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Koltès | D’une édition ancienne de Combat
Rêves, poèmes, savoirs morts-né
mercredi 5 janvier 2022
C’est par hasard ; naviguer en ligne sur un site d’éditions anciennes, regarder en passant, comme le long des quais de la Seine, les livres de poussières et sans pensée rêver sur leur vies posthumes, par désœuvrement. Et puis, le désœuvrement sait où il va. Une couverture aux contours fantastiques : un pont inachevé qui nous fait face. Toute une allégorie. Je tombe sur cette édition de Combat de nègre et de chiens, celle que le théâtre de Nanterre-Amandiers avait proposé pour le texte, en 1983, au moment de sa création. Deal conclu, trois jours plus tard, je la reçois.
C’est bien avant l’édition que Minuit allait ensuite éditer, et jusqu’à aujourd’hui proposer, dans sa couverture blanche, refermant les mots terribles de Cal et de Horn, les paroles vengeresses d’Alboury. Mais Koltès ne verra jamais cette édition qui est la nôtre aujourd’hui : l’achevé d’imprimer porte la date du 13 septembre 1990, un an après sa disparition [1].
L’édition de Nanterre n’est pas la première. Dès 1979, Lucien Attoun avait proposé Combat… dans sa collection Tapuscrit, précédé de La Nuit juste avant les forêts. C’était la première publication de l’auteur — même s’il s’agissait surtout d’une édition servant à faire circuler les textes dans les milieux du théâtre. C’est cette édition Tapuscrit, proposé par Stock qui tomba entre les mains de Chéreau, alors à la recherche d’un auteur contemporain – à moins que ce soit ce texte qui lui ait donné définitivement le désir d’accompagner une écriture, épaule contre épaule.
Chéreau se voyait sur le point d’être maître à bord d’un théâtre : dès 1979, il décide de monter le texte, mais il faudra attendre la fin des travaux du lieu qui est confié, Nanterre-Amandiers, en 1983, pour que le projet se réalise. Que le temps est lent. Pour ce théâtre, tous les moyens sont bons et ils sont mis ; ils sont colossaux, sans équivalent dans le paysage pourtant florissant de l’époque — celle où la Culture semblait défendue. Nanterre aura son école, ses spectacles grandioses, ses deux salles aux scénographies modernes, ses projets démesurés — et son édition. Cela ne dura pas. Mais voilà : Combat de nègre et de chiens est accueilli doublement à Nanterre-Amandiers.
Le livre est si précieux qu’il est fragile. La couverture à rabat renferme des trésors : les si belles photographies d’Enguerrand, qui rendent grâce à ces jeux de lumières que le texte travaille et que la mise en scène cisèle.
Puis il y a une longue et puissante introduction de Chéreau, d’une force et d’un courage saisissants ; et d’une précision, d’une redoutable acuité pour éviter les pièges (« Essayons si l’on peut de ne pas écraser ce texte sous le racisme, ou le néo-colonialisme, sous toutes ces questions qui s’y trouvent mais qu’elle ne saurait contenir à elle seule ») — ou s’agissant d’un dramaturge d’un peu de plus de trente ans, et monté pour la première fois sur une scène nationale — Chéreau a l’audace d’ouvrir son théâtre par ce spectacle : « Ne parlons pas non plus de la pièce d’un jeune auteur. C’est plus simplement un auteur, un écrivain, occupé à laisser s’accomplir sur le plateau de grands événements de langage ».
Je feuillette les pages ; elles sont annotées, il y a des ratures ; des signes. Le vendeur m’indique qu’elles sont de la main de Jean-Pierre Vincent, et j’ai l’impression de profaner un tombeau à double, ou triple entrée, comme dans les sarcophages égyptiens (et à la fin, il n’y a plus que de la poussière ?). Koltès, Chéreau, Vincent ; tous trois ne sont plus là — hors ces ratures rageuses de l’écriture, travaillée au corps à corps, combattue, elle-même alliée du combat. Je lis les mots sans vouloir lire le texte : j’y cherche la poussière, et ce qui pourrait la relever.
Enfin, je la vois, la conjuration de l’oubli. C’est une phrase de Peer Gynt, que Chéreau, sans doute lui, a voulu placer en tête de son propre texte et en regard d’un fragment de Combat, comme un dernier sceau ouvrant l’œuvre et son désir, la prolongeant au-delà de 1983 — j’avais vingt jours quand le texte est paru –, et la jetant, dans la colère et sa douceur, de toute sa hauteur sur nous.