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Koltès | « Avec tant de reflets mélangés à travers le miroir »
Communication avec Christophe Bident | 7 décembre 2024 • Paris Nanterre
samedi 7 décembre 2024
Texte (et enregistrement) de l’intervention commune avec Christophe Bident, lors de la journée d’étude d’agrégation le 7 décemvre 2024 à Paris-Nanterre. Une façon de dialoguer ensemble avec l’œuvre de Koltès interrogée ici sous le prisme de ses reflets et de ses éclats dialogiques.
(Centrées, les citations de Koltès distribuées ; justifiée, les propos de Christophe ; décalé à droite, les miens.)
— B : « Josiane, à la droite, c’est le reflet du photographe et à la gauche, le reflet du reflet de je ne sais qui ou quoi. Avec tant de reflets mélangés à travers le miroir, que reste-t-il de l’homme ? » [1]
— A : Avec tant de reflets mélangés à travers notre miroir, que reste-t-il de Koltès ?
REFLET 1 : JARMUSCH – ET LE TEMPS
— B : « Quand j’ai vu le film de Jim Jarmusch, Down by law, je me suis retrouvé dans les relations entre Tom Waits et John Lurie, réunis à leur corps défendant. Ce qui se passe entre eux est mystérieux comme dans un match de boxe. On met deux hommes sur un ring. Ils doivent se battre et gagner. Deux personnes qui ne se connaissent pas, se tapent à mort devant le public, vivent des choses qui dépassent la passion amoureuse. Face à l’adversaire, ils se dépouillent, souffrent comme jamais. Chez moi, ils se battent par le langage, et le langage entraîne une transformation en eux. Ils jouent à « si tu voulais, on serait copains », sans être dupes. » [2]
— A. : « Tu as raison, Laurette, on ne peut pas toujours vivre au présent. » [3]
— B. : « Tu joues, tu te défonces, tu frimes… » [4]
— A. : « Faut bien que je me marre… » [5]
— B. : « Je sais… Tu as toujours des plans pour l’avenir, et pourquoi ? Parce que tu bousilles le présent. (…) Je peux te dire des trucs sur toi dont tu t’es jamais douté… qui n’ont jamais pénétré ton crâne pointu. » [6]
— A. : Tu sais ce qu’on dit… si t’as plus faim, fais comme l’écrevisse, pars à reculons. [7]
« Vivre au présent » serait donc cultiver « l’ignorance de l’avenir », pour reprendre les mots du Voyageur de Nietzsche à son ombre (GS 287), ne se soucier d’aucune conséquence, même personnelle, même suicidaire, d’un acte immédiat de plaisir, un acte d’autant plus jouissif qu’il ignore tout de l’altérité et du lendemain. Dans le film de Jarmusch, la concession de Jack à Laurette n’est qu’une dénégation provisoire, propre à diluer le temps de la discussion, à préserver et réserver l’intensité de l’addiction. En contrepoint, l’analyse de la femme, noire, qui fait partie de son réseau de prostituées, a pour but de montrer au spectateur non seulement l’inanité des projets de Jack, mais également leur contradiction intrinsèque : ses « plans pour l’avenir » n’ont d’autre but que de « bousiller le présent », ce que la scène suivante va immédiatement prouver : pour mieux dépenser son éternel présent, Jack cherche à étendre son réseau de jeunes femmes, tombe dans le piège qui lui est tendu par un autre proxénète, est arrêté par la police et croupit en prison. Entre-temps cependant, entre la scène de discussion et la scène d’arrestation, Jack descend dans la rue et croise un homme, noir, qui lui donne un conseil : « pars à reculons ». Mais comme il a toujours « faim », Jack ne tient pas compte de cet avertissement et continue sa marche en avant aveugle vers son arrestation.
Koltès dit avoir « retrouvé » la situation de la Solitude dans le film de Jarmusch, qu’il a vu plusieurs mois, presque un an après avoir fini d’écrire le texte. Il n’y a donc pas d’influence du film sur le texte, mais une reconnaissance. Dans l’entretien qu’il accorde à Colette Godard, Koltès met l’accent sur l’hostilité entre les deux personnages, « réunis à leur corps défendant », Jack (John Lurie) et Zack (Tom Waits), et compare leur relation « mystérieuse » à celle qui peut rassembler deux boxeurs sur un ring. Il confronte alors la lutte verbale de son Dealer et de son Client au combat de boxe – comme il opposera, dans le programme distribué aux spectateurs à la création de Chéreau, « l’échange des mots » à « l’échange des coups ». Or c’est bien là, selon lui, une question de scénario, et de temps :
« L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir des coups et tout le monde aime gagner du temps ».
Il n’est pas certain que « personne n’aime recevoir des coups et tout le monde aime gagner du temps », mais on voit bien que c’est la situation dans laquelle Koltès place Dealer et Client. Et c’est à cet endroit qu’il reconnaît dans le film de Jarmusch une situation préalable à celle de la Solitude, non pas préalable au sens chronologique, mais au sens logique, psychologique, physiologique : il y reconnaît une référence, comme la scène de passage à tabac à l’aéroport de Lagos a pu servir de référence, ou de légende originelle, à la situation de Combat. Ce que le film de Jarmusch met en scène est exactement ce que la Solitude va éviter : l’indifférence au langage de l’autre ; la nécessité d’un tiers pour éviter le duel du chien et du chat.
Rembobinons, comme on disait alors, le film, et revoyons la scène. Chez Jarmusch, Jack est indifférent aux paroles de la femme allongée dans son lit (« qu’est-ce que tu peux causer ! », lui dit-il alors qu’elle se plaint de son silence : « je peux rester là à user ma salive, tu n’entends pas un mot »). Il est tout aussi indifférent, on l’a vu, aux paroles de l’homme qu’il croise dans la rue. De son côté, Zack n’a pas grand-chose, lui non plus, à répondre aux reproches de sa petite amie qui le met à la rue, et lorsque Jack et Zack se rencontrent en prison, c’est seulement l’arrivée d’un tiers, Bob, un Italien extravagant (Roberto Begnini), qui va empêcher la relation de virer au pugilat. Dans la Solitude, au contraire, le dialogue n’a de cesse de différer le combat. Le Dealer et le Client sont attentifs l’un à l’autre ; ils n’ont pas besoin d’un tiers pour se parler : ils ont intégré, d’entrée de jeu, que le langage est susceptible de sublimer tout différend.
Est-ce si simple ? Les premières répliques montrent que non. C’est que, comme l’écrivait Koltès à Gignoux dès 1970, « dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs ». Il ne s’agit donc pas forcément de savoir si le Dealer a interrompu la trajectoire du Client ou si le Client est passé près du Dealer pour le provoquer. Au contraire, comme le dit subtilement le Dealer :
« Et si je dis que vous fîtes une courbe, et que sans doute vous allez prétendre que c’était un écart pour m’éviter, et que j’affirmerai en réponse que ce fut un mouvement pour vous rapprocher, sans doute est-ce parce qu’en fin de compte vous n’avez point dévié, que toute ligne droite n’existe que relativement à un plan, que nous bougeons selon deux plans distincts, et qu’en toute fin de compte n’existe que le fait que vous m’avez regardé et que j’ai intercepté ce regard ou l’inverse, et que, partant, d’absolue qu’elle était, la ligne sur laquelle vous vous déplaciez est devenue relative et complexe, ni droite ni courbe, mais fatale. » [8]
Chacun sur sa « mer en tempête », chacun sur son « plan distinct », Dealer et Client se trouvent dans une situation « relative et complexe », et « fatale ». Si Jack est indifférent aux avertissements qu’il reçoit de la fatalité, et qu’ainsi son destin le conduit en prison, le Client et le Dealer dialoguent, réfléchissent, pervertissent, mais parlent. Si Jack refuse de prendre conscience que jouir de l’instant est aussi jouir de la mort, « à son corps défendant », que « dépenser », c’est « bousiller », la parole, au contraire, écartèle le temps de la dépense, réfléchit les motifs de la jouissance, diffère le désespoir et retarde la fatalité. Donnée, abstraitement, dans l’artifice d’un pur dialogue, comme écriture, Koltès élève cette parole au rang d’un modèle transpercé d’ironie. Bien sûr, dans une situation réaliste, le Dealer et le Client ne se parleraient pas plus d’une minute et si la rencontre tournait mal, personne n’attendrait une heure et demie d’échanges pour dégainer une arme ; et qui, dans ces espaces « non homologués », suivrait une coutume ancienne pour provoquer un duel en proposant à l’autre le choix de l’arme ? Car si rien n’indique, pour Dans la Solitude…, que les deux protagonistes vont se battre de quelque manière, tout montre, par la construction du discours, ses monologues croisés, ses réponses différées ou qui parfois précèdent même les questions, que le dialogue pourrait recommencer aussitôt qu’il s’est épuisé. Koltès ouvre Dans la Solitude… le temps d’un cycle ouvert à la répétition infinie d’un « commerce du temps ».
Or, ce n’était pas le cas dans Combat, où l’arme tue, venge, de manière préméditée, la nuit passée, l’ultimatum atteint. L’homme noir n’est pas ici celui qui prévient de la fatalité : c’est au contraire le vieil homme blanc, acclimaté à l’Afrique, qui tente de convaincre le criminel de marcher « à reculons ». Dans cette pièce à quatre personnages, constituée presque uniquement de « dialogues à deux », les valeurs d’usage du langage sont multiples mais au milieu des hommes, Léone tente déjà de s’approcher de l’enjeu éthique de la Solitude. Connaître l’autre, pense-t-elle, demande de le connaître dans sa langue, demande de connaître la langue de l’autre, et cela prend du temps :
LÉONE. – Oui, oui, c’est comme cela qu’il faut parler, vous verrez, je finirai par saisir. Et moi, vous me comprenez ? si je parle très doucement ? Il ne faut pas avoir peur des langues étrangères, au contraire ; j’ai toujours pensé que, si on regarde longtemps et soigneusement les gens quand ils parlent, on comprend tout. Il faut du temps et voilà tout. Moi je vous parle étranger et vous aussi, alors, on sera vite sur la même longueur d’onde.
ALBOURY. – Wax ngama dellusil, maa ngi nii.
LÉONE. – Mais lentement, n’est-ce pas ? sinon, on n’arrivera à rien. [9]
C’est que provoquer et maintenir le temps de l’échange, dans un monde empli de tant de contradictions, de tant de faisceaux de violence, est épuisant. Dans la Solitude…, après avoir demandé, à deux reprises, du temps (« Je demande du temps. (…) Je demande du temps »), le Client constate que « l’obscurité (est) si profonde qu’elle demande trop de temps pour qu’on s’y habitue », et que « la solitude nous fatigue ». Bob, alors, pourrait les aider.
Ainsi, si Koltès se reconnaît dans Jarmusch, reconnaît la Solitude dans Down by law, c’est parce qu’au fond ses « personnages » sont aussi paumés que Jack et Zack, et que le film comme le texte, composés comme deux monologues ignorants l’un de l’autre mais qui finissent par se croiser, trouvent, chacun, un moyen d’exemplifier le rapport éthique qui permet d’éviter le combat : l’introduction du tiers chez l’un, l’élaboration du dialogue chez l’autre.
On trouvera toujours chez Koltès cette lutte entre deux temps, lutte chiasmatique, entre temps de la perte et gain de temps, entre jouissance du risque et jouissance d’un langage qui prend en compte la compréhension, ou la reconnaissance, du mystère – une autre forme d’intelligence, écrivait-il à sa mère :
« Il faut apprendre une autre manière de penser, qui est contemplative : qui ne cherche ni l’explication, ni la compréhension, moins encore cette forme de jugement qu’est le remords : c’est une manière de penser qui ne peut être que muette (parce que les mots et les images sont un obstacle et une réduction de cette pensée) (…) » [10]
C’est probablement ce qu’il nomme, devant Tikal, « un retournement du sens du temps », ajoutant : « on est devant l’élaboration interminable et progressive d’un projet d’avenir très lointain » [11]
Ainsi, « retourner le sens du temps », ce n’est évidemment pas revenir en arrière de manière passéiste, nostalgique, réactive voire réactionnaire : c’est voir que le temps plonge toujours dans le secret, le mystère, que le temps n’est qu’un présent infini, infiniment dilaté, qui repousse indéfiniment l’avenir, qui oscille entre deux modes de « dépense agonistique », chacune, comme le souligne Bataille, ayant « sa fin en elle-même » : le « bousillement » et la parole.
REFLET 2 : CHÉREAU – ET LA VALEUR D’USAGE DU LANGAGE
— A. : « Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience. » [12]
— B. : « S’il vous plaît, dans le vacarme de la nuit, n’avez-vous rien dit que vous désiriez de moi, et que je n’aurais pas entendu ? » [13]
— A. Le Dealer a-t-il dans son impatience – devant le temps infiniment bousillé et qui ne cesse pas de ne jamais tout à fait se bousiller –, négligé d’entendre ce qu’on lui disait ? Dur d’oreille, le Dealer, plutôt que dur en affaire — alors que l’ensemble de cette partition du deal a semble-t-il amolli son cœur — voir comment Chéreau fait entendre, dans le plus haut degré de désespoir, cette réplique, trouée de silence
Qu’est-ce à dire, et qu’est-ce à entendre ? Ainsi, des choses auraient été dites qu’on n’a pas entendues, tout occupé qu’on était à vouloir entendre autre chose, ou tout assailli qu’on fut du vacarme de la nuit qui aura donc tout recouvert ?
Poétique du malentendu : et il se joue entre le Dealer et le Client ce qui se joue de la pièce au spectateur (de quoi s’agit-il et l’ai-je bien entendu ?), et qui s’est joué de Koltès à Chéreau : on dit une chose, et on entend l’autre chose, parce qu’elle prise dans le bruit du monde où elle surgit et qu’on désire l’entendre : et qu’on ne sait pas si ce qu’on entend est le monde lui-même, vacarme, ténèbres, ou langage qui le perce et le dévoile.
N’est-ce pas cela qu’on nomme théâtre, ce lieu et cette heure où ce qui se dit n’est pas tout à fait ce qu’on entend, et ce qui s’entend ne s’ajuste pas tout à fait à ce qui se dit,
… non pas seulement parce qu’au théâtre on ne dit pas « je suis triste », mais « je vais faire un tour » [14], mais aussi parce que celui qui entend ceci voudrait entendre cela – sans rien dire de ce qui s’échappe de soi [15], coule hors de soi, sang, sperme, mots qui deviennent des aveux qui à soi-même nous défigurent et nous dévoilent, nous jugent et accusent, nous accablent et nous déchirent.
Quelle est cette langue qui n’est pas ce qu’elle dit, et qui dépend pour l’entendre d’un ajustement d’un besoin à son désir ?
On reconnaîtrait ici une économie singulière de la parole : en fait d’économie morale, une économie politique d’un usage de la parole dans le cadre d’une transaction particulière. Une sorte d’escroquerie généralisée gouverne ici les circulations des mots, une perversion. On a touché au langage comme on pose la main sur une vierge qui s’est révélée putain. Et on ne sait plus, dans ce vertige, ce qu’il en est de la valeur du langage : valeur d’usage (où le prix est déterminé en fonction du besoin qu’on a de l’objet) ou valeur d’échange (qui se réfère au prix que le marché est prêt à payer pour l’objet, déterminée dans son rapport aux autres marchandises). Ou pour le formuler dans les termes de Marx :
« En tant que valeur, la marchandise est universelle, en tant que marchandise réelle, elle est une particularité. » [16]
Si la valeur d’usage est intrinsèquement subjective et dépend de son désir, la valeur d’échange est établie du dehors, comme une loi. De fait, ce qui se joue, dans ce langage, c’est un ajustement permanent, et une mobilité toujours instable de ces valeurs : on croit que la langue possède telle valeur, et elle en a une autre ; on a l’impression que le mot signifie ceci parce qu’on le veut, mais il dit cela, parce que tout autre chose l’exige ; on est sûr d’avoir entendu ce qui est dit, mais c’est autre chose qui s’est dit à travers ces mots ; dès lors, a-t-on bien entendu ? Alboury veut-il le corps de son frère et est-ce bien son frère ? Léone l’a bien entendu parler étranger, mais était-ce bien de l’Alsacien — Chéreau lui n’entendra que l’allemand fautif et corrigera. Le Client lui aussi corrige : éblouit de ses non, à moins que son non veut dire oui : que refuser est une manière d’accepter. Valeurs d’usage et valeur d’échange s’échangent dans l’usage miroitant de l’un et de l’autre : devant ce vertige, nous sommes [14] « comme devant ces hommes travestis en femmes qui se déguisent en hommes, à la fin, on ne sait plus où est le sexe. » [17]
C’est donc qu’on le cherchait ? N’est-ce pas celui-là, ce mot qu’on désirait entendre et qu’on n’a pas entendu – Ou ce mot qu’on refusait d’entendre et qui ne cessait d’être dit ?
À sa mère, en 1977, Koltès avait écrit une langue lettre pour lui expliquer La Nuit juste avant les forêts : mais Germaine avait tout à fait compris de quoi il s’agissait (Patrice ne lira pas autrement les textes que Germaine), et qu’en dépit du vacarme de cette nuit, c’était bien une demande de sexe — « il n’y a pas que le sexe dans la vie, et ton texte ne parle que de ça » —, lui avait-elle écrit, en forme de reproche que ne lui fera pas Patrice : « je te répondrai, entre autres, se justifie Koltès, sous forme de plaidoirie de la défense, que mon personnage parle de tout sauf de cela, qui est pour lui un sujet tellement familier, donc facile, que c’est de celui-là qu’il se sert pour parler du reste. Quant à ce qu’est ce reste, je ne peux pas te le dire comme cela, puisqu’il m’a fallu une pièce pour l’exprimer et qu’il n’y a pas d’autres moyens. » [18]
« Il n’y a pas d’autres moyens »
Ici, Bernard rejoue/redouble le fonctionnement de sa langue : le mot sert à autre chose qu’à lui-même, quand bien même c’est lui qu’on a entendu. Pièce qui échappe donc à l’interprétation — au sens herméneutique de l’interprète d’une langue étrangère, celui qui trouve une équivalence de sens au mot donné dans la langue étrangère.
En effet
« Il n’y a pas de règle ; il n’y a que des moyens ; il n’y a que des armes. » [19]
Il n’y a que des moyens : il n’y a que des mots qui ne sont pas ceux-là, et qui portent d’autres mots, qui échapperont toujours.
Usage de la langue : usage métaphorique non par ornement, mais par nécessité de dire autrement ce qu’il en est, puisqu’on ne peut pas dire comme il en est.
« Pour en revenir à mon personnage (ajouta à la fin de la lettre, Bernard à sa chère petite maman qui voudrait savoir, comme le Dealer, ce qui a été dit si ce n’est pas le sexe, et qu’elle n’aurait pas entendu), la question est de savoir s’il a d’autres moyens que celui-là d’avoir un rapport d’amour avec les autres ». [20]
On sait depuis longtemps que Chéreau dira que non, qu’il n’y a pas d’autres moyens. On sait maintenant que le Carnet Rouge dira bizarrement aussi, et différemment, que non :
et qu’il s’agit de « Baiser par les mots. »
Par delà le vacarme de la nuit, cela revient à chercher ce « degré de connaissance, de tendresse, d’amour, de compréhension, de solidarité, qui est atteint en une nuit, entre deux inconnus, supérieurs à celui que parfois deux êtres en une vie ne peuvent atteindre ». Que c’est précisément l’ajustement permanent des valeurs d’usage et d’échange du langage qui permet non la fusion par le sexe, mais la connaissance et la solidarité, qui peut tout aussi bien être d’hostilité ou de désaccord (et là encore, point de fusion, point de réconciliation fusionnelle).
« Ce mystère-là, conclut le fils à sa mère dans le vocabulaire de la mystique qu’elle domine mieux, mérite bien qu’on ne méprise aucun moyen d’expression dont on est témoin, mais que l’on passe au contraire son temps à tenter de les comprendre tous, pour ne pas risquer de passer à côté de choses essentielles. » [21] [Or], (avait-il écrit plus haut), plus la chose à dire est importante, essentielle, plus il est impossible de la dire : c’est-à-dire : plus on a besoin de parler d’autre chose pour se faire comprendre par d’autres moyens que les mots qui ne suffisent plus. Jamais tu n’entendras dire à quelqu’un qui souffre de la solitude : “je suis seul”, ce qui est ridicule et humiliant ; mais il te parlera d’un certain nombre de choses dérisoires, et le rapport s’établit entre deux êtres dans la mesure où ils se comprennent à travers ce dérisoire-là.) » [22]
Et le rapport s’établit : et puisqu’il n’y a pas de rapport sexuel, et qu’il n’y a pas (encore moins) d’amour, qu’il n’y a que de la solitude, il n’y aurait qu’un rapport à travers le dérisoire — l’autre nom du vacarme — de solitude à solitude, où il s’agit toujours de dire autre chose que ce qu’on dit pour dire autre chose que ce qu’on désire, et qu’il ne s’agit jamais de dire quelque chose pour accomplir cette chose, mais d’établir un rapport sans cesse repris, car toujours manqué, et donc appelé à se rejouer.
-REFLET 3 : BARTHES – ET COMPRENDRE OU RECONNAÎTRE
— B. : Dis-moi, l’amoureux, quand tu perçois « tout d’un coup l’épisode amoureux comme un nœud de raisons inexplicables et de solutions bloquées » [23], que t’écries-tu ?
— A. : « Je veux comprendre (ce qui m’arrive) ! » [24]
— B. : Mais alors, que penses-tu de l’amour ?
— A. : « En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. Ce dont je veux connaître (l’amour) est la matière même dont j’use pour parler (le discours amoureux). La réflexion m’est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement des images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclu de la logique (qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres), je ne peux prétendre bien penser. Aussi, j’aurais beau discourir sur l’amour à longueur d’année, je ne pourrais espérer en attraper le concept que « par la queue » : par des flashes, des formules, des surprises d’expression, dispersés à travers le grand ruissellement de l’Imaginaire ; je suis dans le mauvais lieu de l’amour, qui est son lieu éblouissant : « Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe » [25]. [26]
« Je veux analyser, savoir, énoncer dans un autre langage que le mien ; je veux me représenter à moi-même mon délire, je veux « regarder en face » ce qui me divise. »
Selon la méthode de distanciation propre à Roland Barthes, héritée de Brecht et intégrée, adaptée, réfléchie, déployée dans son écriture, les Fragments d’un discours amoureux mettent l’amoureux à distance de lui-même. Koltès en donne quelques échos dans son « Carnet rouge ». C’est qu’il y trouve un nouveau reflet : pour comprendre l’amour, on ne parle pas d’amour, on ne discourt pas sur l’amour, il faut échapper à toute complaisance imaginaire, il faut adopter « un autre langage ». Avec beaucoup plus de légèreté (mais il s’agit d’un entretien, non d’un essai ou d’un cours dans une haute institution d’enseignement supérieur), Koltès dénonce l’imposture du discours amoureux et proclame la nécessité de substituer au langage immédiat une esthétique du détour :
« Je n’ai jamais aimé les histoires d’amour. Ça ne raconte pas beaucoup de choses. Je ne crois pas au rapport amoureux en soi. C’est une invention des romantiques, de je ne sais pas trop qui. Si vous voulez recouvrir les rapports entre deux personnes en disant : c’est de l’amour, point, et on n’en parle plus… c’est un truc qui m’a toujours révolté. Déjà avant. Quand vous voyez un couple, qu’ils n’arrêtent pas de s’engueuler, qu’ils sont odieux mutuellement, et qu’on vous explique, oui, mais ils s’aiment, je sais que les bras m’en tombent ! ça recouvre quoi, le mot “amour”, alors ? ça recouvre tout, ça recouvre rien ! Si on veut raconter d’une manière un peu plus fine quand même, on est obligé de prendre d’autres chemins. Je trouve que le deal, c’est quand même un moyen sublime. Alors ça recouvre vraiment tout le reste ! » [27]
Dans La Solitude, le deal devient ainsi la métaphore qui structure ce qui reste de récit – mais ç’aurait pu être, tout aussi bien, la manche, la drague, la palabre, le marchandage, le kung fu, la capoeira – ou encore la danse, comme dans Nickel Stuff). Les « monologues qui se coupent » sont autant de fragments d’un discours amoureux qui recouvrent de multiples figures : désir, provocation, accoutrement, dignité, cruauté, entente tacite, ou, dans le langage de Barthes, Attente, Cacher, Comprendre, Contacts, Dépense, Habit, Nuit, Obscène, Pourquoi, Rencontre, Vouloir-Saisir… Dans la Solitude…, ces figures ne sont pas disposées dans l’arrangement arbitraire et ludique d’un abécédaire, comme chez Barthes, mais dans un labyrinthe de répliques et de phrases multipliant les affirmations, les contradictions, les prétéritions, les hyperboles, les apories, les relances, les oublis, les menaces, les précautions, les insultes. Au bout de l’épuisement, dans l’impossibilité de trouver la fibre de la communication, dans la reconnaissance, peut-être, de ce que le deal n’était pas la métaphore la plus appropriée, et probablement par dépit, le Client propose : « Alors, quelle arme ? ». Ce n’est pas sans avoir rappelé, juste avant, que tous deux, le Dealer et lui, sont unis par un pacte, ce pacte même auquel atteint Léone lorsqu’elle se scarifie :
« Essayez de m’atteindre, vous n’y arriverez pas ; essayez de me blesser : quand le sang coulerait, eh bien, ce serait des deux côtés et, inéluctablement, le sang nous unira, comme deux indiens, au coin du feu, qui échangent leur sang au milieu des animaux sauvages. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela » [28]
Comment entendre cet énoncé à la temporalité paradoxale ? Si « un homme meurt d’abord », dans le sens premier du verbe « mourir », alors Dealer et Client sont à percevoir comme deux spectres qui infiniment, comme Sisyphe, roulent leurs fragments, leurs monologues au sommet d’une montagne où jamais une arme ne sort. Si « un homme meurt d’abord » par métaphore, meurt d’amour, meurt de ce qu’ « il n’y a pas d’amour », alors Dealer et Client nous renvoient l’image d’un désespoir infini qui n’éteint pourtant pas le désir, tour à tour désir charnel, sauvage, violent, risque-tout, et quête d’altérité aux accents mystiques (peut-être le « mourir de ne pas mourir » de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix). Ce désespoir serait alors comme le fond d’un dialogue qui ne vit que de sa forme fragmentée. Mais quel que soit le sens de cette « mort d’abord », peut-être à entendre encore comme une mort qui survient dès les premiers instants de l’abord, de la rencontre, et dont toute la pièce se passe à en reconnaître la condition, « sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière », quel que soit le sens, littéral ou métaphorique, de cette mort, il plaide pour la structure cyclique et la dimension éthique du dialogue.
Renversons ainsi le proverbe chinois cité par Roland Barthes : le lieu le plus clair est toujours à l’écart de la lampe. Pour parler d’amour, il ne faut pas parler de ce qui l’éclaire : il faut, dans la logique fantasmatique de Koltès, être juste à côté de ce qui l’éclaire, être caché derrière un réverbère :
« Il me semble qu’ils seront, inévitablement, présents, jusqu’à la fin, dans tout ce que j’écris. Me demander d’écrire une pièce, ou un roman, sans qu’il y en ait au moins un, même tout petit, même caché derrière un réverbère, ce serait comme de demander à un photographe de prendre une photo sans lumière. » [29]
C’est le Noir qui, chaque fois, « inévitablement », « inévitablement présent », permet de photographier les enjeux du désir : ouvrier de chantier, comme Alboury, migrant réfugié dans un hangar, comme Abad, parachutiste sanctionné, dans le Retour au désert, et peut-être le Dealer, que Koltès déclarait vouloir noir sans l’avoir jamais écrit. Le Noir est peut-être ce signifiant « qui représente le sujet pour un autre signifiant », pour reprendre la formule de Lacan, et cela signe son altérité irréductible.
Comprendre, alors, est une prétention vaine, trompeuse et excessive. Comprendre n’est qu’une possibilité offerte par l’usage d’un langage symbolique – qui, pour être valide, peut toujours aussi être remplacé par un autre langage symbolique. Ainsi, il ne s’agira pas de comprendre mais de reconnaître ce que l’on ne comprend pas, comme le formule le Dealer :
« (…) aujourd’hui que je comprends davantage de choses, que je reconnais davantage les choses que je ne comprends pas (…) » [30].
Est-ce précisément cette reconnaissance « qui me divise », comme l’écrit aussi Barthes, dans la mesure où elle n’est jamais pleine, comme le serait la connaissance, la compréhension suprême ?
Il y a un peu plus de quinze ans, le 27 octobre 2009, je demandais à Yannick Butel, qui venait d’initier sa série « Capitalisme et dramaturgie », si le Dealer et le Client parlaient le même langage. Nous nous en sommes expliqués à plusieurs reprises depuis, et cela a laissé des traces (d’écriture). Mais je me demande aujourd’hui s’il ne faut pas aller plus loin : Dealer et Client seraient-ils le même personnage, divisé, permettant à un autre sujet, postulation d’auteur, de regarder, dans un autre langage, ce qui le divise ? Combat multipliait les points de vue en multipliant les personnages, mais surtout en multipliant les contradictions à l’intérieur de chaque personnage. La Solitude ne prolongerait-elle pas cette trouvaille, en multipliant à nouveau les contradictions à l’intérieur de chaque personnage, mais surtout en postulant, invisiblement, un seul personnage, assistant aux enjeux et aux tourments de sa propre division ?
-REFLET 4 : BARTHES, ENCORE – ET L’ABOLITION DU MANIFESTE ET DU LATENT
— A. : « Et si la conscience - une telle conscience - était notre avenir humain ? »
— B. : « Si, par un tour supplémentaire de la spirale, un jour, éblouissant entre tous, toute idéologie réactive disparue, la conscience devenait enfin ceci : l’abolition du manifeste et du latent, de l’apparence et du caché ? S’il était demandé à l’analyse non pas de détruire la force (pas même de la corriger ou de la diriger), mais seulement de la décorer, en artiste ? Imaginons que la science des lapsus découvre un jour son propre lapsus, et que ce lapsus soit : une forme nouvelle, inouïe, de la conscience ?) » [31]
— A. : C’est là le drame : celui du Dealer, du Client, de Chéreau qui ne sait plus s’il est Dealer enlaidi sous fausse moustache et ventre postiche, ou vrai simulacre de corps, Client du drame, du texte, fournisseur, substance, rien : vacarme.
« N’avez-vous rien dit que je n’ai pas entendu ? » [32]
L’inouï tient à cela encore : au fait qu’on ne peut entendre ce qui est inouï, que c’est à cela qu’on reconnait l’inouï : qu’on ne peut pas le reconnaître. Mais puisqu’on a malgré tout entendu quelque chose — est-ce quelque chose d’autre, ou quelque chose par quoi s’entendrait la chose elle-même ? —, il faut bien provoquer l’adversaire, et c’est toujours ce qu’on préfère le plus dans les arts martiaux :
« L’approche de l’adversaire. » [33]
Soit donc ce tour de spirale qui est un tour de passe-passe : ce que Barthes nomme de l’amour, cette dissolution presque brutale de la réflexivité, n’est-ce pas ce qui permet de saisir le mouvement de l’écriture de Koltès et le geste qu’a commis Chéreau sur celle-ci ? — et même plus sûrement ce contre quoi cette écriture et ce geste se sont heurtés ?
C’est qu’à vouloir approcher par le langage le noyau central du désir, on a tôt fait en le nommant d’en détruire la force — son mouvement. Oui, on sait bien désormais le drame, celui de la Troisième Solitude : spectacle manifeste du dépli de cette force, la dramatisation qu’on dirait au sens propre impeccable de la pièce écrite : car force est de constater que l’inouï se laisse ici entendre.
Le latent y devient manifeste : et même manifestation de ce que Koltès avait tant voulu laisser enfoui au-dedans de la pièce : à savoir peut-être rien,
car
La vraie profondeur […] s’il en est une, vient de la multitude de barrières qu’il a élevées entre ce qu’il révèle et son secret ; au point que, quand on croit avoir découvert enfin le cœur du problème, on peut être certain que ce n’est encore qu’une barrière façonnée pour empêcher qu’on pénètre davantage, au point qu’il n’est pas sûr du tout qu’à la fin il y ait un secret, sinon que Koch (prononcer : corps) se présente comme une infinité de cercueils pharaoniques emboîtés les uns dans les autres et destinés à tromper le regard ; et que vouloir profaner l’infini mystère de cette tombe conduirait probablement l’explorateur à découvrir une dernière boîte renfermant quelques cendres mortes et dépourvues de sens [34].
Tel est le tour ultime de la spirale : de jouer l’éblouissement en tant que tel « Un jour éblouissant entre tous », écrivait Barthes : dans la nuit, l’éblouissement risque bien d’être cet éclat de lumière révélant la masse obscure du désir. Car tel est le piège aussi : abolir le latent par la manifeste, la révéler et par là en détruire la force.
Piège, dont nous avait pourtant averti Christophe Triau, pour qui il s’agit de faire jouer une
« Une relation complexe, donc, jouant sur un va-et-vient permanent entre cette opacité irréductible du mystère, de l’énigme, en un mot de l’étrangeté, ou de la distance, qui caractérise l’œuvre, et l’intimité, la proximité, l’évidence dont elle est cependant, paradoxalement, également porteuse. Un mouvement de flux et de reflux. Un rapport dialectique, donc. Une dialectique entre le caché et l’évident, la distance et l’intime, ce qui est donné et ce qui se retire, la surface opaque et la profondeur, le proche et le lointain. » [35]
Un jeu, un rapport qui pour jouer doit toujours pouvoir se miroiter. Piège dans lequel tomba, semble-t-il, Chéreau, qui se précipita dans la gueule du loup (mais quelle gueule, et quel loup), et qui ne recula donc pas devant le lapsus, il glissa même vers lui en conscience, toute réflexivité bue : jusqu’à compter le nombre d’occurrences du mot désir (49 fois) : et ce faisant commis ce lapsus, qui est une tautologie : dire que le désir est un désir de désirer.
Leurre, éblouissement. Peut-être était-il plus simplement, plus humblement, plus affectueusement — et pour reprendre les critiques deleuziennes de l’acception psychanalytique du désir —,
— non un théâtre, celui de la répétition du même, mais une usine, une machine ;
— non la formulation d’un délire égotique, mais l’espace d’un délire monde ;
— non l’expression univoque et convergente vers l’objet désiré, mais un agencement collectif d’énonciation.
Non un thème érotique donc, mais une forme/force politique inouïe de l’entendement : de la conscience en tant qu’elle ne possède ni manifestation ni latence, qu’elle dialectise les rapports, ou plus encore que cette dialectique conduit non pas tant aux libres jeux des oppositions, mais à l’abolition même du manifeste et du latent en tant qu’elle rendrait indiscernable ce qui est manifeste et ce qui est latent, parole donnée ou prise : don, contre don, présence évanouie sitôt dite, présent
« qu’on contemple comme un petit secret, et qu’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle. » [36]
Œuvre qui ne serait pas le dedans, l’intériorité, la conscience : mais le temps pris à faire de la présence un présent.
« Saurons-nous jouer ce théâtre-là — écrivait Chéreau au moment de la création de Combat… —, si drôle finalement, où les mots précèdent la pensée, où de vieux enfants, de faux adultes essaient à tout hasard toutes les associations d’idées qu’ils trouvent pour enrubanner leur impuissance ? À nous, acteurs, metteur en scène, Bernard Koltès réclame une chose rare et difficile : l’observation des autres, l’écoute des êtres, ce qu’ils se disent, ce dont ils ne savent pas parler, tous ces échafaudages secrets ou l’affirmation catégorique n’est jamais qu’une faille de plus et la logique péremptoire une blessure secrète. » [37]
Avons-nous suffisamment pris le temps, Patrice, d’observer avant de se jeter sur le paquet ficelé, avons-nous (as-tu) pris le temps d’écouter ce qu’ils disent, ces êtres échafaudés sous le secret et dont l’aveu est une ultime manière de ne pas avouer ?
Quid de la blessure secrète qui l’emporte sur la logique péremptoire ?
« L’art de Giacometti — écrivait Genet — me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine. ». [38]
L’illumination n’est pas l’éblouissement : il en est même le contraire : un processus immanent ; la faculté d’abolir le manifeste et le latent tout en maintenant la forme en l’état : c’est-à-dire paradoxalement en devenir, en puissance jamais aboli par un nom, dût-il revenir quarante neuf fois.
-BERNARD…
— B. : Bernard, comment construis-tu tes pièces ?
— A. : « Mes premières pièces n’avaient aucun dialogue, exclusivement des monologues. Ensuite j’ai écrit des monologues qui se coupaient. Un dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter. » [39]
— B. : Bernard, comment construis-tu tes pièces ?
— A. : « Des dialogues qui ne se répondent pas, des monologues parallèles, une musique, un exercice d’écriture. Chez moi, les personnages commencent à exister quand je les fais parler, alors ils parlent beaucoup. Ensuite, je suis obligé de couper beaucoup ; cette fois le texte est court, et je n’ai pas tellement pensé à la scène. » [40]
— B. : Bernard, de quoi as-tu envie ?
— A. : « J’écris en ce moment une homélie à la Bossuet, que j’enverrai aux évêques et à quelques curés pour Noël. Sujet : la tiédeur. Je m’amuse beaucoup et fais de grandes phrases. J’ai une envie folle d’une révolution, et de faire de l’anti-politique. Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien faire pour cela ? Qu’as-tu pensé de 1789 et 93 ? N’as-tu donc point vu Les cloches de Silésie ? » [41]
— B. : Alors, « quelle herbe ? »
— A. : « Pas d’herbe, mon vieux. Peut-être demain, à Bahia.
— B. : « O teu Irmaõ…
— A. : « Cheikh Abdallah K. » [42]