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Koltès | le théâtre et le corps de notre temps
Notes sur le corps sur scène
mardi 16 mars 2010
Denis Lavand, dans La Nuit juste avant les forêts, mise en scène de Kristian Frédric
« On ne joue pas la race, pas plus que le sexe » —
dans un Rebond publié par Libération daté du 15 mars 2010, le critique François Prodromidès cite cette phrase de Bernard-Marie Koltès en appuie à sa réflexion sur la fonction de représentation (politique et raciale) qu’on exige de nos jours de l’art : mais, rappelle-t-il, le théâtre pas plus que le cinéma ne doivent servir, en dépit des indignations, de miroir à la représentation sociale, de reflet à la diversité ethnique.
Oui — loin d’être des medias, le théâtre et le cinéma n’ont pas à refléter le dosage des populations d’une société : sur la scène, à l’écran, s’opèrent simplement captations des lumières, impressions de visage sur paroles échangées, établissements des surfaces opaques du corps.
S’appuyant sur les exemples du film de Michel Audiard, Un Prophète, de la polémique récente sur le rôle de Alexandre Dumas tenu par un acteur blanc (Gérard Depardieu), et sur le procès ayant opposé l’ayant droit de Bernard-Marie Koltès à la Comédie Française, dont la mise en scène du Retour au désert avait refusé d’attribuer à un acteur arabe le rôle d’Aziz, F. Prodromidès montre bien qu’à la différence de la société du spectacle, où la représentation tient lieu d’identité, plus ou moins nationale (et dans ce cas : interchangeable, tant que les pourcentages sont respectés), le théâtre et le cinéma cherchent l’incarnation, et imposent dans la chair et le sang l’évidence d’une présence qui ne représente pas autre chose qu’elle même, qui ne vaut pas pour un corps social totalisant dont il aurait la députation.
Corps français traditionnel — l’expression abjecte employée récemment vise autant à faire de l’identité un a priori sans fondement (ou dont on sait trop bien d’où viennent les fondements) qu’à imposer à chacun la charge d’une représentation de classe ethnique. Alors, c’est naturellement qu’on demande désormais au théâtre de s’aligner sur l’exigence médiatique, de jouer la représentation. Mais la race, pas plus que le sexe ne se jouent.
Murielle Mayette, dans sa mise en scène du Retour au désert en 2007, donne le rôle de Aziz à Michel Favori : celui-ci apprendra les deux ou trois phrases d’arabe que son personnage prononce au cours de la scène. Qu’on s’élève face à ce choix, et on sera taxé de racisme à l’envers [1], on sera accusé de mettre en danger la liberté du metteur en scène, qui fait jouer la représentation en misant sur l’imagination du spectateur et le rôle de la fiction travestie. Mais le sexe ni la race ne se jouent.
Tout le travail des dramaturgies contemporaines, et du cinéma récent, visent précisément à établir sur scène et à l’écran des corps incontournables infranchissables, choisis non pour ce qu’ils représentent mais pour ce qu’il porte en eux d’irréductible, de solitude, et de présence.
Pour Koltès, donner le rôle d’un Arabe à un Arabe n’est pas une exigence de représentation politique, mais de responsabilité éthique et d’exigence esthétique : ce qui l’emporte ici sur toute autre considération, c’est la conception du corps comme force désirable : comme décharge érotique.
D’avoir redonné au vieux personnage une charge lyrique et présente, c’est aussi cela que nous devons à Koltès. Pour mettre en scène Quai Ouest, le dramaturge insiste bien — l’acteur qui jouera Abad (qui ne parlera pas de toute la pièce) devra être choisi en fonction d’un seul critère : si on le laisse, seul, recroquevillé dans l’ombre, et sous un tas de neige ou de boue, son corps devra se mettre à dégager un peu de fumée.
François Prodromidès
On ne triche pas avec l’incarnation : et c’est réduire le rôle à un contenu vide que d’en appeler à une fiction avec laquelle on jouerait — Aziz pourrait être joué par une jeune fille, oui, et Abad par un jeune premier : mais à force de truquer le réel, on se rendra un jour compte que le corps, lui, manquera. Et avec lui l’ensemble de la pièce. « Toutes les identités ne sont pas permutables », ajoute justement Prodromidès : dans l’histoire au sein de laquelle nous vivons, « où les frontières bougent comme la crête des vagues » [2], ce n’est pas de repères dont nous avons besoin, ni d’identité interchangeable : mais de corps résistant à tout emprise de réduction, des corps penchés sur nous dans le noir et le silence que nous gardons au théâtre pour les laisser parler — des corps près de nous toucher (mais que toucheraient-ils, s’ils le faisaient ? Quel corps de nous atteindraient-ils ?) et qui ne le font jamais.
Le comédien doit « montrer à notre époque et au corps de notre temps sa forme et son empreinte » — ce que Hamlet demande, simplement, c’est un théâtre où l’incarnation remplacerait enfin la représentation, laissant celle-ci au jeu du pouvoir qui s’en sert pour se justifier : au théâtre et au cinéma seuls, la force de la présence nue, défaite à la politique représentée, reconstruite au corps éthique de l’être, au politique charnel du réel investi en puissance et en acte.