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Koltès | mises à mort de l’œuvre
Colloque « Arts et connaissances », Paris 8
vendredi 12 novembre 2010
Le 16 et 17 novembre, aura lieu le colloque "Arts et connaissances"à l’Université Paris 8 organisé par Benjamin Renaud et Eugénie Zvonkine. J’y parlerai de la question de l’œuvre, de son absence dans l’écriture de B.-M. Koltès. Je remonte cet article daté de juin en y ajoutant le synopsis de la communication
Mais si tu n’as tué qu’un seul homme, tu es seulement à égalité avec ta putain de mort, ta mort ne laissera aucune trace, rien, comme si tu n’étais même pas mort ; il faut en avoir tué deux, pour la gagner ; avec deux hommes tués, tu laisses obligatoirement une trace de toi, quelque chose en plus, quoi qu’il arrive ; on ne pourra jamais te tuer deux fois.
Rodolphe, à Abad.
Bernard-Marie Koltès, Quai Ouest
Synopsis de la communication
Bernard-Marie Koltès n’a pas écrit d’œuvres : il ne possède pas d’œuvre. On ne saurait cependant soutenir cela ni en raison du peu de pages écrites (même si elles sont plus nombreuses que le voudrait l’auteur : en témoignent (à charge) les ‘textes de jeunesse’ publiés régulièrement aux éditions de Minuit dix ans après sa mort, et contre sa volonté), ni à cause de la brièveté de sa vie (même si cette vie fut aussi nombreuse qu’intense : voir sa correspondance, éditée l’an dernier — vie de voyage et d’expériences limites que dément la haute revendication, au cours des entretiens, d’une banalité de vie à hauteur d’homme). Si « l’œuvre » est introuvable, c’est parce que Koltès n’a cessé de travailler contre elle : contre la construction d’une origine qui aurait pu lui donner à la fois sens et légitimité ; contre la clôture qui aurait du nous livrer méthode, terme de l’œuvre ; contre la totalisation qui aurait su nous apporter perspective ou position. Aucune position (critique) ne serait ainsi possible ni tenable quant à ces livres laissés, puisque ce qui est à l’œuvre ici, c’est — par exemple — l’élaboration d’une dramaturgie par pièce (et peut-être plus), c’est la négation de l’origine organisatrice, c’est le désir humble et puissant de « raconter bien, un jour […] n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous. »
Alors, Koltès impose la construction, en retour, d’une autre herméneutique que seulement critique — mais désœuvrée également, travaillant l’écriture autrement dans son rapport entre le projet et l’acte, entre l’expérience du monde et sa réappropriation langagière, entre l’auteur et le livre : autant de mises à mort. Impose — exige même : ce que ces livres nécessitent, c’est questionner à nouveau (ou se localiser à l’endroit d’autres questions) les rapports entre la vie et l’écriture — « à partir de là, je sais que je ferai une œuvre de mort, vis-à-vis de cette expérience vécue et vis-à-vis de ces gens que j’ai rencontrés » — ; les articulations entre le temps de ces écritures et le temps de la vie — les pièces de Koltès sont jouées quelques temps après leur écriture et publiées quelques temps après les représentations : quand on l’interroge sur la pièce à l’affiche, elle ne le concerne plus — ; surtout, les relations entre la lecture de ces textes et la vie ainsi désignée, ainsi éprouvée en retour, défigurée, renouvelée — « J’ai toujours un peu détesté le théâtre, parce que le théâtre, c’est le contraire de la vie ; mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on dit que ce n’est pas la vie. »
Avec Barthes et, même si différemment, Deleuze puis Blanchot, se poser la question de l’absence d’œuvre, c’est surtout essayer de dégager une nouvelle lecture qui travaillerait ces textes dans le geste qui les ont écrits et traversés, préoccupés de l’exigence éthique de s’en défaire, de mettre à mort la vie même pour lui survivre — c’est tenter de trouver une autre puissance d’organisation de l’écriture en dehors des catégories signifiantes et originelles : résidant peut-être dans le nom même, celui qui n’est pas seulement endossé par ce que la vie a nommé Koltès, mais par ce que Koltès nommait lui-même son nom, en propre, dans le geste désœuvré d’écrire.
Proposition de communication
Bernard-Marie Koltès ne possède pas d’œuvre. Sa vie, elle, parle au nom d’une mort qui ne cesse d’entraîner fascination, projection et méprise recouvrant en partie la réception de ses pièces. Pourtant, au récit surnuméraire de la vie en regard de l’écriture, il faudrait opposer la mort de l’écriture quand elle se clôt à la disparition de l’auteur.
Mort en 1989, le dramaturge venait d’avoir 41 ans et laissait derrière lui un roman (La Fuite à cheval très loin dans la ville) ; un monologue (La Nuit juste avant les forêts) ; quatre pièces, montées par Patrice Chéreau au Théâtre de Nanterre-Amandier (Combat de nègre et de chiens ; Quai Ouest ; Dans la solitude des champs de coton ; Le Retour au désert) ; et un manuscrit achevé, Roberto Zucco. Si peu, sans doute, pour imposer un monument dramaturgique, mais suffisant pourtant pour inciter depuis vingt ans des lectures qui ne cessent pas de souligner la contemporanéité intempestive de ces textes : les changements décisifs qu’ils ont apportés pour la reconnaissance du monde, pour son récit, pour sa réinvention.
Mais ce n’est pas le faible nombre de textes qui signe l’absence d’œuvre, ni la précocité de sa mort. Quand on l’interrogeait sur l’une de ses pièces à l’affiche, Koltès ne cachait pas un certain désintérêt mêlé d’embarras — toujours porté vers la pièce qu’il était en train d’écrire, c’est celle-ci qui importait, et nulle autre. Écriture lancée dans le geste qui toujours rebat les cartes, travail qui refuse de s’adosser à une origine : puissance d’être plutôt que concentration de l’acte. Il est impossible de construire, depuis la chronologie des textes, un corpus organique et orienté.
Car ce qu’inflige Koltès à l’idée même d’œuvre, c’est au corps de l’écriture une blessure qui demeure ouverte, recommencée. Une mise à mort de soi au prix de sa renaissance sans cesse donnée.
Dès lors, qu’est ce que cette écriture impose à celle qui en retour veut en faire la critique — quelle écriture critique possible en regard d’une langue dont le sens, produit en avant, se trouve interrompu ? Interruption de l’interruption, le travail de ces textes impose que soient redéfinis son geste, son mouvement, son orientation. En marge ou en accompagnement de ce travail, comment mettre en scène ces pièces, canonisées par P. Chéreau qui, en créant les spectacles avec toute l’autorité de son renom, leur donna au pire l’imprimatur de l’indépassable — au mieux une valeur de référence ? Œuvre née de cette mort, qui dément tout à fait la possibilité de l’œuvre, le travail de Bernard-Marie Koltès, qu’on l’interroge ou qu’on le représente, semble disposer à chaque fois différemment le geste de sa lecture : et c’est en retour qu’elle impose à la critique une approche qui la confronte, la questionne, la renouvelle.
Depuis quinze ans, grâce au travail du frère de l’auteur et des Éditions de Minuit, s’est considérablement agrandi le corpus de cette écriture qui excède les pièces montées par Chéreau : mises en scènes d’adaptations [1], pièces radiophoniques [2], spectacle de création [3] ; film [4] ; roman [5] ; nouvelles [6] ; critique de film [7] ; scénario [8] ; traductions [9] ; textes brefs [10] ; prologue d’un récit inachevé [11] ; correspondances… Koltès apparaît de moins en moins comme un dramaturge, et de plus en plus comme un écrivain qui s’est moins soucié d’un genre donné que de l’invention de formes — à chaque texte, c’est un essai unique qui s’effectue, écriture essayée dans la forme inventée avec le souci d’établir un nouveau rapport avec l’écriture : et avec celui d’en finir pour toujours avec ce rapport.
Alors, c’est naturellement qu’en retour se réévaluent les pièces majeurs de la période de Nanterre : comme si l’écriture de ces textes ne cessaient pas de se refaire dans leur lecture, et poursuivait sa tâche de reconfiguration de la réception, de défiguration de l’œuvre.
Mais désormais, il semble acquis que l’on dispose de l’ensemble de ce corpus — et c’est donc maintenant, et pour la première fois, qu’il s’agit justement de déterminer le rapport qui s’établit avec sa réception, avec le monde qui s’est trouvé nommé, avec l’appartenance recherchée de cette écriture à une communauté possible.
Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous.
Un jour — temps proposé en avant, jamais terme de la vie, mais dans le désir que seule impose l’écriture traversée par l’essentielle volonté du récit : aucune approche dramaturgique ou seulement poétique ne saurait ainsi approcher cette déterritorialisation de l’écriture dans sa portée éthique, qui exige de son lecteur tout ou partie de son désir, son émotion, le lieu où il se trouve et va le chercher, la lumière qui s’interpose entre celui qui parle et celui qui entend, le bruit que cette relation fait naître.
Ainsi, on aurait d’un côté des textes ouverts dans leur mouvement même, origine en avant ; de l’autre, des spectacles clos par leur création qui les achevait, littéralement — de part et d’autre, la mort d’un jeune dramaturge, au nom de qui parle aujourd’hui ses lettres, parues l’an dernier et qui renouvellent le champ de réception dans l’articulation qu’elle propose de la vie et de l’écriture : de la mort de l’une par l’autre, et des morts nécessairement éprouvés pour donner vie à l’écriture.
La vie se vit d’un côté et elle s’écrit à l’inverse, c’est-à-dire que j’ai le sentiment que les choses, les expériences que je vis et les gens que je côtoie à partir du moment où je les écris, je les mets à mort en quelque sorte. C’est d’ailleurs un peu le problème, le seul problème que je me pose en tant qu’écrivain : c’est que quand je vis des expériences et quand je rencontre des gens, je sais qu’un jour ou l’autre, ils vont me servir de pâture. Je vais m’en servir pour les écrire, si je peux dire. Et à partir de ce moment-là, je ferai une œuvre de mort, vis-à-vis de cette expérience vécue et vis-à-vis de ces gens que j’ai rencontrés. Non pas que j’éprouve un sentiment de culpabilité vis-à-vis de cela. Mais disons que j’éprouve une certaine difficulté à doser l’existence d’une part et à lui garder son indépendance par rapport à l’écriture, et d’un autre côté à continuer à écrire. Et je sens des deux côtés, à la fois du côté de l’existence et à la fois du côté de l’écriture, une attirance pour vivre l’un et l’autre d’une manière entière et je sais très bien que ce n’est pas possible.
Cette communication aura ainsi pour objet d’interroger plus précisément cet impossible — cette mise à mort qui donne vie : quand la lecture dispose de ces textes, n’est-ce pas aussi d’une telle mise à mort qu’elle procède ? Et quand sont joués les spectacles, lus ces textes, actualisant au présent de l’énonciation un énoncé qui n’a pour contemporanéité que le temps du jour à venir, la présence devant laquelle on se trouve ne tient-elle pas à distance la vie et la mort ? — espace où toute œuvre est révoquée, où avec les paroles s’échangent les rôles de la mort et de la vie, de l’écriture et de la lecture, du désir et de sa réalisation.
Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse, et dont les traces qui s’effacent appellent à s’excepter de l’ordre cosmique, là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable.
Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre.
Mourir deux fois à la vie et à son écriture — ce serait là, peut-être, survivre à sa mort dans le refus de l’œuvre, celui de l’origine, et celui de la mort.