Accueil > BERNARD-MARIE KOLTÈS | « RACONTER BIEN » > Koltès | articles & notes > Koltès | Casarès, le pacte d’écriture
Koltès | Casarès, le pacte d’écriture
lundi 1er janvier 2018
Article paru dans la Revue d’Histoire du Théâtre n°277 : Maria Casarès ou le théâtre à l’épreuve, (Actes de la journée d’études « Le jeu de Maria Casarès ou le théâtre à l’épreuve », organisée par Marion Chénetier-Alev à l’Université François-Rabelais de Tours le 25 novembre 2016 ), janvier 2018.
B.-M. Koltès [1].
Écrire répond à des appels lointains, des rencontres décisives et secrètes. Les serments que forme un écrivain se nouent souvent à la suite de bouleversements intimes, soulèvements dont on peine à mesurer la portée et l’ampleur. Mais ces soulèvements font date aussi parce qu’ils révèlent un mystère. Il arrive que pour certains écrivains, ces rencontres soient pour eux-mêmes l’énigme que l’œuvre poursuit. Il arrive que ce pacte ne lie pas comme une dette, plutôt comme une promesse dont il faudrait que chaque texte soit garant. Il arrive que ces appels qui décident de tout, de l’origine de l’écriture ou de son devenir, soient tout à la fois un désir et une invention, une réalité de corps et un fantasme. Ce qui s’écrirait alors ne serait pas seulement des textes, jetés au-devant de soi pour devenir écrivain, mais la rencontre, celle qui a eu lieu et que l’écriture aura pour tâche de redire, afin de mieux la rejouer, mieux s’en dessaisir aussi et l’inventer.
De Bernard-Marie Koltès, on sait l’œuvre – dense, considérable, brève aussi, interrompue par la mort à quarante-et-un ans en 1989 ; on sait l’importance qu’eut Patrice Chéreau dans sa diffusion, lui qui décida au début des années 1980 d’en monter chaque pièce au théâtre de Nanterre-Amandiers qu’il créait et dirigeait. On sait aussi combien la vie de Koltès nourrit ses textes et combien il puisa dans ses voyages, en Afrique, en Amérique centrale et à New York notamment, la force de « raconter un bout de notre monde qui appartienne à tous [2] ». Mais on ignore encore en partie comment est né le pacte qui le lia à l’écriture et lui donna des armes pour proposer, durant toutes ces années, texte après texte, l’œuvre décisive qu’on peut lire aujourd’hui. Ce pacte secret a un nom, et ce serment un visage : celui de Maria Casarès.
Un secret ? Pas vraiment, si l’on considère qu’il répéta dans chaque entretien ce nom comme un talisman lorsqu’on lui demandait – on ne manqua jamais de le faire – l’origine de son écriture. Mais Koltès s’en tiendra presque toujours là : au nom Maria Casarès, à l’aura obsédante de ce nom qui cristallisera toujours en lui le désir. C’est donc au-delà du nom qu’il faudrait aller, et dissipant l’aura du nom propre [3], approcher les termes du serment. Ne pas se satisfaire de ce que le nom convoque, fixe, pour tâcher de nommer ce que dans le nom Koltès déposa. Le nom de Maria Casarès est une présence, une image, une pulsation intime. Il aura été la basse continue de la vie de Koltès, de son écriture.
C’est pourquoi revenir à la vie de cet auteur a un sens : il nous porte à lire cette écriture comme un geste qui tout à la fois chercha à se donner naissance, loin des origines qu’il hérita, et demeura malgré tout fidèle à un même mouvement. Ce paradoxe d’invention et de fidélité réside tout entier dans la figure de Maria Casarès. Elle fait irruption dans la vie de Koltès à intervalles irréguliers ; jamais elle ne resta hors de vue. Cette relation ne se lia dans l’amitié qu’à distance, ou dans le malentendu : dans l’écriture entièrement. Alors, retraçant les dates et les événements où ces deux lignes se croisent, se perdent et se retrouvent, dans la dissymétrie aussi de cette relation – Casarès fut infiniment plus importante pour Koltès qu’il ne le fut pour elle –, on voudrait approcher l’énigme en conservant sa tension d’énigme, dissiper l’aura sans abolir le mystère de son magnétisme obsédant.
Janvier 1968
12 janvier 1968. La scène est à Strasbourg, sur le grand plateau de la Comédie de l’Est qui deviendra bientôt Théâtre National de Strasbourg. Maria Casarès ce soir-là l’occupe ; elle est Médée. Elle dit les mots de Sénèque traduit par Jean Vauthier dans la mise en scène de l’Argentin Jorge Lavelli. Dans les gradins, un jeune homme, incendié et pris de vertige, quitte la salle. Il reviendra après le premier acte. C’est un coup de foudre, une déflagration ; il dira : un choc. En sortant, il confie aux amis qui l’accompagnent : Maintenant je sais ce que je vais faire ; je vais écrire.
Koltès va avoir vingt ans. Il vit depuis peu à Strasbourg où il est inscrit à l’école de journalisme de la rue Schiller. Mais l’automne est au désœuvrement : il fréquente à peine les salles de cours. Une amie étudiante en journalisme comme lui, Élisabeth Meyrand, n’est guère plus assidue : elle est à Strasbourg pour les théâtres et pour préparer le concours du TNS. Elle l’emmène voir Medea ce soir de janvier.
Koltès oubliera tout. Quand il parlera de ce spectacle, il ne dira jamais le nom du metteur en scène, omettra parfois même le titre de la pièce, mais pas le nom de Casarès. Le spectacle importera moins que sa trace laissée en lui, et le corps et la voix et le visage d’une tragédienne espagnole prennent immédiatement pour Koltès la décision d’une vie. Cette irruption porte déjà toute une histoire, comme un augure où Koltès peut lire une figure exemplaire qui contiendrait en elle tout ce qu’il choisira ensuite d’éprouver. Cela tient sans doute à la qualité de présence de Casarès, manifeste dans le retrait ; à la beauté de son accent d’étrangère ; à cette façon de déchirer la langue française et de la sublimer ; à sa trajectoire d’immigrée, arrivée en France au théâtre après avoir fui la dictature franquiste : une concentration de puissances, intimes, poétiques et politiques, qu’il cherchera toujours, une étrangeté singulière qui pourrait paraître à l’opposé de lui, issu d’une famille de la moyenne bourgeoisie catholique de province. Champ de forces qui irrésistiblement l’appelle.
Bernard-Marie Koltès forge là comme une alliance avec lui-même et le théâtre. Des années après, quand on lui demandera de dater l’origine, c’est vers ce soir-là qu’il reviendra pour désigner le moment où fatalement tout commença.
La première fois que je suis allé au théâtre, c’était très tard, j’avais vingt-deux ans. J’ai vu une pièce qui m’a beaucoup ému, une pièce que j’ai oubliée, mais avec une grande actrice, Maria Casarès, et tout de suite je me suis mis à écrire.
Koltès n’avait pas vingt ans, mais dix-neuf. On sait aujourd’hui que ce n’est pas la première fois qu’il se rendait au théâtre ; enfin, Koltès n’écrira pas tout de suite après, mais une année plus tard. Ce récit est largement une fiction, mais dans cette fiction, il dépose le poids de croyance, l’invention d’une première qui donne naissance. Maria Casarès paraît le corps maternel d’une vie engagée dans une œuvre ; s’y révèle bien plus qu’une anecdotique rencontre avec le théâtre, une scène essentielle plutôt où tout se joue ; une scène surtout qui répète toutes les autres, les annonce et les prépare. Au cours des années qui suivront sera recherché le choc de ces révélations qui rebattent les cartes, des visages qui appellent et décident de tout. Si Koltès oublie la pièce, seul compte le sens d’un appel, qui sera sans cesse l’appui sur lequel compter. Car ce corps premier sera la figure du corps total de l’acteur pour qui écrire, quelle que soit la pièce. Inspirer des rôles, tel sera le rôle de Maria Casarès dans l’écriture de Koltès.
Dans un texte qui date de dix ans plus tôt, un autre spectateur impressionné avait écrit le choc laissé par l’outrance de l’actrice dans des termes qui résonnent singulièrement avec cette expérience. Et pourtant rien de plus lointain au jeune Koltès que Roland Barthes :
L’art de Maria Casarès possède le pouvoir capital de la tragédie : fonder le spectacle sur l’évidence de la passion. Le spectateur est lié par ce sacrifice de l’ombre, qui a lieu devant lui, sur une scène incendiée, où toutes les petites raisons du spectacle […] sont jetées au bûcher, dissipées par un art qui est véritablement tragique parce qu’il inonde de clarté [4].
En 1954, Barthes perçoit bien la portée dévastatrice d’un tel jeu, la catastrophe littérale qu’une telle actrice produit sur le théâtre : une sorte de raz-de-marée qui bouleverse tous les codes et les moyens de les appréhender. Face à l’inouï, la brûlure et l’inacceptable, il n’y aurait que l’incompréhension, ou la révélation. La révélation est plus rare, elle est aussi plus féconde.
Maintenant, reste à savoir pour qui joue cette tragédienne. Je crains bien que ce ne soit pour personne. […] Ce n’est pas une tragédienne pour lorgnettes-bijou ou verres de face-à-main ; elle détruit trop de complaisances, entraîne trop loin dans la vérité des signes, rend le vison un peu gênant à porter pour les belles épaules des spectatrices [5].
La vérité des signes, comment la percevoir autrement que dans un engagement tout aussi intransigeant avec ce que ces signes exigent de soi ? Le sacrifice de l’ombre, comment y consentir pleinement ? Comment endosser l’ombre pour sacrifier à la vie ce qui la rendra visible ? « Pour qui joue cette tragédienne ? » se demande Barthes. Personne, sans doute. Dix ans plus tard, Koltès voit Maria Casarès sur scène, un soir de janvier – il n’est personne, n’a encore rien écrit, ni éprouvé du monde les expériences nécessaires pour en répondre : le théâtre cependant l’appelle alors, immédiatement, définitivement.
1970, la présence effective de Casarès : Les Amertumes [6]
Est-ce la volonté d’amis ? Ou le souhait de Koltès lui-même ? Plus tard, il dira que ce sont d’autres, des amis acteurs qui désiraient à l’automne 1969 monter un spectacle autour d’un roman, Enfance de Maxime Gorki – mais incapables d’écrire, ils se seraient tournés vers Koltès. Lui, pour la seule raison qu’il avait vu Casarès sur scène, répond qu’il saura. Il dira : « Moi, je pense à Casarès et je saurai écrire ». Ce qu’il écrit, autant qu’une pièce, sera ce visage, et même davantage : le savoir de pouvoir en retracer les traits. Ce sera Les Amertumes, où l’ombre de Casarès plane sur chaque figure. Et puisque c’est auprès du souvenir de Casarès qu’il puise les forces, il lui faudra agir non sur la page, mais sur les corps mêmes des comédiens. L’écriture de Koltès – bien avant les récits qu’il composera dix ans plus tard pour Chéreau – se passe de fable et se déchaîne sur les corps.
C’est un aspect peu connu de l’œuvre de Koltès. Entre 1970 et 1974, l’auteur est avant tout metteur en scène. Les amis qui lui avaient demandé de composer une adaptation de Gorki trouvent aussi, à leur étonnement, un directeur d’acteurs sans expérience et sans connaissance du théâtre, mais aux intuitions fortes, aux certitudes précises, à l’ambition intraitable. Le Théâtre du Quai, comme ces amis se nommeront [7], sera conduit par Koltès qui s’impose comme « le metteur en scène-guide [8] » de ce groupe. L’art qu’il déploie, il le cherche selon une troisième voie loin de Brecht ou de Stanislavski, et proche de la pensée de Grotowski, un théâtre où l’acteur serait central, foyer incandescent, source de bouleversements d’envergure. C’est là que le souvenir de Casarès joue et que son aura appelle. Dès lors, le théâtre du Quai cherchera dans une diction outrée un spectaculaire qui traque dans le seul corps de l’acteur l’excès pour soulever les puissances, provoquer des chocs, susciter non l’émotion esthétique, mais l’expérience [9].
Au début de l’année 1970, juste avant les répétitions, Koltès accomplit un geste qui achève l’écriture des Amertumes. Il adresse le manuscrit à Maria Casarès. C’est comme une reconnaissance de dette à celle qui l’a appelé, sans raison, dans l’exigence d’écrire :
Madame,
Je serais bien incapable de vous donner des raisons cohérentes pour expliquer pourquoi je vous envoie ce texte, et pourquoi surtout j’ai toujours été décidé à vous l’envoyer, avant même d’en avoir entamé l’élaboration. Peu importent les raisons : je vous l’envoie – même si cela doit sembler prétentieux – parce que je ne puis faire autrement, et que votre présence s’affirme autant aujourd’hui, au stade de la réalisation, que pendant toute la période de travail personnel. J’espère que vous en pardonnerez l’insolence, si mon acte vous apparaît comme tel. […]À la veille d’une vie que je veux consacrer au théâtre, il faut commettre l’acte ambitieux, spontané, anarchique peut-être, libéré en tout cas des impératifs extérieurs de la vie professionnelle, poétique enfin – je l’espère et nous y travaillons. […] J’ai toujours été décidé à vous demander cela, votre présence effective m’a toujours paru indispensable, et je le fais, bien que cela me paraisse très imprudent.
Si ce que je vous envoie vous semble soit peu sérieux, soit médiocre, soit dénué d’intérêt,
je vous demande de me pardonner d’abord,
et d’oublier ensuite.BM Koltès [10]
Elle ne répondra pas [11]. Pas encore, pas maintenant. Sa présence effective, entre les lignes, qui a permis que la pièce soit écrite, n’est encore qu’un délirant désir, une manière de poser au-devant de soi l’intensité la plus haute pour se donner des chances de la rejoindre. Casarès habite ce texte comme le théâtre intérieur de Koltès : et peut-être fallait-il qu’elle soit absente pour que ce désir soit de nouveau joué, incessamment remis en question, infiniment renouvelé.
1971-1972, visage de Casarès : L’Héritage [12]
Après trois adaptations [13], Koltès s’installe à Paris et entreprend cette fois de rédiger une pièce dont il inventerait lui-même la fable. Pendant plusieurs mois, il se perd dans la fabrication de voix qui ne dialoguent pas : « Je suis assailli par les mots ; je pourrais écrire trois mille pièces sans personnages, sans actions, sans idées tant les mots arrivent et s’enchaînent et s’imposent et brouillent tout et merde ! Attendons [14] ». Dans l’appartement de son mentor Hubert Gignoux, ancien directeur du TNS et figure considérable du théâtre français des années d’après-guerre, il défait le matin ce que le soir il a tissé. Au manque du récit premier, s’ajoute celui du théâtre. Avec les comédiens du Théâtre du Quai, la pièce servait de support à des expérimentations sur le jeu. Ici, aucune finalité scénique ne l’oriente. Le plateau est loin ; la pièce bute sur l’absence des corps. C’est là, dans le manque de tout, de l’écriture et de la scène, que lui revient le regard de Casarès. Celui qui avait permis les premières œuvres dévisage désormais. À son amie Madeleine Comparot demeurée à Strasbourg, il demande dans une lettre une photographie de l’actrice pour l’accrocher au-dessus de sa table, afin qu’elle l’encourage. Quand Koltès travaille, c’est toujours sous le regard de visages qui l’incitent [15]. Dans sa chambre, au fond de cette saison triste de 1971, le portrait de Casarès l’observe noircir des pages. Mais rapidement ce regard, écrira-t-il à Madeleine, est insupportable. Il accentue la solitude et dénonce silencieusement les écarts pris avec la scène, le piège qu’est devenu le texte – il devient « la mauvaise conscience [16] » d’une écriture retranchée du théâtre. Il retire le portrait de Casarès, et brûle des nuits à l’invention de monologues insensés.
Ces nuits finissent par donner jour, malgré Koltès lui-même, à une pièce, étrange et opaque. La fable est allusive. C’est L’Héritage [17]. L’été 1972, Koltès a accepté de mauvaise grâce de faire de la figuration dans un spectacle de Gignoux. Dans l’ennui de la vie de troupe, Koltès forge des projets de cinéma, et de pièces. Surtout, grâce à Gignoux, il voit de nouveau Maria Casarès, au festival de la Cité de Carcassonne. Cette fois, ce n’est pas en tant qu’étudiant qu’il se présente à elle, mais comme auteur, armé d’une pièce à jouer. Cette nouvelle rencontre éblouit Koltès.
Que faire de L’Héritage ? À la fin de l’été, Koltès rencontre Lucien Attoun, éditeur et producteur à Radio France, qui lui propose, enthousiaste, une mise en voix pour son émission « Le Nouveau Répertoire Dramatique ». Koltès se désintéresse vite du devenir de sa pièce : ce n’est pas lui qui la mettra en scène, mais Évelyne Frémy. Il n’aura pas beaucoup d’exigence, et ne formule qu’une demande : que Maria Casarès prête sa voix au personnage de la veuve, Anne-Agathe. Casarès, encouragée amicalement par Gignoux, accepte. L’enregistrement a lieu en novembre, et sera diffusé en décembre 1972. Koltès n’en attend rien. C’était déjà trop. Très déçu par l’enregistrement, il déplore les banalités de la réalisation, le parti-pris réaliste de la mise en voix à l’opposé du travail conduit avec ses comédiens. Plus encore que la mise en voix, l’interprétation le consterne. Maria Casarès seule trouve grâce à ses yeux – sa présence justifie la pièce, justifie peut-être qu’elle fût écrite : « La connaissance de Casarès aura comblé mes ambitions au-delà de toute limite, et je suis déjà saturé de compromis et de ‘‘vanité’’ (au sens sacré du mot) [18] ».
1972, prophétie autobiographique sous la voix de Casarès : un film inouï
Casarès n’est pas seulement un visage : c’est aussi une voix, une présence. En elle Koltès s’est entendu, dans L’Héritage, et il voudrait désormais davantage se dire, et s’accomplir : et se voir ? En octobre 1972, le projet du film qu’il a formé comme un fantasme n’avance guère que dans ses rêveries d’auteur. Ce film est tout orienté vers la figure de Maria Casarès. Puisque l’actrice est liée puissamment à sa vie d’écrivain telle qu’il la rêve, ou l’espère – mais qui reste encore dans les limbes –, Casarès y serait le point de départ d’une « fiction autobiographique », ou plutôt « fictivement autobiographique, exactement : en puissance prophétiquement autobiographique ». L’humour de Koltès n’est pas sans désespoir, et inversement. Il révèle à la fois l’ambition et la lucidité face à une situation dans l’impasse. D’ailleurs, ce film prophétique du présent à défaut de figurer l’avenir a pour thème l’aphasie : « Tu vois le genre. Casarès parlerait beaucoup [19] ».
L’auteur a-t-il rédigé seulement une ligne de ce scénario impossible, aphasique et bavard, biographique et incarné par Casarès ? Début décembre, Koltès annonce vouloir proposer le projet à l’actrice : « J’écris à Maria demain pour mon film ; sa réponse décidera de beaucoup de choses [20] ». Il n’écrira pas cette lettre. Une manière peut-être de décider pour soi du renoncement à un projet jamais vraiment formulé en dehors de la rêverie, de la portée auto-réalisatrice d’une prophétie qui ne peut se formuler que dans le désir : tels seront pour lui, essentiellement, le cinéma [21], et Casarès : une voix silencieuse de lui-même.
1983, Casarès ou la mort à l’envers : Quai Ouest [22]
Près de dix ans plus tard, tout a changé. Le Théâtre du Quai est loin, comme Strasbourg. Nous sommes dans les couloirs du théâtre de Nanterre Amandiers, et ce printemps 1983, Chéreau est sur le point de monter Les Paravents de Jean Genet. Koltès est là. Il travaille avec le dramaturge François Regnault aux coupes sur le texte monstrueux de Genet. Ces dix dernières années ont été pour Koltès le temps de faire l’expérience du monde : ses pièces [23] n’ont rencontré aucun écho, sauf à Strasbourg, et l’éloignement de la plupart de ses acteurs le fait renoncer à la mise en scène, non sans douleur. Il a alors cherché ailleurs de quoi recommencer en lui l’écriture. Dans un roman, La Fuite à cheval très loin dans la ville, achevé en 1976 [24]. Puis en Afrique et en Amérique centrale. Il y a écrit des nouvelles, et une pièce : Combat de nègre et de chiens. Hubert Gignoux la fait lire autour de lui : elle tombe entre les mains de Patrice Chéreau, et ouvre la toute première saison du théâtre de Nanterre-Amandier, en février 1983. Quelques mois plus tard, en juin, une seconde pièce rejoue l’ouverture avec un autre texte anti-colonial et africain, Les Paravents. Dans le rôle de la mère de Saïd, la même actrice qui tenait le rôle lors de la création fameuse de Roger Blin, en 1966 : Maria Casarès.
Koltès croise ainsi de nouveau sa route dans les couloirs des Amandiers. Un souhait émerge, qui prend de l’ampleur : écrire une pièce pour elle, que Chéreau monterait. Koltès trouve la fable dans les hangars abandonnés de New York, ce sera Quai Ouest. Des mois, il tâche de déposer dans un lieu qui est une allégorie du monde occidental, une histoire qui saurait dire ce monde : huit personnages s’affrontent, se désirent, se déchirent. Entre New York et Paris, Koltès s’acharne à régler la mécanique rigoureuse à laquelle l’appelle la syntaxe dramatique de Patrice Chéreau. À l’automne 1983 enfin, il croit avoir fini. Mais comment terminer ce texte ? En l’adressant à Maria Casarès. Achever une pièce renoue avec tous les commencements, c’est le même geste que pour sa première œuvre, Les Amertumes. Ainsi, le 30 novembre 1983, il lui envoie : « Je tenais à ce que tu en sois la première lectrice. J’espère ne pas te décevoir [25] ».
À Maria Casarès il n’a pas seulement écrit une lettre, mais aussi le rôle de Cécile, central et convergent. C’est évidemment la mère. Sa trajectoire est celle d’une allégorie poétique, politique et mystique. Elle se laisse dire à demi-mot. On devine qu’elle vient d’Amérique Centrale, et qu’elle est venue trouver refuge dans ce hangar, mais vit dans le remords d’une vie perdue, d’un passé englouti et dans le ressentiment. Elle voit dans la venue d’un notable de la ville qui s’est rendu dans le hangar pour se suicider une chance de salut, qui ne se réalisera pas : son fils, Charles a d’autres projets pour lui…
Mais le personnage de Cécile est plus qu’un instrument de la fable : c’est le dépositaire d’un secret. Durant la rédaction, Koltès apprend qu’il est atteint de cette maladie dont on ne connaît rien sinon qu’elle est mortelle. On vient de lui trouver un nom : le sida. Jamais son œuvre n’y fera allusion. Il n’écrira ni journal ni récit autobiographique de ces années. Ses lettres n’en portent quasiment pas la trace, et jamais explicitement. Il y a une exception. Elle est discrète, et énigmatique. On la trouve dans les brouillons de Quai Ouest, sur l’une des fiches rédigées pendant la rédaction, il porte cette sèche annotation à côté du nom de Cécile : SIDA.
Dans la pièce, la fin de Cécile est une énigme lentement et mystérieusement préparée [26]. Cécile hurle d’abord sa mort en français, puis en espagnol, avant de la dire en quechua. Morte au lieu même de la langue, là où s’écrit un retour à ce passé qu’elle n’a pas connu. Succombe-t-elle seulement au sida ? Ce serait réduire la portée de ce qui semble davantage une mort de théâtre, où s’engloutit en elle tout le passé qu’elle porte, qu’elle invoque pour le faire disparaître avec son corps. Reste que le sida est une maladie qui se transmet par le sang – le sang qui pour Koltès est celui de la filiation sublimée par l’allégorie d’un passé à hériter. Le cri de Cécile résonne dès lors puissamment en regard de la vie : violent désir d’un retour à l’origine qu’elle va situer au-devant d’elle, sa trajectoire fait de cette mort une origine. Il s’agit de se donner naissance par la mort – et pour Cécile cette parole ne peut être qu’une insulte et une malédiction. Tels sont ses derniers mots, en quechua :
Pourquoi Maria, dis-moi : pourquoi avoir forniqué avec un chacal aux yeux rouges et m’avoir fait naître ? Dis-moi, Dolorès, mère de Maria, dis-moi pourquoi avoir forniqué avec un chacal et avoir accouché de Maria ?
Maria : le nom de la mère de Cécile se retourne sur le théâtre – c’est à Maria Casarès, corps maternel du théâtre de Koltès, que l’auteur a destiné le personnage. Dolorès : mère à la puissance, allégorie d’une douleur faite corps, écho singulier où s’entend évidemment le nom de Casarès. La maladie, la douleur et la mort fraient ainsi dans les labyrinthes de l’écriture leur cryptage à peine lisible. Jamais elles ne se disent comme siennes : c’est au théâtre qu’il a confié l’écriture de la vie, et c’est par le théâtre qu’elle se dira et affrontera sa propre mort, comme s’il fallait s’en délivrer. Dans ces voies secrètes de l’œuvre, la maladie est une matière vive à traverser si elle peut servir à recréer la vie comme un désir d’œuvre, dans son énigme pure, portée par le corps d’un autre, d’une autre, qui porte aussi l’origine du désir.
Ultime devenir de l’œuvre
Koltès meurt en avril 1989. Il venait d’avoir quarante-et-un ans. Il laisse une œuvre immédiatement achevée, quand bien même elle ne faisait que commençait. En témoignent les projets qu’il accumule les derniers mois de sa vie, persuadé qu’il survivra à la maladie qui pourtant le ronge et l’affaiblit grandement les dernières années. Parmi ces projets, l’un surtout : écrire une pièce, non plus autour, mais pour Maria Casarès. Après Quai Ouest, il regretta publiquement de ne pas l’avoir fait : les huit personnages de cette œuvre ont une égale importance, et c’est seule qu’il faut placer Casarès. Ce projet est plus qu’un simple vœu : il se forme autour de la figure de Job. C’est un triple retour : à l’actrice, à la réécriture, et à la Bible. Quelques notes sont prises sur des feuilles volantes. Job accroupi sur son tas de fumier, attend. Koltès n’achèvera jamais cette pièce.
Un rapport mystérieux
Dans un entretien publié en 1990, Maria Casarès confiera :
« J’ai eu des rapports étranges avec Koltès. Finalement, nous nous sommes peu rencontrés. Il s’est développé entre nous un rapport mystérieux fait de petites touches. Un rapport pudique et en même temps très privé, très intime, comme si on se connaissait déjà et qu’on n’avait ainsi que des petits mots à se dire [27] ».
Mystère d’une relation qui tient aussi à l’évidence, au silence, à ce qui lie secrètement les êtres malgré eux. Si Casarès a fait naître l’écriture de Koltès, c’est dans la mesure de ce qui excédait sa propre vérité, et qui rejoignait plutôt les confins d’elle-même. Ainsi ne fut-elle jamais au centre d’une pièce de Koltès. Ainsi demeura-t-elle dans les marges d’une œuvre qui s’est pourtant en grande partie organisée autour d’elle, et en elle.
« Je crois que Koltès est un baladeur, un errant qui regarde dans les confins des villes, dans les confins du monde, les endroits les plus éloignés, les plus perdus. À mon avis, ces confins vont devenir le centre du monde [28] ».
Koltès aura voyagé dans sa vie et dans l’écriture ainsi que dans son rêve et dans ses projections. Casarès ici comme ailleurs aura joué ce rôle : d’être ce lointain qui appelle et qu’on ne rejoint que dans le désir d’autres vies.