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Koltès | « On se parle ou on se tue » (entretien)
dimanche 2 janvier 2011
Les entretiens de Koltès sont regroupés dans l’ouvrage Une part de ma vie, publié en 1999 dix ans après la mort de l’auteur. Mais ce livre [1] ne reprend que les entretiens mis en forme comme tels. Il existe d’autres entretiens pour lesquels le journaliste n’a fait que reprendre les propos du dramaturge dans le corps de son article. Ces articles sont inédits [2]— c’est dans les archives des quotidiens que je les ai retrouvés dans le cadre de mes recherches.
Je reprends ici l’un de ces articles, écrit par Colette Godard pour Le Monde, qui laisse une large place aux propos de Koltès, quelques jours avant la première de Dans la solitude des champs de coton, un peu plus d’un an avant sa disparition.
Il évoque (même si trop rapidement…) son écriture, ses personnages, ses projets.
Bernard-Marie Koltès, « On se parle ou on se tue »
Pour la troisième fois, Patrice Chéreau monte une pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton. Un affrontement de langage, comme sur un ring de boxe.
Après avoir mis en scène Combat de nègre et de chiens, puis Quai Ouest, Patrice Chéreau répète une nouvelle pièce de Bernard-Marie Koltès : Dans la solitude des champs de coton. Le texte, publié aux éditions de Minuit, est disponible en librairie ; la première est prévu le 27 janvier à Nanterre. Quelques pages d’un dialogue étrange entre deux hommes, désignés comme le dealer et le client. Le monde de Bernard-Marie Koltès est celui des gens qui ont franchi une porte, sont arrivés ailleurs et ne savent pas toujours que c’est irrémédiable. Petits blancs oubliés dans une colonie perdue, ex-bourgeois perdus sur des quais oubliés. Bernard-Marie Koltès habite un peu à New-York, beaucoup à Paris, au fond d’une impasse près de la folklorique rue Lepic, un appartement clair, bien rangé. Agressivement impersonnel.
« Un deal est une transaction commerciale, portant sur des valeurs prohibée ou strictement contrôlées, et qui se conclut dans des espaces neutres, indéfinis, non prévus à cet usage. » écrit Bernard-Marie Koltès, en guise de préface. Cet espace, c’est celui de la scène et, auparavant, celui de la feuille sur laquelle s’alignent les mots :
« Des dialogues qui ne se répondent pas, des monologues parallèles, une musique, un exercice d’écriture. Chez moi, les personnages commencent à exister quand je les fais parler, alors ils parlent beaucoup. Ensuite, je suis obligé de couper beaucoup ; cette fois le texte est court, et je n’ai pas tellement pensé à la scène. »
Pas même au spectacle qu’en tirerait Patrice Chéreau ? Si, bien sûr, Bernard-Marie Koltès y a pensé, mais pour se dire que les contraintes, les histoires d’entrée, de sortie, c’était justement au metteur en scène d’y trouver des solutions.
« Je ne voulais plus affronter les problèmes du théâtre — les impératifs techniques. J’avais l’impression de me perdre un peu. J’avais besoin de retrouver ce qui touche à l’écriture, voir où j’en suis. J’ai voulu entrer directement dans le thème que j’essaie à chaque fois d’aborder, et qui se noie. Quand on raconte une histoire, quand on écrit des relations amoureuses, on évite le sujet, le principal ; c’est-à-dire que les rapports entre les gens, les coupures entre eux, ne relèvent jamais du sentiment, ni du désir, ni de ces choses-là. Pour être sommaire, le monde pourrait se diviser entre qui sont complice et ceux qui se détestent sans aucun motif objectif. Et, naturellement, j’ai envie de parler des gens qui se détestent. Pour les autres, tout va bien, donc c’est sans intérêt.
« J’avais pensé d’abord à mettre face à face un chanteur de blues et un punk ; deux conceptions de la vie absolument opposées, et c’est ça qui compte. Quand la distance entre deux personnes est aussi grande, qu’est-ce qui reste ? La diplomatie, c’est-à-dire le langage. Ils se parlent ou ils se tuent. Donc ils se parlent, mais ce n’est pas parce qu’ils s’embobinent l’un l’autre qu’ils se rapprochent l’un de l’autre.
Quand j’ai vu le film de Jim Jarmush, Down by law, je me suis retrouvé dans les relations entre Tom Waits et John Lurie, réunis à leur corps défendant. Ce qui se passe entre eux est mystérieux comme dans un match de boxe. On met deux hommes sur un ring. Ils doivent se battre et gagner. Deux personnes qui ne se connaissent pas, se tapent à mort devant le public, vivent des choses qui dépassent la passion amoureuse. Face à l’adversaire, ils se dépouillent, souffrent comme jamais. Chez moi, ils se battent par le langage, et le langage entraîne une transformation en eux. Ils jouent à « si tu voulais, on serait copains », sans être dupes.
« Ces gens-là, en définitive, ne sont pas au bout du rouleau. Ils sont forts. Ils n’ont plus ni illusions ni foi. Ce qui leur permet des ambitions invraisemblables, des espoirs, fous, mais ponctuels. Ce sont des anti-mystiques. À dix huit ans, j’étais fasciné par Saint-Jean de la Croix, par Thérèse d’Avila — elle a écrit à peu près : « Je rêve d’une vie tellement belle que je meurs de ne pas mourir », c’est sublime non. Nous, nous voulons le dépassement. Ici même, dans la vie sur terre. Juste un instant de dépassement. Le sacrifice pour un résultat immédiat. Mes personnages sont comme ça, ils ont des poussées d’adrénaline, et ils foncent, même s’ils ne croient pas au résultat.
« Ils ressemblent aux héros des feuilletons : « Dynastie », « Flamingo Road »… Des personnages extraordinaires, rien ne les arrête, ils sont formidablement vivants, drôles terribles. Ils se lancent dans des histoires fantastiques, c’est comme les films de karaté. Tous ne sont pas bon, mais quand on va dans les salles à Barbès, c’est leur vrai public, et il s’amuse. J’ai beaucoup à dire sur Bruce Lee.
« J’aimerais traduire du bon boulevard anglo-saxon. Ce n’est pas ce que j’écris, mais je suis sûr que je pourrais le faire. Seulement, personne ne me croit. Quand j’écris, je pense à des acteurs. J’écris en ce moment pour Michel Piccoli, et Jacqueline Maillan, le spectacle doit être créé à Avignon en 1988 et mis en scène par Patrice Chéreau. J’aurai fini au printemps prochain. Il y a cinq rôles principaux, cinq ou sic secondaires, et pas mal de petits. Pour l’instant, on est sûrs seulement du couple Maillan- Piccoli. Ils n’ont jamais joué ensemble, ils ne se sont pas rencontrés professionnellement depuis le cours Simon. Ils sont tellement différents, forcément ils me donnent des idées.
Propos recueillis par
Colette Godard.
Le Monde
11-12 janvier 1987 — p. 9