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Koltès | La trace, la mort, la survie : Quai Ouest (le texte)
Article publié dans La littérature théâtrale, éditions de l’Entretemps
lundi 1er juillet 2013
Texte publié dans La littérature théâtrale aux éditions de l’Entretemps, ouvrage dirigé par Mathieu Mével, paru en juillet 2013.
Mais si tu n’as tué qu’un seul homme, tu es seulement à égalité avec ta putain de mort, ta mort ne laissera aucune trace, rien, comme si tu n’étais même pas mort ; il faut en avoir tué deux, pour la gagner ; avec deux hommes tués, tu laisses obligatoirement une trace de toi, quelque chose en plus, quoi qu’il arrive ; on ne pourra jamais te tuer deux fois.
Rodolphe, à Abad.
Bernard-Marie Koltès, Quai Ouest [1]
Des multiples violences, réorientations décisives, recompositions neuves que Bernard-Marie Koltès a opérées sur le théâtre de son temps, il en est une fondamentale, plus secrète que d’autres, qui touche à l’écriture d’un texte théâtral : à sa pensée et en partie à sa reconquête. L’auteur de théâtre qu’il était devenu au début des années 1980 et le romancier qu’il se rêvait, le metteur en scène qu’il avait été aussi au début des années 1970, se concevait surtout comme un écrivain. Un peu plus de vingt ans après sa disparition, Koltès figure pour beaucoup comme un auteur qui traverse voire dépasse la question générique du théâtre : l’entrée dans l’œuvre de Koltès s’est fait ainsi, pour toute une génération, par le texte plus que par les mises en scène, et ce sont les textes publiés aux éditions de Minuit autant voire plus que les spectacles qui ont fait de lui l’un des dramaturges les plus considérables de ces trente dernières années.
De là s’est posée une question au pli même de l’enjeu textuel : entre la suspicion d’un théâtre littéraire, voire l’accusation à peine voilée — et ce dès le début des années 1980 — d’une œuvre qu’on a pu qualifier de réactionnaire en raison d’une langue jugée classique, et au contraire la reconnaissance quasi immédiate de cette œuvre en raison même de sa littérarité novatrice. En somme, la question du texte théâtral koltésien paraît occuper l’espace décisif capable d’interroger maints aspects de cette œuvre. Et s’il faut dépasser les clivages entre modernité et classicisme, c’est au nom de cette œuvre même, qui réinvente les tensions propres de l’écriture en regard de la scène, où l’articulation texte et platreau se joue, théâtralement, comme un spectacle : au lieu du texte, une écriture spectaculaire, à la littérarité exhibée, provocatrice, monstrueuse ; au lieu du spectacle, un espace d’écriture complexe et de dilatation raffinée du langage.
C’est que dans le geste radical d’écrire se trouvait pour lui rassemblés l’espace transitoire et paradoxal d’un texte écrit pour être dit, celui d’un monde conçu pour être joué, et d’un récit traversé pour être éprouvé. C’est toujours en ce geste que peut se comprendre la tension (et donc la raison d’être) d’un désir d’une écriture infiniment écrite et de son effacement sur scène dans la parole prononcée, d’une blessure d’appartenir et de se retrancher hors de toute communauté déjà formée, d’une force d’invention textuelle et de reprise d’une tradition au moment où de nombreuses expériences théâtrales radicales se défaisaient du texte. Mais Koltès précisément, dans l’entre des choses et d’une certaine histoire du théâtre, déjoue les catégories, tient ouvertes les contradictions pour frayer une poétique textuelle qui est aussi une politique : un rapport à la langue qui tiendrait de l’érotique et d’une certaine éthique aussi ; la joie enfin d’inventer à chaque fois deux pièces en une seule : l’une qui serait jouée, et l’autre lue, corps glorieux d’un texte né à lui-même différent en fonction de son lieu d’incarnation.
Écrire : ce fut un long trajet pour Koltès, loin de l’idée reçue aujourd’hui d’une comète traversant les années de Nanterre-Amandiers auprès de Chéreau en jeune auteur accompli dès les premiers essais ; non, si Koltès est venu au théâtre par la scène et la fervente expérience de plateau du Théâtre de Quai dix ans avant la rencontre avec Chéreau, si ces premiers textes furent des réécritures, adaptations, recompositions, c’était qu’exigeait en lui le lent apprentissage d’une langue, d’abord via le corps d’acteurs à faire jouer, et via la littérature à réécrire (Gorki, le Cantique des Cantiques, Dostoïevski, puis Shakespeare ; et plus secrètement Claudel, Rimbaud, les mystiques des XVIe et XVIIe s.), avant l’apprentissage du monde et ses ailleurs, la Russie de Saint-Pétersbourg, l’Afrique de Lagos, l’Amérique de New York — la décennie 1970 fut une œuvre de conquête, celle d’une langue propre. Mais toujours écrire fut le désir, et comme au principe d’une vie. Alors quand il faut se pencher sur cette œuvre, c’est en regard de l’écriture qu’il faut l’approcher, et dans ses tensions vives, non au seul critère d’un genre privilégié, théâtre pour lequel il possédait tant de réserves et même une certaine haine, tant d’amour aussi au nom de cette répulsion même.
Écrire le théâtre, c’est d’abord écrire — pour Koltès, l’équation est d’une simplicité nue, intransitivité qui confère le prix au geste exécutant la vie sur des pages. De cette simplicité découle une grande complexité qu’il nous importe de saisir pour comprendre davantage une œuvre qui pose l’espace textuel de la page et l’espace scénique du plateau non dans une relation de causalité, d’antériorité ou de subordination, mais dans un sensible jeu de rapports et de réciprocité, un jeu mécanique où du jeu se produit qui permet que les pièces de cette machinerie coulissent sur la surface d’un plateau pour s’agencer, glisser, ne pas correspondre et surtout jouer avec le vide pour se déplacer et produire les énergies permettant à la vie elle-même de s’inventer pour s’écrire de nouveau et s’éprouver davantage. « Je n’écris pas des spectacles, j’écris des pièces [2] » ; si Koltès écrit en vue d’une représentation théâtrale, et bien souvent en fonction de ces conditions, cette visée est bien souvent agnostique contre une syntaxe théâtrale contemporaine que Koltès jugeait durement : pauvre, et auto-référentielle souvent, un jeu sur lui-même qu’il avait en horreur. Si Koltès écrit des pièces, c’est bien dans cette double portée de l’écriture et du jeu avec et contre la scène — dès lors, des tensions se côtoient au sein d’une même œuvre, tirant parti de ce que la scène ne peut pas jouer pour le dire, investissant les vides, mais travaillant aussi à constituer de tels vides. Il y aurait la pièce jouée et la pièce écrite — et de l’une à l’autre, il serait moins question de la traditionnelle perte, dont on se demande ce qu’elle est à chaque fois qu’on l’évoque s’agissant d’une mise en scène d’un texte, mais d’une relation conflictuelle que Koltès fait dialoguer, entre l’idéal de l’incarnation qui s’écrit, et les procédures qui visent à en diffuser la portée, à les miner ou les déconstruire. Il est dès lors utile de se pencher sur les éditions de ses textes pour voir quels récits sont à l’œuvre dans l’œuvre écrite et destinée à être jouée — quelles conceptions de la scène et de l’écriture ces stratégies portent, quelles profondeurs creusées dans le récit cela permet.
Quai Ouest — se saisir d’un exemple est aussi bien nécessaire qu’impossible pour interroger une œuvre qui travaille tant contre le principe unifiant de l’Œuvre ; chaque texte de Koltès obéit à ses lois propres forgées et développées pour le temps de ce texte, contre lesquelles seront conçues et travaillées d’autres lois qui serviront à l’élaboration du texte suivant. Il ne s’agit pas de faire de Quai Ouest l’illustration d’une poétique, mais de voir dans quelle mesure Koltès faisait usage de l’écriture au point donné d’une fabrication provisoire, transitoire, appelée à des dépassements futurs.
Printemps 1981. Koltès est à New York, il a obtenu une bourse d’écriture : sa pièce précédente, Combat de nègre et de chiens, a été choisie par Patrice Chéreau qui la destine à l’ouverture de son nouveau théâtre de Nanterre.
S’ouvre pour l’auteur une période radicalement nouvelle : pendant près de dix ans, il avait cherché à monter ses pièces qui n’ont connu que l’écho relatif et essentiellement local des quais de Strasbourg. Pendant près de cinq ans, il avait cherché à publier un roman, La Fuite à cheval très loin dans la ville, unanimement refusé par tous les éditeurs parisiens. Continuant de travailler sans certitude d’être joué ou lu, Koltès a eu la chance d’être épaulé par Hubert Gignoux, qui a très vite reconnu l’écrivain et la singularité de son écriture dès les premiers textes adressés tandis que ce dernier dirigeait le Théâtre National de Strasbourg. C’est lui qui fit lire Combat à Chéreau, lui le relecteur qu’on devine impitoyable de rigueur dramaturgique, « sans l’imprimatur sévère duquel [son] manque de confiance secret [le] condamne à la modestie » écrira Koltès dans une lettre — lui qui fit sans doute comprendre au jeune auteur les exigences structurelles et structurantes de la composition théâtrale. Quand Chéreau choisit de monter la première pièce, il reconnaît Koltès ce qu’il avait cherché, un auteur contemporain auprès de qui travailler, et accompagner aussi — ce qui affecte doublement les conditions de l’écriture. L’envergure de Chéreau, son importance considérable dans le champ théâtral du début des années 1980 permet ainsi à Koltès de forcer les réticences des éditeurs : avec l’appui d’un membre du comité de lecture des éditions de Minuit, un certain Alain Robbe-Grillet, on propose enfin à Koltès la publication de ces pièces.
Ainsi, sur les quais de l’Hudson que l’auteur arpente comme sa résidence d’écriture à ciel ouvert, c’est doublement assuré d’être joué et publié. Ce n’est pas un détail. Le confort ouvre l’espace textuel d’une liberté qui autorise toutes les audaces et favorise l’exercice d’un certain jeu avec l’écriture théâtrale. Dans les textes qui suivront, il n’ira pas aussi loin — c’est qu’une fois accomplie, cette liberté n’est pas destinée à faire système ; il n’y a pas d’art poétique définitif de Koltès, ni la volonté de se choisir une manière. Parce que cette pièce sera en quelque sorte une première — première pour laquelle il était assuré que l’écriture eût pour destination la scène et le livre — servira de laboratoire expérimental pour pousser le texte théâtral aussi loin que possible dans le désir d’un écrire-théâtre ; Quai Ouest recèle moins un modèle de composition qu’un jeu avec cet art, un jeu ironique aussi avec les codes de l’écriture théâtrale qui interroge pourtant vivement les possibilités du théâtre, tente d’en pousser certaines limites. Lesquelles ?
Le livre publié Quai Ouest juxtapose des textes au statut singulier, et outre la partition destinée aux acteurs, multiplie les prises de paroles intempestives, interventions textuelles qui pourraient paraître superflues ou étranges, étrangères même à la nature théâtrale de ce texte — à moins que cette étrangeté, comme un métissage, ne vienne nourrir une œuvre ainsi abâtardie, sang mêlé comme un immigré aux origines diverses venu jusque-là pour défaire le livre de toute conception essentialiste d’un texte théâtral pur, originaire, homogène, ou pauvre : constitué du seul matériau servant à être prononcé. Ces interventions textuelles fracturent le texte dans la partition des paroles attribuées aux personnages, et l’épaississent, ne cessent finalement de faire parler un silence — celui du théâtre : tous ces textes en effet sont destinés à être tus lors de la représentation. L’écriture signe l’absence de parole : ou comment le langage écrit nourrit une langue secrète, un théâtre silencieux qui porte cependant la présence en acte des mots dits.
Ces textes sont de cinq ordres : il s’agit du résumé fort singulier rédigé pour la quatrième de couverture du livre (et qui figurait sur le programme du spectacle) ; la présentation des personnages ; le court récit introductif qui relate des événements qui se sont produits « deux ans auparavant » ; les multiples exergues, citations d’auteurs qui ouvrent les différentes séquences ; enfin, les trois longs monologues non dramatiques de Abad, Rodolfe et Fak, placés entre parenthèses dans le texte. À cela pourrait s’ajouter l’usage des didascalies dans l’écriture de la lumière qui dérèglent imperceptiblement les moments du jour et de la nuit ; l’annexe de traduction en français des propos du personnage de Cécile en espagnol et quechua ; enfin, les notes de mises en scène intitulées « Pour mettre en scène Quai Ouest » — sans parler d’un autre texte autour de cette pièce et de son écriture, Un hangar à l’ouest, réécriture de plusieurs entretiens avec Alain Prique éditée dans l’ouvrage (posthume) Roberto Zucco, et on aura une idée de la complexité des statuts différents de ces textes.
Chacun d’eux inflige comme une blessure au texte théâtral qui le reçoit cependant, textes qui dans le même temps le constituent en œuvre théâtrale — le souci de Koltès n’était pas d’écrire un théâtre hérité dans ses formes, ni de forger une composition de pur artifice au ludisme méta-linguistique, mais d’élaborer dans la forme traditionnelle d’une pièce écrite des outils qui seraient capables de la renouveler et jouer avec elle. Par exemple, le résumé, si on peut nommer ainsi ce récit court qui semble en quelques lignes définir les grandes lignes narratives de la pièce : à première vue, il évoque bien la volonté d’un homme de se suicider, qui se rend pour cela près d’un hangar abandonné pour se jeter dans le fleuve. Mais outre que ce pseudo-résumé est d’une étonnante facture narrative — et raconte dans des lignes denses toute une série d’actions précises, qui consistent par exemple à trouver des pierres pour lester le corps —, il ne concerne à bien y regarder que de loin le récit de Quai Ouest. Les événements même relatés ne sont au mieux qu’un point de départ mal esquissé de la pièce, au pire les jalons d’une autre fable… Le résumé raconte que, après avoir sauté dans le fleuve, quelqu’un a plongé derrière l’homme pour le repêcher — trempé, terrifié, il désire repartir ; mais les pneus de la voiture ont été crevés, et le moteur mis hors d’usage : « Qu’est-ce que vous me voulez, exactement ? ». Cette question, Koch (ce personnage n’est pas nommé dans le résumé, aucun ne l’est) ne la posera jamais dans la pièce ; en revanche, le détail initial (le souci de placer des pierres dans ses poches « parce qu’il craint de flotter ») sera la préoccupation de Fak et de Charles, ou plutôt leur négligence, et la pièce s’achèvera justement sur ces mots de Fak : « Il flotte », en voyant le corps de Koch à la surface de l’eau insuffisamment lesté — à moins que Fak ne veuille dire : « il pleut » ? Le dernier mot ne fixe pas le sens, mais le fait flotter ; l’écriture ne consigne qu’un état possible du sens et charge à l’imaginaire de lui en assigner un, ou de le laisser flotter… La première et la dernière parole du texte pourraient porter néanmoins sur ce même fait : lester un corps pour qu’il plonge dans les profondeurs — manière de nommer, métaphoriquement, le geste d’écriture et sa dynamique : lester le corps du texte, mais pas trop, pour qu’on puisse le voir encore ; et ce jeu entre surface et profondeur désignerait autant le fleuve que l’épaisseur des signes dans laquelle la pièce va flotter, entre manifestation d’évidences en surface et en profondeur secrets plus impalpables qui remuent — ligne de flottaison qui peut évoquer aussi les noyés rimbaldiens, et l’image de l’écriture qu’elle porte : « Et dès lors je me suis baigné dans le Poème / De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, / Dévorant les azurs verts ; où flottaison blême / et ravie, un noyé pensif parfois descend ».
C’est avec le même écart et le même jeu que Koltès va écrire la présentation des personnages, des lieux, et d’un récit amont, en surexposant l’écriture de ce passage obligé, par nature purement fonctionnelle, mais ici habilement manipulée, entre extrême précision de certains âges et jeu romanesque sur un flou — notamment dans la nomination du personnage essentiel, cet « homme d’une trentaine d’années sans nom que Charles au début appela deux ou trois fois ‘‘Abad’’ ». Au début — de la pièce, ou de leur rencontre ? Koltès se plaît à construire pour sa fiction un monde cohérent et organiquement organisé, avec un passé, et un devenir, une histoire en somme dont la pièce ne serait qu’un fragment découpé dans un tissu qui l’enveloppe. Au sein du récit amont et liminaire de l’intrigue qui relate la rencontre de Charles et d’Abad est notée surtout cette qualité de présence d’Abad, dont le corps dégage une intense fumée. Koltès dira que c’est en fonction de sa faculté à dégager une telle fumée que devra être choisi l’acteur qui jouera le rôle. La provocation évidente de Koltès — l’humour sous l’apparente gravité — révèle la nature complexe de ce texte et sa portée, qui n’est celle de l’intrigue que secondairement, et engage en partie la légitimité théâtrale de l’ensemble. C’est comme si ce texte disait l’épreuve initiatique de l’acteur devant jouer le personnage, et ce seuil serait comme un passage (pour le texte, l’acteur, l’auteur, et le lecteur) qu’il faut franchir, épreuve inaugurale de tout un théâtre qui se place là en avant : où la matérialité du corps, sa réaction au dehors, les combinaisons chimiques qui en font un corps présent travaille la présence de ce corps.
Il est un quatrième type de texte, de nouveau hors de la scène mais l’initiant aussi d’une certaine manière : ce sont les nombreuses exergues qui ouvrent plusieurs scènes. Quai Ouest est ainsi parsemé de citations qui apparaissent comme autant de clés de lecture, de serrures aussi le plus souvent, tant le lien avec ce qui suit semble secret. Aux deux épigraphes qui ouvrent l’ensemble — la Genèse et Resting Place, chanson reggae de Burning Spears — succèdent quelques citations, données avec l’indication de leur auteur, mais sans leur œuvre : Les Misérables, de Victor Hugo [3] ; Benito Cereno, de Herman Melville [4] ; Lumière d’Août, de William Faulkner [5] ; Martin Eden, de Jack London [6] , Typhon, de Joseph Conrad [7] ; La Dispute, de Marivaux [8] — des romanciers, pour la plupart, anglo-saxons surtout, à l’exception de Hugo et Marivaux. Elles dessinent une cartographie littéraire, territoire élu de Koltès en matière de lecture : simple signe pour marquer ses préférences ? Plaisir d’évoquer des auteurs admirés, de s’inscrire en leur filiation ? Ou indicss qui donneraient du sens à la partie de la pièce écrite sous leur patronage ? Voire, autre hypothèse localisée cette fois sur le plan du geste d’écriture : textes qui ont pu inciter, sous quelque point de la composition, la rédaction de tel ou tel passage ?… Hypothèses toutes possibles, et peut-être faut-il se situer au croisement de toutes celles-ci pour les envisager : gratuité ; filiation ; fausses-pistes ; vraies signes pour indiquer le sens de la lecture ; leviers d’écriture.
Le dernier type de texte présent dans le livre publié mais non destiné au spectacle est sans doute le plus original, le plus mystérieux aussi, pas le moins textuellement spectaculaire : il s’agit de trois longs monologues (non dramatiques) qui concernent, dans l’ordre, Abad [9] , Rodolphe [10] , et Fak [11] , écrits suivant un même modèle : une parenthèse isole un long passage entre guillemets, clos par une phrase lapidaire qui désigne le locuteur du texte : « dit Abad, […] dit Rodolfe, […] dit Fak ». Le retrait et la disposition typographique mettent paradoxalement l’accent sur l’importance de ce texte — comme si se disait là un secret, dévoilé et en même temps opacifié, redoublant le mystère à la fois de chacun de ces personnages et de la nature de ces textes, de la portée de ces révélations sans objet, ou dont l’objet est fuyant. Ainsi aurait-on une vue sur les personnages, dans la parole confiée (mais à qui ? Non pas au spectateur, au lecteur seulement : une parole volée ?), quelque chose de confié qui serait à chacun sa blessure secrète, son for intérieur : l’enjeu d’une perte aussi. Entre parenthèses se dirait ce qui ne peut se dire : mais comme l’on ne peut dire ce que l’on doit dire ici et maintenant (« il faudrait être ailleurs »), alors le texte invente en lui des utopies de langage et d’être, un espace marginal au sein même de la page, mais chargé d’une énergie différente : un ailleurs textuel, ailleurs du spectacle aussi — un espace qui ne peut en fait pas exister, n’existe nulle part, ni dans le texte ni dans le spectacle, mais dans une parenthèse qui dessine les contours d’une intériorité souvent violente, douloureuse, basée sur un paradoxe (celui de la perte de ce qui constitue normalement l’être) enveloppé de secrets, qui en se disant ne se laisse pas résoudre pour autant. Dès lors, ces monologues pourraient se lire comme des textes en négatif de la pièce, de même que la pièce se jouerait en miroir et en regard de ceux-ci. Récits intérieurs et souterrains, clandestins, les monologues non dramatiques narrent donc un souvenir ponctuel, et prennent une dimension emblématique et métaphorique par leur rareté et leur isolement — surtout, ils disent quelque chose de chacun d’eux qui n’est pas présent ailleurs dans la pièce : ce qui ne fait qu’épaissir leur secret, prolonger l’épaisseur de chacun aussi.
Ces monologues, « écrits comme des monologues romanesques, ne doivent bien sûr pas être joués », précise Koltès, qui ajoute : « mais ce ne sont pas non plus des textes pour les programmes. Ils ont leur place, chacun, entre deux scènes, pour la lecture de la pièce ; et c’est là qu’ils doivent rester. Car la pièce a été écrite à la fois pour être lue et pour être jouée [12]. » Double nature idéale du texte ici explicitement revendiquée, elle implique une dualité qui désigne deux manques. Si le texte est manquant (d’un spectacle), le spectacle sera manquant (du texte) : œuvre déceptive, et féconde de part et d’autre de ses moyens d’existence, jamais achevée aussi. Nature d’un texte double qui n’est complété dans aucun temps (ni celui de la représentation, ni celui de la lecture) — là où Molière disait qu’il écrivait des pièces à voir, là où Musset ou Hugo écrivent des pièces à lire dans un canapé, là où aujourd’hui Joël Pommerat renverse la formule de Koltès en disant : « je n’écris pas de pièces, j’écris des spectacles [13] », lui serait à la recherche, à partir de l’écriture, d’une synthèse sans dépassement, dans un jeu de va-et-vient, de retour l’un sur l’autre, où la pièce porterait un spectaculaire de l’écriture, et l’écriture de la scène une littérarité exposée. Au centre et à la fin, le plaisir : celui d’écrire, de lire. Et dans le miroitement de l’écriture et de la scène : du jeu, celui des espaces vides à conquérir, ou inventer.
Le texte écrit, premier avant le jeu, est-il second dans l’imaginaire ? Quelle est, de l’écrit ou de la scène, la destination de l’autre ? Nulle réduction. Si Koltès disait vouloir mettre à mort la vie dans l’écriture, se servant des expériences vécues livrées en pâture à l’écriture pour en faire œuvre, l’œuvre écrite en retour serait mise à mort sur scène au moment de son exécution : annulation de la trace sur le signe. Si ce qui demeure est le livre imprimé, impossible pourtant de le constituer en mémoire de l’œuvre, puisque la scène est dépositaire d’une présence des corps qui en traversent l’exigence, fonde le politique d’une contemporanéïté toujours arrachée à l’ici et maintenant, expliquant en partie le choix de Koltès pour le théâtre. Koltès, écrivain de théâtre : éthique de cette écriture, entre usage contraint jouant le jeu d’un texte pouvant être autonome, et faculté à le libérer du texte en travaillant ses puissances, son devenir spectaculaire, notant lumières, bruits, échos, frôlement d’oiseaux qui s’envole, passage d’un fleuve, humidité des corps ruisselants. C’est finalement cette liberté, de part et d’autre du texte et du plateau, qu’a proprement inventé Koltès, libérant aussi pour une part le texte de la scène, et le plateau de sa partition — un miroitement textuel qui fait jouer le texte avec lui-même, et contre lui. Trace, signe, et présence : survie finalement de l’écriture libérée dans le corps, et de ce corps libéré par l’écriture de laquelle il émane, origine sans cesse construite à mesure des mots écrits, dits ; survie comme espace d’invention de soi après la vie et après son écriture.