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Koltès | « Dans la solitude des champs de coton » ou le théâtre au corps à corps

Un essai aux éditions Honoré Champion

jeudi 8 juin 2023


Ce jour paraît dans la nouvelle collection Commentaires des éditions Honoré Championun essai autour — ou à partir — de la pièce maîtresse de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton.
Ces quinze dernières années, je n’avais fait que la tenir à distance ; elle m’intimidait sans doute, son évidence mystérieuse, son aspect de théorème concret, sa force d’éblouissement.
La jeune collection Commentaires propose des lectures d’œuvres qui chercheraient tout autant à les faire découvrir qu’à donner l’occasions de formuler des hypothèses à partir d’elles sur ce que ces textes soulèvent, appellent, désignent.
Grand merci à Colas Duflo qui dirige la collection pour la proposition.

Je dépose ici la courte introduction de l’essai.


Prologue

LE LIEU & LA FORMULE

S’il vous plaît, dans le vacarme de la nuit,
n’avez-vous rien dit que vous désiriez de moi,
et que je n’aurais pas entendu1 ? [D. 61] [1]

Un théâtre, mais à l’épure, comme un théorème où se formulerait dans la brièveté l’éclat définitif d’une oeuvre totale. Parmi les quelques textes écrits et publiés par Bernard-Marie Koltès, emporté par la maladie à 41 ans en 1989, Dans la solitude des champs de coton fait en effet figure de texte capital, monumentalisé par les trois mises en scène successives que proposa Patrice Chéreau en moins de dix ans (en janvier et novembre 1987, puis en 1995), qui firent date dans l’histoire du théâtre de la deuxième partie du xxe siècle. C’est l’une des pièces de son auteur les plus jouées et les plus traduites dans le monde. Par elle, on envisage différemment l’oeuvre qui l’entoure et dont elle semble comme un centre irradiant, point aveugle à partir duquel l’architecture singulière de l’oeuvre de Koltès s’organise.

Pourtant, la pièce est retorse, presque intimidante parce que fondée sur d’innombrables paradoxes. La première, la plus spectaculaire, tient à sa simplicité d’apparence qui cache une complexité sans fonds. La fable tient en quelques mots : un Dealer aborde un Client de passage et lui propose ce qu’il a, et il a tout, il suffit que le Client demande ; mais le Client refuse, se dérobe, puis contre-attaque, provoque — et la pièce de se déployer au fil de longs monologues successifs qui finissent par construire ce dialogue : Dans la solitude des champs de coton.

Scène en apparence simple donc, et réaliste, schématique même — situation de deal, négociation, marchandage —, et cependant, l’objet de ce deal ne sera jamais précisé : par ce simple retrait, ce vide logé au coeur de la situation, la pièce fonde sa nécessité et son mystère, et l’énigme pourrait même apparaître in fine comme l’enjeu de la pièce, pour les personnages comme pourle spectateur. De quoi parlent-ils ? De drogue, comme le laisse entendre le nom de ces figures ? Mais rien ne le dit précisément. On se penche pour mieux lire, dans les mots ou à travers eux. Le Dealer ne cesse étrangement d’en appeler au « désir » du Client sans jamais que soit nommée la nature de ce désir et c’est dès lors une toute autre lecture qui pourrait apparaître : la transaction n’étant peut-être dès lors qu’une métaphore de toute autre chose. Certes, mais de quoi ?

De l’énigme au secret, et du secret au mystère, de la métaphore à l’allégorie d’un échange capable de dire la nature même de tout échange entre les êtres, Bernard-Marie Koltès aura écrit une pièce qu’on ne saurait résoudre sans que s’abolissent ce qui fonde l’échange et la pièce elle-même. Parce qu’elle fait conjoindre la fable avec sa situation dramatique — un dialogue —, le lieu avec l’espace du monde — quelque part, quand il ne reste du jour que la nuit et ceux qui s’y abandonnent ou se perdent —, et qu’elle fait se superposer temps de l’intrigue et durée de la pièce, ou qu’elle lève une langue outrancièrement littéraire, elle pourrait relever d’une pure forme classique, racinienne même : mais d’un Racine subvertit par la violence des villes modernes. Et la beauté de la langue paraît tout à la fois sublimée et transgressée d’être portée ainsi par un dealer et son client.

Cette oeuvre a pu être lue comme une manière de nommer tout un rapport au monde, saisissant sous l’angle du deal, la marchandisation des relations humaines. Par là, elle proposerait une longue méditation sur la violence et l’hostilité constitutive de toute rencontre, quand Chéreau par exemple voyait au contraire une grande pièce sur le désir. Certains la lisent comme un pur affrontement entre deux hommes, d’autres y perçoivent l’allégorie d’une lutte entre deux mondes, un Sud revanchard face à l’Occident arrogant. Chants d’amour ou de haine, pièce charnelle ouabstraite, enjeux lyriques ou quasi géopolitiques… Ces lectures ne s’annulent pas et ne cessent de faire de l’oeuvre cette surface de projection qui permet en retour de mieux lire le monde, ou de le voir différemment.

Car Dans la solitude des champs de coton est sans nul doute la pièce la plus commentée du dramaturge : elle a pu être abordée sous le prisme dramaturgique quant aux formes renouvelées du monologue et du dialogue, ou stylistique par la provocation qu’elle fait subir à la langue, mais aussi anthropologique et économique (sur l’enjeu de la dette) ou philosophique et politique. Aucune de ces approches n’épuise un sens qui se multiplie et s’élargit.

La pièce marqua un virage décisif dans l’oeuvre du dramaturge ; avec elle, il fut largement reconnu et célébré par la critique et le public comme l’un des auteurs majeurs de son temps : un « classique contemporain », en miroir de cette oeuvre. Pourtant, cette reconnaissance n’alla pas sans malentendu : la pièce avait agi par éblouissement sur les premiers spectateurs aveuglés par la puissance de la langue, et la violence qui se jetait avec douceur sur le plateau d’un corps à corps tenu à distance que la dernière phrase de la pièce détruisait brutalement. Mais que disait Koltès avec ses personnages — dans cette lutte des désirs et du langage avec lui-même [2] ? On ne savait le dire, pris dans le vertige d’une pièce à l’évidence mystérieuse. Près de quarante ans après, maints articles et ouvrages et davantage de mises en scène ont tâché d’en fixer le vertige. C’est avec ce vertige malgré tout qu’il faut continuer de la lire.

L’autre malentendu — qui relève malgré elles de l’écriture et de la réception de la pièce, tant il a participé de la renommée de l’oeuvre — pourrait être contingent, il est cependant d’une grande portée et d’une importance considérable pour en saisir les enjeux. Quand Patrice Chéreau présenta sa deuxième version, quelques mois après la création, il endossa le rôle du Dealer et remplaça lui-même Isaach de Bankolé ; le Client était toujours interprété par Laurent Malet. Que Chéreau jouât le rôle du Dealer était chose inacceptable pour Koltès, qui l’avait écrit en songeant à un Noir dressé face à un Blanc [3]. Le dialogue rejouait pour lui la géométrie politique d’une partie d’échecs où Noirs et Blancs s’affrontent — ce qui témoignait pour Koltès d’une lecture non seulement postcoloniale, mais aussi quasi métaphysique de l’Histoire dans une perspective héritée de William Faulkner, et justifiait ainsi l’opposition radicale de deux êtres, absolument hétérogènes, radicalement étrangers l’un à l’autre. Ce qui s’affronte, par ces corps immédiatement saisis dans leur altérité, serait deux visions du monde incommensurablement différentes entre deux êtres que rien ne peut rapprocher. Chéreau annulait cette opposition, en renversant la perspective de la haine à l’amour ; par là, il dévoilait d’un même geste d’autres possibles de la lecture sans annuler celle de l’auteur : qu’un désir puisse frayer d’une étrangeté à l’autre ne se faisait pas en dépit de l’hostilité, mais par elle. Et tout se déployait, depuis un rapport lyrique et érotique, vers une conception politique refondée.

Cela révélait aussi combien ce texte appelait la scène sans laquelle il restait mutilé, inachevé même — cela disait aussi que la scène, parce qu’elle offre des corps qui n’ont rien d’idéal ou la scène, parce qu’elle offre des corps qui n’ont rien d’idéal ou d’abstrait, ne saurait jamais correspondre à l’écriture. Se jouait donc, de façon exemplaire, la dualité du théâtre lui-même entre texte et plateau. Dès lors, par-delà
le scandale, se creusait la puissance transgressive de l’oeuvre que les corps prenaient en charge par-delà l’écriture — corps politiques pour Koltès, corps amoureux pour Chéreau : et comment conjuguer l’un et l’autre ? L’oeuvre pose ainsi ces questions à qui veut la lire et l’entendre : comme elle se fonde sur une énigme, il s’agirait moins de la résoudre, que de l’ouvrir, pour mieux la relancer afin que soit rejouée incessamment notre lecture du monde auquel s’affronte l’écriture.

Dans Vagabonds, Rimbaud écrivait son empressement à trouver au bout de son errance « le lieu et la formule » : dans le demi-jour d’un coin de rue qui semble lever tout un théâtre — autant que le théâtre pourrait figurer le soir de toutes les rues —, Koltès aura levé en ce lieu cette formule d’une parole coupée en deux, comme le sont ces êtres, cherchant à nommer le désir et ne le trouvant que par les mots de l’autre, disant ainsi le tout du théâtre en quelques répliques échangées d’un bord à l’autre du monde. Dès lors, dans le vacarme d’une demande impossible s’entend encore le désir informulable qu’on ne cesse plus de vouloir nommer.


[11. Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, Minuit, 1986. Dans la suite de l’ouvrage, les citations de la pièce seront indiquées directement après celles-ci, avec le numéro de la page entre crochets, et l’initiale du locuteur : D. pour le Dealer et C. pour le Client.

[2Anne-Françoise Benhamou se souvient de son impression de spectatrice à la sortie de la création, en janvier 1987 : « Vingt-sept ans après ce spectacle, je conserve en moi intact le sentiment de sidération qui s’en dégageait – sidération dont on avait l’impression qu’elle avait été celle du metteur en scène devant la pièce, et qu’il nous transmettait. Comme si Chéreau avait délibérément choisi de se livrer, et de livrer les acteurs, à un texte sur lequel le théâtre ne pouvait pas tenter de geste de maîtrise. », « Patrice Chéreau, trois Solitudes », in Dans la solitude de Bernard-Marie Koltès, C. Bident, A. Maïsetti, S. Patron (dir.), Hermann, 2014, p. 124.

[3Entretien avec Colette Godard, Le Monde, 13 juin 1986 (non revu par l’auteur), in Une part de ma vie (Entretiens 1983-1988), Minuit, 1999, p. 67.