peut-être moins réponse à une question que suggestion à propos de la continuation d’une histoire (qui est en train d’être développée). Pour qu’on nous le donne, ce conseil, il faut donc que nous commencions par nous raconter. Et cela sans tenir compte du fait qu’un homme ne profitera d’un conseil qu’en tant qu’il trouvera les mots pour rendre son cas. Le conseil tissé dans l’étoffe d’une vie devient sagesse. L’art de narrer est en déclin parce que l’aspect épique de la vérité, la sagesse, tend à disparaître. Mais c’est là un processus de longue haleine. Rien ne serait plus vain que de ne voir en lui qu’un « symptôme de décadence » , encore moins de « décadence moderne » . Il s’agit bien plutôt d’un phénomène consistant de forces séculaires qui a peu à peu écarté le narrateur du domaine de la parole vivante pour le confiner dans la littérature. Ce phénomène nous a en même temps rendu plus sensible à la beauté du genre qui s’en va.
Le premier indice d’un processus qui aboutit à la chute de la narration est le développement du roman au début des Temps modernes. Ce qui distingue le roman de la narration (et du genre épique au sens restreint), c’est le fait qu’il dépend essentiellement du livre. Le roman ne peut se propager qu’à partir du moment où l’imprimerie est inventée. La tradition orale -héritage du genre épique- est autrement constituée que ce qui fait le fonds du roman. Ce qui oppose le roman à toute autre forme de prose et avant tout à la narration, c’est qu’il ne procède pas de la tradition orale ni ne saurait la rejoindre.
Ce que le narrateur raconte, il le tient de l’expérience, de la sienne propre ou de l’expérience communiquée. Et à son tour il en fait l’expérience de ceux qui écoutent son histoire. Le romancier, par contre, s’est confiné dans son isolement. Le roman s’est élaboré dans les profondeurs de l’individu solitaire, qui n’est plus capable de se prononcer de façon pertinente sur ce qui lui tient le plus à cœur, qui est lui-même privé de conseil et ne saurait en donner. Écrire un roman, c’est faire ressortir par tous les moyens ce qu’il y a d’incommensurable dans la vie. Dans l’abondance même de la vie et par la représentation de cette abondance, le roman révèle la profonde aboulie du vivant. La première grande œuvre du genre, Don Quichotte, nous montre d’emblée comment la grandeur d’âme, l’audace, la serviabilité de l’homme le plus noble sont entièrement dénuées de bon conseil et ne contiennent pas la moindre étincelle de sagesse.
Il convient de se représenter le changement des formes épiques comme rythmé à la façon des transformations que la surface de la terre a subies au cours des milliers de siècles. Parmi toutes les formes de communication entre les hommes il n’y en a guère qui ait été plus lentement acquise ni plus lentement périmée. Le roman, dont les origines remontent à l’Antiquité, a dû attendre plusieurs siècles avant de rencontrer dans la bourgeoisie ascendante les éléments qui devaient engendrer sa floraison. C’est l’apparition de ses nouveaux éléments qui a alors provoqué la relégation progressive de la narration dans le domaine de l’archaïque ; si la narration s’est souvent servie de la matière nouvelle, elle n’en était pourtant pas véritablement déterminée. D’autre part nous voyons à l’apogée de l’ère bourgeoise qui a trouvé un de ses instruments les plus importants dans la presse un nouveau genre de communication se faire jour. Quelque lointaine que soit son origine, il n’a jamais encore influencé la forme épique de façon déterminante. Il le fait à présent. Et nous nous rendons compte qu’il n’est pas moins étranger, mais bien plus funeste, à la narration que le roman qui doit du reste subir une crise de son côté. Ce nouveau genre de communication est l’information.
Villemessant, fondateur du Figaro, a caractérisé la nature de l’information dans une formule célèbre. « Mes lecteurs, avait-il coutume de dire, se passionnent davantage pour un incendie au quartier Latin que pour une révolution à Madrid. » Clairement et d’un seul coup nous comprenons ainsi que ce n’est plus le message du lointain, mais l’information fournissant à nos préoccupations immédiates un point de repère, qui trouve le plus grand nombre d’auditeurs. Le message du lointain, soit qu’il vienne de pays étrangers ou bien d’une vieille tradition, dispose d’une autorité qui lui donne cours même si elle demeure incontrôlable. L’information au contraire a la prétention de faire face au contrôle -ne serait-ce que le plus pressé et le plus superficiel de tous. Sa première condition est donc d’être compréhensible en soi. Elle n’est pas plus exacte souvent que ne l’a été le message des siècles passés. Mais alors que celui -ci aimait à user du merveilleux, il est indispensable à l’information de paraître plausible. C’est par là qu’elle se révèle incompatible avec l’esprit même de la narration. Si l’art de conter se fait rare, l’information qui se propage a une part décisive à cet état de choses.
Tous les matins nous sommes informés des nouvelles du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires curieuses. La raison en est que nul événement ne nous atteint que tout imprégné déjà d’explications. En d’autres termes : dans les événéments presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l’information. Car c’est le fait du narrateur né que de débarasser une histoire, lorsqu’il la raconte, de toute explication. C’est en quoi Leskov est passé maître (qu’on se rappelle La Fraude et L’Aigle blanc). L’extraordinaire, le merveilleux, on le raconte avec la plus grande précision, mais on n’impose pas au lecteur l’enchaînement psychologique des événements. On le laisse libre d’interpréter la chose comme il l’entend, et ainsi le récit est doué d’une amplitude qui fait défaut à l’information.
Leskov s’est mis à l’école des Anciens. Le premier narrateur grec fut Hérodote. Au chapitre XIV du IIIe livre de ses Histoires il y a un récit riche en enseignements. Il traite de Psammenit. Lorsque le roi d’Égypte Psammenit eut été battu et fait prisonnier par le roi des Perses Cambyse, celui-ci résolut d’humilier le prisonnier. Il donna l’ordre de placer Psammenit sur la route par laquelle devait passer le cortège triomphal perse. En outre il s’arrangea pour que le prisonnier vît passer sa fille devenue servante, en train de chercher de l’eau à la fontaine dans une cruche. Alors que tous les Égyptiens se plaignaient et se lamentaient, Psammenit seul demeura muet et impassible, les yeux fixés à terre. Et comme il vit peu après son fils que l’on emmenait au supplice avec le cortège, il ne se départit pas de son impassibilité. Mais ensuite lorsqu’il reconnut dans les rangs des prisonniers l’un de ses serviteurs, un misérable vieillard, alors il se battit les tempes des poings et donna tous les signes de la plus profonde affliction.
Ce récit nous fait voir ce qu’il en est de la véritable narration. L’information n’a de valeur qu’au moment précis où elle est nulle. Elle n’a de vie qu’en ce moment où elle doit se livrer à lui tout entière. Il n’en est pas de même de la narration : elle ne se livre ni ne s’épuise jamais entièrement. Elle conserve ses forces concentrées, et longtemps après sa naissance elle reste capable d’éclosion. Ainsi Montaigne est revenu sur l’histoire du roi d’Égypte et s’est demandé : pourquoi ne se lamente-t-il qu’à la vue de son serviteur ? Montaigne répond : il était déjà si rempli de douleurs qu’il a suffi du moindre surcroît pour rompre toutes les digues. Ainsi Montaigne. Mais on pourrait dire également : le roi ne s’émeut pas du sort de la famille royale, car c’est son propre sort. ou bien : bien des choses qui ne nous touchent pas dans la vie réelle nous émeuvent sur la scène ; ce serviteur n’est pour le roi qu’un acteur. Ou encore : une grande douleur est refoulée et il faut une détente pour qu’elle éclate. la vue du serviteur était la détente. -Hérodote ne donne pas d’explication. Son récit est le plus sec de tous. C’est pourquoi cette histoire de l’antique Égypte est capable encore après des milliers d’années d’exciter l’étonnement et la réflexion. Elle fait penser à ces grains de semence, enfermés pendant des milliers d’années à l’abri de l’air dans les caveaux des pyramides qui ont conservé jusqu’à ce jour leur pouvoir germinatif.
Rien ne recommande plus durablement une histoire à la mémoire que cette sobriété qui la soustrait à l’analyse psychologique. Et plus le narrateur se trouve amené à renoncer aux nuances psychologiques, plus aisément son histoire s’installe dans la mémoire de l’auditeur, plus elle s’assimile parfaitement à sa propre expérience, plus il aimera, un jour, la raconter à son tour. Cette assimilation qui se déroule au fin fond de nous-mêmes exige un état de détente qui se fait de plus en plus rare. Si le sommeil est l’achèvement de la détente corporelle, l’ennui de son côté est l’achèvement de la détente mentale. L’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience. Le bruissement dans les feuilles quotidiennes le chasse. Du même coup le don de prêter l’oreille se perd. Il se perd parce qu’on n’écoute plus en tissant et en filant. Plus l’auditeur est oublieux de lui-même, plus ce qu’il entend s’imprime profondément en lui. Lorsque le rythme du travail l’a investi il prête l’oreille aux histoires de telle manière qu’il est gratifié du don de les raconter à son tour. Ainsi est fait le filet où repose le don de narrer. Ainsi, de nos jours, ce filet se dénoue de toute part, après avoir été noué, il y a des milliers d’années, autour des plus vieilles formes de l’artisanat.
La narration telle qu’elle prospère longtemps dans la sphère de l’artisanat -artisanat paysan, maritime, puis citadin- est elle-même une forme en quelque sorte artisanale. Elle ne vise pas à transmettre la chose nue en elle-même comme un rapport ou une information. Elle assimile la chose à la vie même de celui qui la raconte pour la puiser de nouveau en lui. Ainsi adhère à la narration la trace du narrateur comme au vase en terre cuite la trace de la main du potier. Tout vrai narrateur a tendance à commencer son histoire par une relation des circonstances dans lesquelles lui-même a appris ce qui va suivre, à moins de la faire passer pour une histoire vécue.
Cet art artisanal, l’art de narrer, Leskov l’a du reste regardé lui-même comme un métier. « La littérature, dit-il dans une de ses lettres, n’est pas pour moi un art libre mais un métier. » On ne s’étonnera donc pas qu’il se soit senti lié à l’artisanat tandis qu’il restait étranger à la technique industrielle. Tolstoï, qui a certainement compris son point de vue, mentionne à l’occasion ce ressort du talent narratif de Leskov, lorsqu’il parle de lui comme du premier « qui a dénoncé l’insuffisance du progrès économique… Il est étrange que Dostoïevski soit tant lu… Par contre je ne puis comprendre pourquoi Leskov n’est pas lu. C’est un écrivain véridique. » Dans son histoire malicieuse et gaie, La Puce d’acier, qui tient à la fois de la légende et de la farce, Leskov a glorifié l’artisanat russe en la personne des orfèvres de Toula. Leur chef-d’œuvre, la Puce d’acier, tombe sous les yeux de Pierre le Grand et le convainc que les Russes n’ont pas à rougir devant les Anglais.
La loi spirituelle de cette sphère artisanale dont est issu le narrateur n’a sans doute jamais été dépeinte d’une façon aussi significative que par Paul Valéry [2]. Il parle de choses parfaites dans la nature, des perles fines, des vins profonds et mûrs, des personnes véritablement accomplies ; il reconnaît en eux une lente thésaurisation de causes successives et semblables, la durée de l’accroissement de leur excellence n’ayant pour limite que la perfection. « L’homme jadis, poursuit Paul Valéry, imitait cette patience. Enluminures ; ivoires profondément refouillés ; pierres dures parfaitement polies et nettement gravées ; laques et peintures obtenues par la superposition d’une quantité de couches minces et translucides… -toutes ces productions d’une industrie opiniâtre et vertueuse ne se font guère plus, et le temps est passé où le temps ne comptait pas. L’homme d’aujourd’hui ne cultive point ce qui ne peut point s’abréger. » Il a même réussi à abréger le conte. Nous avons été témoins de la naissance de la short story. Elle brise le prestige du conte, à savoir de rattacher des générations de narrateurs entre eux.
Valéry termine ces réflexions par la phrase suivante : « On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches. » L’idée de l’éternité a toujours eu sa source la plus puissante dans la mort. Donc, cette idée s’étiolant, il s’ensuit que l’expérience de la mort elle aussi doit présenter des changements. Cette modification s’avère être la même que celle de l’expérience générale qui a amené le déclin de l’art de narrer.
Si l’on suit le cours des siècles derniers on se rend compte à quel point l’idée de la mort perd dans la conscience collective en omniprésence et en force plastique. Ce processus se trouve accéléré dans ses dernières étapes. Au cours du XIXe siècle, la société bourgeoise avec ses institutions hygiéniques et sociales, qu’elles soient privées ou publiques, a réalisé un but accessoire, inconsiemment peut-être son but principal : donner aux gens la possibilité de dérober les mourants à tous les regards. L’acte de mourir, autrefois l’acte le plus public de la vie individuelle, et un acte fort exemplaire (qu’on se souvienne des tableaux du Moyen Âge, où le lit de mort est devenu un trône vers lequel le peuple à travers des portes grand ouvertes de la maison se presse)- l’acte de mourir, au cours des Temps modernes, est soustrait de plus en plus à l’attention des vivants. Jadis il n’y avait pas une maison, à peine une chambre, où quelqu’un ne fût déjà mort. (Le Moyen Âge avait l’intuition spatiale de ce que fait ressortir dans le temps cette inscription sur un cadran solaire à Ibiza : Ultima multis [3]. Or, il est de fait que non seulement la connaissance et la sagesse de l’homme mais surtout sa vie vécue -et c’est là la matière dont sont faites les histoires- prend une forme dont la tradition peut s’emparer avant tout chez le mourant. De même que certaines images de sa vie se mettent à défiler devant celui meurt, de même se révèle soudain dans sa mimique et ses regards l’Inoubliable qui attribue à tout ce qui le concerne cette autorité dont dispose au regard des vivants en mourant, même le plus misérable larron. C’est cette autorité qui est à l’origine du récit.
La mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter. Son autorité, c’est à la mort qu’il l’emprunte. En d’autres termes : c’est à l’histoire naturelle que renvoient toutes ses histoires. Cela a été exprimé de façon exemplaire dans l’un des plus beaux passages que nous tenions de l’incomparable J.P. Hebel. Il se trouve dans la Rencontre inespérée des amants1 qui fait partie de L’Écrin de l’ami des familles rhénanes2. Ce récit commence par les fiançailles d’un jeune ouvrier qui travaille dans les mines de Falun en Suède. La veille du mariage, au fond de son puits, il meurt de la mort du mineur. Sa fiancée lui reste fidèle par-delà la mort et sa vie va dépasser largement le terme normal des existences humaines. Lorsqu’elle est toute vieille déjà, un jour, du fond du puits abandonné, un cadavre est ramené à la lumière. Ce cadavre, imprégné de vitriol de fer, a échappé à la décomposition, et elle reconnaît son fiancé. Après l’avoir revu, la mort l’appellera à son tour. Or lorsque Hebel, au court du récit, s’est trouvé dans l’obligation de rendre sensible la longue file d’années qui sépare son commencement de sa fin il s’en est acquitté par les phrases suivantes : « Entretemps la ville de Lisbonne fut détruite par un tremblement de terre, et la guerre de Sept Ans passa et l’empereur François Ier mourut, et l’ordre des Jésuites fut dissous, et la Pologne fut partagée, et l’impératrice Marie-Thérèse mourut, et le docteur Struensee fut exécuté, et l’Amérique se rendit indépendante, et les forces unies de France et d’Espagne ne purent s’emparer de Gibraltar. Les Turs enfermèrent le général Stein dans la grotte de Vétérans en Hongrie et l’empereur Joseph mourut lui aussi. Le roi Gustave de Suède conquit la Finlande russe, et commencèrent la Révolution française et la longue guerre, et l’empereur Léopold descendit aussi à la tombe. Napoléon conquit la Prusse et les Anglais bombardèrent Copenhague et les laboureurs semèrent et moissonnèrent. Le meunier moulut son blé, et les forgerons battirent l’enclume, et les mineurs creusèrent la terre à la recherche de gisements métalliques dans leur chantier souterrain. Or lorsque les mineurs de Falun en l’an 1809… » Jamais narrateur n’a plus intimement inséré son récit dans l’histoire naturelle que ne l’a fait Hebel dans cette chronologie. À la lire attentivement, la mort y apparaît en un retour aussi régulier que l’homme à la faulx dans les processions qui défilent à midi autour du cadran de la cathédrale.
On ne saurait entreprendre l’étude d’une certaine forme épique sans s’occuper du rapport entre cette forme et l’œuvre de l’historien. Bien plus, on peut aller jusqu’à se demander si l’œuvre de l’historien ne constitue pas le noyau d’indifférence créatrice parmi toutes les formes épiques. En pareil cas l’histoire écrite serait aux formes épiques ce qu’est la lumière blanche aux couleurs du spectre. Quoi qu’il en soit, parmi toutes les formes épiques il n’en est pas une qui soit aussi indubitablement incorporée au sein de la lumière pure et incolore de l’histoire écrite que la chronique. Et sur la large bande de couleur de la chronique s’étagent les différentes façons de raconter comme les nuances d’une seule et même couleur. Le chroniqueur n’est pas l’historien, il est le narrateur de l’histoire. Que l’on se souvienne du passage de Hebel qui entre si pleinement dans le cadre des chroniques, et l’on jugera sans peine de la différence qu’il y a entre celui qui écrit l’histoire, l’historien, et celui qui la raconte, le narrateur. L’historien est tenu d’expliquer d’une façon ou d’une autre les événements dont il traite ; il ne saurait en aucun cas se contenter d’en faire montre comme d’échantillons des destinées terrestres. C’est justement cela que fait le chroniqueur ; et ses représentants classiques, les chroniqueurs du Moyen Âge (qui furent les précurseurs des historiens) le font avec une insistance toute spéciale. Du fait que ces chroniqueurs fondent leur histoire sur les desseins divins qui sont insondables, ils se sont débarrassés a priori de la charge d’une explication démontrable. L’explication cède la place à l’interprétation. Cette dernière ne s’occupe nullement d’enchaîner avec précision des événements déterminés, elle borne sa tâche en décrivant comment ils s’insèrent dans la trame insondable des destins terrestres.
Que les destinées terrestres soient conditionnées par la grâce divine ou bien par un ordre naturel, là n’est pas la différence essentielle. Dans le narrateur la figure du chroniqueur s’est maintenue, transformée, sécularisée, pour ainsi dire. Leskov est parmi ceux dont l’œuvre témoigne le plus clairement de cet état de choses. Le chroniqueur avec son interprétation providentielle, le narrateur avec son interprétation profane se fondent tous deux dans son œuvre à tel point qu’à propos de certains contes il est difficile de décider, si la trame sur laquelle ils se détachent est la trame donnée d’une conception religieuse ou la trame multicolore d’une conception religieuse ou la trame multicolore d’une conception profane du monde sublunaire. Qu’on se souvienne du conte L’Alexandrite qui replace le lecteur « en ces temps reculés où les pierres au sein de la terre et les planètes dans les hauteurs du firmament s’occupaient encore de la destinée des hommes et non pas en nos jours, où tant les cieux que sous terre tout fait preuve d’indifférence à l’égard du sort des mortels. De nulle part il ne se fait plus entendre de voix qui leur parle, encore moins qui leur obéisse. Toutes les planètes nouvellement découvertes ne jouent plus aucun rôle dans les horoscopes, et il y a une foule de nouvelles pierres, toutes mesurées et pesées et examinées quant à leur poids spécifique et leur densité, mais n’ont plus pour nous aucun message ni aucune utilité. le temps où elles parlaient avec les hommes n’est plus. »
Comme on voit il n’est guère possible de caractériser de façon univoque le cours des choses tel que l’illustre cette histoire de Leskov. Est-ce l’ordre divin ou l’ordre naturel qui la détermine ? Ce qui est certain c’est que précisément en tant que « cours des choses », elle est étrangère à toute véritable catégorie historique. L’âge où l’homme pouvait se croire à l’unisson de la nature, dit Leskov, a pris fin. Schiller appelle cet âge l’époque de la poésie naïve. Le narrateur lui reste fidèle et son regard ne quitte pas ce cadran devant lequel s’avance la procession des créatures où la mort se trouve placée tantôt comme chef de file, tantôt comme dernier misérable traînard.
On s’est rarement rendu compte de ce fait que le rapport naïf de l’auditeur au narrateur est déterminé par le désir de se rappeler le récit. Le pivot pour l’auditeur non déformé, c’est de pouvoir raconter de son côté ce qu’il entend. La mémoire est le don épique par excellence. Grâce à une mémoire universelle l’esprit épique osera affronter d’une part l’immense mer des choses advenues et d’autre part leur perte irrémédiable, le pouvoir immense de la mort. Ne nous étonnons donc pas si, pour un homme du peuple tel que Leskov l’a un jour imaginé, le tsar, comme souverain de son cosmos, dispose d’une mémoire des plus vastes. « Notre empereur et toute sa famille, est-il dit, ont en effet une mémoire prodigieuse. »
Mnémosyne, celle qui se souvient, était considérée chez les Grecs comme la muse du genre épique, ce nom doit nous ramener à une bifurcation dans l’évolution du genre humain. Si, en effet, ce que note la mémoire -l’histoire écrite- représente l’indifférence créatrice par rapport aux différents genres épiques (de même que la prose classique représente l’indifférence créatrice par rapport aux différentes mesures des vers), sa forme la plus ancienne, l’épopée, nous offre une sorte d’indifférence par rapport aux genres postérieurs, et plus particulièrement par rapport à la narration et au roman.
La mémoire établit la chaîne de la tradition qui transmet le passé de génération en génération. Mnémosyne est donc la muse du genre épique en général. Elle préside au genre épique tout entier. Autre est l’élément inspirateur -on voudrait pouvoir dire la muse- du genre particulier qu’est la narration. La muse de la narration serait cette femme infatigable et divine qui nouerait le filet que forment en fin de compte toutes les histoires rassemblées. L’une se rattache à l’autre ainsi que tous les grands narrateurs, et principalement les conteurs orientaux ont aimé à le montrer. Dans l’âme de chacun d’eux il y a une Schéhérazade qui, à propos de chaque passage de ses histoires, se souvient d’une autre histoire. C’est là une mémoire épique au sens restreint, c’est là l’élément inspirateur de la narration.
Il se trouve un élément analogue, mais foncièrement différent, à la base du roman. Et comme pour la narration on peut avancer pour le roman que primitivement, c’est-à-dire dans l’épopée, il ne formait qu’un germe dans l’unité indivise du genre épique. Toujours est-il qu’on peut parfois le pressentir dans les épopées. Et il en est ainsi avant tout aux passages solennels des poèmes homériques, tels que les invocations à la muse. Ce qui s’annonce en ces passages, c’est la souvenance éternisante du romancier par opposition au souvenir passe-temps du narrateur. La première s’est vouée au sujet élu -à son héros unique, à l’unique odyssée, l’unique iliade ; l’autre aux faits multiples et divers. En d’autres termes : c’est la souvenance en tant qu’élément inspirateur du roman qui vient prendre place à côté du souvenir, élément inspirateur de la narration après que l’unité de leur origine, la mémoire, s’est dissociée dans le déclin de l’épopée.
Nul, dit Pascal, ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose. Certes, des souvenirs, au moins, mais qui ne trouvent pas toujours d’héritiers. Le romancier recueille cette succession, et cela rarement sans une profonde mélancolie. Car il en est de cette succession comme de la vie d’un personnage, dont on parle, dans un roman de Bennett, dans ces termes : « Elle n’avait joui de rien de la vie réelle. » L’éclaircissement le plus précieux de cet aspect des choses, nous le devons à Georg Lukácks qui a vu dans le roman « la forme du dépaysement transcendantal ». De même le roman, d’après Lukács, se trouve la seule forme d’art qui intègre le temps comme l’un de ses principes constitutionnels. « Le temps, dit-il dans la théorie du roman, ne peut devenir constitutif que lorsque l’homme a cessé de se sentir relié à un pays natal transcendental. Dans le roman seul il y a séparation entre le sens de la vie et la vie même et séparation, en même temps, entre l’essentiel et le temporel. On pourrait même aller jusqu’à prétendre que l’action intérieure du roman n’est tout entière rien qu’une lutte contre la puissance du temps. Et c’est par là que se dégagent les expériences d’un temps vécu dans un sens foncièrement épique : l’espoir et la mémoire. Le roman seul connaît cette mémoire créatrice qui tout en atteignant le fond de son objet le transfigure. Son héros, enfin, parvient à fondre en un la vie de l’âme et le monde extérieur en saisissant l’ensemble de sa vie comme un reflet dans le courant de ses journées passées. L’intuition qui embrasse ce reflet n’est autre qu’une compréhension divinatoire du sens d’une vie qui, autrement, serait hors de portée et indicible. »
Le « sens d’une vie » est en effet l’axe autour duquel pivote le roman. le fait qu’on s’enquiert de ce sens n’est autre chose que l’expression la plus large de l’embarras profond du lecteur qui se trouve placé au sein même de cette vie écrite. D’un côté les « sens d’une vie », de l’autre la « morale d’une histoire » -c’est sous ces formes que roman et narration se posent l’un en face de l’autre. Autant Don Quichotte est le premier modèle parfait du roman, autant L’Éducation sentimentale peut être considérée comme le dernier. Dans les phrases qui terminent ce roman, le sens que prenait la vie au début du déclin de la bourgeoisie s’est tassé comme la lie de vin au fond d’une coupe. Amis de jeunesse, Frédéric et Deslauriers se souviennent de leur jeunesse. Il leur revient une petite histoire ; ils se souviennent du jour où pleins de gêne et clandestinement ils se présentèrent à la maison de tolérance de leur ville natale, n’y faisant rien d’autre que d’offrir à la patronne un bouquet de fleurs qu’ils avaient cueillies dans leur jardin. « On les vit sortir. Cela fit une histoire qui n’était pas oubliée trois ans après. Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l’autre, et quand ils eurent fini : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Frédéric -« Oui, peut-être bien ! C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » dit Deslauriers. » Pareil savoir impose au roman son terme, terme qui lui est imposé bien plus strictement qu’à aucun récit. Il n’y a pas, en effet, de narration où la question « Que se passa-t-il ensuite ? » perde ses droits. Le roman, au contraire, ne peut espérer faire le moindre pas au-delà de cette frontière où il invite le lecteur à réfléchir au sens d’une vie en écrivant un Finis au bas de la page.
Quiconque écoute une histoire se trouve en compagnie de celui qui la raconte ; même celui qui la lit participe à cette compagnie. Le lecteur d’un roman, par contre, est solitaire. Il l’est plus que tout autre lecteur. (Car même celui qui lit une poésie est enclin à prêter sa voix aux mots en vue d’un auditeur virtuel.) Et dans cette solitude qui lui est propre le lecteur du roman s’empare de sa matière plus jalousement que tout autre. Il est prêt à se l’approprier tout entière, et, en quelque sorte, à la dévorer. Il s’assimile, en la dévorant, cette matière comme le feu dévore les bûches dans la cheminée. La tension qui traverse le roman ressemble étrangement au tirage qui avive la flamme dans la cheminée et avive son jeu.
C’est d’une matière desséchée que se nourrit de préférence l’intérêt brûlant que porte le lecteur au roman. Qu’est-ce à dire ? -« Un homme qui meurt à trente-cinq ans, a-t-on écrit, est à chaque instant de sa vie un homme qui meurt à trente-cinq ans. » Si rien n’a moins de sens que ce propos, cela tient uniquement à une erreur qu’a fait l’auteur dans le temps du verbe. Un homme qui est mort à trente-cinq ans, devait-il dire pour dégager la vérité cachée dont il s’agit, paraîtra à la souvenance de chaque instant de sa vie révolue un homme qui devait mourir à l’âge de trente-cinq ans. En d’autres termes : la proposition qui n’a pas de sens pour la vie réelle, devient irréfutable pour la vie remémorée. Rien ne saurait mieux qu’elle fait faire ressortir l’essentiel du personnage de roman. Sa vie, nous est-il dit par ce propos, ne dégage son sens que du fait et des circonstances de sa mort. Or le lecteur de roman ne cherche-t-il pas des personnages à travers lesquels il captera le « sens de la vie » ? Il doit donc s’assurer d’une façon ou d’une autre qu’il lui sera donné d’assister à leur mort. À la rigueur à leur mort virtuelle – la fin du roman. Mais de préférence à leur mort réelle. Comment le héros fait-il deviner aux lecteurs et le terme auquel il est voué et ce qui va déterminer cette fin ? Voilà la puissante inquiétude attisant la flamme qui, dans le lecteur, consume le roman.
Ce qui importe n’est donc nullement un enseignement quelconque que la vie du héros nous prodiguerait. c’est bien plutôt sa destinée elle-même qui, par la flamme qui la dévore, communique au lecteur une chaleur que jamais il ne saurait tirer de sa propre vie. Cette propre vie qui a froid, il la réchauffe auprès d’une mort qui lui offre le romancier.
« Leskov, écrit Gorki, est l’écrivain le plus profondément enraciné dans le peuple et le plus pur de toute influence étrangère. » Le grand narrateur aura toujours ses racines dans le peuple et tout d’abord dans les classes artisanales. Mais de même que celles-ci embrassent dans les multiples degrés de leur développement économique et technique les éléments paysan, maritime et citadin, de même les concepts dans lesquels se cristallise pour nous la somme de leurs expériences, sont multiplement gradués. (Sans même parler de la part considérable qu’ont les commerçants à l’art de narrer, ils sont non seulement appelés à augmenter par leurs récits de terres lointaines, le contenu instructif des contes mais aussi à raffiner les ruses propres à retenir l’attention d’un auditeur. Ne voyons-nous pas, en effet, chez les conteurs arabes l’auditeur devenir client d’un narrateur ?) Bref, sans préjudice du rôle élémentaire que joue la narration dans l’économie domestique de l’humanité, les concepts aptes à distiller la sève de ces narrations sont d’une extrême diversité. Ce qui chez Leskov se comprend le plus aisément dans un sens religieux semble se ranger tout seul chez Hebel dans les perspectives pédagogiques du Siècle des Lumières, apparaît chez Poe comme d’une tradition hermétique, trouve un dernier refuge chez Kipling dans le champ d’action des marins et des coloniaux britanniques. En même temps tous les grands narrateurs ont en commun l’aisance avec laquelle ils montent et descendent les échelons de leur expérience. Et c’est encore l’image de l’expérience, pour ainsi dire, collective de la narration qu’une échelle dont la base se perd dans les profondeurs, tandis que le sommet se perd dans les nuages. Expérience collective, pour laquelle le choc le plus violent de toute expérience individuelle ne représente pas même un heurt ou une barrière.
« Et s’ils ne sont pas morts, ils sont encore en vie », dit le conte. Le conte qui est aujourd’hui le premier conseiller des enfants, parce qu’il a été autrefois le premier conseiller des hommes, se perpétue secrètement dans la narration. Le premier narrateur est et sera toujours le narrateur de contes. Le conte portant conseil là où rien ne fut plus difficile qu’en trouver. Là où se ressentait la plus poignante détresse, l’aide du conte ne se fit pas attendre. Cette détresse était la détresse du mythe. Le conte nous renseigne sur les premières tentatives de l’humanité pour se délivrer du cauchemar dont le mythe avait opprimé sa poitrine. Le personnage de l’ingénu nous y montre comment l’humanité « fait la bête » envers le mythe ; le personnage du frère cadet nous y montre comment ses chances croissent à mesure qu’elle s’éloigne de l’époque mythique ; le personnage de celui qui partit pour connaître la peur nous y montre que l’on peut voir clair à travers les objets de notre crainte ; le personnage du réfléchi nous y montre que les questions que pose le mythe sont ineptes comme la question du sphinx ; les animaux qui viennent en aide à l’enfant du conte nous y montre que la nature ne se veut pas seulement liée envers le mythe, mais qu’elle préfère de beaucoup se grouper autour de l’homme. Le charme libérateur dont dispose le conte ne fait pas entrer la nature en action de façon mythique, mais la désigne comme complice de l’homme libéré. Cette complicité, l’homme mûr ne l’éprouve que par moments, en fait lorsqu’il est heureux, mais l’enfant la rencontre tout d’abord dans les contes et en fait son bonheur.
Peu de narrateurs paraissent aussi profondément imprégnés de l’esprit des contes que Leskov. En fidèle de l’Église orthodoxe il aimait interpréter certaines de ses croyances à sa façon ou plutôt à la façon du paysan russe. Ainsi la résurrection lui est-elle apparue moins comme une transfiguration que (dans un sens très apparenté au conte) comme un désensorcellement ! Et surtout ceux qui mènent chez Leskov le cortège des créatures : les justes ne cachent pas leur parenté avec le conte. « Pawlin, Figura, l’artiste coiffeur, le gardien d’ours, la sentinelle serviable -tous ceux qui personnifient le sagesse, la bonté, la consolation du monde se pressent autour du narrateur. Incontestablement ils sont imprégnés de l’image de lsa mère. Leskov la décrit ainsi : “Elle était d’une bonté d’âme telle qu’il lui était impossible de faire de la peine ni aux hommes ni même aux bêtes. Elle ne mangeait ni viande ni poisson, tant elle avait pitié des créatures vivantes. Mon père avait coutume de lui en faire parfois le reproche. Mais elle répondait : “J’ai élevé vos petits animaux moi-même, je les tiens pour mes propres enfants. Je ne peux pourtant pas manger mes propres enfants !” Même chez les voisins elle ne touchait pas à la viande. “J’ai vu ces animaux vivants, disait-elle, ce sont mes amis. Je ne peux pourtant pas manger mes amis !” »
Le juste est à la fois l’avocat de la créature et son suprême représentant. Il possède chez Leskov un trait maternel qui s’élève parfois jusqu’au mythique (mettant ainsi, il est vrai, en danger la pureté du conte). La narration Koton le nourricier et Platonida est assez caractéristique à ce sujet. Son héros, le paysan Pisonski, est bisexuel. Pendant douze ans sa mère l’a élevé comme une fille.En même temps que son côté mâle, mûrit son côté féminin, et sa bisexualité devient le symbole de l’homme-dieu.
À ce degré Leskov croit voir atteinte l’apogée de la créature et comme un pont entre le monde terrestre et supraterrestre. Car ces hommes dont la puissance vient de la terre, ces hommes maternels, qui ne cessent de solliciter l’art narrateur de Leskov, ont été soustraits à l’esclavage de l’instinct sexuel dans le plein épanouissement de leurs forces. Mais ils ne personnifient pas par là un idéal promptement ascétique, au contraire, la tempérance de ces justes a un caractère si peu privatif qu’elle devient dans l’ordre passionnel même comme le pôle opposé de la fureur sexuelle que Leskov a si admirablement peinte dans Lady Macbeth de Minsk. La distance d’un Pawlin à cette femme de commerçant permet de juger de l’étendue du monde des créatures chez Leskov. Leskov n’en a pas moins, dans la hiérarchie des créatures, sondé leurs profondeurs.
La hiérarchie des créatures qui atteint dans la personne du juste sa plus haute élévation descend par multiples degrés dans les profondeurs de l’inanimé. En cela il faut tenir compte d’une circonstance particulière. Tout ce monde des créatures ne s’exprime pas aussi bien par la voix humaine que par ce que l’on pourrait appeler selon le titre d’une de ses narrations les plus significatives La voix de la nature. Cette narration traite du petit fonctionnaire Filipp Filippowitch qui s’efforce par tous les moyens d’obtenir de loger chez lui un maréchal de passage dans sa petite ville. Il y réussit. Le maréchal qui s’étonne tout d’abord de l’invitation du fonctionnaire finit par croire qu’il reconnaît en lui quelqu’un qu’il a dû rencontrer autrefois. Mais qui ? Il n’arrive pas à s’en souvenir. Et ce qui est étrange, c’est que le maître de la maison refuse de son côté de se faire connaître. Il fait bien plutôt prendre patience à son hôte d’un jour à l’autre en lui assurant que « la voix de la nature” ne manquera pas de lui parler un jour clairement. Il en va ainsi jusqu’au jour où l’hôte, peu avant de poursuivre son voyage, doit accorder au maître de la maison la permission que celui-ci a publiquement demandée, au cours d’un dîner, de faire retentir « la voix de la nature ». Là-dessus la maîtresse de la maison s’éloigne. Elle « revient avec un grand cor de chasse, en cuivre poli et luisant, et le donne à son mari. Il prit le cor, le porta aux lèvres et fut du même coup comme transfiguré. À peine eut-il gonflé les joues et eut-il tiré de l’instrument un son formidable comme le roulement du tonnerre, que le maréchal s’écria : “Ça y est, j’y suis, frère, je te reconnais tout de suite à cela ! Tu es le musicien du régiment de chasseurs, que j’ai envoyé en raison de sa conduite honorable surveiller un fripon de fonctionnaire d’intendance.” “C’est cela, votre Altesse”, répondit le maître de la maison. “Je n’ai pas voulu vous le rappeler moi-même, j’ai préféré laisser parler la voix de la nature.” » La façon dont le sens profond de cette histoire se cache derrière sa niaiserie, nous donne une idée de l’humour magnifique de Leskov.
Cet humour se confirme dans la même histoire de façon encore plus voilée. Nous avons vu que le petit fonctionnaire avait été délégué « en raison de sa conduite honorable surveiller un fripon de fonctionnaire d’intendance ». C’est ce que nous apprenons à la fin, dans la scène de la reconnaissance. Mais dès le début de l’histoire on nous dit ceci sur le compte du maître de la maison : « Les habitants de l’endroit le connaissaient tous et savaient qu’il n’occupait pas un rang élevé, car il n’était ni fonctionnaire de l’État ni militaire, mais un petit surveillant au bureau de ravitaillement, où il rongeait en compagnie des rats les biscottes et les bottes publiques et avait à la longue acquis -tout en rongeant- un joli chalet. » On voit comme la sympathie traditionnelle que le narrateur porte aux mauvais sujets ne perd pas ses droits dans cette histoire. Elle ne se dément pas même au sommet de l’art. Hebel n’eut pas de types plus chéris que ses fripons et larrons du Badois. Et pourtant le personnage principal sur le theatrum mundi est, pour Hebel lui aussi, le juste. Mais comme nul n’est à sa hauteur, il passe de l’un à l’autre. tantôt c’est le larron, tantôt le colporteur juif, tantôt l’imbécile qui surgit pour jouer ce rôle. Ce n’est qu’un stage qui ne va pas au-delà d’une heureuse improvisation morale. Hebel est casuiste. Il ne jure sur aucun principe quel qu’il soit, mais n’en refuse aucun, car tous peuvent un jour servir d’instrument au juste. Leskov confesse une attitude pareille. « Je me rends compte, écrit-il dans l’histoire À propos de la Sonate de Kreutzer, qu’à la base de mes réflexions il y a plutôt une conception pratique de la vie qu’une philosophie abstraite ou une morale élevée, n’empêche que je tiens à penser comme je le fais. » Il est vrai, d’ailleurs, que les catastrophes morales qui se produisent dans son monde sont aux incidents moraux de Hebel ce que le grand cours silencieux de la Volga est au bavardage précipité du petit ruisseau qui fait tourner la roue du moulin. Parmi les narrations historiques de Leskov il y en a plus d’une où les passions font rage à l’instar de la colère foudroyante d’Achille ou de la haine funeste de Hagen. Le monde, chez Leskov, parfois, s’assombrit et avec majesté le mal y lève son sceptre. Les créatures de ses Contes du vieux temps vont jusqu’au bout de leur passion terrible. Et ce but, précisément, les mystiques ont aimé à le considérer comme le point où la perversion consommée se change brusquement en son contraire pour devenir sainteté.
Plus Leskov se penche sur les ordres inférieurs des créatures, plus sa conception du monde se rapproche ouvertement de celle des mystiques. Il y a, du reste, bien des raisons de croire que le trait qui se dessine ici appartient à la nature même du narrateur. Rares il est vrai sont ceux qui se sont aventurés dans les profondeurs de la nature inanimée, et rares les pages de narration moderne où la voix du narrateur anonyme, antérieure à toute parole écrite, rend un son aussi clair que dans l’histoire de Leskov, L’Alexandrie. Elle traite d’une pierre précieuse, le pyrope. La couche minérale est la plus basse parmi celles de la création. Mais pour le narrateur elle se rattache immédiatement à la couche supérieure. Il a le don de capter dans cette pierre fine, le pyrope, une prophétie de la nature pétrifiée, inanimée, au sujet du monde historique où lui-même vit. Ce monde est le monde d’Alexandre II. Le narrateur -ou plutôt l’homme auquel il attribue sa propre divination- est un tailleur de pierres, du nom de Wenzel, qui a atteint dans son métier à la plus haute perfection imaginable. On peut l’associer aux orfèvres de Toula et prétendre que -dans l’esprit de Leskov- l’artisan parfait se trouve le seul à être dans le secret du monde des créatures. Il est une incarnation du juste. or voici ce qu’on nous dit de ce tailleur de pierres : « Il me serra soudain la main à laquelle je portais l’Alexandrite qui, comme on le sait, jette une lueur rouge à la lumière artificielle, et s’écria : « Regardez, la voici, la pierre prophétique de la Russie… ! Ah, malicieuse pierre sibérienne ! Tu as toujours été verte comme l’espérance, et le soir seulement tu te couvres de sang. tu as été ainsi depuis l’origine du monde, mais tu t’es longtemps cachée au sein de la terre et tu n’as pas permis qu’on te découvre avant le jour de la majorité du tsar Alexandre, quand un puissant sorcier vint en Sibérie pour te trouver, toi, la pierre, un mage… » « Qu’est-ce que vous racontez là, interrompis-je, ce n’est pas un sorcier qui a découvert cette pierre, c’est un savant du nom de Nodensköjld. » « Un sorcier, je vous l’affirme, un sorcier ! » s’écria Wenzel à pleine voix. « Regardez-la donc cette pierre. Il y a en elle une aube verte et un crépuscule sanglant… C’est là la destinée, la destinée du noble tsar Alexandre ! » À ces mots le vieux Wenzel se retourna vers le mur, appuya sa tête sur ses coudes et… se mit à sangloter. »
On ne saurait saisir plus directement la portée de cette importante narration qu’à l’aide de quelques mots écrits par Paul Valéry à propos d’un sujet fort différent.
« L’observation de l’artiste peut atteindre une profondeur presque mystique. Les objets éclairés perdent leurs noms : ombres et clartés forment des systèmes et des problèmes tout particuliers, qui ne relèvent d’aucune science, qui ne se rapportent à aucune pratique, mais qui reçoivent toute leur existence et leur valeur de certains accords singuliers entre l’âme, l’œil et la main de quelqu’un, né pour les surprendre en soi-même et se les produire. »
Ces mots établissent un rapport étroit entre l’âme, l’œil et la main. rapport de collaboration qui détermine toute activité artisanale. Quant à nous, nous n’y sommes plus guère accoutumés. Le rôle de la main dans la production est devenu plus restreint et la place qu’elle occupait dans la narration est délaissée. (Car la narration n’est nullement, par son côté sensible, le produit de la seule voix. Dans toute vraie narration la main tient une place, elle qui soutient de mille façons ce que l’on énonce de ses gestes experts en travail.) Cette ancienne coordination de l’âme, de l’œil et de la main est d’origine artisanale, et nous la rencontrons partout où l’art de narrer est dans son domaine. On peut même aller jusqu’à se demander si le rapport qui existe entre la narration et son objet, l’expérience humaine, n’est pas lui-même un rapport artisanal ? Si la tâche n’est pas précisément d’élaborer de façon solide et utile la matière première de l’expérience -la sienne propre et celle d’autrui ? Or c’est là une élaboration dont le proverbe nous donne peut-être le plus aisément une idée, si on le considère comme l’idéogramme d’une narration. Les proverbes sont pour ainsi dire des ruines qui s’élèvent sur le lieu qu’occupaient autrefois des histoires et parmi lesquelles, comme le lierre autour d’une muraille, une morale grimpe autour d’un geste.
Vu sous cet angle le narrateur se range parmi les sages et les maîtres. Il est de bon conseil -non pas comme le proverbe : pour quelques cas, mais comme le sage : pour tous les cas. Car il est en son pouvoir de s’appuyer sur toute une vie. (Et cette vie ne contient pas seulement sa propre expérience, mais aussi une bonne part de l’expérience d’autrui. Le narrateur assimile à sa connaissance la plus intime ce qu’il a appris par ouïe dire.) Son talent, c’est de pouvoir narrer la vie, sa haute fonction de la pouvoir narrer d’un bout à l’autre. Le narrateur, c’est l’homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer tout entière à la douce flamme de sa narration. De là vient ce halo incomparable qui, chez Leskov comme chez Hauff, chez Poe comme chez Stevenson, entoure le narrateur. Si l’on se tait, ce n’est pas seulement pour l’entendre, mais aussi un peu parce qu’il est là. Le narrateur est l’image en laquelle le juste se retrouve lui-même.