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Koltès | Le Carnet Rouge

Notes et hypothèses

mercredi 23 octobre 2024


Dans les réserves de la BNF, on trouve un mince carnet, REF. 17731-40 : cent pages rédigées presque d’un bout à l’autre d’une écriture serrée, rapide et qu’on dirait pourtant concertée : le plus souvent écrites au crayon bleu, certaines corrigées au noir, et parfois, dans l’urgence griffonnées au crayon papier — celui qui sert à Koltès pour la rédaction des premiers états de ses pièces. Des notes, oui, à la volée, comme on tâche de fixer le vertige de ce qui passe.

On l’ouvre. Ceci pour commencer :

La première note :

TODA LUNA, TODO AÑO,
TODO DÍA, TODO VIENTO,
CAMINA Y PASA TAMBIEN.
TAMBIEN TODA SANGRE LLEGA
AL LUGAR DE SU QUIETUD

Soit : « Toute lune, toute année, / Tout jour, tout vent, / Marche et passe aussi. / Tout sang aussi arrive / Au lieu de son repos ».

On entre ainsi par cette porte dérobée de la langue étrangère. De l’espagnol ? Sauf qu’il ne s’agit que d’une traduction du Libros del Chilam Balam, le « livre de celui qui parle dans la bouche du jaguar », ensemble de manuscrits mayas rédigés en yucatèque et composé sur plusieurs siècles entre le XVII et le XIXe s. compulsant pendant la colonisation espagnole l’héritage maya pour la perpétuer. Rituels et sciences médicales, grammaire et collection de contes, mythologie, litturgie et histoire précolombiennes, calendrier et prophéties de la fin des mondes : « El fin de Los tiempos » est le sous-titre de l’ouvrage. Tout, son contraire, et le reste, pour raconter l’Histoire perdue de la fin des temps et mieux faire advenir d’autres commencements.

Une clé ? Façon, oui, d’entrer : dans l’écriture et ses rêves, l’élaboration depuis la langue étrangère (et doublement) d’un rapport neuf au monde qui puise ses racines dans l’histoire quand elle n’est pas différente du mythe et que le mythe régénère — manière d’entrer en relation intime avec cette ouverture intérieure à l’altérité qui est la condition de l’écriture.

Cette porte franchie, une première note. « L’avenir est à la clandestinité. » Suivront cent pages de notes au début numérotées [1], la plupart d’une seule ligne, qui s’enchainent sans lien apparent, d’un jour, d’une semaine, d’une année sur l’autre.

Carnet : ces phrases entendues et arrachées à la vie ou sorties du rêve, paroles, et parfois davantage : bons mots, images tirées de livres lus, clichés creusés, phrases en quête de la musique d’un personnage [2] ; pensées libres et vagues, énigmes [3] ; réflexions sur l’écriture, l’existence, le désir [4], la tristesse et sa joie [5] ; confidences qu’on n’ose même pas s’avouer ; idées de scène ramassées en deux lignes amenées à se développer ; formules [6] ; paroles directement puisées à une voix de ce qu’on devine être un personnage, silhouette, fantôme de personnage travaillé dans ses rêves [7] ; réflexions qui mêlent exercice d’écriture et expérience de pensée [8]. Certaines notes sont écrites plusieurs fois, sur différentes pages, différentes périodes (par exemple, des variations autour d’une même formule comme si la Carnet cherchait à en fixer la forme). Succession brute de phrases, matières découpées dans le langage et destinées à servir, mais qui souvent ne serviront pas, ou pas dans cette vie.

On est livré à des hypothèses. Elles sont faibles et on ne dispose que de la matière brute des choses alors on s’y livre d’autant plus : le carnet est rouge, et puisqu’on a le goût baroque qu’ont les hommes pour les majuscules, on le nommera Carnet Rouge, cette mince épaisseur d’écriture d’avant l’écriture — ou depuis le milieu de l’écriture. Comme le milieu est l’espace où les choses prennent de la vitesse, dire d’abord l’extrême force de l’ensemble, la solidité littéraire de cette matière. Elle ne semble en rien préparatoire, mais plonge dans le langage saisi dès le premier mouvement dans sa faculté à dramatiser la parole pour mettre en mouvement la pensée et la vie de ceux qui, en arrière des mots, la disent.

D’un premier abord, Le carnet paraît coulé dans une pente à l’allure propre, et double : il est en effet rédigé dans les deux sens : les trois quarts couvrent l’envers et semblent avoir été rédigés dans un premier temps ; quelques pages sont écrites à l’endroit du carnet et portent sur les dernières années ? Pourquoi ce retournement ? On ne saura pas.

Hypothèses donc. Que le Carnet a sans doute commencé à être rédigé autour des années 1981, 1982 ; qu’il a voyagé à New York, à Barbès — on trouve trace d’amples fragments de Quai Ouest, ou destiné à Dans la solitude des champs de coton — mais qu’il porte trace aussi des derniers textes et d’importants fragments concernant le début de roman paru après sa mort. Puis, tant de notes arrachées à ce qu’on ignore. Non, on ne sait pas. On ne sait pas grand-chose. Est-ce que le Carnet servait à noter ce qui pouvait servir ailleurs, après, ou au contraire : reformule ce qui aura déjà été écrit, mais qui démange encore, piqures sur un membre fantôme ?

Le Carnet semble en tous cas couvrir la décennie 80 — mais c’est aussi un leurre. Et plusieurs signes laissent à penser qu’il vient peut-être de plus loin, de plus avant. Tout le début du carnet est en effet peuplé d’obsessions précolombiennes surgies de ce voyage entre le Nicaragua et le Guatemala, plusieurs mois entre 1978 et 1979, tandis que s’écrivait en Amérique la pièce africaine Combat de nègre et de chiens [9].

Dans ces obsessions naît ainsi un rêve de pièce autour du temple maya Tikal. Quand il en visita les ruines, l’été 1978, il écrivit à son frère François combien il eut « cette révélation de se trouver devant quelque chose qui ne fait pas une minute penser à nos ruines de châteaux ou à nos cathédrales, quelque chose de tellement sophistiqué, de tellement secret, qu’on croit assister à un retournement du sens du temps, et qu’on est devant l’élaboration interminable et progressive d’un projet d’avenir très lointain  [10]. ».

Ce projet lance jusqu’ici. Car se dépose dans les notes du carnet la figure de Cortès, le conquistador, saisi de tristesse : où l’on découvre ainsi qu’Hernan Cortès fournit la matière d’une pièce (d’un roman ?) qui peu à peu s’écrit dans ces premières pages carnet, se rêve plutôt et s’agrège autour de quelques images.

— 111. Tikal : À la fin, pérégrinations dans les ruines, énormes édifications du futur. Il y rencontre sa solitude sous la forme…
— 112. La nuit triste de Cortès, le soir de la victoire : il pleure, sous un arbre (l’Arbre de la Nuit Triste.) [sachant cela, en plus du reste…] [11]

Cortès « à la rencontre de sa solitude » : il erre dans ces pages et les ruines de Tikal durant la Nuit Triste : cette nuit du 30 juin au 1er juillet 1520 que l’Histoire nomma presque immédiatement la Noche Triste, nuit où les troupes de Cortès avaient été contraintes de prendre la fuite face aux Aztèques devant Mexico-Tenochtitlan ; nuit aussi où meurt dans des conditions mal connues Montezuma, le neuvième tlatoani maya qui venait de trahir son peuple en se ralliant aux Espagnols. Koltès nomme cette nuit « le soir de la victoire », se plaçant délibérément du côté des soldats de Cuitlahuac — qui refusent d’accepter la trahison de Montezuma —, tout en nommant la tristesse aussi des conquistadors. Vertige.

Et puis ? Les images s’effacent.

Mais devant ces quelques notes du Carnet Rouge, on peut supposer que Koltès aura largement envisagé d’écrire un texte autour et à partir de cette nuit du désastre espagnol de juillet 1520 — débâcle qui sera retournée en triomphe inattendu, quelques jours plus tard, lors de la bataille d’Otumba, qui vit Cortès avec une poignée d’hommes mettre à terre la civilisation aztèque en assassinant en un éclair le tepuchtlato, simple crime qui mit en déroute l’armée aztèque et tout un monde.

Oui, après ces notes, rien. Ce rêve se dissipe, recouvert par d’autres.

Car les notes s’enchaînent ensuite, brèves, sans explications — en marge, un trait rageur en rouge semble souligner l’importance de telle ou telle phrase —, on passe vite, lisant, d’une note à l’autre, tandis qu’on devine que les années passent : on est déjà dans Quai Ouest, soit autour des années 1982-1983. Certaines notes semblent même le for intérieur de la pièce et celui de ses personnages, mais on sait que Koltès aura amassé aussi, par ailleurs, une ample matière : le dossier Quai Ouest est volumineux. Des notes écrites sur pages volantes avec scènes éparses, fiches de personnages, façon de manipuler une Kalachnikov, de mettre hors service une jaguar, de se servir d’un briquet Dupont, autres rêves et délires — cette masse documentaire de Koltès, labyrinthique et affolante, affolée, dans laquelle on devine combien il s’est perdu repose aussi dans les cartons de la BNF (se promettre d’y plonger davantage pour y voir plus clair, un jour).

Non, le Carnet Rouge n’est pas le Carnet de Quai Ouest, il l’excède autant qu’il demeure en deçà. Le Carnet Rouge semble plutôt (hypothèses) rassembler des notes diverses sans usage déterminé pour telle pièce. Carnet qui parait donc cette sorte de planche d’appel avant l’écriture : c’est comme si, quand une pièce se concrétise, que le désir s’affermit et se confirme, Koltès préférait ouvrir un autre espace (que bien souvent il va détruire et dont il ne restera rien, sauf pour Quai Ouest, miraculeusement) — mais jamais il n’abandonnera le Carnet Rouge.

C’est ainsi que je m’explique pourquoi il demeure toutes ces années, ample et divers, sans être centré sur aucune pièce en particulier, mais traversant toute l’œuvre ou presque. On n’a en effet rien qui ressemble de près ou de loin à des notes sur Le Retour au Désert : peut-être le désir est-il né plus brutalement et qu’immédiatement un carnet dédié fut-il composé : on n’en a pas la trace (et pourtant, comme il serait précieux d’y lire les dépôts de ces phrases de Boulevard enveloppé dans l’étoffe tragique, et inversement).

Revers de cette médaille : on dispose ici de beaucoup de fragments de pièces inachevées ou laissées en l’état d’élaboration interminable et progressive de projet d’avenir lointain. Fragments sur Coco Chanel — Coco, la pièce, n’aura que quelques scènes ébauchées : dans le Carnet, il note au passage, ce qui pourrait être une idée de titre, Chanel n° 5.

Puis, sidérantes, des notes sur Job : et même, un résumé d’une pièce qui suffit à donner une idée de l’ampleur du projet. C’est à la dernière page rédigée du carnet :  [12]

Puis, si l’on saisit le Carnet à l’envers, griffonnée sur l’une des premières pages, ces quelques mots jetés peut-être au début de l’année 89, un peu avant le printemps ?

Il n’écrira jamais cette pièce, et cette pièce existe pourtant : là, dans le Carnet Rouge — et la présence de Casarès, qui aura été d’un bout à l’autre de la vie, ce corps pour qui écrire.

Lire le Carnet, c’est se trouver devant un écheveau où se saisir d’un fil semble pouvoir faire venir à soi tout un monde. Par exemple, et par hasard : au détour d’une note, le nom de Roland Barthes : ou plutôt un proverbe chinois « cité par R. Barthes », et qui semble si koltésien « Le lieu le plus sombre est toujours sous la lampe ».

C’est dans Fragments d’un discours amoureux, et toutes les notes déposées autour de cette citation de Barthes dans le Carnet rouge semblent tourner autour de ce proverbe enveloppant la part obscure du désir, la jalousie et son secret. Par exemple ceci : « Baiser par des mots », surlignée sur le côté par une barre verticale. Le texte de Barthes est paru en 1977, et il serait utile de lire désormais les rapports au désir et son négoce travaillé par Koltès sous cette lumière neuve d’une lecture assez serrée avec le grand œuvre de Barthes — et Proust en trait d’union.

Autre exemple, autre piste qu’on pourrait suivre le long d’un autre fil d’Ariane. Le Carnet se poursuit en oubliant peu à peu semble-t-il le rêve de Tikal. Quand on lit l’œuvre publiée, nulle trace en effet. Et pourtant : le Carnet nous donne à voir la transformation de ce rêve. Car la Nuit Triste avait insisté. Ce ne fut d’abord qu’un titre (de pièce ? de roman ?)

« 94. Le rendez-vous longtemps désiré ; et, comme il est là, on passe en voiture (début de La nuit triste) » [13].

Et puis, ce rêve eut besoin de temps. Entre la rencontre éblouissante avec les ruines mayas et ces notes, il y aura eu l’écriture de Combat…, de Quai Ouest, et puis la mort de Genet, et ce court texte, Douze notes prises au nord pour accompagner la création des Paravents, où les rêveries de Tikal s’était fondues dans Barbès quelque part plus loin que Tikal et que Barbès : mais où ?

Page 61, cette note :

Oui, ce sera Babylone qui contient toutes ces ville maudites (et donc élues) pour mieux les emporter.

Quelques lignes plus bas :

Et en échos lointains, ceci dans toutes les dernières pages :

Max Roméo — l’immense Maxwell Livingston Smith —, chanteur de reggae de Saint d’Acre, Jamaïque, et auteur en 1976 de cet album destiné à être un classique du reggae roots War Ina Babylon. La chanson Run Babylon, sorti 1975, n’est pas issue de cet album, mais d’une compilation sortie deux ans plus tard.


Comment comprendre cette référence : « Constant 96 ? » La note précédente tourne aussi autour d’un classique du reggae que ne cesse plus d’écouter Koltès depuis la fin des années 1970 : c’est cette fois Burning Spear,

I would [14] like to see the shade / and tree / Where I can rest my head and knee / Cause the sun is so hard 
(Burning Spear– Cf. Constant p. 85)

C’est cette phrase de la chanson qui servira d’exergue à Quai Ouest. Ici, Koltès indique sa source : « Constant », c’est Denis Constant, auteur du livre Aux sources du reggae paru en 1982 aux éditions parenthèses. Constant cite approximativement les paroles de Burning Spear (dans la chanson Resting Place on entend : « I would like to see / The broad shaded tree / Just I can rest my head underneath / ’Cause the sun is so hot »…) et c’est pourtant la citation de Constant que Koltès reportera en ouverture de Quai Ouest.

Reste que Babylone prend suffisamment de place pour devenir davantage qu’une référence mythique, mystique. Ce sera la ville où se déroulera ce roman qui n’aura jamais de nom, et ne connaitra qu’un prologue : son frère François, quand il en retrouvera les pages ce printemps endeuillé de 1989, le nommera évidemment, avec ce même goût baroque, Prologue :

Reprenons ce fil. Ainsi, le Carnet porterait ce mouvement de la tristesse des conquistadors défaits par les Mayas au début du XVIe s. à celle d’un personnage nommé Mann, irrigué par la pensée rastafarienne d’un Babylone sans âge et de tous les temps pour dire la ville maudite, celle de la Chute de l’Homme sur terre pour y vivre avec mélancolie la mélancolie d’une fin commencée par la création du monde. Koltès avait donc su poursuivre ce projet né en 1978 au bord du lac Atitlan dans ce village maya de San Pedra La Laguna au Guatemala jusque dans le hammam de la rue de Tombouctou dans le 18e arrondissement de Paris où se déroule aussi le roman – et tout près où vivait Koltès – puisque Babylone est cette ville monde.

Il y a tant d’autres fils, de chemins que charrie le Carnet Rouge. On est tenté de recomposer l’écheveau de l’écriture et on pourrait le faire : lire l’une après l’autre les notes et entrer dans la fabrique. Il faut bien pourtant renoncer. Parce que le Carnet garde des secrets. Parce que le temps a manqué pour que ses fils puissent tenir ensemble une intuition, un rêve et son projet. Et parce qu’on pourrait se perdre aussi dans le labyrinthe. Car on pressent qu’il manque d’autres lignes de forces, par exemple une saisie réflexive de l’auteur lui-même sur ce qui le conduit à choisir telle piste plutôt qu’une autre, ce qui le fait renoncer ou insister.

Ces notes existent pourtant, même si rares, comme des éclats d’un art poétique qui semble plutôt des rappels à l’ordre qu’il s’agit d’affirmer, pour soi-seul, et comme on se fixe un cap. Ainsi de cette note sur la conduite de la pièce et de ses rapports à l’histoire qui vient creuser et densifier ce qu’on savait par ailleurs de sa conception de l’intrigue. Oui, le récit l’intéresse comme l’intéressent ceux qui le travaillent de l’intérieur, et s’en méfient, préfèrent en rester maître. « Seulement envie de raconter bien », avait-il confié dans un entretien, « un bout de notre monde et qui appartienne à tous » : non pas raconter une histoire, donc. Car l’histoire quand on s’y coule ne permet plus qu’on la peuple de la vie et la hante, qu’on l’habite de l’intérieur, pour devenir une simple structure, ou pire, une convention purement littéraire. [15]

Tennessee Williams, le contre-modèle : celui du « music-hall psychanalytique » comme il jugeait sévèrement ce théâtre américain fondu dans une sorte de story-telling télévisuel stérile. Au contraire : travailler des « morceaux de vie » dans l’histoire, arrachés à elle. « Succession de scènes réalistes pour le théâtre de la vie imaginaire d’abstraits émigrés » : formule où chaque mot pourrait contester, ou infléchir le précédent, corriger peu à peu cette trajectoire qui danse sur le mince défilé de crête d’une écriture où l’histoire n’existe que dans sa faculté à se défaire de son surplomb idéologique pour mieux traverser les forces vitales qui l’animent.

Mais hormis ces éclats quasi-théoriques, les notes échappent, isolées — solitaires plutôt — à la dérive, fulgurantes, hallucinées, plein de cette sagesse terrible et sans autre usage que l’écriture même quand l’écriture est ce récif où ces mouvements de pensée et de langue échouent.

En parcourant par hasard le Carnet, on peut lire ainsi ceci :


— Vous prenez ce petit monde ci, votre monde, pour le monde.
— Il y a les morts, il y a les vivants, et il y a nous.
— La description exacte, rue par rue, d’une ville où l’on n’a jamais été. [16].

Ou bien cela :

19. Laissez-nous donc mourir, laissez-nous donc périr, car nos dieux sont déjà morts [17].

Et encore :

41. Mon père m’a appris comment cracher sur une serrure pour qu’elle s’ouvre [18].

Puis :

2. Car, comme la terre était plate, nul ne pouvait fuir [19]

Voire :

L’extrême fatigue me vient de mes ancêtres. Moi, je me repose [20].

Et puis :

28. Les personnages et les noms légendaires laissant davantage de traces que les réels sur qui se referme… Et je sais ne pas apporter une pierre à la vérité, mais bien à la légende. [21]

Alors on renonce, oui, à saisir, en flic, les indices pour les convertir en preuves, en vérité. Ce serait plutôt suivre un sillage et savoir qu’on ne rejoindra qu’une part de la légende, le rêve d’un rêve de fiction.

23 On ne rêve pas de la dernière pensée qu’on a [22].

Oui, on peut ouvrir ce Carnet au hasard, par le milieu, sans chercher à rattacher ces notes à un texte écrit, un événement : on trouvera ce qu’on voudra chercher et peut-être même, comme ce tas de cendres au fond des tombeaux égyptiens, rien [23] : ce rien qui n’est qu’un dépôt de présent jadis étincelant de vérité dans sa tension vers son usage, et qui, pourtant, dépourvu d’usage désormais, se dresse seule pour laisser miroiter ce qui n’existe pas, en dehors du rêve qu’on peut faire avec lui.

14. Montezuma à Cortès : Seigneur, tu touches enfin à ta cité. Tu es venu pour prendre place sur ton trône, sous ton dais royal. Non ce n’est pas un rêve, je ne sors point d’un rêve, encore tout engourdi ; je ne le vois pas en rêve, je ne suis pas en train de rêver. C’est que je t’ai déjà vu, c’est que j’ai déjà jeté les yeux sur ton visage. Tel était bien le legs et le message de nos rois, de ceux qui commandèrent, de ceux qui gouvernèrent ta cité : selon eux tu devais t’installer sur ton siège, sur ta chaise de majesté, tu devais parvenir en ces lieux. Or à cette heure la chose s’est accomplie ; maintenant te voici arrivé à grand peine, avec effort te voici parvenu. Arrive en ton pays ; viens et repose-toi ; prends possession de tes royales demeures. Arrivez en votre pays, Seigneur [24].

« L’avenir est à la clandestinité. » C’est ainsi que s’ouvrait le Carnet. Ce goût de la marginalité (dans la mesure où la majorité des êtres sont des marginaux, comme Koltès le confie par ailleurs) relève aussi de l’écriture : si la marge est ce qui tient les pages du cahier ensemble, elle est aussi l’espace fécond. Au centre, rien ne bouge, et c’est dans les marges que les choses prennent de la vitesse. Marge vive qui rend plus vive encore en retour l’œuvre, l’ouvre et la multiplie, la féconde infiniment en donnant le désir de la lire autrement, à nouveau.

Mais le Carnet rouge se réduit-il à n’être que cette marge de l’œuvre ? Une note après l’autre, l’évidence de se tenir devant une œuvre en tant que telle aussi s’affermit. On peut certes reconnaître ici et là combien le carnet a nourri les textes destinés à être joués et publiés, mais ces notes peuvent se lire indépendamment de ceux-là, et loin de seulement offrir une vue sur la cuisine d’un auteur, donnent à lire de puissants « événements de langage ».

Et si le Carnet Rouge était l’autre œuvre de Bernard-Marie Koltès, comme l’est pour Kafka son Journal ? Non écrit pour être publié, mais qui, publié, s’arracherait du statut de simple document à côté de l’œuvre pour devenir avant tout le territoire de son invention permanente.


En partage, et fraternellement, cette belle traversée du Carnet proposée par François Bon, dont le regard est si précieux depuis tant pour lire cette œuvre.


[1Comme si le Carnet rouge avait d’abord été le lieu d’une mise au propre (et d’une première sélection ?) de notes recueillies par ailleurs ?

[2« 46. Les bordels appelés « université » à cause de l’âge exigé » (p. 15)

[3« Car, à moins d’appeler, comme Melchisédech, le monde entier notre père, nous sommes sans père ni mère » (p. 46)

[4« Il n’y a de satisfaction que dans les amours du hangar. » (p. 47)

[5« 15. À propos des trois raisons nécessaires pour mourir : la révélation que finalement, il n’en faut aucune et que c’est lorsqu’il n’y a plus de raison que… » (p. 19-20)

[6« Tu es mexicain ? Alors chante. » (p. 55)

[7Le mot « sexe » est dérivé du verbe arabe de la même famille, qui sert à mentionner l’homme. Quand le sexe de celui-ci a subi un accident, ou a été coupé, ou s’est noué, ou a été affecté d’une maladie qui a supprimé ses mouvements, on dit que la mention de cet homme, parmi les autres, a disparu, que le souvenir que l’on garde de lui a cessé, que sa raison d’exister s’est anéantie. Le sexe est ce qui maintient le souvenir d’un homme. Ainsi quand quelqu’un voit en songe son sexe coupé, cela signifie la disparition de son souvenir dans ce monde. » (p. 42)

[8« Texte contre la langue française ; pourquoi encore la parler, écrire, lire, l’écouter, puisqu’elle est condamnée ?p. 46)

[9Rien ou presque dans le Carnet Rouge ne semble y faire allusion : comme si le carnet de Combat… était ailleurs ?

[10Koltès, Lettre à Josiane et François Koltès, Tikal, 17 septembre 1978, in Lettres, Minuit, 2009, p. 359-360.

[11p. 13.

[12x titre — Job ! Job sur son fumier. Les deux sourds muets (et non sourds m.) disent : tu vois, dieu n’existe pas, puisqu’il ne protège ni les riches, ni les [« pauvres » (?)] puis n’importe quoi à propos jusqu’à l’arrivée de Casarès. Fin. Job mort sur son fumier, tout le monde pleure, vraies (Casarès) faux (le visage caché.) Les sourds muets.

[13p. 38.

[14Koltès écrit par-dessus au crayon noir : « veut »

[15Me souvenir, quand je suis dans la merde pour une scène, que je me fous, profondément, d’une histoire, d’un fil conducteur, d’une cohérence quelconque ; ce souci de cohérence est abject et débile et les acteurs américains des imbéciles présomptueux ; non, décidément ; je me fous qu’un personnage ait un désir et une volonté, et n’ait de cesse qu’il ne l’ait satisfaite ; cette vision idiote qui fait dépendre l’existence d’un personnage d’une raison pour lui d’exister, consciente et à fleur de peau, et avouable, et suffisante, et compris par tous comme suffisante, je la méprise et je continuerai à la mépriser. Un personnage n’a rien besoin de plus qu’une personne, et une histoire ne doit rien être de plus qu’un morceau de vie même sans histoire.
Me souvenir que ma pièce n’est rien, absolument rien d’autre, et rien de plus, et rien de moins qu’une succession de scènes réalistes, pour le théâtre, de la vie imaginaire d’abstrait émigrés, non, rien d’autre que cela. J’emmerde Tennessee William. (p. 4 (rédigé à l’envers du carnet)).

[16p. 59.

[17p. 4.

[18p. 35.

[19p. 39.

[20p. 43.

[21p. 41.

[22p. 34

[23« La vraie profondeur de Koch, s’il en est une, vient de la multitude de barrières qu’il a élevées entre ce qu’il révèle et son secret ; au point que, quand on croit avoir découvert enfin le cœur du problème, on peut être certain que ce n’est encore qu’une barrière façonnée pour empêcher qu’on pénètre davantage, au point qu’il n’est pas sûr du tout qu’à la fin il y ait un secret, sinon que Koch se présente comme une infinité de cercueils pharaoniques emboîtés les uns dans les autres et destinés à tromper le regard ; et que vouloir profaner l’infini mystère de cette tombe conduirait probablement l’explorateur à découvrir une dernière boîte renfermant quelques cendres mortes et dépourvues de sens. », « Pour mettre en scène Quai Ouest », in Quai Ouest, p. 106.

[24p. 3