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Koltès | « Home »

1985

vendredi 1er novembre 2019


Les textes que je place ici ne sont pas extraits des pièces ou des récits de Koltès — et à vrai dire, je dois avouer que je ne saurais déterminer leur statut. Ni leur date précise, ni leur projet. Ni même leur titre, que j’invente ici, faute de mieux. Ni rien hors le récit qu’en quelques lignes ils se dégagent pour eux ; écritures qui inventent en quelques pages une forme, un genre même, une manière de traverser le récit dans une cinétique puisée dans la vie.

Tout juste peut-on dire que les textes furent publiés dans L’Autre Journal, de Michel Butel, en avril 1986. Ils paraîtront près de dix ans plus tard, à la suite du récit inachevé, sans titre, posthume et appelé Prologue. Textes au statut sans statut négligés le plus souvent par la critique, ces proses brèves sont essentiels pour prendre la mesure de toute une conception de l’écriture et de la vie.

Textes clos, achevés, mais comme coupés d’un ensemble qui se serait dérobé, non pas fragments d’une totalité invisible, mais totalité à eux-mêmes traversée sur quelques lignes : mais d’où leur surgissement ? D’où leur force d’empoigner l’expérience, de construire des points de vue à la fois englobants sur la vie, et circonscrits dans leur récit ? On voit, de loin en loin, les rapports qui s’exercent sur telles ou telles pièces, qui pourraient d’ailleurs permettre de les dater approximativement. Mais à quelle fin — quand leur fin est de n’avoir pas de terme : et le heureux hasard d’un regroupement éditorial désœuvré m’encourage à les lire dans le désœuvrement infini qui est devenu leur espace, leur temps.

Le livre regroupe deux ensembles : Home et Out. Je parlerai ailleurs de Out, dont les textes sont regroupés selon une logique thématique — le combat, la boxe, le kung-fu ou la capoiera. Les textes de Home (le titre évoque le premier texte : même si cela n’a aucun sens de dire "premier" dans cet ensemble sans logique génétique ou générique) n’ont aucun rapport les uns avec les autres, et ce même si des liens secrets se tissent, fabriquent leur évidence, des rapports construits dans leur frottement.

Ces rapports établis sont ceux qui pourraient s’accomplir entre la vie et l’écriture : quelques lignes à chaque fois qui essaient l’écriture sur la vie, ne l’altèrent que pour mieux se saisir de l’une ou l’autre : ainsi, ces deux textes esquissés autour du sens de tel mot (celui de frère) ou tel autre (le mot insultant), ainsi ces deux autres textes paradoxalement autobiographiques dans l’évacuation de l’anecdote vécue, pour plonger aux racines de l’éprouvé (Home, et la position du cocher). Enfin, on trouve aussi ce qui semble être de plus évidentes fictions, même si non exhibées comme tels, mais travaillées plutôt ainsi qu’une fable dont le tissu enveloppe la vie comme écriture (je pense au récit sur la tête de l’indien mort).

Je n’ai pas fini de lire ces textes — ni achevé ce que cette lecture renouvelle dans le champ de cette écriture et de sa lecture. Aucun terme fixé.



 La position la plus humaine
 L’avantage provisoire du mot « frère »
 Si l’on tient à désigner
 Je vis avec un Indien, mort il y a de nombreuses années
 J’ai longtemps cherché à ressentir cette émotion
 La position la plus humaine

La position la plus humaine, il me semble, c’est celle du cocher qui attend, celle de l’assoupissement.
On n’est définitivement pas assez bien fait pour se sentir bien debout, et couché, à la longue, on s’énerve ou on devient idiot.
En position assise, avec le menton sut la poitrine, les yeux fermés — aux trois quarts ou tout à fait —, l’oreille en état de marche, les bras un peu écartés pour l’équilibre, comme ça, ça me plairait assez se passer la vie.


L’avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot désignant ce qui lie quelqu’un à quelqu’un, c’est qu’il est dépourvu de toute sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tout les cas, on peut facilement l’en débarrasser.
Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit avec regret.
Et puis il suggère l’irréversibilité et le sang (pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le corps et qui n’a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l’estomac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir).


Si l’on tient à désigner une catégorie d’individus qu’on estime être une catégorie parce qu’on estime qu’elle a un aspect, un vice ou un attribut commun, on a toujours intérêt à utiliser le mot insultant.
Le mot insultant est toujours plus beau et plus imprécis, et on a toujours intérêt à utiliser le mot le moins précis, parce qu’il est le plus juste pour désigner une caractéristique commune.
Après, bien après l’invention du mot insultant, on trouve toujours quelque salaud qui, pour faire entrer l’insulte dans le dictionnaire ou pour pouvoir l’utiliser en famille, invente un ou plusieurs mots neutres, prétendument objectifs, complètement faux, et incroyablement laids.


Je vis avec un Indien, mort il y a de nombreuses années.
Comme cela se faisait à l’époque entre ennemis, sa tête a été vidée, la peau amollie puis séchée sur des pierres et plus en plus petites. Ses cils et ses sourcils sont bien fournis ; ses lèvres, très belles, sont fermées par une petite ficelle, et il y a des lentes de poux dans ses cheveux.
Les nuits d’orage, parfois, il faut que je me lève et que j’aille lui parler dans la pièce à coté. Un jour, je l’ai prêté pour qu’on me trouve un objet qui l’abrite de la poussière, comme dans les musées je suppose.
Tout le temps de son absence, je promenais une solitude étrange d’une pièce à l’autre ; de son coté, il effrayait ses hôtes, déclenchait des orages la nuit, énervait tout le monde. Au point qu’on me l’a rapporté avant d’avoir eu le temps de trouver quoi que ce soit pour le protéger.
Mais dès son retour tout s’est calmé, il n’y a aucune raison d’abriter un copain de la poussière.


J’ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j’avais entendu parler, qui est celle qu’éprouve l’homme qui rentre à la maison.
Bien sûr, je ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les cas, il n’y avait pas de quoi en faire des histoires.
Un jour — je ne sais, vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé —, tout à coup, venant d’un bar ou d’une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j’ai entendu quelques mesures d’un vieux disque de Bob Marley ; j’ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s’asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda.
Et n’importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je ressens l’odeur, la familiarité, et le sentiment d’invulnérabilité, le repos de la maison.