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Koltès | L’injouable du corps

Agôn, dossier « La Distribution »

mardi 27 octobre 2015

Article paru en octobre 2015 dans la revue numérique Agôn pour le dossier consacré à la Distribution Sous la direction de Barbara Métais-Chastanier, Anne Pellois et Julie Sermon, et disponible désormais sur la plateforme d’édition OpenEditions en ligne ici


RÉSUMÉ

L’œuvre de Bernard-Marie Koltès met au centre de sa dramaturgie comme de son propos la présence d’un corps étranger : impossible, disait-il, d’écrire sans cette présence. Appui de l’écriture, ce corps (noir surtout) semble aussi, dans les nombreux entretiens qu’il donna, l’horizon, notamment politique, de sa scène. C’est sans doute le sujet sur lequel Koltès s’est le plus exprimé publiquement, s’insurgeant contre des spectacles qui préféraient passer outre et confier les personnages de Noirs à des acteurs blancs. La distribution paraît ici l’enjeu décisif de son écriture car elle concentre toute une poétique subordonnée à un rapport au monde puisé au fil des voyages du dramaturge en Afrique et en Amérique, où lui est apparue l’évidence de l’absolue relativité de sa présence au monde : lui l’auteur blanc privilégié, en regard de Noirs qu’il voyait broyés par l’Histoire. Enjeu décisif, et sujet encore à des polémiques vives, cette question de la distribution ne cesse d’interroger, par-delà cette œuvre, cette mutation que Koltès opéra sur l’écriture dramatique. C’est que l’auteur a cherché à repenser la notion même de personnage, pour tâcher d’écrire des corps. Mais n’y aurait-il pas un risque, aussi, de réduire par là cette altérité à une surface physique ? Et à sur-déterminer des identités jusqu’à les figer ? Ou n’est-ce pas au contraire une façon de chercher, pour l’auteur, dans ces radicales altérités, des territoires neufs où se réinventer autre et s’affranchir de ses propres origines ?


Plan

— On ne « joue » pas plus une race qu’un sexe
— Résistance à l’œuvre
— Positions et évidences
— Réalisme ou figures
— Devenir des corps
— Éthique et représentation
— L’horizon des événements


« On ne « joue » pas plus une race qu’un sexe [1] »

Il y aurait donc un problème. On a touché au corps. Des tribunes s’échangent de journal en journal ; des metteurs en scène prennent la parole, cosignent des manifestes : on raconte qu’une pièce jouée à La Comédie-Française est censurée en 2007 par un ayant droit (c’est évidemment faux, mais le mot se propage) [2]. En cause ? La présence d’un acteur blanc dans la distribution pour jouer le rôle d’un Arabe, et le rappel des volontés de l’auteur qui s’y opposait. C’est un cas. Il s’instruit au tribunal [3]. L’Affaire Koltès se poursuit en dehors des cours [4], sur les scènes et à l’université – à chaque mise en scène ou presque, on l’évoque. D’un revers de main, souvent on l’évacue. Quelle est cette œuvre qu’il faudrait jouer comme elle est écrite ? Foutaises, comme dirait Koch dans Quai Ouest. La distribution, dit-on, n’obéit qu’à un projet, et il relève essentiellement du metteur en scène. Un Noir, un Blanc, un homme, une femme, c’est un Homme, c’est un Acteur (une actrice ?) ; pareil au même ; bonnets blancs, etc. Polémique stérile ? Ou révélatrice d’un symptôme, celui du hiatus entre l’éthique défendue par Koltès et les présupposés esthétiques du théâtre aujourd’hui ? On taxa François Koltès – et par la même occasion l’auteur – de « racisme à l’envers » : après tout, les frères Koltès, disait-on, insistaient sur les origines, pointaient les différences ethniques et culturelles. Puis, ils confondaient l’acteur et son personnage dans une vision régressive ou « simpliste » du paradoxe du comédien qui est bien capable de faire croire à tout, même et surtout à ce qu’il n’est pas. « Mais comme par hasard, relevait alors Georges Lavaudant qui fut l’un des rares à défendre François Koltès, c’est toujours l’Arabe (le rôle) de service qui est sacrifié [5] ». 


Le dossier est-il clos ? 


Quelques années plus tard, on reçoit les lettres de Bernard-Marie Koltès que son frère François a recueillies patiemment dans un bel ouvrage, en 2009. La correspondance de 1987 et 1988 notamment est éloquente. Elle rappelle certains entretiens où Koltès se faisait plus diplomate, mais pas moins ferme. Dans les lettres, l’auteur développe une belle énergie pour demander, réclamer, exiger qu’on prenne soin de lire ses pièces. 


Monsieur Marc Dugowson me fait part de la perplexité dans laquelle vous aurait plongé ma précision concernant, pour ma pièce Combat de nègre et de chiens, la distribution du rôle d’Alboury à un Noir. À vrai dire, je n’aurais jamais eu l’idée de préciser ce point si je n’avais eu la surprise, en Italie, de constater que ce n’était pas évident pour tout le monde. Je vais donc très clairement exposer mon point de vue [6].

Ce point de vue importe – non pas tant qu’il faille ensuite s’y soumettre, mais sans doute faut-il l’entendre pour voir qu’il ne s’agit pas là d’un simple caprice d’auteur, rétrograde et vaniteux, qui voudrait qu’on s’en tienne à ce qu’il écrit pour l’arbitraire du signe et l’égotisme d’être garant du sens. À le lire de près, on réaliserait que le personnage est un pivot majeur de la construction dramaturgique, que c’est en partie sur lui qu’a lieu la bascule considérable travaillée par cette écriture, ce que François Bon nomme précisément « décalage neuf des masses, organisation autre des forces [7] ». 


Poser l’enjeu de la distribution suppose de décrire certains des aspects de la poétique koltésienne, parce que la distribution en est, en quelque sorte, son révélateur. Elle dit aussi, en partie, les rapports de Koltès à son époque, et nul hasard si cet enjeu fut l’un des rares où il prit la parole pour défendre à travers lui une conception du théâtre. 


Résistance à l’œuvre

Vingt-cinq ans après la mort de Koltès, ses pièces sont jouées et enseignées, font l’objet d’articles réguliers dans les revues, des ouvrages leur sont consacrés : une œuvre s’élabore à titre posthume et avec elle l’idée sensible d’une totalité close, le tranquille ouvrage du temps qui pourrait aplanir les enjeux corrosifs d’une écriture. Si Koltès a porté l’attaque sur tous les plans de l’écriture – la fable, l’espace et le temps, la langue –, c’est dans un singulier équilibre, une altération secrète et un rehaussement mystérieux qu’on réduit souvent à la mollesse d’une synthèse entre classicisme et modernité, quand il s’agissait surtout pour Koltès d’utiliser les outils du théâtre contre lui-même, et contre la scène. 


Et pourtant, ces dernières années, l’œuvre offre des résistances à qui veut s’y attacher. Que s’y passe-t-il ? C’est que le personnage koltésien travaille l’œuvre et le monde ensemble, comme on dit qu’un bois travaille, et bien souvent ce qui se rompt ne correspond pas à l’horizon d’attente propre à un auteur longtemps célébré comme un classique contemporain : non, ce personnage n’a rien de commun avec ce qu’on a cru reconnaître en lui d’une persistance de sa forme avec la tradition littéraire. 


C’est qu’ici Koltès opère à cœur ouvert l’ancien personnage et œuvre à sa radicale redéfinition. Radicale à bien des égards : le personnage y est pour lui, d’emblée, un corps – et d’abord, seulement ce corps. Ce corps, pour Koltès, le théâtre ne peut faire que le montrer, l’exposer même ; passer outre l’exposition de ce corps – ou jouer avec sa représentation symbolique – reviendrait à le nier. Là où on voudrait voir un personnage, Koltès lève un corps constitué par celui de l’acteur qui en est sa surface : la présence du personnage tient à cette inscription charnelle, physique, infranchissable d’un acteur là pour l’exposer. Car sur le plateau, le corps de l’acteur, avant même de jouer, expose l’acteur comme corps : une surface opaque, injouable, et déjà là ; surface qui existe au- delà du jeu et en deçà de lui, qui adresse au spectacle une charge politique immédiate. Le corps noir est ainsi, par exemple, tout entier pris dans un récit qui pourrait être son identité : le récit occidental, postcolonial et masculin. Koltès ne s’en cache pas : il n’est auteur ni africain ni américain, et s’il refuse d’endosser le récit majoritaire et d’en cautionner l’axiologie, il en est du moins enveloppé. Se tisse là peut-être une fraternité avec Jean Genet : parler la langue de l’ennemi pour se faire entendre d’eux, ce n’est pas ternir le discours de l’ennemi. C’est aussi mener l’assaut au sein de ce récit, on le verra.

Ce geste radical, celui de concevoir le personnage avant tout dans le corps de celui qui le joue, Koltès le pense dans ses écrits et ses correspondances, et sa vie témoigne d’une réflexion permanente sur les enjeux qu’il ouvre. Ce serait peut-être une autre question, ces rapports de la vie et de l’écriture, et combien la vie a en lui appelé à cet arrêt sur le corps, non pour s’y fixer, mais parce qu’il lui semblait que l’écriture seule pouvait inventer les devenirs du corps, à condition qu’elle le fasse en tenant compte de la vie. Mais ce geste esthétique, comment le comprendre en tant que tel, et sur la scène, comment même l’accepter ? Depuis des décennies, le spectateur a appris qu’on pouvait jouer avec les identités de l’acteur et du rôle, que le personnage n’était pas confondu avec la personne qui le jouait, qu’une distance jouait à l’endroit où justement le spectacle avait lieu : l’imaginaire permettait non seulement de se libérer des assignations identitaires, mais ouvrait au-dehors, et donnait la possibilité d’une remise en cause du corps comme origine. Car depuis longtemps également la scène a été le lieu privilégié d’une libération de l’illusion essentialiste : là où le corps n’était pas ce qu’il était, là même le corps se libérait de ce dans quoi on voulait l’enfermer. Si l’essence porte en elle-même une morale, cet affranchissement témoignait d’une éthique : tu dois devenait un il faut que je, et la Femme, ou le Noir, pas plus que l’Enfant, ou le Vieillard n’avait de sens sur le plateau où l’acteur et le personnage ne se confondent plus. Il revenait peut-être à la scène singulièrement de jouer cet affranchissement peut-être parce qu’elle est, plus qu’ailleurs, l’espace où d’emblée le jeu affecte la nature de la parole et celle du corps qui l’endosse. Il revenait au théâtre de porter spectaculairement cette libération, puisque sa syntaxe semblait plus que tout autre capable de la dire dans sa langue même. 


Alors, Koltès anachronique ? Et même, comme on peut l’entendre, en sous-texte de certains propos quant à ses positions, réactionnaire ? Pourtant, en relisant les lettres adressées aux théâtres qui décidaient de faire jouer par exemple, dans Le Retour au désert [8] , par un acteur Turc le rôle du Grand Parachutiste noir (dont le nom lui-même est un programme de jeu, qui associe un métier, une fonction, et une identité – non sans dérision, tant le rôle touche ici, joyeusement, à l’allégorie...), on verrait que c’est seulement en vertu d’une conception plus large de l’écriture — et de l’écriture théâtrale —, liée puissamment à sa politique, et comme à une poétique du corps, que peuvent se comprendre, mais aussi se dépasser, ces oppositions entre le corps et son identité, entre la surface qu’elle expose et le devenir qui s’en arrache, entre l’acteur qui joue et le personnage joué, entre l’origine identitaire et ses affranchissements.

Positions et évidences

Précisons la position de l’auteur : elle est en apparence simple, voire simpliste. Faussement simple, en fait. Koltès exige que la représentation s’accorde à l’écriture, et que l’acteur corresponde au rôle tel qu’il a été écrit. C’est une volonté qui date des représentations de Salinger [9] – première pièce que son auteur ne monte pas, après sept ans et presque autant de spectacles écrits et mis en scènes par lui-même. Cette fois, son texte est monté par un autre : Bruno Boëglin. Et on sait combien Koltès s’était montré consterné par le spectacle, en partie parce que la distribution ne s’accordait pas à son propre texte [10] : le Rouquin devait être joué, Koltès est suffisamment explicite [11], par un très jeune homme, un adolescent ; or, c’est Marie-Paule Laval, ni adolescente, ni rousse, ni homme, qui l’interprète. Détail ? Plus tard, les débats porteront sur les personnages noirs : chaque pièce de Koltès en comporte un. On verra qu’ils sont pour l’auteur le centre puissant de ses textes, point de vue absolu sur la fable, comme un secret aussi, tant ils demeurent tous un mystère – ce qui dit aussi leur importance. Dans l’ordre – et pour les œuvres écrites après Salinger, on citera Alboury pour Combat de nègre et de chiens (1978), Abad pour Quai Ouest (1981-1983), le Dealer pour Dans la Solitude des champs de coton (1985-1986), les deux personnages de Tabataba (1986), Le Grand Parachutiste noir pour Le Retour au désert (1987). Koltès s’est toujours justifié sur la présence des Noirs, leur force d’attraction [12], leur présence irradiante, dont la nécessité relève non seulement d’un désir, mais aussi d’une contrainte intérieure, contrainte dramaturgique comme les anciennes règles classiques permettaient l’unité de l’œuvre et rendait l’écriture possible. Il me semble qu’ils seront, inévitablement, présents, jusqu’à la fin, dans tout ce que j’écris. Me demander d’écrire une pièce, ou un roman, sans qu’il y en ait au moins un, même tout petit, même caché derrière un réverbère, ce serait comme de demander à un photographe de prendre une photo sans lumière [13].

Mais on aurait tort de réduire la question au Noir – et s’il est devenu l’emblème de ce théâtre (on ne compte plus les articles qui portent sur cet enjeu), c’est une multitude de corps aux altérités radicales qui occupent l’espace de la scène koltésienne. Altérités parce qu’ils sont en quelque sorte l’envers de l’auteur (Français, Blanc, d’origine provinciale, élevé dans la foi catholique), mais aussi car ils ne sont pas ceux qui, dans cette France des années 1980, apparaissent en très grande majorité dans les sphères médiatiques ou occupent des positions de pouvoir. Alors que la Marche pour l’Égalité et contre le Racisme – dite Marche des Beurs – révèle en 1983 la force de cette minorité visible comme on le dira, les mouvements anti-racistes ne cessent de révéler l’ampleur des inégalités, dont la plus spectaculaire reste l’invisibilité de ces corps. Koltès, est alors lecteur de James Baldwin, et vénère les figures de la contre-culture tiers-mondistes – et mondalisées – que sont Bob Marley ou Bruce Lee par exemple. Dans cette époque traversée par de telles aspirations qui plongent leurs racines des décennies en arrière et se révèlent alors avec force, Koltès refuse d’être de quelque manière que ce soit porte-parole d’une cause. S’il se sent solidaire, il se sait écarté de ceux dont il se voudrait le plus proche par le seul fait d’être, lui, Blanc. 


Une même déchirure, quelques années auparavant, avait travaillé son engagement politique au sein du Parti communiste – auquel il adhéra du milieu des années 1970 jusqu’au début des années 1980. La question brûlait : comment agir pour la Révolution sans appartenir à la classe exploitée ? Dans une lettre à sa mère, il raconte la rencontre qu’il fit, un soir, dans un café parisien, avec un jeune ouvrier qui le bouleversa : « Il y a que, ce soir-là, je me suis senti de l’autre côté – la sensation la plus angoissante que j’ai jamais ressentie. Pourquoi ? Me suis-je demandé. Pourquoi maintenant, alors qu’ouvertement je veux me mettre de leur côté, alors que, sincèrement, je veux me mettre à leur service ? J’ai alors senti le poids énorme de mon individualité : non, je ne serai jamais comparable à ces exploités-là, jamais ma situation aura de mesure commune avec ceux dont la vie est détruite avant vingt ans par le travail, et qui n’ont pas, faute du luxe de la culture, tous ces refuges dans l’esthétisme, dans l’art, dans toutes ces nourritures pour ceux qui ont le temps. [14] » Questionnement certes courant dans ces décennies pour toute une part de la jeunesse intellectuelle marxiste, mais que Koltès se pose pour lui-même singulièrement en termes métaphysiques :

« La part du Bien est claire, sûre, bien délimitée, mais celle du Mal est imprécise, elle se déplace à tout instant, elle vous englobe sans qu’on s’en rende compte. Ainsi, ces exploités de vingt ans, c’est la part malheureuse, c’est – toujours métaphysique ! – la part de Dieu, sans conteste possible. [...] Mais nous, où sommes nous ? Je me dis : je suis au Parti communiste, j’ai choisi mon camp ; mais quand la situation me catapulte à la figure les vrais exploités, je vois l’énormité du luxe de mon existence. J’ai choisi mon camp, me dis-je ? Mais en cas de catastrophe, sur quelle solidarité compterais-je, sinon sur celle de l’argent, et pourquoi pourrais-je y compter, sinon à cause de mes origines ? Sur quelle solidarité, eux, peuvent- ils compter ? [...] Je fais là, à l’intérieur d’un cadre “politique”, exactement un trajet qui ressemble, chapitre après chapitre, à La Nuit obscure de Jean de la Croix, avec la monstruosité du Mal qui augmente sans limite au fur et à mesure où l’on veut s’engager dans le sens inverse. Je ne sais pas quelle nouvelle décision sortira de cette expérience. Je prends mon temps pour ne pas faire de connerie, mais il en sortira une, cela est sûr [15]. »

Cette expérience politique – sa déchirure mystique même –, c’est sur le champ plus large de l’existence que Koltès l’éprouvera, et écrira. Mais s’opèrera un glissement entre la lutte des classes et ce que Hervé Guibert nommera au sujet de Combat de nègre et de chiens, « une lutte des races [16] Entre solidarité et inappartenance, entre le choix d’un camp et l’origine qui le rend manifestement caduque, c’est dans ce qu’on pourrait appeler l’insituable que Koltès va chercher à trouver un espace où dire ces contradictions. Là où le politique et le métaphysique se résorbent, c’est dans une sorte de lyrisme médié, celui de l’attribution de sa parole à d’autres : lyrisme du tu, cette quatrième personne du singulier [17]qu’il a voulu convoquer dans son théâtre. Déchirures qui marquent l’enjeu de la distribution de toute sa complexité, et cette conception du corps adéquat au rôle dans le feu croisé de ces questionnements politiques et poétiques. 


De là cette accentuation dans le personnel dramatique sur des personnages qui ne sont pas Blancs et Européens, sans jamais occulter ce simple fait que lui-même n’est pas « de leur côté », pour reprendre ses termes. Toutes ces désignations négatives peinent cependant à dire, positivement, ce que tout cela est. C’est bien là le caractère de ces corps de l’altérité (altérité aux yeux de l’auteur et de son public, celui de Nanterre-Amandier) : ils sont la multiplicité même qui rendent homogènes les corps Blancs, ces chiens dans le théâtre de Koltès qui sont la pulsion de mort. « J’ai fait un choix émotionnel et en même temps radical en qualifiant le Noirs de bons et les Blancs de chiens, de cochons – ce qui bien sûr n’est pas aussi simple ; mais une fois ce choix fait, j’ai pu commencer à aimer les Blancs [18]. » Face à ces Blancs, les corps de l’altérité jouissent du privilège de ce que l’auteur, marqué au début des années 1980 par sa lecture de Faulkner, appellera leur malédiction, qui est leur signe d’élection : renversement fondamental de la théologie politique de Faulkner. C’est autant qu’un privilège politique, une émotion, née du désir et du fantasme, et qui tend aussi à construire une image – toute aussi illusoire sans doute que celui bâti par le discours raciste – du corps Noir, nimbé d’une aura érotique, plutôt qu’à approcher sa réalité politique. Cependant, ces Noirs koltésiens finissent par construire la dramaturgie d’une écriture qui ne cessera pas de se penser en fonction de ces oppositions, quasiment géométriques, entre Noirs et Blancs [19]. « Abad n’est pas un personnage en négatif de la pièce ; c’est la pièce qui est le négatif du Noir », avait écrit François Regnault, le dramaturge de Patrice Chéreau – phrase que Koltès aimait rappeler [20]. Noir pourrait être ici un terme excédant son objet, mais quasiment allégorique de ce corps de l’altérité qui est la pulsion de vie de ces pièces – altérité de ce qui n’est pas Blanc, Européen, homme, hétérosexuel, cisgenre, bourgeois... On trouve ainsi non seulement des Africains [21] et des Jamaïcains de Londres [22], mais aussi des Arabes [23] et des Latinos [24], des Chinois [25] et des Pieds-Noirs [26], un punk méchant de l’East Side qui passe au travers de la route d’un Bluesman noir imperturbable [27], il y aussi un italien assassin [28] à la beauté ravageuse et indiscutable, et des Paras noirs nostalgiques [29], des femmes pas moins nostalgiques dans leurs langues inouïes [30], et des jeunes filles [31] qui sont l’envers de la nostalgie ; il y a cette autre femme [32] qui dessine au couteau sur son visage les traits d’un autre visage pour ressembler à ce Noir [33] qui devant lui parle étranger (Ouolof), comme elle – qui parle alsacien. Des « étranger[s] tout à fait [34] », comme ne cesse de le dire l’un d’eux qui se nomme ainsi, avec les mots dont se servent les autres pour le nommer, tandis que derrière lui sont « les cons qui stationnent [35] » (La Nuit juste avant les forêts – image et pièce, entre immobilité et mouvement sur lesquelles s’adossent toute l’œuvre à venir), et que lui s’en va, infiniment, jusqu’au Nicaragua peut-être : « Il faudrait être ailleurs ».

Ces corps sont ainsi tout ce que Koltès n’était pas – tous ceux vers qui se portait son désir. Mais loin de se contenter de leur attribuer des rôles, l’auteur en fait aussi des surfaces inapprochables : toujours dans cette volonté de ne pas se substituer à eux, et d’une certaine manière d’attester d’une radicale différence entre lui et eux. C’est bien sûr en partie un jeu littéraire que de laisser croire que les personnages échappent à leur auteur : mais Koltès avait une empathie telle pour ses personnages (et il les construisait avec tant de précisions...), qu’il n’est pas excessif de penser aussi ses personnages comme des figures autonomes. Ainsi chercha-t-il longtemps à faire parler Abad (d’abord nommé dans les brouillons Marley), sans y parvenir : ou en n’y parvenant que trop bien, lui prêtant une langue blanche. Koltès fait alors une étrange opération. Il tait son nom. Marley devient le nom secret, que tout le monde ignorera (les personnages comme les lecteurs). L’un des personnages l’appellera Abad, faute de mieux : Marley gardera son nom comme il gardera le silence [36].

Bien sûr, ce choix pourrait sembler rejouer la violence et l’oppression, celle de mutiler la parole à un Noir. Ce serait cependant oublier d’une part combien ce silence-là ne cesse de parler, pour ainsi dire, et d’agir, comme une faculté singulière, presque un pouvoir magique – il est aussi en partie le moteur de l’histoire. Ce serait d’autre part occulter le fait que Koltès écrit par hostilité envers le théâtre : il s’en explique presque à chaque entretien. Pas de plus considérable violence infligée à la scène que celle de donner à un de ces personnages la force de résister à ce qui, normalement, le fonde. Le silence d’Abad est une arme contre le théâtre, et même – on le verra – sa vengeance. Silence et puissance, silence comme puissance : cela conduit, du côté de la mutilation et du côté du fantasme, sans doute à le sur-qualifier comme Noir. Mais cette sur-qualification cherche moins à rabattre Abad sur son identité – figée, construite, fantasmée –, qu’à le singulariser, sur tous les plans de l’existence. 


Ainsi, cette volonté de faire jouer des acteurs qui auraient le corps de leur personnage ne semble pas tant une façon d’empêcher la scène de s’inventer, mais paraît plutôt porter avec elle le sens du monde [37] que l’œuvre et son auteur portent, condition d’existence de la pièce qui rend possible la levée de ce monde.

Il me paraît aussi absurde de faire jouer Alboury par un blanc, un Turc ou un Arabe, que de faire jouer Léone par un homme, un travesti ou un transsexuel. Il ne s’agit pas, comme on ne manquera pas de me le dire, d’un prétendu « contexte culturel français » qui soit ici en cause. La pièce se passe en Afrique et nulle part ailleurs, et la moindre des choses est que l’on fasse jouer la part de l’Africain par un Africain ; je ne pourrai jamais reconnaître ma pièce dans un travestissement de cet aspect qui fait partie de la structure même de la pièce. Comment un metteur en scène peut-il avoir l’idée de monter précisément cette pièce sans immédiatement penser qu’il lui faudra trouver, pour la jouer, un homme de soixante ans, un homme de trente ans, une femme et un Africain ? Je m’inquiète de la qualité artistique d’un spectacle monté par quelqu’un qui ne se serait pas posé, a priori, ce problème comme une condition, et qui ne l’ait pas résolu. Je suis prêt, et même curieux, de voir des mises en scène différentes de ma pièce, et même éloignée de l’idée que je m’en fais, mais je me refuserai toujours à cautionner une prise de parti que je qualifierai de paresseuse, et qui va à l’encontre de l’histoire que raconte la pièce [38].

Cette pensée de la distribution conçue comme adéquate à l’écriture est un préalable – un socle d’évidences pour lequel l’auteur s’étonne de devoir s’expliquer. Il le fait pourtant, avec fausse naïveté : Koltès ne peut occulter les recherches faites en son temps sur les rôles et leur traversée : les provocations de Jean Genet, les travaux de Vitez sur le contre- emploi, ou ce qui va conduire Peter Brook à renverser les rôles de Noirs et de Blancs pour faire imploser les catégories depuis l’horizon d’attente déjoué. Stratégie de Koltès donc, et posture, mais qui relève surtout d’un certain rapport au théâtre – empreint d’un doute considérable à son égard, et d’une méfiance envers les metteurs en scène, mais d’une foi dans la force de la fiction capable d’être autonome, voire étanche à la vie.

Je me suis aperçu que, s’il semblait évident à tout le monde qu’un rôle d’homme devait être joué par un homme, un vieillard par un vieillard, une jeune femme par une jeune femme, il est d’usage de considérer que le rôle d’un homme noir peut être joué par n’importe qui ; on l’affuble alors soit d’un masque ou de peinture, soit d’une « raison » d’être noir et bien entendu, quand on a trouvé la « raison », on peut la contourner. Or à y regarder d’un peu près, compte tenu de la manière dont on le nomme, et la tache qu’il faisait sur la neige à sa première apparition, il me semble bien qu’Abad est noir de peau, absolument, qu’il n’y a pas besoin de raison pour qu’il le soit, et c’est pourquoi il l’est absolument. Et si on fait l’économie de cela, on peut aussi bien faire l’économie de l’eau, du hangar, de Rodolfe, du soleil et de la pièce [39]
.

Pour tout le reste, l’usage de l’espace ou de la scénographie, Koltès est prêt, il le montrera, à toutes les ouvertures. Mais pourquoi cet attachement à cet endroit si fragile peut-être de notre théâtre contemporain ? Et pour quelles raisons cet arrêt sur le corps qui pourrait faire signe vers une réduction de l’être à sa surface corporelle ? Du côté du théâtre, et du côté de l’identité, deux régressions ? Deux manières de s’en tenir ainsi à ce qui est, plutôt que de tendre vers des devenirs plus librement ouverts ? Ce serait aller vite en besogne. 


Il ne serait pas inutile de rappeler le processus de son écriture, où la construction entière de la fable succède à la fabrication de personnages rêvés sur des pages et des pages dans des monologues intérieurs ou des portraits, des romanisations de figures qui finissent presque par être autonomes, et que l’auteur inventait en empathie manifeste [40]. Une construction à rebours des conventions dramatiques aristotélicienne, et plus proche d’une pratique romanesque, quasi-naturaliste, avec accumulation d’un matériau antérieur au drame, frise chronologique sur des générations de ses personnages, portraits, parfois récits de rêve de chacun d’eux, et documentations sur l’enveloppe anecdotique de l’intrigue [41]… Sans doute son point de vue sur la question de la distribution semble davantage celui d’un écrivain au sens large – romancier même –, plutôt que celui d’un homme de théâtre. Jamais d’ailleurs il ne cite des théoriciens du théâtre à l’appui de ses propos, encore moins ne tente d’inscrire sa démarche dans une histoire des formes théâtrales : mais il recourt plus volontiers et plus souvent à Conrad, Faulkner, Hugo, Vargas Llosa ou Garcia Marquez – et Rimbaud. De là sans doute une manière d’envisager la distribution qui doit s’ajuster à ce pour quoi elle a été conçue par l’auteur. Il est cependant singulier que Koltès fasse de la distribution plutôt qu’à d’autres champs de la création un casus belli.

J’ai vu quelques mises en scène de Combat de nègre et de chiens, en Allemagne, en Autriche, en Belgique ; et puis, à une répétition en Italie, vous découvrez que le rôle d’Alboury est joué par un Blanc. Ou bien ailleurs, on vous dit : le problème, chez nous, ce n’est pas les Noirs, c’est les Turcs. Vous protestez faiblement en disant : je n’ai pas écrit un problème, mais un personnage. C’est un peu comme si on confiait les rôles de femmes à des bébés en disant : notre problème à nous, c’est pas les femmes, c’est la natalité. Ou encore, en Suède, on vous dit : impossible de trouver un comédien noir qui parle suédois. J’ai le sentiment d’entendre un metteur en scène me dire : je monte votre pièce, mais je vous préviens : pas question d’avoir un théâtre ni de comédiens. Alors, pourquoi la monte-t-il [42] ?

Enjeu d’écriture ? Enjeu artistique ? Enjeu formel ? Ou enjeu politique ? On devine que l’art théâtral n’est là qu’une surface émergée, et la distribution une profondeur travaillée par des forces plus radicales encore, qui expliquent cette position quant à l’acteur, moins posture que véritable éthique : l’écriture serait une façon d’éprouver les tensions de cette éthique.

Quant au problème que poserait cette distribution, il est mineur par rapport aux autres problèmes que pose cette pièce, et dont je suis conscient ; mais je suppose que celui qui ne pourra pas résoudre celui-là ne pourra pas résoudre les autres. Je rappelle que le personnage d’Alboury parle le français comme une langue étrangère ; il ne s’agit donc pas de trouver un acteur qui parle l’allemand comme sa langue maternelle, mais bien comme une langue étrangère. Si j’insiste sur la distribution du rôle à un Africain, c’est aussi parce qu’un Africain possède une langue à lui, qui n’est ni le français ni l’allemand, et qu’il conviendrait de traduire les passages en Ouolof dans sa propre langue. Il vaudrait mieux, à tout prendre, proposer le rôle à un étudiant ou à un acteur amateur, plutôt qu’à un professionnel qui singerait l’Africain. On ne « joue » pas plus une race qu’un sexe. Mais, si je peux imaginer que cette solution soit en dernier recours adoptée en Finlande ou en Norvège, je trouverais consternant qu’elle le fût en Allemagne ; je ne peux pas croire qu’avec un peu d’obstination, on ne puisse trouver, en Allemagne ou en Suisse, un acteur africain parlant l’allemand. La solution de l’acteur noir américain serait évidemment un moindre mal, et le contresens moins grave. Cela me paraît pourtant une solution de facilité [43].

On ne « joue » pas plus une race qu’un sexe. La phrase est explicite ; elle n’en est pas moins complexe. Elle fixe comme un arrêt au théâtre. Quelque chose paraît inaccessible à la technique d’un comédien. Ce quelque chose à la fois d’impalpable et d’exposé, qui tient à la surface spectaculaire d’un corps et à l’intimité la plus secrète de l’usage de sa langue, quel est-il ? Koltès aurait construit un corps en amont de la représentation, un corps si singulier qu’il devient impossible de s’en approcher sans une proximité minimale avec lui antérieur à la représentation. La race en ce sens ce n’est pas seulement la couleur de la peau, et le sexe ne tiendrait pas uniquement au fait de lever sur scène un personnage d’homme ou de femme : mais ce serait le dépôt minimal d’identité qui rendrait un corps solidaire d’un autre en fonction de son appartenance immédiate à ces constructions sociales identitaires. 


Ainsi, l’art de l’acteur ne pourrait ici jamais réduire la distance qui le sépare de ce que Koltès a bâti sur la page, précisément parce que ces personnages ne sont pas des figures à remplir, mais comme des êtres déjà constitués dans la vie et sur la champ politique et social. L’interprétation est court-circuitée : jouer n’est pas mimer (ou singer), ou construire de brillantes hypothèses théâtrales. Gérard Depardieu, par exemple, ou Catherine Deneuve, peuvent bien jouer Abad, ils ne feront que jouer avec l’idée d’un théâtre capable de se jouer de lui. On ne verrait qu’un acteur ou qu’une actrice en prise avec la fabrication d’un rôle, et non plus Abad, ce bloc de subjectivité qu’a construit Koltès et qui à ses yeux justifie la pièce. Le fait que Gérard Depardieu ni Catherine Deneuve ne puissent pas jouer Abad ne tient pas à leurs limites de comédiens, mais bien parce qu’ils ne sont pas ce corps en dehors du théâtre. D’une certaine manière aussi, Abad aussi évolue en dehors du théâtre, possède cette étrange indépendance. Les guillemets qui entourent le terme « théâtral » disent combien Koltès met à distance la vie du jeu, et pose le corps comme barrière infranchissable contre laquelle le théâtre ne peut rien, et surtout pas jouer avec lui, pour le truquer, contourner sa matérialité, faire fi ou semblant de ce qui le constitue de part en part. On ne fait pas semblant d’être tel ou tel corps.

Évidemment, cette position évacue rapidement et sans plus de justification – et même cavalièrement : l’Africain ne recouvre pas une totalité homogène... –, certains enjeux complexes, sur le corps performés, ou la construction sociale d’une identité sexuelle, sur l’invention même d’un corps en dehors, ou au-delà, ou à côté, des catégories fixées par des normes. C’est aussi par exemple ne pas voir que race et sexe ne peuvent en toute cohérence être ainsi associés. Ces distinctions pourraient être importantes ; interroger l’œuvre de Koltès avec les outils des études de genre et post-coloniaux serait sans doute utile. Mais ce serait peut-être poser ailleurs la question. Et ne pas voir que l’œuvre de Koltès, loin de promouvoir un retour à l’origine, est habité, hanté même, par la question de l’héritage comme legs à dilapider, travaillé par les enjeux d’invention radicale de soi en dehors de soi et de ses déterminismes, et qu’auteur, homme, blanc, issu d’une famille provinciale et catholique de droite, il n’a cessé de se vouloir radicalement autre, sur tous les plans de son identité – politique, sexuelle, mystique même – voire de s’éprouver dans une déchirure féconde : « Mes racines, elles sont au point de jonction entre la langue française et le blues [44]. » Déchirure teintée d’une certaine culpabilité politique ou sociale, voire, comme il l’évoque lui-même à sa mère, on l’a vu, au sujet de cet ouvrier rencontré dans ce café en 1976, d’une « honte » de se savoir appartenir à un groupe qui le rattache au système d’oppression. Se tenir du côté des opprimés est pour Koltès une manière non de se guérir de cette déchirure, mais peut-être davantage d’éprouver le sentiment d’une inappartenance ; cette position n’est pas identification aux opprimés – et si elle paraît revêtir les apparences d’un désir de rédemption (le mot n’est pas trop fort, pour un lecteur par exemple fasciné par Dostoïevski et Faulkner), et si elle tend à investir un autre système symbolique tout aussi construit et fantasmé quant aux Noirs, il semble qu’elle s’éprouve surtout dans le maintien des tensions et dans la volonté d’échapper à toute assignation identitaire, à toute incorporation dans tel ou tel groupe. 


Dès lors, pourquoi l’enjeu de la distribution semble, en assignant tel corps à tel personnage, et tel acteur à tel corps, contrevenir à cet élan et à cette tension, et revenir aux antiennes essentialistes ? Y aurait-il de la part de Koltès une volonté de récuser l’essence en soi, et simultanément, une tentation de la revendiquer pour soi et son œuvre ?

Réalisme ou figures

L’injouable du corps revendiqué par le paratexte ne cesse de se préciser : par provocation, il se passe même de mots. On sait la controverse qui a opposé Patrice Chéreau à Bernard- Marie Koltès sur la distribution de Dans la solitude des champs de coton. D’abord interprété par Isaach de Bankolé, le rôle de Dealer est joué par Chéreau lui-même lors de la reprise de la pièce quelques mois après la création, en 1987. Rien ne précise dans la pièce que ce rôle doit être tenu par un Noir, et cependant, Koltès est profondément blessé – voire trahi – par le geste de Chéreau. Pour l’auteur, ne pas mentionner la nature du corps était déjà une façon paradoxale d’inscrire la distribution : l’opposition frontale, dialogue comme un jeu d’échecs, est travaillée intrinsèquement par une dialectique entre un Noir et un Blanc, et l’indiquer reviendrait à s’abaisser à assigner des identités. Dans le programme de la pièce, Koltès écrit un court texte intitulé « Quand un chien rencontre un chat » qui porte en lui toute l’hostilité radicale de deux êtres qui ne peuvent avoir rien de commun. La couleur des peaux ne semble pas tant faire signe vers un contenu identitaire que produire une opposition spectaculaire avant même toute prise de parole, de lever une tension allégorique qui excède largement l’échange entre un simple dealer et son client.

Mais on se perdrait. Comment comprendre d’une part l’empathie profonde que l’auteur entretient envers ses personnages – qui irait dans le sens d’une construction complexe d’identités –, et les schématismes de surface pour représenter presque plastiquement l’agôn structurant puissamment la dramaturgie koltésienne – qui impliquerait une simplification des figures ? Il n’y aurait cependant là qu’une contradiction apparente. Entre ces deux positions, une même conception d’un théâtre radicalement différent de la vie où la scène ne peut se confondre avec le dehors, dehors avec lequel elle dialogue, mais toujours par concentration, condensation, métaphore [45]. « J’ai toujours un peu détesté le théâtre, car c’est le contraire de la vie, mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on peut dire que ce n’est pas la vie [46] ». Cette contradiction entre la vie et le théâtre, qui pourrait rejoindre celle qui sépare le réalisme d’une identité complexe (la vie) et le schématisme de figures homogènes (l’art), Koltès la nomme précisément au moment de la réaction de Combat de nègre et de chiens, pivot dans sa trajectoire,« l’illusion de l’hypothèse réaliste » qui pourrait opérer une forme de synthèse [47]. Tous les mots importent ici : si le réalisme n’est qu’une hypothèse, cette hypothèse n’est qu’une illusion. 


On peut comprendre dès lors dans quelle mesure la distribution est l’espace privilégié de ces contradictions et de cette synthèse. Si le corps écrit impose un corps en scène, c’est dans la pleine mesure de ces tensions, où c’est un Corps même qui se dresse, avec ces majuscules [48] certes réductrices, mais qui permettent de s’élever à l’Allégorie.

Devenir des corps

Les implications sur le plateau suivant cette équation peuvent ainsi paraître logiques, mais non sans danger : jouer le corps tel qu’il s’écrit, certes, mais comment s’y conformer sans trahir la conception même du personnage koltésien, dans sa trajectoire sur le récit toujours soumis à des devenirs, des tensions vers l’ailleurs et vers l’autre ? C’est précisément parce que ces tensions sont aussi celles d’actions au premier abord insensées ou impensables, que le corps de l’acteur doit pour Koltès se confondre – ou du moins être en amont au plus proche – avec le corps du personnage joué. De Léone dans Combat de nègre et de chiens qui voudrait ressembler à Alboury (et qui se scarifie le visage pour cela) à Carlos dans Quai Ouest qui souhaitera rejoindre l’autre rive, en vain ; du Client et du Dealer dont le deal n’aboutira qu’à faire le commerce du temps, et qui s’apprêtent à prendre les armes au terme de l’échange, à Roberto Zucco, étranger singulier dans un monde aux lois qu’il voudrait illusoirement transformer, lui qui, tuant Père, Mère, Enfant, et Police, cherche à se libérer de toutes origines... – les personnages moteurs et dynamiques des fables pris dans les puissances du devenir – Femmes et Étrangers –, se voient tous renvoyés à leurs identités sociales loin desquelles pourtant ils ont cherché à frayer. Mais leur devenir n’est pas cet échec pour autant : car le récit porté sur le plateau s’ouvre au-delà du plateau. La conception romanesque de Koltès le conduit à inclure dans la fable un avenir à cette fable, et rêver à des ailleurs qui libèrent le personnage hors de la fable. Il n’est ainsi pas rare que le personnage s’échappe, prenne le large ou s’enfuie — qu’on pense à Édouard dans Le Retour au désert [49], au locuteur de La Nuit juste avant les forêts et ses projets de départ au Nicaragua [50], au destin d’Abad après son meurtre dans Quai Ouest, ou à la chute de Roberto Zucco, décrit comme un envol.

Il y aurait même un devenir de ces personnages d’une pièce à l’autre... Dans un texte issu des « Carnets » de Combat de nègre et de chiens, Koltès fait le récit singulier d’une hiérarchisation de ces corps : en relatant le rêve de vies postérieures de Léone, comme une métempsycose proleptique, Koltès décrit une loi de réincarnation qui serait celle de la réalisation des êtres, de leurs puissances successives. Cette trajectoire [51] de l’être blanc (degré le plus bas), au Noir (degré le plus haut) via la femme (corps intermédiaire) peut rendre lisibles certains principes généalogiques de l’éthique des corps koltésiens, qui est une assomption du malheur, une élection par la douleur.

Léone, une idée des vies successives.

Ce que je crois, moi, c’est qu’à la première vie, on doit être un homme comme ce Cal, l’horrible type ; ces hommes-là comprennent si peu de choses, ils sont si bêtes, oh, si bouchés, il faut bien qu’ils en soient à leur toute première vie, les bandits ! Je crois que c’est seulement après beaucoup de vies d’homme, ridicules et bornées, brutales et braillardes comme sont les vies des hommes, que peut naître une femme. Et seulement, oui seulement après beaucoup de vies de femme, beaucoup d’aventures inutiles, beaucoup de rêves irréalisés, beaucoup de petites morts, alors seulement, alors peut naître un nègre, dans le sang duquel coulent plus de vies et plus de morts, plus de brutalités et d’échecs, plus de larmes que dans aucun autre sang. Et moi, combien de fois devrais-je mourir encore, combien de souvenirs et d’expériences inutiles devront encore s’entasser en moi ? 
Il y a une bien une vie que je finirai par vivre pour de bon, non [52] ? 


Cette trajectoire ne vaut sans doute que pour ce qu’elle est : écrite dans l’œuvre et en même temps dans sa marge, elle n’est pas une position théorique, évidemment, ni même un discours tenu dans la fable. Elle est ici dessinée avec un schématisme et une distance qui laissent percer un certain humour. Les tensions et le devenir de l’être minoritaire épousent des lignes de fracture plus complexes, moins lisibles dans les termes d’une trajectoire édifiante. Ce qui importe, c’est de considérer cette tension de l’être, dans ces corps minoritaires et d’un corps à l’autre. Le corps s’y lit comme un emblème : féminin ou Noir, il porte en lui l’essence non d’une identité, mais d’une minorité à la puissance, dont le devenir n’appartient pas à la scène, mais dont il revient à la scène d’inscrire ses territoires pour mieux rendre prégnantes ses tensions. 


Dans cette perspective, demander à un acteur blanc de jouer le rôle d’un Noir n’est donc pas trahir seulement le drame écrit, mais c’est ne pas comprendre que le corps noir est précisément ce qui manque au Blanc pour rejoindre le rôle : donnée physique d’une conception où la minorité est autant politique qu’éthique. On ajoutera aussi que ce geste de redéfinition du statut du personnage n’est pas dénué d’érotique et de fantasme – et que cette érotique de l’altérité radicale (qui, si elle pouvait réduire le Noir à son corps, l’élève aussi dans le désir d’en sublimer la présence) porte largement en elle le désir d’écrire. 


Éthique et représentation

Éthique de la communauté : telle semble apparaître l’œuvre de Bernard-Marie Koltès. Parce que celle-ci s’éprouve dans la blessure d’appartenir, elle ne saurait se raconter que dans une éthique de l’altérité. Parce qu’aucun « je » extérieur et explicite n’organise le champ de force de l’énoncé narratif – hors l’espace didascalique, investi poétiquement par Koltès, qui brouille davantage les pistes –, ces figures d’altérité sont autant de leviers de décentrement du récit, points de vue qui ne jouissent d’aucun privilège sur les autres. Nul hasard si les figures minoritaires possèdent un statut particulier, précisément parce qu’elles incarnent cette position d’absolue altérité, de décentrement radical, d’impossible jonction pour celui qui va les écrire. Ces figures élues (dont l’élection dans le récit koltésien est sans cesse mise en tension par la malédiction qu’elles subissent dans le récit occidental du réel – la lecture de Faulkner a été décisive ici, pour ces jeux de partage entre élection et malédiction du peuple noir [53]) racontent puissamment cette communauté qui se rêve : communauté posée dans le récit parce qu’il est impossible de s’y établir dans le réel. Ces corps sont comme le centre de gravité du récit décentré, celui autour duquel s’organise le mouvement et la chute des corps – métaphores (qu’utilise par ailleurs Koltès) de la science physique qui ne sont pas seulement des images, mais des processus dynamiques qui racontent, en eux-mêmes, ce qui dans la pièce est de l’ordre d’une construction et d’un rapport au monde. Ainsi ces corps permettent-ils de comprendre l’éthique de la communauté : corps inassimilables, inapprochables, impossibles, mais essentiels à ce théâtre comme à ce monde.


— HORN. — Qui était-il, Alboury, et vous, qui êtes-vous ?

— ALBOURY. — Il y a très longtemps, je dis à mon frère : je sens que j’ai froid ; il me dit : c’est qu’il y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je lui dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brûle ? Mon frère me dit : moi aussi, je gèle ; nous nous sommes donc réchauffés ensemble. Je dis ensuite à mon frère : quand donc disparaîtra ce nuage, que le soleil puisse nous chauffer nous aussi ? Il m’a dit : il ne disparaîtra pas, c’est un petit nuage qui nous suivra partout, toujours entre le soleil et nous. Et je sentais qu’il nous suivait partout, et qu’au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère et moi nous gelions et nous nous réchauffions ensemble. Alors mon frère et moi, sous ce petit nuage qui nous privait de chaleur, nous nous sommes habitués l’un à l’autre, à force de nous réchauffer. Si le dos me démangeait, j’avais mon frère pour le gratter ; et je grattais le sien lorsqu’il le démangeait ; l’inquiétude me faisait ronger les ongles de ses mains et, dans son sommeil, il suçait le pouce de ma main. Les femmes que l’on eut s’accrochèrent à nous et se mirent à geler à leur tour ; mais on se réchauffait tant on était serrés sous le petit nuage, on s’habituait les uns aux autres et le frisson qui saisissait un homme se répercutait d’un bord à l’autre du groupe. Les mères vinrent nous rejoindre, et les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille dont même les morts n’étaient jamais arrachés, mais gardés serrés au milieu de nous, à cause du froid sous le nuage. Le petit nuage avait monté, monté vers le soleil, privant de chaleur une famille de plus en plus grande, de plus en plus habituée chacun à chacun, une famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir, indispensables chacun à chacun à mesure que nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil. C’est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l’on nous a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous permet de nous tenir chaud, parce que, même mort, nous avons besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre pour lui garder la sienne.
— HORN. — Il est difficile de se comprendre, monsieur. (Ils se regardent.) Je crois que, quelque effort que l’on fasse, il sera toujours difficile de cohabiter. (Silence.) [54]

Ainsi l’être est-il conçu en fonction de la communauté qu’il rend possible : corps essentiel sans lequel l’équilibre se rompt. Parce que le Noir représente ici le monde conçu comme une communauté cosmique, l’équilibre des astres, des nuages et du monde habité, il est l’idéal utopique (impossible et allégorique) d’un monde où les vivants et les morts trouvent place les uns en fonction des autres, les uns par rapport aux autres, dans un jeu de non-subordination, mais au contraire, par association, coordination des êtres sur un plan non hiérarchisé. C’est cela que ne peut comprendre Horn – le Blanc, le majeur, le chien –, dont le monde fonctionne sur des logiques différentes. Pour lui, patron, Européen, homme, le statut social dit sa place dans le réel : lui ordonne et se fait obéir, appelle à lui une femme pour l’épouser, ne possède autour de lui que des clients, des salariés, ou une fiancée : des subordonnés. Ainsi ne peuvent-ils pas cohabiter. « Il est difficile de se comprendre » depuis ces deux bords opposés de l’ordre du monde. Pour Alboury, il n’est ni classe sociale ni raciale : un communisme plus radical encore, celui de la place qu’occupe le corps dans l’espace du monde et sur lequel peut s’appuyer l’autre, qui est l’appui à l’autre. Un communisme des esprits et des corps s’invente dans le récit, trouve dans l’écriture de cette fable l’articulation du réel et de l’imaginaire pour que s’oppose à l’ordre politique et historique un ordre poétique et fabulaire qui lui ferait face. C’est à l’écriture que revient le rôle d’inscrire cet espace de la dualité, parce que la littérature est territoire de la coupure et de la jonction : de l’articulation et de la vengeance.

NOIRS ET BLANCS. 
De même que Baba s’oppose à Tony, comme deux métaux inalliables ; de même que Gourian est comme l’ombre des deux, un terrain de mélange à côté d’eux ; de même le scénario est écrit en noir et blanc, et gris, bien sûr.
Et si la couleur, rarement, fugitivement, intervient, rouge ou dorée, c’est non pas comme couleur d’objets, mais, au singulier, comme la couleur, un moment de l’image [55].

À la conjonction du noir et du blanc, du récit et du monde, l’écriture se situe pour les mettre en relation : l’écriture comme image, ou plutôt comme un « moment de l’image » appelée ensuite, à son accomplissement, à se retourner sur le monde pour le colorer de sa propre teinte. À l’image en noir et blanc d’un film passé se substitue la volonté de travailler la couleur traversée des choses et des êtres : celle qui, en racontant, saura nommer le monde et arracher sa beauté. 


Attribuer le personnage d’un Noir à un acteur noir, et d’une femme à une femme, c’est moins revenir à l’identité qu’entrer dans cette conception propre à Koltès du corps et du théâtre ; c’est l’envisager comme un système de signes qui rend l’un et l’autre nécessaire à l’un et à l’autre. C’est d’une certaine manière renoncer à vouloir réduire l’être à sa subjectivité, pour mieux figurer son rôle dans la structure qui le rendra lisible en regard du monde. Quelle est cette conception ? Elle paraît de part en part traversée par un rapport à l’histoire : celle que la fable raconte et celle qui permet à l’Histoire d’être rachetée. 


Ce ne serait donc pas redonner une place au Noir / à l’Arabe / à la Femme (illustrer leur place), mais aussi d’une certaine manière venger l’Histoire. C’est ici le grand pouvoir de la fable aux yeux de l’auteur : cette « torrentielle, dévastatrice, vengeresse puissance de la fiction[Article de Koltès sur le film Last Dragon, de Gordon Berry. Ce texte intitulé « Le Dernier dragon », jamais paru du vivant de l’auteur, a été repris in Alternatives Théâtrales n° 35-36, février 1990, pp. 57-63. Sur cet enjeu voir l’article de Christophe Triau, « ‘La torrentielle, dévastatrice, vengeresse puissance de la fiction’. Fiction, impressions, perception dans le théâtre de Koltès », in Koltès maintenant et autres métamorphoses, op. cit., p. 257, et passim.]]. » Dans ces fables, le Noir joue en quelque sorte le rôle de bras armée de cette fiction. Albouy dans Combat... vient chercher le cadavre de son frère, et la fable s’élève à l’allégorie, quand c’est en quelque sorte l’Afrique elle-même qui réclame à l’Europe son propre corps que les colons ont jeté dans les égouts. Antigone refait surface, en somme, sous les traits d’Alboury, que Léone voudrait à la fin de la pièce sculpter sur elle en traçant aux couteaux les tatouages rituels. Abad, dans Quai Ouest exécute Charles et avec lui la pièce en endossant le rôle d’un Acheron moderne : c’est lui qui finalement organise le passage de la vie à la mort. Le titre ferait moins référence au quai d’un port qu’au terminal de l’Occident. Quant au Retour au désert, la naissance ultime, issue d’un viol, des jumeaux noirs que leur mère nomme Romulus et Remus, outre l’effet comique, fait signe vers la fondation d’une autre civilisation fécondée dans la violence, née dans le désert – qu’est la Province française –, mais que les deux enfants auront charge de relever...

C’est ainsi dans une lecture allégorique qu’on pourrait voir la fonction et ainsi l’importance, quant à l’enjeu de la distribution, de ces personnages : celle qui travaille à la fois à la destruction et à la fondation. Puissances apocalyptiques au sens littéral, ces personnages ont pour rôle non de représenter le Noir et sa position dans le monde telle qu’elle est, mais de venger l’Histoire sur le plan symbolique. 


L’horizon des événements

« Faire supporter au théâtre ce qu’il ne peut endosser » [56], avait dit le dramaturge de Patrice Chéreau, François Regnault. Le corps noir et le corps féminin seraient en ce sens pour Koltès injouables – non pas irréprésentés, mais au contraire, corps qui ne peuvent être représentés par autre chose que ce qu’ils donnent à voir. C’est ici qu’il faut combattre le préjugé du théâtre de la minorité comme militant (et donc subordonné à un discours en amont du personnage qui ne serait qu’un support illustrant ce discours pour le « besoin de la cause »). Ce militantisme (tiers-mondiste, par exemple) est en fait un contresens sur l’une des plus grandes forces novatrices de l’écriture de Koltès : une redéfinition de la notion même de personnage. Celui-ci n’est pas figure de représentation, mais corps endossant la charge singulière de son histoire – non plus signe d’un corps social, mais trace d’un corps exposé dans sa matérialité brute. Ce qu’a travaillé Koltès, c’est une manière éthique d’envisager la nature de la représentation : s’il lui paraissait scandaleux, honteux, sordide même, qu’un acteur blanc jouât le rôle d’un Noir, ou un homme celui d’une femme, ce n’est pas par fétichisme texto-centré, mais donc au contraire, selon un rapport spécifique entretenu à l’égard de la scène, et une croyance en la capacité de la fable de s’élever à l’allégorie, ou d’atteindre à la parabole. Le corps noir ou féminin ne peut se réduire à des jeux de représentation et de convention sans être annulé par elles : c’est la frontière infranchissable du sexe et de la couleur de la peau au théâtre, théâtre qui cesse là où commence le corps tel qu’il se présente comme surface d’exposition. 


Une approche de la distribution qu’impliquent les pièces de Koltès ne peut ainsi se faire sans une perception plus large des enjeux d’écriture, des conceptions de l’art ou de la fable, des processus de composition ou des rapports au monde de son auteur. Ce qui touche à la distribution n’est ainsi pas ce caprice de dramaturge auquel souvent on renvoie cette œuvre ; et certains metteurs en scène cherchant à s’en défaire s’empêchent non seulement de lire les pièces comme elles ont été écrites, mais aussi de voir que les raisons pour lesquelles elles l’ont été relevaient d’une perception globale sans laquelle la mise en scène risque d’être à son tour ce caprice. 


On comprend en ce sens dans quelle mesure le Noir est le corps de l’altérité par excellence : celui qui porte en lui le corps féminin en tant qu’il le subsume – celui qui est à la fois pour Koltès inapprochable (ainsi lui est-il impossible de parler en lui : c’est moins Abad qui est privé de parole, que l’auteur incapable d’approcher la singularité de son propre personnage) et la tension qui met en mouvement infiniment la parole (la dialectique géométrique de Dans la solitude des champs de coton). Jeux contradictoires de paroles et des silences, des vies et des morts, de l’histoire racontée contre l’Histoire vécue, ces tensions portent en elles l’éthique d’une écriture jusque dans ses blessures. Le corps noir pourrait être à ce théâtre ce que la physique nomme l’horizon des événement, c’est-à-dire ce point, dans les trous noirs, à partir duquel la force de gravitation est telle qu’elle est irrésistible.


[1Lettre à Stefani Hunzinger, de Paris, le 18 décembre 1983, repris in Bernard-Marie Koltès, Lettres, Minuit, 2009, p. 476.

[2Le Retour au désert, mise en scène de Muriel Mayette, à la Comédie-Française, en 2007. Michel Favori tenait le rôle d’Aziz.

[3Rappel des faits sur la controverse Koltès à la Comédie Française : sur Mediapart (par les avocats de François Koltès). Voir également l’ouvrage récent de Cyril Desclés qui revient sur cette controverse : L’affaire Koltès, L’Œil d’or, 2015.

[44. Un blog est ouvert, qui recense les prises de positions successives : « L’affaire Koltès ».

[5Tribune au Monde datée du 3 juin 2007.

[6Lettre à Stefani Hunzinger, de Paris, le 18 décembre 1983, repris in Lettres, op. cit., p. 475.

[77. François Pour Koltès, Les Solitaires intempestifs, 2000, repris sur le site de l’auteur : Tiers-Livre, Seulement envie de raconter bien.

[8« Je formule [cette exigence] comme une évidence artistique ; et je refuserai toujours de reconnaître comme sérieuse une réalisation qui méconnaîtrait ce problème et qui ne serait pas solutionné de la seule manière possible. Je préfèrerais que ma pièce ne soit pas jouée plutôt que de savoir qu’Alboury est joué par un acteur non-Noir. » Lettre à Stefani Hunzinger, de Paris, le 18 décembre 1983, repris in Lettres, op. cit., p. 477.

[9On écrira Salinger avec un seul l, contrairement à la version fautive qui est actuellement publiée, et qui s’intitule Sallinger. Éditée à titre posthume pour éviter la confusion avec l’auteur J.D. Salinger, la pièce a été écrite cependant par Koltès comme l’auteur, avec lequel elle dialogue. Il est probable qu’à l’occasion d’une prochaine publication, la pièce retrouve son titre originel.

[10Ce ne sont pas les seules raisons — la principale étant que le metteur en scène avait ajouté du texte, mais aussi que la scène était sous-éclairée et le travail de direction des acteurs embryonnaires. Il n’est pas exclu que le texte lui-même avait déçu son auteur.

[1111. « Un mec de 15-16 ans [...], beau à en être insupportable, roux comme c’est pas permis. Cf. Jésus au milieu des docteurs du temple d’une part, et le fort en thème bâfrant des sucettes d’autre part. Cf. Aussi le dieu du Satyricon de Fellini. » Lettre à Bruno Boëglin, de Paris, 14 novembre 1977, in Lettres, op. cit., p. 303.

[12Voir le texte rédigé par l’auteur sur la mise en scène de la pièce : « Un hangar à l’ouest », in Roberto Zucco, 1990 / 2001, Minuit, p. 139-140. « Blacks : On peut être agi, je le suppose, selon les mêmes lois que celles de la mécanique ou de l’astrophysique. Or une pierre ne tombe pas sur le sol par sympathie, par solidarité ou par attrait sexuel ; elle tombe dépourvue de tout sens moral. A posteriori, et tout en tombant, elle peut se trouver de jolies raisons de tomber. C’est comme, dans le système solaire, un caillou en chute permanente vers le soleil : si les attractions secondaires sont suffisantes, cela se traduit par une orbite autour du soleil ; si elles ne le sont pas, ou plus, je suppose que l’on finit par s’écraser » Ce texte est une réécriture d’un entretien donné à Alain Prique. Ce développement vient en réponse à la question (ou plutôt, à l’affirmation), « Les Noirs sont très présents dans votre théâtre et votre vie ». Le texte est quasiment le même, sauf que pour « Un hangar à l’ouest », Koltès retranche une phrase : « Il n’y a pas de pourquoi ». Effacement de l’assertion qui porte en elle-même l’effacement de toute raison, comme un court- circuit argumentatif. La réponse s’impose pour lui, il n’y a pas même de raison de dire qu’il n’y a pas de raison d’en donner. Voir Troisième entretien avec Alain Prique, Théâtre en Europe, janvier 1986, repris in Une Part de ma vie, 1999, Minuit, p. 61.

[13Idem.

[14Lettre datée du 26 avril 1976, in Lettres, op. cit., p. 244-248. : « Je me suis trouvé en contact, pour la première fois, en tout les cas d’une manière aussi violente, avec ce qui doit constitué le plus bas niveau de la classe exploitée [...] Tout, pour moi, s’était mystérieusement clarifié, sur tous les plans : il n’y a pas d’issue possible hors d’une adhésion complète à la cause et au mouvement de la classe ouvrière, de tous les exploités en général - les raisons, je t’en ai donné quelques unes déjà, mais elles sont plus nombreuses encore, toutes décisives ; cette conviction-là, je l’avais, je l’ai encore plus que jamais ; cela seul peut donner un sens à mon travail, travail qui est l’unique raison de vivre..

[15Idem.

[16Entretien Hervé Guibert et Bernard-Marie Koltès, « Comment porter sa condamnation », le Monde, 17 février 1983, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 19.

[17Voir les travaux de Jean-Michel Maulpoix sur cet enjeu, dans la poésie contemporaine, de la quatrième personne du singulier. Dans le théâtre de Koltès, qu’on songe à ce que Heiner Müller nomme l’aria, ces effusions par monologues d’une subjectivité offerte au dehors.

[18Entretien avec Michael Merschmeier, Theater Heute, 1983, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 35.

[19Faut-il noter que Koltès était un passionné joueur d’échec, et que c’est aussi sur ce modèle que l’on peut lire la chorégraphie schématique Noir / Blanc de Dans la solitude des champs de coton ?

[20Troisième entretien avec Alain Prique, Théâtre en Europe, janvier 1986, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 53.

[2121. Le frère et la sœur, Tabataba.

[2222. Baba, Nickel Stuff.

[2323. Aziz, Le retour au désert.

[2424. Charles et Rodolphe, Quai Ouest.

[2525. Fak, Quai Ouest.

[2626. Fatima, Le retour au désert.

[2727. Le Dealer, Dans la solitude des champs de coton.

[2828. Roberto Zucco, Roberto Zucco.

[2929. Le Grand Parachutiste Noir, Le Retour au désert.

[3030. Cécile, Quai Ouest.

[3131. Claire, Quai Ouest.

[3232. Léone, Combat de nègre et de chiens.

[3333. Alboury, Combat de nègre et de chiens.

[34La Nuit juste avant les forêts, Minuit, 1988, p. 9.

[35Idem.

[36Troisième entretien avec Alain Prique, Théâtre en Europe, janvier 1986, repris in Une Part de ma vie, op. cit., p. 53. « Ce n’est pas Gaspar Hauser. Il n’est pas plus incapable de parler que Koch ; il refuse de parler, voilà tout. »

[37C’est le beau titre de l’ouvrage récent de Christophe Bident : Le sens du monde, Les Solitaires intempestifs, 2014.

[38Lettre à Stefani Hunzinger, de Paris, le 18 décembre 1983, repris in Lettres, op. cit., p. 475.

[39Pour mettre en scène ‘Quai Ouest’, in Quai Ouest, Minuit, 1985/2011, p. 107-108.

[40Voir les travaux de Cyril Desclés sur la génétique textuelle de l’écriture, notamment sa thèse : Le langage dramatique de Bernard-Marie Koltès, soutenue à Paris-III ; mais aussi, sur la question du personnage : Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert, « Koltès et ses personnages, ou : de qui l’auteur est-il le contemporain ? », revue Recherches textuelles n° 10, « Bernard-Marie Koltès. Textes et contextes » (dir. André Petitjean), Metz : Université Paul Verlaine, 2011, p. 281-290.

[41Dans les brouillons de Quai Ouest, on trouve pêle-mêle des monologues, des portraits physiques et intérieurs des personnages, et des pages découpées dans les magazines sur le maniement d’armes légères ou sur les modèles de jaguar…

[42‘Un hangar à l’Ouest’, in Roberto Zucco, op. cit., p. 137-138. Dans la version pour Théâtre en Europe, Koltès avait noté : “Alors, il ne faut pas qu’il la monte”

[43Lettre à Stefani Hunzinger, de Paris, le 18 décembre 1983, repris in Lettres, op. cit., p. 476.

[44Une Part de ma vie, Minuit, 1990, p. 70.

[45Sur la question de la métaphore chez Koltès, voir les travaux de Jérémie Majorel, notamment : « Métaphores de Koltès : Eclats d’un Theatrum mundi », Koltès maintenant et autres métamorphoses, Lausanne, Éditions Peter Lang, 2010 (Dir. Yannick Butel, Christophe Bident, Christophe Triau, et Arnaud Maïsetti)

[46« Un hangar, à l’ouest », in Roberto Zucco, op cit., p. 119.

[47Koltès évoque ici la construction de la fable, mais on peut lire ce propos aussi sur tous les pans de sa dramaturgique, quant à l’élaboration de l’espace (référentiel, et non plus indexé comme dans ses pièces antérieures sur le plateau de théâtre), du temps (linéaire et évolutif), ou, donc, du personnage.

[48Voir le début du roman (inachevé) de Koltès, sans titre, prologue intitulé faute de mieux Prologue, majuscule qui nomme le roman par sa fonction, et dont le début reformule une Création où l’enjeu de nommer est central : « Dès lors et pour un temps, cette tristesse dont on parlera eut un nom propre, celui de l’homme dont la nuit, là, tout Babylone devinait, sans oser le regarder carrément, sous l’arbre, le corps recroquevillé ; et avec leur goût baroque pour les majuscules, ils nommèrent aussi la nuit elle-même : la Nuit triste ; et encore, le tilleul au milieu du boulevard : l’Arbre de la Nuit triste ; et ainsi de suite... » Prologue, Minuit, 1999.

[49Mais tous les personnages de cette pièce possède un avenir : Koltès l’a écrit dans un court texte : Cent ans de la famille Serpenoise.

[50La pièce s’appelait d’abord La Nuit juste avant les forêts du Nicaragua. Le dernier mot a été retranché juste avant la création à Avignon en 1977, parce qu’il ne tenait pas sur l’affiche. Un an plus tard, en 1978, Koltès traversait l’Atlantique pour se rendre au Nicaragua.

[51Qui appartient à Léone, non à Koltès, il faut le souligner.

[52“Carnets” de Combat de nègres et de chiens, in Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989, p. 124-125.

[53« La malédiction de la race noire vient de Dieu, mais la malédiction de la race blanche, c’est le Noir qui, éternellement, sera l’élu de Dieu parce qu’un jour il l’a maudit. » Extrait de Lumière d’août que cite Koltès dans une lettre à François Regnault, dramaturge de Patrice Chéreau, in Lettres, op. cit., p. 467-468.

[54Combat de nègre et de chiens, op. cit., p. 33.

[55Nickel Stuff (Introduction), op. cit., p. 13.

[56Entretien avec Yan Ciret pour France Culture, « Koltès, retour à Babylone ». Regnault ne parle pas explicitement du corps noir, mais dans l’ensemble de cette dramaturgie.