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Koltès | l’Afrique, ou l’autre part
Notes sur l’ailleurs
samedi 1er octobre 2016
B.-M. Koltès, entretien novembre 1988 [1]
Où puiser la force d’écrire ? Après l’appel intérieur, sur quel bord du monde trouver les puissances qui donneront au désir matière et devenir ? C’est l’énigme. C’est aussi la profonde nécessité. Écrire tiendrait peut-être à cette fragile déchirure : dans le mouvement vers la langue et vers soi répondrait un mouvement contraire vers le monde, qui en retour rendrait possible l’écriture. Mouvement qui est aussi une tâche, intérieure, de s’affronter à une radicale étrangeté, de saper les fondements d’une identité inévitablement identique à soi-même et forcément stérile, pour conquérir au-dehors des altérités neuves qui pourraient tout réinventer de soi.
C’est une trajectoire commune à bien des écrivains, et c’est peut-être aussi la trajectoire de l’écriture. Non pas son essence, mais plutôt comme une éthique sauvage : aller au plus près d’une altérité absolue pour éprouver la radicale relativité de son être.
Rimbaud, Genet, Kafka en un sens ont pu incarner cette trajectoire. Bernard-Marie Koltès aussi.
Dans cette trajectoire, l’Afrique fut pour Koltès davantage que le continent où il trouva les images et la fable de Combat de nègre et de chiens, la première pièce montée par Patrice Chéreau à Nanterre-Amandiers et qui ouvrit près de dix ans de collaboration artistique entre les deux hommes, au cœur des années 1980.
L’Afrique pour Koltès est le nom d’une expérience. Le territoire d’une révélation esthétique et politique, métaphysique même, qui bouleversa son existence et son œuvre. Ce fut l’épreuve d’une révolution copernicienne qui toucha autant à sa place dans le monde qu’à la conception de la dramaturgie comme de la langue. L’Afrique est cette déchirure d’où naquit l’œuvre et les puissances qui lui ont donné naissance, d’où naquit aussi sûrement une identité d’auteur brisée et par là même, dans une certaine mesure, fécondée.
L’Afrique ou la raison d’être d’une œuvre ; son horizon et sa source ; sa matière, mais jamais son objet ; sa puissance, mais nullement son image. L’Afrique serait la condition de l’œuvre de Koltès, comme l’on parle de condition humaine : un territoire autant intérieur que politique, métaphore d’une situation essentielle, réalité d’une position historique. Et quand il s’agit d’écrire des corps à la surface desquels donner une langue, l’Afrique est peut-être surtout l’espace réel et physique d’un désir, une érotique de l’appartenance impossible.
L’Afrique, ou l’autre nom de l’écriture de Koltès.
Avant l’Afrique : l’écriture intransitive – jusqu’au suicide de la langue
Quand il atterrit à Lagos, au Nigeria, le 30 janvier 1978, Koltès va avoir trente ans ; il a déjà écrit près de dix pièces, qu’il a lui-même mises en scène, à Strasbourg, dans l’anonymat le plus grand.
À cette date, il a déjà opéré plusieurs virages dans son écriture : après l’adaptation de romans et de récit (Gorki d’abord, la Bible ensuite, Dostoievski enfin), il a composé lui-même des fables sans point d’appui. À partir de 1973, les lettres avaient porté la trace d’un labeur pénible. Jusqu’alors pour Koltès, l’écriture ne saurait être autre chose qu’une réécriture : recomposer, dans sa langue, une fable qui lui préexiste. Alors quand il lui faut en inventer une de toute pièce, puisqu’il s’agit d’être auteur de sa propre histoire, la pièce ne fut toujours que l’histoire d’un effondrement progressif, voire un suicide de la fable elle-même, jusqu’à la mise à mort du langage : Des voix sourdes en 1974 est ainsi un point final, et une impasse. Koltès y réécrit sa langue jusqu’à la menacer. Il avait voulu se ressourcer dans la réécriture pour retrouver l’élan : mais en adaptant Hamlet, c’est le théâtre qu’il réécrivait dans ses propres termes ; ce fut aussi une impasse.
Et l’impasse est sur tous les plans : l’échec, patent, où que Koltès tourne ses regards. La tentation du repli est puissante ; l’hiver 1975, c’est l’enfoncement dans la drogue et la solitude jusqu’à la tentative de suicide. Elle bouleverse ces proches qui le savent attaché à la vie.
Pour y renouer, c’est l’histoire qu’il va chercher. L’écriture d’un roman lui permet de passer outre les contraintes de la scène et composer sur la page des phrases tissées dans l’enveloppe d’un récit ample. La Fuite à cheval très loin dans la ville permet cette ouverture au récit, quand bien même ce récit ne fait que réécrire son histoire, l’hiver de Strasbourg et la drogue, même déplacée sur quatre personnages en dérive. Après le roman, l’été 1977 est celui du miracle de La Nuit juste avant les forêts. Ni théâtre ni roman, un monologue d’une seule phrase soufflée sur l’expérience d’une seule nuit : un homme confie au passant qu’il croise toutes les histoires traversées dans les nuits de la ville, et pour une nuit entière lui adresse cette histoire comme un secret, une parole d’amour impossible. Koltès trouve le lieu et la formule d’une parole/don, d’une langue arrachée à soi pour être confiée au silence de l’autre. Le monologue n’est pourtant que l’espace fragile d’une solitude : si c’est le territoire premier d’une assise, la fondation d’une langue, il ne saurait être l’architecture d’une œuvre.
Il faut partir. Trouver hors de soi les forces qui mettraient en mouvement le devenir de cette langue.
Partir est le mouvement propre de Koltès après le sentiment d’une page tournée. En 1973, ce fut Moscou : la sidération d’un voyage en voiture sur les routes gelées de l’Europe de l’Est. Et au bout du voyage, les icônes d’Andreï Roublev l’avaient fasciné. Dans le face à face, c’est lui-même qu’il avait trouvé : cette foi dans laquelle il a été élevé et qui est devenue pour le jeune homme l’espace de l’expérience esthétique se retrouvait tout entière déposée dans les icônes. Le sacré lui est émotion. Et la beauté, le sens même de l’œuvre. Dans Roublev, il avait trouvé ce qu’il savait déjà et arrêté l’expérience sur l’émotion ; la sidération est puissante, mais elle ne fait pas écrire. Ou plutôt, elle donne l’illusion qu’écrire tiendrait dans la recherche de la beauté pure, dans la langue élevée au plus haut, dans l’intensité et l’éclat d’une fulgurante verticalité. Là est l’impasse.
Koltès le pressent avec la distance des années.
En 1978, il faut partir de nouveau, mais où ? Plutôt que la fascination de ce qu’il connaît déjà, et plutôt que le vertical appel de la beauté, il a l’intuition que c’est dans l’horizontalité d’un monde qu’il puisera la force d’écrire à neuf.
L’Afrique s’impose.
Le récit africain : genèse et jeunesse d’un désir – Illusions amont, images et appels
Et l’Afrique est un ancien rêve. Les racines de ce rêve plongent profondément dans son enfance. Elle est alors tout un imaginaire, un désir autant qu’un fantasme, une image pure. Enfant, il est abonné à une revue catholique sur l’Afrique, Kizito – « bulletin pédagogique de l’Église catholique des Martyrs de l’Ouganda » édité à partir du milieu des années 50 depuis le Congo, et qui publie pour un jeune public des bandes dessinées et des récits édifiants tirés de la Bible. Peu d’enfants catholiques de France sont abonnés à cette revue, mais peu d’entre eux possèdent comme oncle et parrain un missionnaire en Afrique. Les nouvelles que le frère de sa mère, Paul Welsh, envoie du Togo à Metz nourrissent les rêves de l’enfant d’un monde imaginaire et idyllique. L’Afrique est pour l’enfant un univers aussi bien lointain que dans une certaine mesure familier et familial. Le jeune Bernard est parrain à distance de jeunes enfants togolais – Henri et Édouard – avec qui il correspond. Adolescent, ces rêves demeurent.
En 1965, sa mère fait un court séjour au Togo auprès de son frère. Koltès a 17 ans. Il lui écrit :
J’espère que tu profites bien de ton voyage ; papa nous a lu ta lettre ce matin : je me suis promené en pirogue avec toi, toute l’après-midi. Que l’eau est jolie, et les roseaux ! Le ciel est une émeraude et l’eau un éclat de diamant. J’ai vu les gosses qui riaient, petits cailloux noirs sur le lit du fleuve. J’ai regardé le village sur pilotis, et j’ai désiré y habiter [2] .
Espace intérieur d’un désir, celui d’y vivre par le rêve promené sur l’image envoyée, l’Afrique est une surface qui invite à la projection profonde, à la construction d’images secondes fabriquées depuis le récit de sa mère : c’est comme si cette terre appelait en elles-mêmes l’investissement fantasmatique d’une projection ; comme si le récit de sa mère ne suffisait pas et qu’il fallait le produire de nouveau en soi-même, et l’écrire. Cette Afrique originelle, maternelle, incite à s’y mêler, et mêler en ajout ou en surimpression d’un premier récit, un autre, intérieur, désiré, habité. « J’ai tout vu, par tes yeux – du moins autant que mon imaginaire a pu s’évader de la neige noire sur la ville… » Rien de plus distinct de l’Afrique que la neige sur Metz pour celui qui s’en fait des images, neige dont la blancheur changée en boue semble l’opération alchimique pour teinter l’ici et maintenant de la noirceur apaisante de l’ailleurs africain, « cailloux noirs » des êtres lointains flottant sur l’eau limpide, non pas boue, mais fleuve clair. Et dégrader ce qui est sous les yeux, prison du réel, pour mieux idéaliser l’ailleurs vers où s’évader en pensées. Images surtout.
En espérant que les mille images et impressions fugaces de ce voyage... et de tout le temps après... resteront gravées sur le papier.
Je voudrais que le soleil africain brûle les pages de ce livre, que les couchers et les soirées le remplissent de poésies ; que les sables de la brousse le dessèchent, et que les cris des animaux l’emplissent ; que ton coeur enfin le comble de tes pensées et de ta poésie [3] .
Dans ce jeu de texture et de couleurs, d’images et d’écriture, tout est ici tissé de désir et de projection, de poésie et de fantasme. L’Afrique ne semble exister que pour être rêvée, écrite dans sa matérialité impressionnante et comme en amont de son expérience, puisque l’Afrique est l’autre nom d’une sensation matérielle et d’un dehors immédiatement sensible.
Dès lors ce mot d’Afrique, ce qu’il évoque, est d’emblée appelé à l’écriture, par l’écriture, puisque déjà écrit en quelque sorte dans le corps sensible bien avant d’avoir été rencontré dans la chair.
Plus de dix ans plus tard, cet hiver 1978 où la neige est de nouveau noire sur la ville – Strasbourg désormais –, Koltès ne manque pas l’occasion offerte par la présence d’une amie au Nigeria pour voir enfin de plus près cette réalité qui l’appelle, et dans le désir de brûler les pages d’un livre écrit cette fois en son nom.
Mais l’appel a changé.
C’est dans la brûlure d’écrire et non plus de lire que Koltès se rend en Afrique. Il ne le sait pas encore, mais le théâtre se chargera de mettre en pièces le poème africain de l’enfance.
Car l’Afrique qu’il va rencontrer ne ressemblera en rien à celle que lui décrivait sa mère – et cette rencontre à bien des égards est un pivot. Dès les premiers instants, Koltès fait face à un monde qui le renverse et le guérira à tout jamais de l’imagerie exotique de l’enfance. Une pure image de terreur évacuera la pure image de douceur.
À la légende dorée de la mère, succède une autre légende – seconde et qui par contraste lui répond. Seconde et pluriel : Koltès fera plusieurs fois le récit de sa première image de l’Afrique : elle sera toujours différente, et toujours marquée par le sceau de la violence et de l’horreur. Dans cette horreur se condense tout un rapport décisif à ce continent, et qui va tout déterminer. Koltès a livré plusieurs fois ce récit : aucun n’est semblable. Dans les lettres, les entretiens, les pièces, on peut le lire, voir comme il s’invente à mesure. À chaque fois, c’est une autre version qui déplace les enjeux, décale les perspectives, intensifie l’expérience. Pas de vérité originelle à chercher, pas d’authenticité propre : une manière plutôt de rejouer à chaque fois cette violence que fut l’expérience de cette première fois qui décida de tout.
Comme un coup de foudre, mais à l’envers – celui qui terrasse, autant qu’il révèle.
Dans chacune de ces versions, il faut lire ce qui se joue : dans la variation, une même densité, un même souci, une même puissance – l’articulation de la violence et de la beauté via sa sensation immédiate.
Koltès, contrairement à 1973 et Moscou, ne veut plus voyager sans projet d’écriture. Ce voyage est un prétexte : au sens propre, ce qui littéralement précédera l’écriture d’un texte. Il part avec l’intention de faire une « enquête sur les multinationales », ces entreprises européennes qui ont implanté des chantiers dans les anciennes colonies.
Car l’histoire aussi a changé.
La lecture des textes marxistes et l’école du Parti que Koltès avait fréquenté les deux années précédentes avaient sans nul doute préparé le terrain au choc de sa rencontre avec l’Afrique. Il est possible ainsi de deviner l’intention critique de son enquête, qu’on imagine rêvée en charge contre le néo-colonialisme, à propos duquel le marxisme avait pu concevoir des armes intellectuelles que Koltès aurait voulu mesurer en lui, et en quelque sorte appliquer à un objet donné.
Mais l’enquête est-elle le prétexte à venir voir de plus près la réalité africaine, ou est-ce à l’inverse l’invitation et la séduction de l’Afrique qui donnent l’occasion d’une mise à l’épreuve de la théorie marxiste ? Peu importe. Ce mouvement entre l’écriture et l’appréhension du monde imposera jusqu’aux derniers écrits le processus vital : celui d’une dialectique sans fin entre le monde et l’écriture qui ne se résout jamais ni ne se plie sur l’un des termes. Rencontrer le monde et l’écrire, l’écrire pour le rencontrer, et le rencontrer pour l’écrire, sera ce mouvement sans origine et sans autre destination que d’une part l’écriture et d’autre part l’intensification de l’expérience du monde, quand l’écriture cristallisera en quelque sorte le lieu de concentration de la langue et de la relation au monde, et l’appui à partir duquel s’en dégager pour renouveler son expérience du monde.
Dès lors, cette fois, il ne s’agit plus de venir habiter une image, idéale, mythique et maternelle, d’une foi ou d’un récit mythifié par la mère, mais armé d’un regard critique, traverser le regard qui l’a constituée après la fin d’une certaine histoire des pères. De l’autre côté de l’enfance, il y a eu la décolonisation, le reflux de l’Histoire et de ses mythes, ces violences laissées à nu quand, de la poésie coloniale de seconde main sur l’Afrique, il ne reste rien que l’Afrique, « continent à la dérive » comme Koltès le dira plus tard, et sa violence brute et réelle.
L’Afrique à l’épreuve de sa rencontre– légendes et récits fondateurs
Pourtant, si le séjour en Afrique possédait en amont une raison d’être socio-politique et littéraire, le choc ressenti est loin d’être seulement esthétique et documentaire, abstrait, lointain, vécu théoriquement ou dans des discours théoriques : il est avant tout une déflagration physique.
La scène est à donc à Lagos, Nigéria, ce 30 janvier 1978.
Premier récit.
À peine sorti de l’aéroport, c’est la vision d’un homme roué de coups.
Le décor de rêve raconté par sa mère est défiguré.
À Hubert Gignoux, dans une lettre écrite au cœur de son séjour, le 11 février 1978, il racontera cette image qui est toute une allégorie. Il lui livre la première version de sa découverte du continent. La voici. À l’aéroport, personne finalement ne l’attend – ce sera un motif récurrent dans ses voyages, comme un mauvais rêve, mais bien réel : jamais, en Afrique ou plus tard en Amérique, il ne sera attendu à son arrivée. Il réalise qu’Ahoada, sa destination, se trouve à plus de 800 kilomètres au sud de Lagos. Il n’y a pas de train, et évidemment, ne possède pas les moyens de prendre un avion pour s’en approcher. Comme un piège qui se ferme. La chaleur est insoutenable. Les Blancs lui conseillent de protéger ses affaires et son argent, lui disent combien les agressions sont légions, et sa vie en danger s’il reste seul, ici. Que faire ?
Je suis sorti en me protégeant la tête de mon sac, et vu d’abord ceci : Sur le terrain grouillant de monde qui s’étend devant l’aéroport, une voiture vient d’en accrocher une autre. Attroupement, cris, désordre ; arrive la police en force. Trois flics sortent le chauffeur qui pleure de sa voiture, le mettent à genoux, et le frappent à tour de rôle de leur cravache, et recommencent, au milieu d’une foule mi-hilarde, mi-distraite, et le sang coule dans le sable [4].
Dans ce récit fondateur se joue déjà ce qui fabriquera en lui un regard et une position face à ce monde. Ce que raconte ici Koltès à Gignoux, est une manière de théâtre : une situation banale qui devient spectaculaire (un accrochage de voiture, un homme battu), une scénographie quasiment symbolique (l’homme seul, les trois flics, la foule nombreuse), un dispositif de regards théâtral (face à la scène, un public qui assiste au spectacle sans vraiment être concerné) – et puis, le tragique et le comique mêlés, la farce terrible, le masque grotesque de la violence. Dans cette fable, la scène archétypale devient mythique parce qu’elle dit tout du réel africain pour l’auteur (de sa relation avec ce réel ainsi nommé en cette image et advenu pour toujours,), allégorie d’une situation historique, image parfaite ajustée à l’expérience de sa rencontre. La scène est perçue comme une sorte de préface pour la lecture de l’Afrique, un avertissement au lecteur – comité d’accueil vu subjectivement comme si cette scène était adressée à Koltès, qui comprend ainsi les codes de ce nouveau monde où la brutalité est forme d’expression, de rencontre, de spectacle banal. Car la violence de la scène réside moins dans l’âpreté de sa force que dans la banalité avec laquelle elle se produit pour les autres, immédiatement perçue par Koltès, qui est cependant violemment brutalisé par celle image première, lui qui n’appartient ni au spectacle ni aux spectateurs : position intermédiaire du narrateur qui rapporte ces faits également impressionnés par les deux espaces de cette scène.
Ce récit primitif ne sera pas seulement l’expérience première de l’Afrique, mais deviendra, du moins dans sa reconstruction avouée, le point d’incitation liminaire du texte qui commencera de s’écrire cette année-là. C’est bien parce que l’écriture et la vie naissent l’une de l’autre que l’expérience date l’une et l’autre ; ainsi dans cet aéroport Koltès assiste-t-il à cette naissance, dans l’image, de la pièce à venir : moins le récit de la pièce cependant, que la position à partir de laquelle elle s’écrira.
Dans un entretien à Bwana Magazine, en 1983, il se fera plus précis. S’il annonce la naissance de sa pièce par cette scène, ce n’est pas comme contenu – la pièce n’en porte nulle trace. Ou plutôt, elle en est traversée, mais comme une émotion intérieure, une grande secousse intime et politique. Une blessure inguérissable.
En fait, cette pièce est née d’une vision furtive, irréelle, mais tellement saisissante : ma première vision de l’Afrique ! À ma sortie d’avion, j’avais d’abord été agressé par cette formidable chaleur qui vous pesait sur la nuque, vous écrasait, et dès que j’ai franchi les portes de l’aéroport, toutes les idées de l’Afrique que j’avais emportées dans mes bagages se sont figées en cette scène : un policier noir était, à grands coups de matraque, en train de battre un de ses frères. J’ai avancé dans la foule et me suis heurté immédiatement à une barrière invisible, mais omniprésente, qui mettait symboliquement les Blancs d’un côté et les Noirs de l’autre. J’ai regardé vers les Noirs. J’avais honte des miens ; mais une telle haine brillait dans leurs regards que j’ai pris peur, et j’ai couru du côté des Blancs [5].
Dans cet entretien, même récit, même cadrage que dans la lettre à Gignoux, avec un plus grand resserrement du champ et des protagonistes (les trois flics deviennent un seul policier noir ; la foule cesse d’être le témoin pour ne devenir qu’une toile de fond) : reste la sidération de Koltès face à cette scène (ce mot est ici prononcé) – surtout, le récit se charge d’une scénographie explicitement politique et symbolique, ou symboliquement politique, décrite en termes de barrières, de jeu de regards et d’inappartenance, de douleurs et d’espaces de reconnaissance impossibles : le théâtre de cette vision se charge d’un rapport plus puissant à une communauté blessée, où on ne sait plus où sont nos frères, ceux qu’on bat, ceux qu’on redoute ou insulte, ceux qu’on rejoint – et où, surtout, est la trahison. Car Koltès sait bien qu’il n’est pas autre chose que ce qu’il est aux yeux de ceux qui le regardent : un Blanc, comme les autres. Et son empathie, sa solidarité de classe comme d’affects avec les Noirs ne font que redoubler la blessure de l’inappartenance. Blessure qui sera au cœur de tous les textes à venir.
Le récit de cette expérience reformule la même ligne narrative que celle tracée dans la lettre à Hubert Gignoux, qui concluait l’évocation par cette fuite : « Là, j’ai vu passer un camion portant l’enseigne de la société où travaillent mes amis ; j’ai couru, lui ai barré la route, je me suis littéralement jeté dans les bras du chauffeur noir qui riait [6]. » Ici, en cette douleur même, et dans cette course aussi, ce détournement devant ce qui excède la présence, rend insupportable l’expérience de participer par le regard à cette violence, naît la pièce : là, au sein de cette dualité de l’espace, dans cette fuite aussi où rejoindre les Blancs (sous la figure paradoxale du chauffeur noir, conducteur du véhicule au sigle de l’entreprise des Blancs) naît son désir d’écrire, la genèse de la pièce.
À ce premier récit fondateur de la sortie de l’aéroport, vient s’ajouter un deuxième, celui du cheminement vers Ahoada, qui rejoue cette partition sur le même mode de l’évidente violence, contemporaine de la découverte de ce pays et comme s’il s’agissait de signes servant d’emblèmes, d’une signature dont la fonction était de nommer ce pays et cette expérience.
Au corps battu par son frère d’un Noir dont le sang vient couler dans la terre se juxtapose la vision de cadavres aperçus sur le bord de la route qui pourrissent.
Les bords de route sont jonchés de carcasse de voitures jamais ramassées. Lorsque le conducteur et les passagers sont morts – ce qui est souvent le cas, étant donné la vitesse à laquelle on roule ici –, si l’accident se passe à proximité d’une ville, la police déverse sur les cadavres un acide qui réduit les corps à un tas de cendres, et le tout reste comme cela ; si l’accident à eu lieu plus loin dans la brousse, tantôt une bonne âme de passage met le feu à la voiture et aux corps, tantôt recouvre les corps d’une feuille de bananier ; tantôt les cadavres restent au soleil et l’on roule au milieu d’apparitions régulières de corps gonflés exposés depuis des semaines au soleil et aux oiseaux carnassiers [7] .
Ce chemin pourrait être à lui-même une allégorie : comme le bateau d’un roman de Conrad tant aimé par Koltès – mais qu’il lira bien après la rédaction de cette pièce… – qui remonte le fleuve jusqu’au cœur des ténèbres pour rejoindre la sauvagerie d’une origine qui met à nu notre humanité, le camion, emporté dans sa vitesse, remonte un cadavre après l’autre, autant de jalons qui guident le voyageur et l’horrifient. L’Afrique est ce corps même, ouvert aux charognards. Ou plutôt ce charnier.
Cette vision de l’Afrique par ces corps, Koltès y revient dans son ultime entretien à la radio, auprès de Lucien Attoun, dix ans plus tard, en 1988 : mais est-ce l’oubli des années, ou la reconstruction consciente ? La première expérience de l’Afrique devient un mélange du récit de l’aéroport avec celui de la route changée en fleuve : toutes les visions n’en font qu’une.
Chacune est initiatique, comme l’enfoncement progressif dans les cercles d’un enfer.
J’ai débarqué à Lagos, qui est le Chicago de l’Afrique. Et la première vision que j’ai vue en descendant de l’avion, c’est quand même un cadavre qui flottait sur le fleuve. C’est ça qui m’a immédiatement dégoûté de tout le folklore africain [8] .
Ce dégoût est aussi une satisfaction rétrospective : « Donc ma première vision de l’Afrique – et j’en suis bien content – a été très très violente [9] ». Si la terreur s’est changée en joie, c’est parce qu’elle a permis à Koltès de se guérir pour toujours de l’imagerie idéale, recouverte désormais par sa réalité matérielle, celle d’un cadavre exhumé – et comment ne pas la voir comme une image de l’Afrique elle-même telle qu’il la perçoit ?
Peu importent évidemment les contradictions, les multiples premières visions – ce qui compte, c’est de voir comment le récit témoigne dans ses variations d’une même volonté de reconstruire l’impression première : tenter de dire que le regard sera défiguré pour toujours comme une longue cicatrice sur le visage par la première image – même si elle est en partie inventée, fictive, mythique – que rien ne viendra démentir, au contraire, et qui fonctionnera comme le prélude musical d’une fugue. Et si la pièce à venir ne racontera pas, à proprement parler, cette image, c’est dans cette image qu’elle s’origine.
De Lagos, Koltès rejoint difficilement, cinq jours durant, de chantier en chantier, Ahoda où son amie Bichette l’attend.
Ce chantier où Koltès passera tout le mois de février – un mois, guère plus – est une sorte d’enclave européenne : à l’entour du chantier, une vingtaine de cases, des équipements sanitaires, une piscine. Les ouvriers européens passent ici gagner en quelques mois ou quelques années le salaire d’une vie. Parfois leurs familles les ont rejoints, parfois c’est en célibataires géographiques qu’ils demeurent ici.
Port Harcourt, sur le delta du Niger, est la grande ville toute proche d’Ahoada ; mais la plupart des Européens ne quittent pas l’enclave. Tous sont employés par la société française Dumez, alors géant mondial de l’aménagement et de la construction qui y mène des travaux de terrassement. L’organisation de l’espace dans ce véritable petit village sépare les cadres français, anglais, russes, des ouvriers noirs qui viennent travailler sur le chantier le jour. Le soir, les Européens recréent les cadres de vie des pays colons ; les Noirs s’en vont dans les villages proches. L’ensemble est entouré de miradors et de fils barbelés pour protéger le chantier et les Européens.
Koltès va vivre là quelques semaines – suffisantes pour voir à l’œuvre non pas l’organisation d’une multinationale seulement, et davantage que la mise en œuvre des processus de néo-colonisation, mais comme la reproduction d’un monde en miniature, mime lointain et fascinant qui rejoue en doublon dégradé l’Europe au milieu de la jungle : puissance de fabrication d’images, de sensations, de récits. Koltès dispose de quelques semaines, mais « emmagasin[e] suffisamment d’images pour écrire toute [s]a vie là-dessus [10] . »
Pour une lecture politique de la Lettre d’Afrique – l’expérience de l’ailleurs
Le premier texte qu’il écrit en Afrique est une lettre. Plus tard, on la nommera lettre d’Afrique, comme si dans le lieu résidait une part de son sens. Elle témoigne à la fois de la profondeur de son regard politique et déjà de son désenchantement. C’est une lettre essentielle dont le statut, la nature, l’adresse même et la composition permettent de comprendre l’endroit d’où politiquement les œuvres à venir vont s’ancrer et quelle politique elles travailleront. C’est aussi un espace d’énonciation, celui d’une rupture intérieure, d’une prise de conscience de la place qu’occupe l’auteur dans le monde et implicitement de celles que devront occuper ses textes. C’est surtout déjà une mise en forme de cet espace politique qui se choisit : une pratique du récit en tant que tel comme mise à l’épreuve de l’écriture en regard de la blessure politique.
Tout au long de cette ample lettre – la plus longue qu’il écrira –, Koltès mêle dans un désordre apparent réflexions sur des théories politiques, anecdotes de voyages, descriptions, évocations de ses lectures et même un rêve : récit d’Afrique où se raconte l’Afrique et son rapport à elle, où l’Afrique est un espace qui permet dans la distance une perception plus nette de ces enjeux parce que, paradoxalement, il est ce lieu d’affrontement direct avec les contradictions que le jeune militant du Parti communiste porte en lui dans ses ambitions littéraires, tandis qu’il cherche sa place et qu’il commence à trouver des moyens d’action accordés à ses ambitions, cette place et sa langue.
Entre approche et éloignement, confrontation de soi et affrontement au réel, lutte avec ce dehors du monde et un dedans lui-même en lutte, la lettre est adressée à Gignoux autant qu’à lui-même et en partie à son avenir. Perception du monde et mise en perspective : les nouvelles de l’ailleurs se donnent sous l’image de multiples récits brefs, composés comme tels parce que comprendre le monde et revenir à lui peut seulement prendre la forme d’un récit qui le donne à voir – récit (sous toutes ses formes) qui est l’instrument de ce rapport nouveau au-dehors.
Cette lettre énonce donc les blessures d’une relation politique qui s’éprouve en Afrique avec âpreté, où l’Afrique est l’expérience d’une appréhension de l’histoire. D’une importance considérable – et d’une beauté manifeste –, cette lettre a rapidement été rendue publique après la mort de Koltès, publiée dans les revues bien avant d’autres lettres et donna même lieu à des lectures, dont une, par Patrice Chéreau, a fait l’objet d’un enregistrement et de nombreuses diffusions [11] . Entre la correspondance privée et l’œuvre, cette lettre est évidemment un texte en marge de la production littéraire, mais cette marginalité dans l’œuvre est pourtant centrale quant à l’œuvre, parce que la marginalité est ici comme toujours pour Koltès, une force d’organisation.
Destinée à un ami, un mentor aussi, en écriture et en politique, un camarade de parti, cette lettre s’adresse au metteur en scène Hubert Gignoux, qui dirigea le Théâtre National de Strasbourg dans les années 60 et jusqu’au début des années 70 : c’est lui qui fit entrer Koltès au TNS (sans concours), et lui qui le forma, au moins autant pour l’écriture dramatique que sur le plan politique. Aristote d’une main, Marx de l’autre, il poussa Koltès, lecteur inlassable de Rimbaud, à conjuguer ces lectures. Fabriquer une histoire tissée dans l’Histoire, et forgée dans une langue. Écrire à Hubert Gignoux, c’est précisément faire du politique et du poétique une articulation, c’est de fait nouer les deux questions. Le récit dramatique et le récit communiste ont cela de commun qu’ils cherchent dans l’action à produire l’histoire à partir de structure qui enveloppe l’individu. À la jointure de ces deux récits, domine la pensée d’une forme qui saurait permettre la prise de conscience des forces qui animent le temps, et mettre en action l’homme/le personnage dans ce processus. Hubert Gignoux met entre les mains de Koltès des instruments de mise en récit de la langue et du réel – une clé d’appréhension des moteurs de l’histoire et l’Histoire. Comme sur le plan de la poétique, il ne s’agira pas pour Koltès d’appliquer cette grille (ce n’était pas d’ailleurs l’intention de Gignoux), mais de la mettre à l’épreuve de l’expérience. Tel est en partie l’objet de cette lettre, et singulièrement dans ses premières lignes.
Camarade,
Il m’arrive de craindre une vraie fatalité de l’histoire sur les destins individuels : suffit-il d’une option intellectuelle (même doublée de militantisme) pour que son propre destin soit changé ? – ou : suffit-il d’être communiste pour être dans le camp révolutionnaire ?
Quelle cohérence, quelle solidarité, quelle absence d’antagonisme espérer entre l’économie d’un pays riche même socialiste, et les intérêts des « pays prolétaires » ? La classe ouvrière française est-elle révolutionnaire dans la lutte des classes mondiales ?
Il m’arrive de craindre de ne plus comprendre grand-chose dans la marche de l’histoire…
Te voilà condamné, au nom de notre si ancienne camaraderie, à subir quelques pages d’incohérents bavardages – incohérents parce qu’écrits à l’heure de midi, heure où il faut se réfugier dans la très relative fraîcheur des maisons, heure où le corps, dans lequel se calment provisoirement toutes sortent de dérèglements, plane dans un état de bizarre étourdissement (non sans volupté…) ; bavardage auquel la seule excuse que je peux te proposer est l’éprouvant mutisme auquel je suis forcé ici – non pas l’obstacle de la langue, qui est un des plaisirs de l’étranger auquel je suis le plus attaché, mais plutôt celui de parler la même langue (grammaire et vocabulaire) que les néo-colonialistes avec lesquels je suis mêlé, et, à cause de cela, de ne pouvoir ouvrir la bouche… le vocabulaire et la grammaire étant le seul terrain qui nous soit communs [12] .
Le début de la lettre engage d’emblée le propos sur l’amitié politique qui unit les deux hommes : c’est au « camarade » Gignoux auquel s’adresse Koltès, et au nom de leur « si ancienne camaraderie »… Koltès entend évidemment ce mot de camarade au moins autant au sens communiste que dans celui d’une profonde amitié. Les premières lignes, non sans humour – humour qui irrigue toute la lettre – occultent toute allusion à la situation concrète dans laquelle se trouve Koltès, mais attaquent directement et au plus haut la question politique de l’histoire. L’énonciation amusée porte ainsi un énoncé sérieux : question posée à Gignoux (à lui-même aussi) sur les tensions qui animent le fait pour un bourgeois de vouloir appartenir au prolétariat révolutionnaire, que cette appartenance résulte d’une conversion intellectuelle ou d’un simple fait d’inscription dans le champ politique. Peut-on devenir communiste sans être prolétaire ? Enjeu du devenir et de l’être politique qui n’est pas propre à Koltès évidemment, mais quand cette question touchera l’existence même de l’auteur, et la portée de ses fables, elle possèdera toute l’épaisseur qui fonde une œuvre : celle qui voudrait s’arracher des déterminismes historiques pour choisir les territoires de l’identité – aller voir ailleurs où l’on n’est pas, parce qu’on n’y est pas.
Cette question est posée sur le plan de la fatalité, de la communauté et de l’individu – formulation en termes marxistes, mais qui peut tout aussi bien évoquer le théâtre : après tout, « la fatalité de l’histoire sur les destins individuels » n’est-elle pas aussi une interrogation du récit historique en termes aristotéliciens ? Au point de jonction de la métaphysique et de la politique, le théâtre s’affiche d’emblée – et auprès d’Hubert Gignoux singulièrement – comme une forme englobante et métaphorique du réel apte à le rendre compréhensible. Le vocabulaire théâtral paraît un appui pour appréhender ces forces qui structurent le monde ; ainsi, à la fin de ce paragraphe, c’est sur le terrain de la langue (grammaire et vocabulaire) que Koltès formulera une première question de la déchirure entre l’appartenance et l’arrachement, et situera la déchirure politique et morale.
De fait, cette question de l’appartenance rejoue une première crise éprouvée en France au tournant des années 1976 et 1977 : celle de la prise de conscience d’une séparation fondamentale entre lui, jeune auteur issu d’un milieu bourgeois, catholique et provincial, et les ouvriers auprès desquels il voudrait s’engager – mais qui lui renvoie l’irrémédiable différence. Crise que connaîtra une large part de la bourgeoisie artiste ou intellectuel après 1968, et que Koltès vit comme une épreuve métaphysique. À sa mère, il avait confié combien ce drame lui évoque la trajectoire de Saint-Jean-de-La-Croix telle qu’il la rapporte dans la Nuit Obscure : « la part du bien est claire, sûre, bien délimitée, mais celle du Mal est imprécise, elle se déplace à tous instants [13] . Ainsi ces exploités de vingt ans, c’est la part malheureuse, la part de dieu sans conteste possible […], mais nous, où sommes-nous [14] ? » Où sommes-nous ? C’est la question que toute sa vie Koltès portera, écrira : localiser les territoires de la vie, non ceux que le pouvoir impose – ces zones que la ville distribue, ces identités que l’autorité morale nous donne comme immuable, ces limites de l’être et du monde qui n’ont rien de commun avec l’aspiration et le désir –, mais plutôt ceux que l’on se choisit, de préférence, et précisément parce qu’ils ne sont pas ceux-là qu’on voudrait nous établir.
En Afrique, la question se repose, et s’impose à lui plus violemment encore. En France, elle demeurait sur un plan sociologique : là, c’est à la fois sa langue (européenne) et son corps (l’irréductible couleur de sa peau) qui le rendent irrémédiablement séparé de ceux auprès de qui il voudrait partager le camp, le combat et l’histoire. Ayant en commun la langue et la couleur du colon, il se place de fait – physiquement – du côté même contre lequel intellectuellement il se situe. C’est qu’il faut dire que, de l’Europe à l’Afrique, Koltès transpose la situation du jeune ouvrier sur celle de l’Africain qui s’impose à ses yeux, comme le véritable prolétaire du monde moderne – un prolétaire d’autant plus aliéné qu’il ignore sa situation ; dépossédé de tout, il demeure dans l’impossibilité de prendre conscience de son appartenance à la classe exploitée, exploitée non pas seulement en regard du travail, mais quant à l’organisation totale du monde : car c’est le tiers-monde comme monde (et non pas comme classe sociale) qui se trouve exploité.
Pourquoi moi, dois-je, aujourd’hui, payer le prix d’un siècle d’histoire imbécile ? À qui réclamer ma réhabilitation ? Quel témoignage produire ?
Si l’interdit n’était pas si profond que ni le nègre, ni le blanc, assis l’un à côté de l’autre, un matin, sur le pas de la porte, et qui se sourient, n’y peuvent rien et le savent, je voudrais du moins qu’un miroir lui renvoie mon regard, comme je devine le sien, que je pose, du pas de cette porte, sur la piscine à quelque mètres devant, autour de laquelle quatre ou cinq femmes rougies et grasses s’adonnent au culte hideux de leurs corps ridicules.
Scénographie parfaite, partition impeccable qui à quelques mètres de distance sépare deux réalités, gouffre amer par dessus lequel l’Histoire passe et insulte celui qui la regarde. Miroir édifiant : Koltès s’y regarde et ce qu’il voit n’est qu’un colon, tandis qu’il voudrait ne voir qu’un frère de ces Noirs. Quel témoignage produire ? – quelle œuvre témoignerait non pas seulement de la situation, mais de l’impossibilité de se situer, et d’être témoin ?
Le degré de prolétarisation maximum est atteint, et une immense impression de force se dégage des groupes d’ouvriers, à l’heure de la pose, assis en rond sur les machines. Chaque camp semble dessiné aussi précisément que sur un plan, dans la lutte des classes, et l’on ne traverse pas un chantier sans la profonde impression de l’imminence de la révolution, violente, sans doute, sous les ciels rouges des puits de pétrole.
Mais : c’est là qu’est la dérision. Je sais, de l’avoir vu faire, qu’il me suffirait de tendre le bras et de frapper au carreau pour qu’Elle se lève brusquement, pousse la porte vitrée, et dise : “Yes, master ?”
Et la perspective seule de cette possibilité me remplit de peur de ce corps endormi. […]
L’oppression permet de croire en la capacité infinie de la révolte de l’homme ; à mesure que la liberté lui est donnée se prouve sa totale impuissance : ce langage réactionnaire est la base, semble-t-il, de toute conversation politique ici. Les dollars du pétrole ont achevé ici l’œuvre du colonialisme anglais ; la corruption est à la base de tous commerces ; le choc de la technique a troublé les esprits. […]
Quand et comment se réveillera le prolétariat africain ? Où sont et que font les étudiants, l’intelligentsia, les privilégiés non-corrompus ? Quand et où naîtra-t-il un Lénine pour désigner l’ennemi, et donner confiance en sa force à la masse exploitée et habituée à l’exploitation depuis le commerce des esclaves ? […]
Il y avait l’abominable complicité blanche. Bien sûr, je m’étais réfugié, à mon arrivée, dans les bras de cette société qui, de chantier en chantier, me permit de rejoindre Ahoada. Mais quelle humiliation, quelle condamnation à la “fraternité” de race, quelle fatalité !
Les conditions révolutionnaires sont toutes assemblées pour permettre les renversements historiques et la libération de la classe exploitée, et ce sont pourtant ces conditions qui pèsent comme une fatalité et emprisonnent davantage. À cette fatalité s’ajoute celle qui fait de Koltès, et, avec lui, de ceux qui peuvent percevoir ces conditions, les complices, voir les agents de cette situation d’aliénation. Le récit qu’il fait dans la suite de la lettre sur « la soirée au club » où les Européens se retrouvent et rivalisent de racisme et de bêtise raconte assez justement cette position, la complicité, la violence de la déchirure : la scénographie même qu’il évoque est édifiante dans le partage de la parole et du silence (le Blanc qui fait « son numéro » prend à témoin Koltès, assis dans un coin du café, pour appuyer ses dires racistes, quand lui demeure muet). Malgré le désir de se vouloir différent, on ne saurait être autre (Noir, par exemple) tant le corps porte en lui la barrière infranchissable d’une surface qui est à lui-même son Histoire et son identité : conception du corps qui ne sera pas sans devenir dans l’écriture théâtrale des corps en son théâtre…
L’appartenance biologique est vécue là comme un ancrage absolu qui sépare, distingue, repousse de part et d’autre de l’Histoire ceux qui aliènent et ceux qui sont aliénés. Vision dualiste puissante de l’Histoire entre les condamnés et les sauvés, les Noirs et les Blancs. Et dans cette lecture matérialiste de la métaphysique, ou métaphysique de Marx –, les Noirs sont les figures élues du malheur et de sa joie rédemptrice : « heureux sont les damnés, les malheureux… ». Ce manichéisme que Koltès dira de plus en plus concevoir offre une vue sur cette déchirure qui trouve en Afrique une dimension nouvelle.
Koltès y fait donc l’apprentissage de ce relativisme fondé sur le corps. Se révèle à lui aussi, en regard de ce désastre insondable, la relativité de sa place dans le monde et de l’art : sa gratuité absolue, le luxe considérable qu’il représente – de là, sa nécessité aussi [15] .
Avait-il besoin d’aller en Afrique pour écrire une pièce ?
J’avais besoin d’aller en Afrique pour écrire tout, n’importe quoi… […] Pour moi, l’Afrique, c’est une découverte essentielle, essentielle pour tout. Parce que c’est un continent perdu, absolument condamné. […] Et puis il y a un degré de souffrance…Quand on pense qu’il y a des mômes qui passent toute leur journée à faire l’allée jusqu’au puits et le retour du puits, on se dit : mais comment peut-on encore s’intéresser à des problèmes sentimentaux […] ? Ils passent leur journée à ça et ils meurent à la fin en ayant passé leur vie entière à chercher de l’eau : je vous jure que ça vous remet… à votre place [16] .
C’est par le corps qu’il lui faudra répondre de cette violence du monde. Et c’est par la langue qu’elle se formulera. Au fondement de chaque pièce désormais, c’est sur ce relativisme de la situation de l’Occident face à ce naufrage d’une part du monde qui sera l’axe majeur.
Mais pour autant, parler pour les Noirs serait un crime odieux qui redoublerait le premier : non, il ne l’est pas, ne le sera jamais. Écrire en leur nom pourrait peut-être racheter esthétiquement ce drame, mais serait à coup sûr une faute morale, et politique. Koltès est occidental, blanc, homme : il fait partie du camp du Majeur, il le sait, l’éprouve à chaque instant comme une injustice, quant tout le porte à la fraternité des hommes condamnés et broyés. Il aura cette dignité-là, de ne jamais porter un regard sur le monde autre que celui qui vient de l’Occident. Refusant tout à la fois qu’on l’associe à des écritures américaines, ou africaines, Koltès dira que c’est de France qu’il écrit, depuis la Vieille Europe, celle des anciens parapets. Ce serait pour lui comme un outrage, ou un blasphème, que de laisser entendre qu’il occupe une autre place dans le monde que ce quai Ouest du réel politique. Mais si le point de vue de l’écriture est occidental, celui du récit de ces pièces ne le sera pas : c’est contre l’Occident en effet que la narration va prendre possession de l’histoire. S’il faut distinguer l’écriture comme geste de la solitude, et récit comme agencement d’une forme poétique de l’altérité, c’est en fonction justement d’une éthique qui traverse le simple souci formel pour constituer dans l’acte même de l’art une position à partir de laquelle parler des autres, et non en lieu des autres, même si c’est pour ces autres qu’il écrit, à travers ces autres.
Surtout, le communisme et le récit qu’il porte, dans sa dramaturgie progressiste de lutte des classes et de libération inéluctable des forces ouvrières, et dans leur conquête des moyens de production, peuvent permettre de comprendre le monde et de le lire pour en voir les lignes de force ; il raconte surtout, dans sa violence qu’on devine douloureuse pour Koltès, l’impossibilité d’accepter ce récit puisqu’il rejette l’auteur, sa langue, son corps, son origine, dans le camp de ceux contre lesquels il se voue : un impossible, l’autre nom de l’enfer.
Non, vraiment, la lutte des classes n’est ni une chose simple, ni même prévisible ; les voies de la lutte des classes sont impénétrables ! Comment croire une révolution possible dans les marais de l’incohérence, de la corruption, de la morale (apparente) du profit et de la servitude acceptée. Tout est là pour que l’explosion ait lieu, et l’explosion semble impossible. Les lois des antagonismes sociaux sont si peu mécaniques que… on finit par douter de leur existence.
On reconnaît, ici repris avec légèreté, la collusion de la perspective marxiste et mystique : les « voies impénétrables » de la lutte des classes rejoignent celles de la lutte de la conscience déchirée, comme ils se confondent avec une lutte des races – comme on le disait alors – implacables. Au cœur de cette lutte qui s’absorbe en son processus, dont la logique même rend la vision impossible pour ceux-là qui sont pris dans ses filets, où se situer ? Comment faire de cette situation une action, et plus singulièrement une écriture ? Quelles écritures possibles traverseront cette impossible situation ?
À partir du mot « marais de l’incohérence », et de ce recours à la métaphore, Koltès enclenche un court récit métaphorique, mais qui se présente comme expérience concrète. Ces « marais de l’incohérence », c’est l’espace même, physique, géographique où l’auteur écrit cette lettre – et où va se développer ce récit qui situera ce marais, concret et métaphorique, charnel (parce que vécu) et abstrait (puisqu’écrit) :
Je pensais à cela dans la lagune, région qui n’est ni la mer ni la terre, lieu mystérieux, déroutant, incompréhensible, où il faut, pour s’assurer que l’on est bien quelque part, arracher au passage une motte de terre et l’écraser dans sa main, plonger son bras dans l’eau et ensuite le lécher pour sentir qu’il est salé ; alors seulement, dans cet espace apparemment si abstrait, on peut croire qu’il est à la fois fait de mer et de terre, et qu’à un moment donné, en avançant encore au milieu de l’indécision de la lagune, un jour, on aperçoit le grand large.
C’est, au sein de la lettre, un récit qui dira combien un récit seul pourrait raconter l’impossible situation politique, et non pas le résoudre, mais le situer. Et pour Koltès, cela prend nécessairement la « voie » d’une narration qui se fraie dans la réflexion politique et théorique. Le « marais » devient ici « lagune », et le « je » s’abstrait dans un « on » au présent qui permet le décollement de la pensée vers la fable : micro-récit qui se donne pour tâche d’incarner la position théorique. Ce récit raconte d’abord une marche désorientée non pas tant en raison de la marche qu’à cause de la nature indiscernable du lieu : presqu’île, ni terre ni mer, ou plutôt à la fois terre et mer – l’indiscernable métaphysique et politique se transpose dans l’élément concret d’un paysage. Au cœur de ce monde à la dérive, le seul recours pour se repérer est la sensation physique du monde : arracher un peu d’herbe pour savoir s’il s’agit de la terre ou de la mer, reconnaître qu’on ne peut démêler les choses et qu’il ne s’agit pas de deux éléments distincts, mais d’un troisième, fabriqué par la nature singulière de l’espace. Le monde a inventé ici une manière neuve de se faire, qui entrelace tant les matières qu’il devient illisible.
Ce qui semble ici une métaphore – et se présente comme un récit personnel, une anecdote – raconte ainsi la façon dont Koltès décide désormais de faire l’expérience du monde. Le monde ? C’est ici très concrètement la terre et la surface tangible de ce que le corps parcourt. Un souvenir de Sensations de Rimbaud, peut-être, l’un de ses tout premiers poèmes.
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue [17] .
L’approche est similaire : sentir la terre pour s’y orienter, faire de l’expérience du monde avant tout une expérience sensible, où la marche, même rêvée, même posée dans l’avenir d’un récit de fiction, est une manière de rejoindre et faire du texte l’espace de la sensation et de l’orientation.
Pour Koltès, l’expérience du monde tient à ces sensations : « arracher », « écraser » la motte dans la main, « lécher » la peau. La compréhension du réel se fonde sur une perception radicale du monde, physique, sensorielle, sensuelle. Et la marche finale y est ici seule capable de frayer une voie dans la terre et « l’indécision de la Étrange comme dans une lettre de 1975 – avant, donc –, on retrouve une telle image dans un poème écrit de sa main, et déposé pour Nicole : « Et j’ai rêvé que nous étions lagune / ou marais / ou boue / endormie dans la lumière de l’aube. » in Lettres, op. cit., p. 232.]] ».
Ultime métaphore, cette marche, qui est image-emblème de l’écriture pour Koltès quand celle-ci est une action, une force de rencontre du monde et des autres, semble une manière d’évoquer cette en-allée rimbaldienne au-devant de soi et de sa propre histoire. C’est ici marcher qui fait se lever le jour et ouvre le large, permet qu’on distingue, après la perte et au-delà de l’entrelacement de la terre et de la mer, ici la terre et au-devant la mer : image finale cosmique qui, dans cet imaginaire, appelle à tous les départs, aux infinis les plus multiples, à l’étendue qui est seule puissance de résolution des forces.
Passage d’une puissance étonnante, ce récit est doublé par un second qui le creuse, explicite ses conditions d’écriture en inscrivant sa situation d’énonciation (au sein de la parenthèse), pour signer le texte d’une appartenance physique au lieu.
(Dans cette longue marche du soir tout autour du camp, que parfois même j’entreprends une nouvelle fois la nuit, et cette nuit même, une troisième fois à l’aube, il y a, malgré les barbelés à hauteur d’homme et les gardes armés, à chaque pas la sensation d’une toile d’araignée qui se dépose sur le visage, qui se déposent une à une en couches successives – pour rassurer – et au retour, lorsqu’on se voit dans la vitre de la porte, il y a comme une auréole de givre dans les cheveux.)
Cette fois, il ne s’agit pas d’une perte de repère géographique, mais temporel : la marche n’est plus vers le large, mais dans la nuit. Au sein de cette nuit, itérative, répétée trois fois et soulignant qu’elle est le temps où s’écrit la lettre, au crépuscule de l’aube, Koltès marche comme dans la nuit indiscernable de l’Histoire, perdue – les barbelés et miradors sont le seul horizon concret de cette nuit, évocation lointaine d’une Histoire gardée, d’un monde conçu à perte de vue comme un camp retranché où on ne sait plus qui garde qui, de quoi.
La toile d’araignée qui s’accroche aux cheveux n’est pas seulement le seul élément vivant du texte, il porte aussi en lui une métaphore à la puissance, mais qui demeure mystérieuse. Sous l’image de liens qui attachent, piège de la toile, se laisse voir l’emprisonnement de l’homme africain dans une condition qui l’aliène et rend l’aliénation invisible ; ou est-ce celle du piège dans lequel Koltès lui-même se trouve, proie d’un monde tissé de liens déterministes, qui enserrent ? Renversement ultime : la blancheur de « givre » qui auréole Koltès finalement (l’auréole d’un saint à la conjonction du mystique et du politique) dans le noir de la nuit qu’il parcourt, le renvoie au miroir de la vitre, à sa condition première de regard posé sur son propre visage qui le regarde : blancheur de givre elle aussi inaliénable de son corps qui se rêve noir, et qu’il ne peut voir que projeté sur la vitre, en miroir ; vitre qui demeure finalement comme surface réfléchissante où il est seulement possible de se voir et de voir la nuit derrière qui entoure (la nuit aveugle et invisible), voir surtout les contours de son corps : la vitre se lève comme une dernière image de l’écriture, paroi où se voir et déposer les visions.
Ce récit, pour autonome qu’il soit, décrivant, à l’ami resté en France la beauté des lieux et l’ambiance où l’écrivain se trouve, semble ainsi indiquer, ou plutôt raconter, une position d’écriture qui s’est longtemps cherchée et qui semble trouver ici une image dans un récit qui lui donne sens. Dans la phrase même, au présent et à la troisième personne impersonnelle du « on », l’entreprise de repérage dans ce monde est incertaine, « pour s’assurer qu’on est bien quelque part ». On est celui qui avance, ici : et dont le chemin est fait de ses propres pas avançant. Il faudra bientôt dire je – ou trouver une forme où le je s’éclipse derrière d’autres qui parlent, figures de sa propre altérité : au théâtre, il n’y a pas de je propre, parce qu’il n’y a que des je successifs.
D’autres récits parsèment la lettre [18] ; ils sont nombreux : toute la lettre est structurée par eux. La pensée ne peut se développer pour Koltès qu’incarnée, donc racontée, dans les termes d’une histoire souvent courte qui ne s’explique jamais, ne dévoile son fonctionnement métaphorique que dans la langue ; processus dont on pressent qu’il obéit à des lois complexes, secrètes, unissant peut-être les deux hommes, voire concluant un pacte caché entre l’auteur et lui-même.
Il est cependant un dernier récit absolument essentiel qui permet de comprendre cette relation entre le politique et le métaphysique, autour de l’enjeu de la fatalité et de l’appartenance : c’est celle de l’évocation du jeune rameur noir sur la pirogue :
Et c’est certainement à Tintin au Congo, ou à quelques réminiscences des passages de virils missionnaires faisant, dans mon enfance au collège, conférences avec diapositives, que se bornerait toute ma perception – sauf le poids non abstrait de la température, et le fourmillement indiscutablement réaliste de tous les poux du continent africain qui se sont donné rendez-vous sur mes jambes pour faire du tam-tam – si mon regard, guidé par cette perversion fondamentale qui, Dieu merci, ne connaît pas les climats, et que la moiteur tropicale n’assoupit pas, n’était guidé tout à coup vers l’arrière où se tient le rameur, et ne se posait, plein d’inavouables songeries, sur lui, jusqu’à ce que le rythme normal et impératif qui règle ce langage silencieux…
Ce qui « sauve » l’auteur de ses pensées colonialistes héritées, c’est ce rameur [19] . La « perception » jusqu’alors bornée s’élargit considérablement alors.
(il faudra bien un jour que je découvre à quelle mesure du temps se rattache ce rythme contraignant qu’impose aux rapports le parti-pris – ou la nécessité – du silence ; choisi un étranger (étranger = qu’aucune autre forme de langage ne t’a jamais lié à lui) et regarde-le : la multitude de significations que prendra ton regard au cours du temps, de seconde en seconde, se transformant sans cesse, et selon qu’il te regarde ou non, l’infinie variété de combinaisons de sens !) … le rythme, disais-je, qui règle le regard de l’un à l’autre, jusqu’à ce que, donc, il n’amène un sourire (un de ces exceptionnels sourires, et qui rendent heureux !) sur le visage du rameur, après lequel, toujours mené par cette terrible règle du temps, plus terrible encore du fait que rien ne la trouble, sauf le bruit imperceptible de la rame sur l’eau, je suis obligé de détourner comme incidemment mon regard (tandis que le temps suffisant pour un sourire de rameur à passager a été poussé aux extrêmes limites), et que le temps, même ralenti par la température et la tropicalité, décide que sans doute je pense à autre chose ou ne pense à rien, et il me faut attendre le temps nécessaire pour que l’on ait, et lui, et moi, oublié ce regard pour en oser un autre. Cependant, moi, je n’oublie pas ; je passe de l’un à l’autre soutenu par le souvenir du visage du rameur, et je m’efforce à ce que l’espace obligatoire entre deux regards autorisés n’ait pas le temps de le dissiper, pour me laisser ainsi, un temps incalculable, le regard sur l’eau, inutile, et le sens de ma présence, à cette heure, dans une pirogue, sur le Niger, incompréhensible.
Ce récit de la rencontre est aussi théâtre du regard : et la perception du corps du rameur, une mise en situation de soi en regard de l’autre. Si cette mise en regard sauve des préjugés aliénants, c’est parce que l’érotique puissante qui se dégage de la rencontre est le point de fuite des tensions politiques et métaphysiques qui animent Koltès. Dans cet angle mort où l’homme africain se tient, aveugle de sa position, et inaccessible sur son propre terrain pour un Européen qui sera historiquement son colon et parlera pour toujours la langue qui l’aura aliéné, Koltès ne peut le rejoindre sur aucun champ du monde, si ce n’est le terrain érotique. C’est encore une fois la loi du désir qui est la rédemption, le seul salut. Ce désir est ici question de rythme, de temps construit dans un espace, battements réguliers qui organisent la rencontre nécessairement muette, parce que le désir érotique se passe et excède la puissance du langage.
Dramaturgie de ce désir : récit d’un croisement de regard.
Incompréhensible demeure le sens de la présence de Koltès dans ce lieu qui ne saurait être le sien : mais parce que la rencontre des corps outrepasse la portée d’une compréhension intelligible, il se dresse finalement comme une clé capable d’ouvrir les clôtures du sens dogmatique que prétend déchiffrer le récit communiste, ou théologique. Ceux-là, structurés par une Histoire conçue comme orientée dans une fin (immanente et matérialiste, ou transcendante et spirituelle) ne peuvent être un recours tant l’histoire est vécue là comme une impasse présente, sans arrière-monde possible, ni espoir ni rédemption.
Seule s’éprouve la présence, ici et maintenant, des corps, au corps de leur expérience : le désir, l’érotique immédiate qui se dresse comme ultime et unique force de rédemption historique et individuelle.
Parce que ces regards sont pris dans un flux dynamique, mouvant, en tension, ils ne figent jamais la position : jeux de regards toujours repris, arrêtés, interrompus, dont l’interruption est une dynamique de reprise et d’arrêt, ils racontent le désir, et l’expriment.
Je savais bien que tant de beauté réunie me ferait perdre pied, et si je la consomme à doses infinitésimales, en France, ici, où elle s’offre à mon regard, et à mon regard seulement, dans une telle proportion, je sens la fermeté de mon jugement être ébranlée, je sens sourdre en moi des éléments obscurs et douteux, enfin : je sens bien que, à l’envers, je risque de reconnaître l’héritage honteux des années noires du colonialisme : je suis tant tenté de reconnaître la supériorité de la race noire sur la race blanche ! Alors, je me contiens, j’affirme ma lucidité, je ne sanctionne pas par une opinion mes impressions esthétiques, je refoule toutes ces choses le plus bas possible, je les emballe hermétiquement et mets les pieds dessus en disant : « Tout cela, c’est des histoires de cul ». Mais je demeure rêveur : tant de choses sont des histoires de cul. Je crains d’avoir emballé la politique dans le même paquet, et me voilà obligé de tout redéfaire pour y voir clair. Oh, si tu voyais comme je vois, marchant sous les bougainvillées, celui que je vois de ma fenêtre marcher, à peine vêtu d’une chemise (et dans le soleil sa peau et ses yeux phosphorescents comme les statues lumineuses des vierges de Lourdes dans la nuit !), le soir quand tu marcherais seul, tu prendrais aussi dans tes mains la branche mauve et rouge du bougainvillées, et tu la casserais avec tes lèvres ; tant ces fleurs sont belles ; elles n’ont pas de parfum.
Ainsi donc, la seule perception qui empêche que le voyage ne me vide totalement de ma substance et me réduise à l’état d’image sur diapositive, c’est cela même qui me renvoie à cette perversion qui, sous d’autres cieux, me pousse à roder dans les profondeurs du drugstore Saint-Germain – perversion ô combien douce et cruelle, dont la cruauté est doublée ici de l’interdit…
Ainsi l’esthétique, liée à l’érotique – ce qui ici est nommé « beauté » –, permet d’échapper à la culpabilité, à la condamnation, à la fatalité d’une faute non commise, héritée, toute cette abjection de la morale historique à laquelle l’auteur essaie d’échapper.
La beauté comme salut : elle prend la forme de l’esthétique – l’art d’écrire, l’art d’aimer –, elle est aussi, ici surtout, celle d’un désir qui s’affiche dans l’écriture auprès de Gignoux qui saura l’entendre.
La lutte des classes et la lutte des races se trouvent absorbées par le désir qui les consomme.
Avec humour, Koltès place en note de ce récit : « Il y a du Genet dans l’air ». C’est parce qu’ici, dans l’érotique, se joue le politique, comme force qui excède la sphère de la politique, dans cette perspective où Bataille par exemple le concevait. « Le renoncement au rêve et à la volonté pratique de l’homme d’action ne représente donc pas le seul moyen de toucher le monde réel. Le monde des amants n’est pas moins vrai que celui de la politique. Il absorbe même la totalité de l’existence, ce que la politique ne peut pas faire [20] . »
D’abord perte de repère sensible, puisque la beauté fait d’abord perdre pied, l’expérience de la beauté est la ressaisie de son corps dans le corps de l’autre. Double vengeance contre l’Histoire, le désir porte de préférence sur le corps absolument autre, noir surtout, corps aliéné par l’Histoire, corps qui ne saurait être celui de l’auteur. La perception de ce récit – récit de la perception surtout, en ce qu’il empêche le voyage d’être diapositive, images figées d’exotisme forcément néo-colonial, mais dynamise l’image en désir – enclenche une lecture du monde qui fait du corps noir et maudit, le corps élu et désirable : élu par la contre-histoire qu’appelle le récit communiste, élu par le désir qu’engage le récit érotique du monde.
C’est tout un ordre du réel qui bascule : sur tous les pans de la vie, on voit comment le mysticisme trouve écho et réponse dans le politique, et comment le politique ne peut s’éprouver que dans l’érotique, comment enfin tous ces plans de perception de la vie ne pourront s’appréhender que dans l’écriture, précipité d’une spiritualité immanente, d’un politique non dogmatique, d’une érotique ouverte à l’altérité de l’autre, et de soi.
Voici, pour finir, le rêve que je fais chaque nuit, depuis la première de mon arrivée à Lagos jusqu’à la dernière, hier soir :
Au milieu de ma chambre, à Paris, est un tronc d’arbre tropical, immense. (Ne t’empresse pas de rire : peut-être est-il une symbolique nègre qui règne ici, toute éloignée du freudisme, et dont les clés nous sont secrètes !). Et presque au plafond se trouve cet endroit où les branches rejoignent ensemble le tronc, et forme comme un cœur. Je monte à l’arbre, plonge ma main dans le creux, et en tire un jouet – dont je croyais avoir oublié l’existence, mais dont maintenant je me souviens très bien, et qui doit remonter à ma première enfance. Puis, un à un, je tire du fond de l’arbre, puis jette sur le sol, toute une série d’objets très précis, reconnus au fur et à mesure, comme des tranches de vie ; chaque nuit en découvre un nouveau, très enfoui dans ma mémoire, aucun plus tardif que mes douze ou treize ans ; ainsi à chaque rêve revient une période oubliée sous la forme d’un objet ordinaire que je reconnais, comme des accessoires de théâtre que je tire du creux de l’arbre et laisse tomber sur le sol.
Et dans la promenade du soir enfin, le plus exaltant est la rencontre silencieuse, de minute en minute, de l’ombre d’un jardinier accroupi sur la terre, immobile, le front penché, tandis que les ailes immenses des éperviers tournent sans cesse en dessous des tâches, rouges, dans le ciel.La peine à laquelle je t’ai condamné s’achève là, et le mérite te revient !
J’ai l’excuse de la chaleur, des poux sur mes jambes, et d’une certaine tristesse, sous les Tropiques.
À bientôt. Je rentre début mars, quelques jours à Paris, puis je vais voter dans mon village.Yours for the revolution.
Bernard.
(Il y a du Genet dans l’air !)
En conclusion surgissent les figures moquées de Freud pour un rêve indéchiffrable d’une enfance qui s’origine dans l’Afrique, puisque l’Afrique désormais sera l’origine inventée ; de Genet pour le désir coupable – et lié à l’imagerie religieuse – et donc puissamment rédempteur, car cette culpabilité est un prestige autant qu’un fait d’honneur contre la majorité bourgeoise et occidentale : désir pour le rameur ou pour un jardinier, et même plus fondamentalement, pour son ombre – on atteint de l’autre seulement ce qui peut se répandre sur le sol, une part de lui arrachée, qui s’en échappe comme du sang ; de Lévi-Strauss pour la haine des voyages et la mélancolie des tristes tropiques ; de Marx pour la révolution – les élections législatives de mars 1978 approchent, que la Gauche, Parti socialiste et Parti communiste unis au sein du Programme, pourraient bien remporter –, et à travers tout cela, cette amitié affirmée sous le « yours » qui signe le partage, pour laquelle la révolution n’est pas seulement celle des forces de productions, mais plus profondément peut-être celle qui change l’organisation intérieure de perception de la réalité, rebat les cartes, invite à reprendre possession du monde contre l’ordre qu’il impose [21] .
L’apprentissage du lieu, l’expérience de l’abject. Impressions d’auteur : Pour Nwofia, Carnets, et autres dépôts
Koltès n’est pas venu ici pour écrire une lettre, mais un texte.
Et ce mois de février 1978, s’il passe les soirées avec ses amis, Bichette et son mari Yvon, et la journée à rêver sur le chantier entre les odeurs de bougainvillées veillés par l’ombre des jardiniers, entourés des miradors et des fils barbelés, il songe à une pièce.
Tout est autour de lui, là, prêt à s’écrire ; un espace, un temps, des bruits, des figures et des voix. L’intrigue attend pourtant, selon une singulière méthode : au lieu de partir d’une fable et de l’écrire, il se laisse tout entier envahir par ce qui va irriguer l’ensemble : et déjà la pièce en lui trouve une épaisseur qui lui semble raison suffisante pour s’y s’attacher et la poursuivre.
Ce que Koltès va se proposer d’écrire, ou de réécrire, de rejoindre, c’est bien cette masse d’émotions physiques qu’il va éprouver dans ce cadre : si quelques anecdotes pourront lui fournir matière à la constitution d’un récit, ce n’est pas, semble-t-il, ce qu’il recherche en premier lieu. Plus simplement, plus profondément, c’est en position de regard et d’absorption qu’il paraît se situer, à l’écoute des bruits et des impressions qui viennent se poser en lui. Ce qui vient d’abord, c’est un amas de sensations informes, pour ainsi dire atmosphériques, à tout le moins sensibles, qui se constitue en mémoire.
J’avais été pendant un mois en Afrique sur un chantier de travaux publics, voir des amis. Imaginez, en pleine brousse, une petite cité de cinq, six maisons, entourées de barbelés, avec des miradors ; et, à l’extérieur, avec des gardiens noirs, armés, tout autour. C’était peu de temps après la guerre de Biafra et des bandes de pillards sillonnaient la région. Les gardes, la nuit, pour ne pas s’endormir, s’appelaient avec des bruits très bizarres qu’ils faisaient avec la gorge… et ça tournait tout le temps. C’est ça qui m’avait décidé à écrire cette pièce, le cri des gardes. Et à l’intérieur de ce cercle se déroulaient des drames petits-bourgeois comme il pourrait s’en dérouler dans le seizième arrondissement. […] J’ai cru – et je crois encore – que raconter le cri de ces gardes entendu au fond de l’Afrique, le territoire d’inquiétude et de solitude qu’il délimite, c’était un sujet qui avait son importance [22] .
Nouvelle source avouée de la pièce à venir : après le corps battu, les cadavres abandonnés, sont là évoqués les cris des gardes. Raconter les cris des gardes : non pas une histoire ; le cri des gardes comme sujet de la pièce – voilà l’objet du théâtre qui va s’écrire.
Dans la perception sensible de l’Afrique incarnée dans ces cris qui sont autant des chants que des bruits incompris se lève l’autre fondement de la constitution du drame. Ce cri définit alors un champ d’émotion esthétique et trace un espace symbolique, qui enveloppe le lieu intérieur que Koltès veut rejoindre : ce territoire d’inquiétude et de solitude.
C’est que l’organisation de ce chantier, l’auteur le conçoit évidemment en dehors de lui-même, dans sa force d’évocation qui l’élève à la puissance allégorique, et comme aura de cet espace, l’Afrique autour : la peur intérieure qu’elle suscite, même en dehors de sa réalité historique.
La guerre de Biafra que Koltès évoque s’est déclenchée pendant l’été 1967 et a pris fin au début de l’année 1970, soit près de dix auparavant. La reconstruction économique du Nigeria a été relativement rapide, et s’il subsista des tensions entre le pouvoir fédéral de la junte et la minorité ethnique Ibos, le conflit militaire, qui avait abouti au génocide et aux grandes famines à la fin des années 1960, cessa après la réintégration de la province du Biafra au régime fédéral nigérian. Que des bandes de pillards sillonnent la région peut être plausible. Mais Koltès exagère en grande partie cette atmosphère martiale, et ils sont sans liens avec la guerre du Biafra ; il paraît plus probable que la Société Dumez ait employé des gardes payés pour la sécurité de ses ouvriers. Quoi qu’il en soit, cette reconstruction historique et ce jeu libre avec l’anachronisme politique sont pour Koltès une façon de se situer toujours comme au cœur légèrement décentré de troubles, toujours au lendemain des secousses, mêmes (relativement) imaginaires – peur et fantasme dont l’objet est inquiétant, car inconnu, donnent la valeur à l’expérience autant qu’ils permettent d’insuffler de l’épaisseur à la fiction qui s’écrit.
La peur est une formidable machine à récit, en elle on se raconte toutes les histoires pour faire cesser la peur, qui ne fait que s’agrandir. Le chantier africain lui semble se situer dans l’œil d’un cyclone puissant et terrifiant.
C’est l’ultime point d’incitation revendiqué par l’auteur : ce lieu, à la conjonction de sa force allégorique et de son expérience intime ; ce lieu vécu dont l’écriture déclenche le désir de l’écrire dans un renversement paradoxal des flux où l’auteur assiste comme de l’extérieur à la découverte de ses mots.
J’étais quelque part en Afrique et j’ai découvert qu’il me suffisait de décrire cet endroit pour exprimer ce qu’il avait déclenché en moi[ Entretien avec Michael Merschmeier, Theater Heute, 3ème trimestre 1983, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 34.]] .
« Il suffit » ? Jeu, une nouvelle fois, avec la vie et l’écriture : la pièce sera loin d’être une simple description d’un lieu ; et s’il suffisait de seulement le décrire, cela ne l’aurait pas occupé avec acharnement les deux, voire trois années, qui suivront…
Seulement, Koltès a perçu, intuitivement, mais profondément, qu’il existait une identité essentielle entre ce qu’il avait vu au-dehors de lui, et ce qu’il éprouvait en lui : et que cette identité ne pouvait avoir qu’une destination littéraire. L’écriture serait l’espace d’un dépôt entre le dehors et ce dedans, territoire frontière de l’intériorité – celle de ses secrets –, et de l’extériorité – la publication de cette surface. « Un lieu de conversion entre l’espace géographique et l’espace du dedans, entre monde politique et monde psychique [23] » : ce qui fait écrire, c’est cette adéquation entre la situation réelle du monde et son émotion ; ce qui appelle à l’œuvre, c’est quand le théâtre trouve dans la vie une formulation qui l’excède, et que seul le théâtre pourrait à son tour exprimer.
Maintenant que le dramaturge a fait l’épreuve politique et esthétique du monde, et l’expérience sensible et intime de sa nécessité, c’est bien ce lieu qui sera déclencheur, et fondement du texte. De quoi va-t-il être peuplé ? Et de quoi cette pièce va-t-elle parler ? De ces chantiers européens ? De la situation géopolitique du Nigeria dans le système des colonies ? De l’Afrique et de ces corps qui s’entre-dévorent ? Rien de tout cela.
Elle ne parle pas […] de l’Afrique et des Noirs – je ne suis pas un auteur africain –, elle ne raconte ni le néo-colonialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis.
Elle parle simplement d’un lieu du monde. On rencontre parfois des lieux qui sont, je ne dis pas des reproductions du monde entier, mais des sortes de métaphores de la vie ou d’un aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident, comme chez Conrad par exemple, les rivières qui remontent dans la jungle [24] …
Ce que la pièce va raconter, ce sera avant tout ce lieu, coupé et retranché du monde dans lequel il s’est fabriqué : ce chantier perdu (ou retrouvé) au milieu d’un territoire dont les frontières sont levées et gardées par les chants des gardiens noirs, mais sans qu’on sache ce qu’elles protègent, l’intérieur du chantier de la colère indigène, ou le dehors de l’Afrique de la menace destructrice des Blancs…
Les miradors qui traceront la frontière sur scène entre le plateau et le dehors sont autant tournés vers l’intérieur que l’extérieur, et c’est cette double polarité du regard qui va constituer celui de l’écriture, du texte et de la scène. Ces miradors dessineront également la scénographie spectaculaire qui ne sera pas sans rappeler l’univers concentrationnaire qui de loin en loin affleure ici [25].
Le lieu est à la source du récit : détermination essentielle, parce qu’il vaut au-delà de lui-même, comme une image du monde – d’où le modèle avoué de Conrad pour la construction de ses romans, où le récit traverse des signes pour rejoindre l’allégorie. C’est la clé pour se dégager du formalisme et poursuivre une recherche formelle tout en disant le dehors : trouver un lieu suffisamment concret pour pouvoir se raconter, et emblématique pour loger une manière de nommer le monde dans sa globalité. C’est pourquoi ce lieu est suffisant pour donner le désir d’écrire, mais insuffisant pour être raconté ; il faut des corps et des personnages, des luttes qui mettent en mouvement ce lieu. Le temps n’est pas encore venu de composer la pièce, seulement de s’approprier ces lieux.
Sur le chantier, Koltès ne commence pas l’intrigue, mais recueille ce qui va lui permettre de l’écrire. Il collecte, écoute, assiste le soir aux discussions, côtoie la bêtise violente des néo-colons qui le dégoûtent.
Quel milieu d’exploiteurs, de racistes, et quelle vanité ! Je suis toujours mort de honte quand on est invité chez les Européens, avec toute une série de larbins nigérians, traités comme tu peux l’imaginer. Maintenant, j’évite ce genre d’invitations. Par contre, les rapports directs avec les Nigérians sont terribles. J’espère les approfondir – par l’intermédiaire du « chauffeur », qui est devenu un peu un copain, bien que je ne comprenne pas grand-chose de son anglais [26] …
Dans la lettre à Hubert Gignoux, Koltès raconte une de ces soirées (les évite-il, au juste – ou les recherche-t-il ? Elles lui offrent un matériau de première main sur l’élément même de sa future pièce… à Gignoux, il ne dit pas qu’il voudrait s’y dérober…).
Récit précieux parce qu’il narre autant qu’une anecdote, le regard de Koltès sur cela. ‘Le soir au club’ – en tête de l’anecdote, comme un titre – est déjà un premier état de la pièce : rien ne l’apparente à ce qu’elle sera, dans forme et l’objet, mais tout du futur personnage qui s’appellera Cal est déjà contenu, là, et le lieu dans lequel cela se passe sera le hors-champ essentiel de la pièce à venir.
Un soir au club.
Les hommes quittent, chaque lundi, la cité pour gagner leur lieu de travail, souvent situé à une centaine de kilomètres. Ils vivent ainsi en célibataires jusqu’au samedi soir, où ils rejoignent leurs épouses soumises et la cuisine familiale. Le club est leur lieu de loisir, chaque soir, après le travail – sorte de petit bar éclairé au néon, où l’on parle bouffe, cul, nègres, et rêves européens, servis par quelques stewards noirs qui ne sont pas à une humiliation près. Cette réunion d’hommes, qui, toute la journée travaillent ensemble, que rien ne peut unir sauf le goût de l’argent est d’un sinistre que tu peux imaginer. Ce soir-là, j’étais la chose nouvelle et inhabituelle qui délia les langues et fit durer le bavardage jusque tard dans la nuit. On m’abreuva d’informations : qu’il me suffirait d’une semaine ici pour devenir raciste ; que chacun se fait construire sa petite maison dans les Cévennes, à grands frais, pour « plus tard » ; que les femmes nègres sont toutes putes sans exception, pas désagréables, mais que je ne manque pas de me désinfecter après, et que je ne sois pas effrayé la première fois, car elles ont toutes le clitoris coupé et les lèvres du vagin tailladées ; discours racistes d’un niveau d’handicapés mentaux ; totale méconnaissance en politique, certitudes sommaires, convictions aussi violentes et définitives qu’infantiles. Un ancien rapatrié d’Algérie, plein de rancœur et de haine générale, et que je questionnai « habilement », me démontra en un quart d’heure qu’il n’avait rien compris à ce qui s’était passé tout le temps de la guerre d’Algérie et de la décolonisation, que des faits tels que le FLN, discours du général de Gaulle, harkis, OAS sortaient complètement de sa compétence, qu’il ne savait qu’une chose, c’est que le bougnoule avait voulu sa peau, et que lui prendrait un jour sa revanche, et qu’il la reprenait déjà par Nigérians interposés [27] .
Ce texte, auquel vient s’ajouter plus loin dans la lettre celui d’une conversation avec un certain Philip Lambert (« Je n’invente pas son nom [28] . »), est le récit stigmate de la pièce à venir : marque qui traversera le fonds de paroles des colons. Et nul hasard si ce récit est immédiatement suivi, comme en passant et pour illustrer ce propos et étayer sa violence, d’un récit véridique, porteur d’une histoire fabuleuse : un ouvrier était mort le matin sur le chantier, écrasé par une machine. Tout le monde s’en moquait. « Alors j’ai bu beaucoup de whisky, en l’honneur du consul et de son désespoir [29] . »
Koltès ne le sait pas encore, mais il tient là le sujet de sa pièce : un ouvrier mort dans le chantier ; la banalité de cette situation : et si on réclamait le corps ? Cette dernière hypothèse, Koltès ne la formulera que bien des mois plus tard : c’est en elle que se logera la fable de sa pièce africaine.
L’heure n’est qu’au désespoir face au risible : mélancolie de Blanc appartenant de fait à cette communauté d’hommes qu’il méprise profondément, désespoir de cette appartenance.
Alors il lui faut habiter loin ce désespoir avant de le traverser – la figure du consul qui surgit ici est celle de la fiction. C’est le personnage central d’un roman dans lequel Koltès se réfugie : Under The Volcano – Sous le volcan – de Malcolm Lowry, lecture qui l’accompagne pendant son trajet entre Lagos et Ahoado, d’un chantier européen à un autre : lecture initiatique comme est initiatique cette avancée dans l’enfer Africain, et l’on sait combien le récit de Lowry tient de la structure de la Divine Comédie, de Dante. « Ainsi, les cinq premiers jours furent cinq jours de presque enfer. » avait-il écrit à Gignoux.
Et c’est là, dans ce cœur de l’Afrique colonisé que prend tout son sens pour Koltès le roman du Britannique. Le récit se passe au Mexique en 1938 et 1939, mais le même jour, 2 novembre, celui des Morts. La solidarité avec ce consul Geoffrey Firmin (et son désespoir), plongé dans la chaleur étouffante de Quauhnahuac au Mexique se renforce évidemment par le désir incessant de Firmin d’écrire, lui aussi, un livre.
Il y avait la relecture de Lowry, dont le livre tout à coup me semblait une effrayante machine de mort entre mes doigts ; comment, à la première lecture, avais-je pu être ému, d’une émotion comme on en a pour les histoires d’amour ? Cette fois, je ressentais l’incroyable dureté – j’aurais voulu que s’y mêle de la pitié, cette pitié qui fait, des romans les plus noirs de Dostoïevski, quelque chose de brûlant, et qui donne envie de vivre -, mais je trouvais cette fois que la pitié était par Lowry rangée avec tout cela qui est condamné à être broyé et détruit, et jeté dans le ravin – avec un chien paria par dessus.
Ô, la lecture d’Au-dessous du volcan, assis dans les cabanes au milieu des chantiers, avec les appels incessants, par radio, d’un chantier à l’autre, et le brouillard rouge soulevé par le ventilateur, qui décolore tout !
Cette lecture dura symboliquement les cinq jours de mon voyage en milieu hostile.
À la lueur de Lowry le Britannique d’Amérique centrale lu en Afrique, les textes du Russe Dostoievski sont des romans noirs – couleur des ruelles sombres de Saint-Pétersbourg, couleur de l’atmosphère de polar qui parfois les nimbe, couleur des êtres qui entourent Koltès ici : couleur de ces maudits qui portent la malédiction de la conscience. Dans les romans russes, on semble commettre les crimes pour la seule fin d’éprouver la joie de la rédemption, du pardon par l’humiliation qui gracie. Cinq jours durant, c’est le temps que Koltès met à faire la route Lagos / Ahoada, de chantier en chantier : cinq jours, comme un chemin de croix sur la révélation mystique et politique de cette déchirure, où Lowry défigure Dostoievski et annonce Faulkner – avec Dante.
Des liens secrets vont unir le texte de Lowry à la pièce rêvée par Koltès : des relations s’établir entre la situation vécue sur place et l’écriture – si le consul est plongé dans la rédaction impossible d’un roman impossible au milieu de l’hostilité d’une terre étrangère, il y est question aussi d’une jeune femme, qui le rejoint là-bas, Yvonne ; et de son frère, journaliste en quête de guerre pour l’écrire : trajectoires croisées entre la pièce et la vie qui vont continuer de s’écrire et de se rêver les mois suivants, quand Koltès partira aussi quelques mois plus tard et rencontrera en Amérique centrale, l’état de guerre (ou presque) de Managua au Nicaragua.
Après l’Afrique : écrire étranger. – Combat de nègre et de chiens, mettre en pièces l’expérience
Dans la solitude de cet autre voyage, il écrira Combat de nègre et de chiens. En Amérique pour écrire en français sa pièce africaine, Koltès fera joyeusement l’expérience de ces troubles qui visent au décentrement : celui de son corps et de sa langue. « L’important pour moi, c’est d’être isolé. […] Quand on ne peut plus parler son propre langage, la pensée elle-même change, de petits incidents qui se déroulent sans langage prennent une importance nouvelle [30] . »
L’Afrique aura été l’expérience décisive pour cela : la découverte d’être plongé dans une langue qui défigure la sienne propre. C’est là écrire. Si toute œuvre semble écrite comme dans une langue étrangère, disait Proust, c’est au pied de la lettre que Koltès pourrait se saisir de cette étrangeté. C’est concrètement baigné au sein d’une langue étrangère qu’il écrira désormais, en Amérique centrale ou plus tard à New York.
La pièce africaine place au centre de son procès verbal cet enjeu de la langue étrangère non comme espace de séparation, mais comme condition de l’entente. Alboury, le Noir, parle Ouolof, et Léone, la Blanche, lui répond en allemand. Tous deux parlent étrangers.
Alboury. – Man naa la wax dara ?
Léone. – Wer reitet so spät durch Nacht und Wind…
Alboury. – Walla niu noppi tè xoolan tè rekk.
Léone. – Es ist des Vater mit seinem Kind. (Elle rit.) Moi aussi je parle étranger, vous voyez ! On va finir par se comprendre, j’en suis sûr.
Alboury. – Yow déggiloo sama lakk waandé man dégg naa sa bos.
Léone. – Oui, oui, c’est comme cela qu’il faut parler, vous verrez, je finirai par saisir. Et moi, vous me comprenez ? si je parle très doucement ? Il ne faut pas avoir peur des langues étrangères, au contraire, ; j’ai toujours pensé, que si l’on regarde longtemps et soigneusement le gens quand ils parlent, on comprend tout. Il faut du temps et voilà tout. Moi je vous parle étranger et vous aussi, alors, on sera vite sur la même longueur d’onde [31] .
Dans cet isolement géographique, politique, linguistique, à partir de la masse de textes accumulés en Afrique, Koltès trouve in fine, une fable. Elle se révèle toute dans le titre : Combat de nègre et de chiens – après avoir longtemps été Pour Nwofia.
Il s’agit d’un combat à mort entre un nègre et des chiens : un noir nommé Alboury, contre plusieurs Blancs. Dans ce jeu d’échecs, où le schématisme des couleurs formule ce manichéisme de l’Histoire, la solitude contre la multiplicité possède pour elle les armes de la langue. Renverser l’insulte, le nègre dans la langue coloniale, en Nom d’éclat, l’orgueil de prendre le crachat à son compte. C’est ce renversement que dans les années 1970 on peut observer chez les Afro-Américains, qui commencent à s’appeler eux-mêmes niggers pour arracher aux Blancs le privilège de l’insulte et les déposséder de cette arme ; renversement qui opère dans toutes les minorités, ethniques et sexuelles, où le langage est l’enjeu d’une repossession.
Le titre est toujours pour Koltès une manière de jouer avec le code, l’espace d’une reprise. Au seuil de l’œuvre où il s’agit de prendre la parole, c’est à autre qu’il la prend. Il n’oublie pas qu’il a commencé à écrire d’abord dans la réécriture, et le titre, puisqu’il rejoue le commencement, est ici et pour les œuvres à venir, toujours l’espace singulier d’une reprise et d’une réappropriation. Comment ne pas penser, pour celui-ci, au Combat de nègres dans un tunnel, de Paul Bilhaud, l’un des tout premiers monochromes noirs de l’histoire de la peinture, réalisé en 1882, et exposé au Salon des Incohérents ? Un canular, sans aucun doute, une provocation – c’est en vogue, et Bilhaud ne fait que forcer le trait pour rire de la radicalité chromatique de certains impressionnistes de son temps. Bilhaud est auteur prolixe de pièces comiques, du pseudo-boulevard à la mode – et peintre d’une seule toile, celle-ci. Son ami Alphonse Allais reprendra le motif, et peindra lui aussi une série de monochrome, dont l’un noir, qu’il appellera Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit, en 1897. Le titre deviendra même, dans cette France coloniale du début du xxe s., une locution, presque un proverbe [32].
N’est-ce pas une façon, pour Koltès, de reprendre la main sur la langue, d’en reverser les usages ? À côté de l’œuvre rendue invisible par la couleur, travailler à la mise en visibilité de ces combats, qui révèlent tant. C’est à la manifestation d’un combat que travaillera Koltès – et le finale de sa pièce jouera avec le titre des tableaux : plongé dans le noir d’une nuit sans lune, l’ouvrier blanc, le meurtrier, grimé en Noir pour échapper à la vengeance des ouvriers, ne verra pas l’approche du frère de la victime, qui va l’abattre – et la scène éclairée seulement par instants des flashs d’un feu d’artifice rendra visible ce qu’on ne verra pas, comme une façon de désigner l’opacité de la nuit et de nous la soustraire : le combat pendant la nuit entre nègres, vrai et faux, est la scène dont manifeste ce théâtre, qui lève la visibilité d’une histoire, où à travers ce combat une lutte plus grande s’ouvre, qu’il s’agit de voir pour mieux comprendre les mouvements de notre Histoire.
L’origine de ce combat est celle que les colons arrogants et violents, pleins d’eux-mêmes, avaient racontée à Koltès dès son arrivée sur le chantier Dumez : « Le même jour, un Africain était mort sur le chantier, écrasé par le Caterpillar. On m’en mit plein la vue pour me montrer à quel point le fait était banal, presque quotidien, risible, sain, et prouvait à quel degré cette petite société, réunie autour d’un verre, parlant si gaiement entre blancs, était faite d’hommes, durs, expérimentés, souverains, des vrais, quoi [33] . »
Élever cette banalité en tragédie, et retourner le rire blanc contre lui-même : venger l’Histoire par la fiction – écrire le fait banal dans les formes même de la fatalité pour dresser une manière de tombeau au corps disparu, d’élégie souveraine.
La fable ainsi : un cadre blanc, nommé Cal – prénom du personnage joué par James Dean dans East of Eden, Cal Trask –, s’est débarrassé précipitamment du cadavre d’ouvrier mort sur le chantier, renversé par son camion, en le jetant dans les égouts. Impossible de le retrouver, il s’est perdu dans les eaux mortes du fleuve. Mais Alboury, qui se prétend frère du mort – et qui en paraît presque la réincarnation : « spectre quasi-shakespearien [34] » aux yeux de Cal qui le renvoie à sa culpabilité, vient réclamer le corps pour l’enterrer. Horn, le chef du chantier, cherche à gagner du temps, et ne dit pas tout d’abord ce qui est advenu du corps : la lutte s’engage. C’est ce temps différé qui fera durer toute la pièce.
Le Noir qui vient chercher le corps de son frère ne m’est apparu qu’à la presque fin du travail. Je voulais que le Noir entre dans l’endroit, j’étais attaché à la notion d’entêtement, et d’un langage clair, d’une manière directe de voir les choses. À la fin, de toutes les évidences, il n’en est resté qu’une seule : il fallait que le Noir vienne réclamer quelque chose. Et ce motif, issu de la pièce, a pu la faire rebondir, il n’était plus simplement un truc [35] .
La pièce trouve finalement alors sa durée, dilatée, repoussée dans le refus de Horn ; son enjeu, la geste antique d’une Antigone qui aurait avec elle la loi ; ses personnages : leur opposition de fond et de corps. Entre ce lieu, ce temps, et ces corps, un inter-monde vient se poser, une jeune femme débarquée de Paris – de Pigalle même – pour être mariée au chef de chantier, une Alsacienne qui est le point de jonction et de déchirure de toute la pièce, Léone, d’abord émerveillée par l’étrangeté absolue de ce monde, et rapidement fascinée par Alboury. Alsacienne ? Ni Française, ni Allemande, et peut rêver à une origine absolument déchirée d’une enfant de l’occupation, née d’un soldat Allemand et d’une mère Française [36]. Dans une première version du texte, Koltès la faisait parler Alsacienne – mais Chéreau, qui montera la pièce, préfèrera traduire ses propos en allemand, craignant qu’on prenne cette langue pour un allemand fautif. Ce qu’on perdait là était considérable : l’inscription, dans la langue, d’un déracinement, et l’inappartenance essentielle comme rapport au monde.
Le point de départ tragique – le corps réclamé, mais perdu – n’est pas seulement un cadre, plutôt une situation initiale que Koltès se propose de développer, puisque lui naît pour la première fois avec cette rigueur, la volonté de « raconter une histoire, avec un début, une évolution, des règles à peu près strictes […] parce que j’ai cru comprendre que c’était seulement si ce que je racontais avait l’apparence d’une “hypothèse réaliste” que la métaphore prenait son sens et ne devenait pas une simple fantaisie [37] . »
Ces règles à peu près strictes sont celles d’une narration qui prend appui sur la demande différée pour accroître la tension dramatique en développant à chaque scène l’intensité première. L’entêtement de Alboury renforce le refus de Horn, augmente la nervosité de Cal, renouvelle la fascination de Léone, et précipite le drame vers la tragédie finale qui va châtier fatalement le coupable. Au milieu de ce premier conflit, un contrepoint qui seconde la première narration : la position intermédiaire de Léone, entre Horn à laquelle elle est censée être promise, mais dont elle s’éloigne, et Alboury qu’elle désire approcher, mais qui la maintient à distance. Jeu de déplacements et de reculs, de jonctions recommencées et impossibles à cause d’un désir qui ne répond pas, soit à la loi du désir lui-même, soit plus puissamment à celui de l’étrangeté absolue des êtres. Léone rejettera finalement la communauté à laquelle elle appartient, et sera rejetée par la communauté auprès de laquelle elle voudrait appartenir. Quand elle écrira finalement au couteau sur son visage – comme les gardes ont écrit sur le corps du jeune Victor assassiné le signe des rebelles –, elle portera sa cicatrice comme marque de cette déchirure intérieure, le signe de cette inappartenance essentielle, double sans conciliation de la marque sur le visage des colons et de la cicatrice rituelle sur celui de Albouy – défigurée, elle se tiendra désormais aussi éloignée des uns que de l’autre.
Cette marque sur le visage est comme le signe sublime qui rend dérisoire celui que portent les colons. Koltès l’avait vu en Afrique sur le visage de l’abject Philip Lambert.
Avec cette fable Koltès cherche et finit par trouver l’allégorie, qui se laisse deviner sans cependant ne jamais s’exposer telle – non une pièce sur l’Afrique donc, mais sur l’Europe dans l’Afrique, et le corps qu’on vient chercher, tué puis caché par les Blancs incapables de le redonner, devient le corps glorieux d’une Afrique jetée dans les égouts de l’Europe, corps auquel pourtant, sursaut salvateur, une part de l’Afrique n’a pas renoncé.
C’est une pièce élégiaque que Koltès compose, où le deuil est rendu impossible par l’absence de corps, mais dont l’absence permet précisément de reprendre possession, par déplacements, de son Histoire ; de chanter l’appartenance et dire ce qui sépare irrémédiablement les Blancs des Noirs, de fabriquer d’autres frontières au-delà de la vie et de la mort, de l’amour et du mépris – celui des Blancs pour les Nègres du titre, celui de l’auteur pour ces chiens, ces « cochons » de Blancs, dont l’insulte que porte le titre qualifie et rehausse, puisque ce n’est qu’« une fois ce choix [du titre] fait [que] j’ai pu commencer à aimer les Blancs [38] » : frontière qui rendent caduques celles qui séparent l’Afrique de l’Amérique, et le bout du monde de l’Europe. C’est donc aussi une pièce métaphorique.
La métaphore est justement tout ce que Koltès recherche et aime dans ses auteurs préférés – qui le sont précisément parce qu’ils ont « un sens extraordinaire de la métaphore » : « Prenez Au Cœur des ténèbres de Conrad. C’est l’histoire d’un bateau qui remonte un fleuve à travers la forêt vierge. C’est une métaphore grandiose. […] Une expérience ordinaire prend ainsi chez ces écrivains les dimensions d’un océan et la complexité des phénomènes naturels [39] . »
Avancer ces préférences, c’est décrire un idéal d’écriture : manière d’exposer ce que sera le processus de fonctionnement de ses propres fables. Une histoire première, qui raconte des faits d’apparence ordinaire, s’élève à une dimension qui la transcende, la révèle et porte un enjeu plus profond que la stricte résolution de l’intrigue. Par une situation extraordinaire se raconte non pas seulement une autre histoire, mais une vision du monde qui fait de cette fable première un appui de la seconde : « je suis plus intéressé par un drame ordinaire qui se joue à l’intérieur d’un cyclone que par un drame sublime qui se joue dans une villa [40] ». Combat de nègre et de chiens ne se singularise ainsi pas tant pour sa fable – banale : un homme vient chercher le corps de son frère mort ; une jeune fille vient rejoindre l’homme qui l’a choisi pour l’épouser –, que parce que le récit à l’intersection de ces deux fables se déroule dans le chantier européen en Afrique : « Tout cela peut aussi bien arriver dans une HLM de Sarcelles. Le lieu “Afrique” est en même temps une métaphore [41] ».
L’Afrique se dresse comme un cyclone.
Une force autre est donnée par là à l’intrigue de Sarcelles, si le cyclone emporte les forces qui le produisent. Claude Stratz, le dramaturge de Patrice Chéreau, disait que Koltès avait compris ce qu’était écrire quand il avait saisi le sens de la métaphore rimbaldienne : porter le mot ailleurs et le faire vibrer différemment. Et c’est en Afrique que précisément il trouve le sens de la métaphore.
Devenir écrivain sera pour lui ce moment où s’effectue ce déplacement de la figure de style à la fable, et fera de la métaphore un geste de réécriture de l’expérience dans un récit qui concentrera ses forces et intensifiera ses énergies. C’est pourquoi le lieu est premier dans l’écriture : et il le demeurera. En lui se concentre la force d’être autre chose que ce qu’il est, puisqu’un lieu n’est rien en dehors de son usage, et que sa beauté tient souvent dans l’usage perverti qu’on en fait. Si Koltès se saisit de lieux et de temps les plus singuliers, les plus plastiques, c’est pour en faire des leviers qui permettront de raconter dans le récit aussi autre chose.
La métaphore permet de synthétiser le récit vaste du monde, de concentrer sur le champ minimal d’une fable une masse de signes qui demeurerait immense et donc invisible. Si le récit est espace de concentration, faculté à rassembler des énergies, son instrument de condensation, sa puissance de travailler sur des épures de fable, c’est l’écriture métaphorique qui est sa forme la plus achevée.
On comprend pourquoi Koltès a éprouvé le besoin d’écrire cette pièce ailleurs qu’en Afrique, ailleurs qu’en Europe. Métaphore de la rédaction de la pièce en elle-même, ce déplacement dit combien il faut une mise à distance qui permettra d’appréhender le monde pour la raconter. La métaphore est l’espace et l’outil d’un recul et d’une reconstruction – ce qu’en peinture, on nomme la perspective.
Cette mise en perspective du local et du global qui permet la métaphore, on la lit ici puissamment.
Un chantier européen en Afrique, un homme qui vient réclamer le cadavre de son « frère » dont le corps est perdu, et ce sont toutes les relations de l’Europe et de l’Afrique qui prennent ici tout leur sens. Le cadavre de l’ouvrier, Nwofia, porte avec lui la violence de la colonisation : le récit est l’image de ces rapports, c’est pourquoi la métaphore de la pièce ne porte pas sur l’Afrique, mais sur la situation de l’Europe en Afrique. L’anecdote que raconte la fable accède à un plan autre, « grave et évident », qui fait de cette mort l’image du crime de l’Occident dans les pays du sud. Les égouts dans lesquels le corps est précipité figurent la métaphore clé : son efficacité tient au fait qu’elle échappe au symbolisme plaqué, à l’allégorie démonstrative, mais qu’elle porte en elle l’image et son processus. En effet, les égouts sont les souterrains du récit, au sens où la fable les raconte, et où ils situent bien sa position dans la poétique et le politique de cette fable.
Là, le corps est précipité pour être nié : mais le geste d’Alboury ne cesse de le convoquer, et en le réclamant, de faire lever sa présence dans les mots. C’est tout le geste de la pièce ainsi – et le sens de sa métaphore.
Si le titre du texte dans sa première version était Pour Nwofia, il s’agit désormais de soustraire le nom de ce corps : arracher de la présence pour mieux faire signe vers une absence qui fait scandale, et sera le moteur dramaturgique de l’intrigue. Rappeler le corps mort, conjurer l’oubli dans lequel l’Occident est plongé en regard de ses crimes semble un programme narratif en même temps qu’un mouvement interne de l’œuvre qui fait de la métaphore une structure.
La pièce est, métaphoriquement, cet égout où le corps (de l’Afrique) est enfoui, et son processus s’avère celui d’une révélation de ses profondeurs. C’est pourquoi ce n’est qu’au terme de la pièce, dans son accomplissement, que cette mise au jour de la profondeur survient, dans le reflet d’une image qui met en lumière le récit :
Le jour se lève, doucement. Cris d’éperviers dans le ciel. À la surface d’égouts à ciel ouvert, des bouteilles de whisky se heurtent. Klaxon d’une camionnette. Les fleurs de bougainvillées balancent ; toutes reflètent l’aube [42] .
Le jour se fait, en cette fin, sur les égouts désormais à ciel ouvert : le corps de l’ouvrier, s’il est absent, est transfiguré en récit qui a raconté sa lente remontée à la surface. La négativité du corps réel de la fable renvoie à la positivité de son retour verbal sous le geste d’Alboury qui vient venger sa mort et venger le réel par le meurtre de Cal à la fois concret dans la fable et métaphorique dans son enjeu – non pas simplement symbolique. Le cadavre du chiot blanc que surmonte le visage détruit du blanc redouble la métaphore, en souligne la violence : si la couleur se fait métonymique de son maître, c’est aussi parce que celle-ci paraît métaphorique de sa situation au monde : le blanc est un chien, comme l’annonçait déjà le titre.
Ce qui a motivé l’usage de la métaphore des égouts n’est pas un caprice artificiel de composition, une gratuité esthétique : l’image tire chez Koltès sa nécessité aussi d’un rapport à la vie qui en fait usage.
Un corps flottant à la surface des eaux : ce fut la première « image » que vit Koltès en arrivant en Afrique, et qui l’a guéri à tout jamais des clichés qui pouvaient l’habiter, telle Léone débarquant pleine d’illusions sur l’exotisme supposé de la terre sauvage. L’écriture ensuite a pu déminer les préjugés pour reconstruire une image plus juste de cette sauvagerie débarrassée des scories de l’exotisme. Cette surface des eaux par laquelle Koltès a fait la rencontre de l’Afrique est la surface de perception du réel qui sera le creux du récit, puisque jamais le corps de Nwofia n’aura droit, lui, à un tel régime de présence : il sera toujours le corps absent, qui jamais ne remonte à la surface. Si la pièce est une réécriture d’Antigone – réclamer le corps de son frère pour l’honorer et l’enterrer –, ici le corps n’existe pas, n’existe plus, perdu à jamais.
Mais on aurait tort de réduire le projet de Koltès à cette réécriture, parce qu’elle rabattrait l’Afrique aux codes, poétiques et anthropologiques, d’une Europe radicalement étrangère. Et puis, la Lettre d’Afrique avait suffisamment insisté dans sa description de cadavres en décomposition, couverts d’acide par la police et partout jonchant le sol tout au long de la route de Koltès à travers le Biafra, pour que ce thème et cette image soient complexes. « Ne faut-il pas que [l’Afrique] ait été soumise à un rude choc et à une perversion de grande échelle pour qu’une communauté abandonne ses morts aux fossés et à la dissolution chimique [43] ? »
Le creux de la fable, sa présence révélée en son absence, sa violence en tant que tel que dans le réel a pu figurer l’expérience même de l’Afrique comme charnier à ciel ouvert et à grande échelle, pourrait bien être le choc de cette première image, surface révélatrice de profondeurs brutales – davantage politique que purement poétique.
Ce corps perdu, s’il désigne l’Afrique, peut aussi faire signe vers un deuil plus intime qui avait marqué Koltès : la disparition de Benoît, le jeune fils de Bichette noyé dans une flaque d’eau, pourrait hanter cette pièce – mais comme une élégie secrète et cryptée. Autre corps flottant à la surface d’un continent ; autre image puissante, absente, antérieure, mais au cœur de l’expérience africaine de Koltès. Autre deuil sur lequel s’enracine profondément l’écriture qui discrètement se fera élégie pour ces morts – et parmi tous, ce jeune enfant.Pour Koltès jamais une pièce n’est le lieu où écrire la vie, plutôt une façon de s’adresser à elle.
Lorsque Léone cherche à parler avec Alboury et qu’elle réalise qu’il parle ouolof, c’est en étranger aussi qu’elle s’adresse à lui : et lui récite les premiers vers de Erlkönig, le poème de Goethe. Or, Le Roi des Aulnes raconte comment un jeune enfant est emporté des bras de son père par la figure menaçante et symbolique de la mort.
Dans le cryptage des langues et des paroles, des deuils qui se superposent et trouvent dans le poème – romantique ou dramatique – des formes qui fraient dans la vie les voies pour rejoindre, se donne à voir en même temps un geste de mémoire et un signe de recouvrement – comme une adresse à celle-là seule qui saura la lire. Sur la pièce bruit la rumeur de ce deuil dans la langue étrangère que parle le théâtre : dans les mots en oulof se dit justement toute la douleur du deuil, et le dire en français l’aurait exposée, et annulée [44] – douleur qui dit cette douleur non pas directement, mais qui relaie les cris d’une femme au loin.
Dégguloo ay yuxu jigéén ? Tu n’as pas entendu des cris de femme ?
Man dé dégg naa ay jooyu jigéén. Moi j’ai entendu des cris de femme.
Yow laay gis waandé si sama bir xalaat, bènbèn jigéén laay gis budi jooy te di teré waa dëkk bi nelaw. Je te vois, mais j’entends, dans ma tête, une autre femme qui pleure et qui empêche toute la ville de dormir.
Jooy yaa ngimay tanxal. Les pleurs me dérangent.
Dégguloo jooyu jigéén jooju ? Tu n’entends pas les pleurs de cette femme ? [45]
Élégie pour ces pertes. Le texte portera les pleurs de ces femmes, Africaines et Française, comme une reconnaissance de dette aux corps nombreux que Koltès trouvera sur sa route vers l’Afrique, corps symboliques et réels, déchirants, espace entre la vie et l’écriture que la pièce, loin d’en chanter le tombeau, saura préserver comme territoire intime et secret.
Il est une dernière image de l’Afrique, qui lui donne sens : il ne s’agit pas d’un corps flottant à la surface, mais d’une chute que Koltès a faite dans les égouts de Lagos la veille de son départ – la ville est pleine de ces trous à ciel ouvert que la nuit sans éclairage public on ne voit pas. « Le petit truc que j’avais dans le dos au moment de quitter Ahoada a pris des proportions impressionnantes, suite à une chute dans… les égouts de Lagos, la veille de mon départ (il faudra que je vous raconte cela : une superbe métaphore [46] !) »
C’est cette fois Koltès lui-même, ce corps tombé dans les profondeurs, qui, au terme de son expérience africaine, rejouera la trajectoire de Léone, écrivant sur son corps, par la blessure, le devenir africain de son être scarifiée à l’image de Alboury. Charge à la pièce de raconter la « superbe métaphore » : celle d’une chute dans les profondeurs de l’Afrique, que l’anecdote ici raconte en elle-même, anecdote qui le marquera beaucoup dans sa chair, tant il mettra du temps à guérir – mais sera-t-il jamais guéri de l’Afrique ? – ; détail qui permet de fixer l’image dans sa nécessité, celle qui appartient à l’écriture et finit par boucler la boucle d’un voyage métaphorique.
L’expérience africaine de Koltès tient à cette transformation puissante qui est aussi une fin de l’enfance.
C’est une bascule.
Le passage de l’illusion de l’ailleurs, là où peut se renouveler l’Histoire, au désespoir sans répit d’une violence qui semble sans solution, hors l’écriture. Bascule intime entre l’enfance et l’âge adulte ; bascule politique, dans la mise à l’épreuve de la théorie marxiste à son principe de réalité quand la dialectique semble une impasse ; et bascule littéraire, où la belle image ne peut résister à l’Histoire qui la broie.
Après cette expérience, il ne sera plus jamais question de regarder avec mélancolie la neige des villes en rêvant à l’Afrique, bien plutôt de plonger les mains dans cette boue que l’occident transforme, et puis la goûter.
L’Afrique permet à son écriture de trouver un objet : d’être transitive. Après avoir réécrit la littérature, puis réécrit sa propre langue, Koltès pourra réécrire le monde, puisqu’en Afrique se joue le destin de l’Histoire et sa fatalité.
Immédiatement, Koltès a compris là combien cette violence constitue le pivot décisif autour duquel se renversent toute son écriture et son existence – l’expérience d’un relativisme radical. Se dire qu’on est peu de choses en regard de ce grand tout considérable qui meurt, sous nos yeux, sans qu’on le regarde. Que tout à côté semble dérisoire, et qu’écrire est la dérision suprême, futilité – mais que dans cette futilité réside aussi la possibilité de répondre du monde, à sa mesure.
Plus que nulle autre expérience, l’Afrique a été pour lui le choc, intérieur et extérieur d’un déplacement sans retour possible des perspectives. Une déflagration. Le relativisme absolu qui découle de ce choc déterminera à partir de cette expérience l’écriture de Koltès : non que chaque pièce devra revenir sur le point de vue africain, en parler, le traiter, mais chaque pièce, chaque personnage, chaque situation ou presque devra désormais construire son espace, son temps et sa parole selon ce point de vue conçu en angle mort du monde, « la part maudite » de l’occident ; et chaque pièce ainsi de s’adosser à cette évidence éprouvée en son scandale, en sa douleur, depuis ce désormais de l’expérience politique du réel blessé.
L’Afrique sera maintenant toujours un préalable : avant l’écriture et au-delà, et en travers elle, il y aura toujours cela, cette pensée sourde et secrète, lancinante, celle d’un monde entier pillé, saccagé, abandonné par ceux qui s’en nourrissent.
Retourner en Afrique : ou l’impossible territoire – les racines introuvables
Nul besoin dès lors d’y retourner. Contrairement à ce qu’on a pu penser, les voyages de Koltès en Afrique ne furent pas si fréquents.
En 1980, il découvre l’Afrique francophone. Bamako au Mali le 18 mars, puis Abidjan en Côte d’Ivoire, jusqu’à la fin du mois. Si Koltès est loin de retrouver le choc premier de Lagos, il réapprend la joie d’un continent qu’il aime traverser ni en colon ni en touriste, mais presque en indigène enfin. « Cette fois, je vois l’Afrique du côté africain ; je vis dans une famille, et je retrouve le plaisir de manger avec les mains, et des longues soirées à bavarder, dans l’obscurité, sous des ciels à faire rêver [47] ! »
Mais après cinq jours à vivre sommairement dans une case près de Bamako, il gagne Abidjan : la Côte d’Ivoire lui donne « un peu l’impression d’être à Nice [48] . » Autant dire que c’est décevant : elle lui fait regretter le Mali, et plus encore le Nigéria.
Le séjour sera court : il n’y en aura plus beaucoup d’autres.
L’Afrique, passée la puissance de déflagration initiale, ne sera jamais le lieu privilégié des voyages, parce qu’il en aura vite assez de « trimballe[r] mes complexes d’homme riche avec mes bagages [49] » : Koltès n’a pas encore trouvé son lieu de décentrement idoine, celui qui lui donnera le sentiment d’habiter ailleurs dans une familiarité qui donnerait à ce lointain le charme d’un foyer ; cela viendra bien assez tôt. L’Afrique, elle, sera loin. « Je ne veux plus remettre les pieds dans le Tiers-Monde, aller en Afrique, ça devient une souffrance permanente, à me dire constamment : mais qu’est-ce que je fous là ? On y occupe la place odieuse des gens riches, des voyeurs… je ne veux plus y retourner [50] … »
Il y retournera une dernière fois, en avril 1983, avec un ami sénégalais, Rasta, qui voulait lui montrer sa ville natale, Tambacounda. Avant de partir, il pressent déjà la déception du voyage, mais il veut partir, comme il l’écrit à son amie Madeleine Comparot, « retourner voir où devraient être mes racines pour découvrir une nouvelle fois qu’elles n’y sont pas, et revenir ici pour prendre le temps de me les réinventer là-bas. Alors je pense à toi et je me dis qu’il serait bon qu’à mon retour, on se retrouve dans un restaurant polonais ou chinois, un soir, pour parler de l’Australie [51] . » L’humour est une mélancolie qui sauve du désespoir.
Du Sénégal, il ne rapporte que des regrets : mais un bracelet qui ne le quittera presque plus, et un nom : Cheik Abdallah, qui sera sa signature auprès de quelques amis. Cheik Abdallah, jeu sur le nom qu’il aimait tant faire dans ses pièces. Et comme l’écriture venge des origines, il signera quelques lettes de ce nom africain (comme il en signera certaines au nom de Manu, ou de K.). Nom africain peut-être en souvenir de Rimbaud en Éthiopie qui signait parfois de son nom Noir : Abdoh Rinb.
Au-delà de l’Afrique : les puissances de la minorité – Musique reggae, Films du monde, Danse brésilienne
Chercher ses origines, c’est pour Koltès les inventer au-devant de lui, et contre lui-même, contre celles qu’il a héritées. Or, on ne saurait les trouver au lieu même, originaire, du sentiment du monde tel qu’il l’a éprouvé à Lagos.
C’est ailleurs qu’il cherchera l’Afrique, en dehors de l’Afrique qu’il l’a trouvera.
Par exemple, auprès des Africains déracinés de Barbès, le quartier où il vivait à Paris et qu’il aimait tant pour cela aussi : une terre métissée de tous les mondes.
Il la trouvera surtout à New York, dans les quartiers Noirs de Harlem où il écrira la plupart de ces pièces : Quai Ouest, Dans la solitude des champs de coton, Le Retour au désert… Là, l’Afrique arrachée à elle même est l’expérience dans laquelle il peut s’y mêler et s’y trouver.
Ainsi l’Afrique n’est pas pour lui un continent : plutôt une émotion qui traverse l’expérience de son altérité. Elle se joue ainsi dans la musique qu’il écoute, les films qu’il voit, les hommes qu’il aime. Le Reggae qui sera l’élément dans lequel il baigne nuit et jour est d’Afrique dans la mesure d’un arrachement : musique née aux Caraïbes par les descendants d’esclaves. Battement mineur contre contre le temps majeur : scansion politique de ces minorités qui seules fécondent la vie à ses yeux. Bob Marley est une idole. Koltès est à New York quand il apprend sa mort, en mai 1981 ; tandis que ces camarades célèbrent à Paris la victoire de la Gauche à l’élection présidentielle, lui marche en silence dans les rues du Bronx avec ses frères Noirs, dans la douleur d’une perte terrible.
Il lit les textes de James Baldwin, s’intéresse au mouvement rastafari ; mais doute de ce mouvement de retour à la Terre Promise qu’il juge voué à l’échec. Tout retour à l’origine lui semble contraire à l’idée même d’émancipation.
Il vénère les films de Kung Fu qu’on passe au Louxor à Paris, ou dans les theater interlopes de la 42e rue vers Midtown Manhattan… Là aussi se joue, singulièrement, une part de l’Afrique : son expérience. Celle du décentrement et de la relativité de sa place dans le monde ; celle du partage de la minorité féconde, et celle de la joie d’une contre-culture à l’envers des normes majoritaires de l’art. Bruce Lee est un émigré Hong-Kongais (terre britannique de Chine…) en Amérique : c’est l’autre icône avec Bob Marley. Bruce Lee est d’Afrique dans le fantasme de cette altérité qui rend possible l’appartenance à une communauté, à condition que cette communauté soit faite d’autres, radicalement autre.
Et puis, en 1988, il y a la découverte de la Capoiera, sur les plages de Sao Paulo et à Bahia. Cette pratique entre la danse et l’art martial, pratiqué par des descendants d’esclaves d’Afrique : à l’origine, c’était pour les escales une façon de s’entraîner à la révolte à l’insu des maîtres qui avaient proscrit les armes. Les maîtres pensaient qu’ils dansaient. Dans ce combat, on ne se touche pas, on se frôle, on frappe le fantôme du corps de l’autre, on joue avec son ombre. Une métaphore considérable du théâtre de Koltès, de l’usage de la parole telle qu’il la rêve. L’allégorie aussi manifeste d’une situation politique. À Bahia, lorsqu’il découvre cette danse, il est bouleversé. Dans la solitude des champs de coton est déjà écrit en partie, et sans doute la pièce rejoint-elle ce rêve de danse et de lutte, sans arme, avec la seule grâce des corps qui s’esquive dans la rage. On fait semblant de se haïr, et tendrement on se livre aux coups invisibles de l’autre.
Dans les confins de l’Afrique : et dans celles d’une vie – Derniers regards vers le sud
D’Afrique, il en sera finalement question directement dans une pièce rédigée rapidement, en 1988 : Tabataba fera dialoguer, en Afrique, une sœur et un frère, trop attaché à prendre soin de sa moto et qui refuse, comme lui supplie sa sœur, humiliée, d’aller rejoindre la ville, boire et aller avec les filles. C’est une pièce de commande, sur le thème oser aimer, que lui avait proposée Lucien Attoun pour le Festival d’Avignon. Koltès avait joué avec ce thème jusqu’à la provocation. Le frère refuse l’audace de cet amour niais. On a besoin de personne en Harley Davidson. L’Afrique n’est là qu’un décor, un monde en arrière duquel la solitude est grande ; un réel désirable et possible, à portée de main, mais dont on se serait coupé.
Et puis, il y aura le dernier grand rêve d’écriture de Koltès : un roman inachevé, dont il ne reste que le prologue, et qui sera publié sous ce titre, Prologue. Ce récit majuscule se déroule à Babylone, dans un lieu qui tient autant de Barbès que de l’Orient fantasmé du Coran ou des Mille et Une Nuits. Un espace monde où un jeune homme Mann, s’enfuit à la recherche de son propre nom et de ses origines qu’il invente.
L’Afrique, Koltès la trouvera finalement au bout de sa route, dans une ville au confluent des continents. Lisbonne. Ce n’est pas encore l’Amérique du Sud et ce n’est plus l’Afrique, ni vraiment l’Europe. C’est une ville posée sur un bord du monde où cette fois on pourrait s’installer et vivre – peut-être parce que Lisbonne tient de tous les pays sans en arrêter aucun ; peut-être aussi parce que cette ville vient au bout du voyage.
Koltès y formule pour la première fois l’envie de s’installer là. Fuir la France de plus en plus refermée sur elle, jusqu’à commencer à voir dans Jean-Marie Le Pen un recours.
« J’ai ressenti une très grande peur aux dernières élections présidentielles. […] je ne voulais pas vivre dans un pays qui ressemble à la Suisse. Le seul sang qui nous vienne, qui nous nourrisse un peu, c’est le sang des immigrés. On commence à le reconnaître aujourd’hui ; il faut le reconnaître encore et davantage. Je peux tout autant parler des Blancs, mais il est vrai que le sang de notre peuple, aujourd’hui est noir et arabe. Je ne dis pas que cette réalité est définitive ; elle est telle pour la génération dans laquelle nous vivons. Le sang neuf naît de cette présence des Noirs et des Arabes ; il ne naît pas de la France profonde qui est le désert ; là, rien ne vit et, s’il se passe quelque chose, c’est toujours à cause des immigrés. Si on parle de Marseille, par exemple, ce n’est pas aux Blancs de Marseille qu’on fera allusion [52] . »
Lisbonne semble un refuge possible où tout laisser derrière soi.
Mais la maladie qui le ronge depuis le milieu des années 1980 commence à l’emporter. Le SIDA gagne son corps et il veut fuir. En Amérique centrale pour un dernier voyage, voir les ruines mayas de Tikal au Guatemala et mourir là-bas peut-être. Il reviendra malgré tout, poussé par une envie de vivre dévorante. C’est à Lisbonne qu’il reviendra au printemps 1989 – cette Afrique idéale en ce qu’elle n’est pas l’Afrique, mais son devenir.
À l’hôtel Senhora do Monte, on domine la ville, on voit les lumières sur le Tage, on peut respirer le sable du Sahara que le vent disperse ; à sa mère, il dit qu’il ne veut pas mourir.
Il rentrera en France au début du mois d’avril pour se faire hospitaliser à l’hôpital Laënnec. Le 9 avril, il a quarante-et-un ans. Le lendemain, il sombre dans le coma. Il meurt le 15 avril.
Dans la pièce qu’il venait d’achever, Roberto Zucco (l’histoire d’un face à face entre la vie et la mort, d’un meurtrier qui fuit et laisse derrière lui les cadavres de son destin), Koltès rêve sa vie qu’il invente, sauvagement, tendrement. Là, il dépose une ultime image de l’Afrique – à l’envers des images que l’on pourrait se faire d’un continent brûlant de désert et de jungle. C’est une manière d’assembler en cette image les contraires pour dépasser ce qui s’oppose, blanc et noir, et, puisque c’est la tâche de l’écriture, de la traverser :
« Je connais des coins, en Afrique, des montagnes tellement hautes qu’il y neige tout le temps. Personne ne sait qu’il neige en Afrique. Moi, c’est ce que je préfère au monde : la neige en Afrique qui tombe sur des lacs gelés. […] Il y aussi des rhinocéros blancs qui traversent le lac, sous la neige [53] . »