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Koltès | 1981, un entretien – écrire ou l’œuvre de mort

jeudi 31 mai 2018

Octobre 1985• Crédits : Ulf Andersen / Aurimages - AFP


« La vie se vit d’un côté et elle s’écrit à l’inverse, c’est-à-dire que j’ai le sentiment que les choses, les expériences que je vis et les gens que je côtoie à partir du moment où je les écris, je les mets à mort en quelque sorte. C’est d’ailleurs un peu le problème, le seul problème que je me pose en tant qu’écrivain : c’est que quand je vis des expériences et quand je rencontre des gens, je sais qu’un jour ou l’autre, ils vont me servir... [sourire] de pâture... Enfin, je vais m’en servir pour les écrire, si je peux dire, et qu’à partir de ce moment-là, je ferai une œuvre de mort, vis-à-vis de cette expérience vécue et vis-à-vis de ces gens que j’ai rencontrés. Non pas que j’éprouve un sentiment de culpabilité vis-à-vis de ça, mais disons que j’éprouve une certaine difficulté à doser l’existence d’une part et à lui garder son indépendance par rapport à l’écriture, et d’un autre côté à continuer à écrire. Et je sens des deux côtés, à la fois du côté de l’existence et à la fois du côté de l’écriture, une attirance pour vivre l’un et l’autre d’une manière entière et je sais très bien que ce n’est pas possible… Non pas que je considère le fait d’écrire, et l’écriture théâtrale, comme pas respectable, c’est pas le problème, c’est que je me dis qu’elle est complètement stérile, complètement morte, c’est même sa force enfin. Ce que j’appelle la vie, c’est quelque chose, en ce qui me concerne, qui est producteur de quelque chose… Les émotions que je ressens au théâtre et au cinéma ne m’ont jamais fait écrire quelque chose, et j’ai l’impression d’émotions intéressantes, comme d’autres, mais complètement stériles, c’est-à-dire qu’elles sont à la fin de quelque chose. Les émotions qu’on éprouve au cours d’une existence, les émotions qui ne sont pas encore transposées d’une manière esthétique sont, elles, à l’origine des choses, à l’origine de la production, à l’origine du fait d’écrire. Et c’est en ce sens que pour moi, c’est un peu une œuvre de mort, dans la mesure où j’ai le sentiment d’user d’une émotion positive, et de m’en servir, et de la mener à son terme, de l’esthétiser en quelque sorte, et de la terminer là, de l’arrêter. »


Je connaissais le début de cet entretien – on le trouve dans le CD distribué avec le bel et déjà ancien ouvrage, Combats avec la scène, avec des diapositives désormais sans doute invisibles… Je découvre la suite de l’entretien ce matin par hasard [1]. Cet entretien nomme mieux qu’on ne le pourra jamais ces liens entre la vie et l’écriture, quand ils sont mis en pièce par l’existence. Étrange de découvrir cette fin – après « je sais très bien que ce n’est pas possible… » [1min38]. Finalement, je n’aurai écrit la biographie de cet auteur que pour tâcher de dire cet impossible : et Koltès l’aura dit, simplement, brièvement, presque doucement.

L’entretien date de 1981, avec Jacques Lemire. Pour quelle radio ? À quelle occasion ? Sans doute pour la mise en scène à venir de Combat de nègre et de chiens que projette Patrice Chéreau pour l’ouverture prochaine, mais qui ne cesse d’être repoussé, du théâtre des Amandiers à Nanterre. À cette date, Koltès est un parfait inconnu ; il est pourvu déjà d’une œuvre lyrique, scénique, mentale qui n’a trouvée que peu d’échos, et qu’il a déjà voulu dépasser : Strasbourg et ses expérimentations du début des années 1970 sont loin. Il a désiré faire la rencontre du monde : c’était en 1978 l’Afrique – les entreprises européennes au Nigeria –, puis dans la foulée l’Amérique centrale – les révolutions sandinistes au Nicaragua, le refuge au bord d’un lac maya du Guatemala. Il en a écrit une pièce : l’affrontement entre ces chiens d’Européens et les Noirs dignes d’être insultés nègres par ceux qui les pillent. Il avait déjà écrit La Nuit juste avant les forêts, – en 1977 –, mais ce monologue va seulement être présenté dans le Petit Odéon – la Comédie Française –, par Jean-Luc Boutté et joué par Richard Fontana. C’est peut-être pour cela qu’on tend un micro à Koltès. Il a 33 ans. Il lui reste toute une vie à écrire : moins de huit ans. Et l’œuvre de mort à venir, face à la vie qui reste, pleine et entière, comptera autant de blessures à arracher à l’écriture pour vivre davantage.


[1C’est en clôture d’un émission de France Culture récente qui diffusait une mise en voix de Roberto Zucco datant d’octobre 2009, présentée au théâtre de la Ville, dirigé epar Georges Lavaudant (avec Eric Elmosnino (Roberto Zucco), Marilu Marini, Sarah Forestier, Astrid Bas, Pascal Reneric, Alain Rmoux, André Marcon, Irina Dalle, Babacar M’Baye Fall,André Wilms, Frederic Borie, Manuel Lelièvre…) et réalisée par Blandine Masson pour sa mise en ondes.