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Koltès | Motifs de la vengeance
Journée d’études à la Sorbonne Nouvelle
vendredi 11 octobre 2024
Ce 12 octobre 2024, une journée d’études autour de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès à l’université Sorbonne Nouvelle, que je co-organise avec Hélène Baty-Delalande, et la Société des Études en Littérature Française XX-XXI (grand merci à Guillaume Bridet et Simon Bréan), dans le cadre de la préparation à l’agrégation de Lettres Modernes.
J’y propose une communication sur le motif de la vengeance dans Combat de nègre et de chiens et Dans la solitude des champs de coton.
« Croyez-moi, je ne suis pas un maître par nature, vous savez. Lorsque je suis venu ici, je savais ce que c’était d’être un ouvrier ; et c’est pourquoi j’ai toujours traité mes ouvriers, blancs ou noirs, sans distinction, comme l’ouvrier que j’étais a été traité. L’esprit dont je parle, c’est cela : savoir que, si l’on traite l’ouvrier comme une bête, il se vengera comme une bête [1]. »
C’est Horn qui parle. Ou n’est-ce pas la pièce elle-même, comme en certains endroits où soudain elle semble faire effraction et nommer tout à la fois son programme et son processus ?
Le nommer à son insu, au détour. « Si l’on traite l’ouvrier comme une bête, il se vengera comme une bête. » Bien. Et si on le massacre alors, qu’on l’exécute d’une balle dans la tête et qu’on fait rouler le Caterpillar sur le cadavre, avant de l’abandonner aux égouts, que fera-t-il ?
La pièce s’énonce, presque littéralement, c’est-à-dire cruellement, brutalement, sans faire de sentiment : mais c’est aussi le propre de la vengeance de s’accomplir nécessairement et par nature, sans pitié.
Il faut dire que c’est aussi Horn qui parle ici, adoptant une position contraire à son statut, et prenant des paroles, la parole, à contre-pied : traits d’écriture que Koltès aimait à travailler, surtout à certains endroits stratégiques d’effraction — presque de rupture métathéâtrale quand la pièce ainsi se révèle, au sens chimique et herméneutique, et qu’elle choisit pour cela de jouer à front renversé : Horn, le colon et le maître, qui endosse le rôle (la conscience) de l’ouvrier, appelant le Noir à la vengeance. Lieux stratégiques donc où le chiasme (quand des paroles sont prononcées par un personnage qui n’est pas censé les endosser), permet et favorise la déconstruction.
Plus tard, un Grand Parachutiste noir citera un discours colonialiste et raciste du Général de Gaulle ; ou dans Combat de nègre et de chiens, quand Alboury lui-même justifiera le bien-fondé de l’apartheid aux États-Unis (« on m’a dit qu’en Amérique, les nègres sortent le matin et les Blancs l’après-midi […] Si c’est vrai, Monsieur, c’est une très bonne idée » [2]) ; et plus avant, c’est Horn lui-même qui faisait l’éloge du progressisme, voire de la révolution (« Quand la jeunesse se mettra-t-elle à bouger ? Quand donc se décideront-ils, avec les idées qu’ils ramènent d’Europe, à remplacer cette pourriture, à prendre tout cela en main, à y mettre de l’ordre ? Est-ce qu’on verra un jour s’achever ces ponts et ces routes ? » [3]) — réécriture cette fois en transparence d’un passage de Koltès lui-même, dans la lettre d’Afrique où il écrit à Hubert Gignoux :
« Quand et comment se réveillera le prolétariat africain ? Où sont et que font les étudiants, l’intelligentsia, les privilégiés non corrompus ? Quand et où naîtra-t-il un Lénine pour désigner l’ennemi, et donner confiance en sa force à la masse exploitée et habituée à l’exploitation depuis le commerce des esclaves [Lettres, Paris, Minuit, 2009 (Posth), p. 342.]] ?
« Si l’on traite l’ouvrier comme une bête, il se vengera comme une bête. » Motif de la vengeance ici amorcé, qui est un motif par nature du scandale, et du renversement, du chiasme de la domination et de la déconstruction de la maîtrise, et qu’on peut lire comme structurant dans cette œuvre — motif qu’on trouve déjà, évidemment, dans sa réécriture de Hamlet (Le Jour des meurtres dans l’Histoire d’Hamlet [4]), qu’on lit aussi souterrainement dans Quai Ouest [5] dans les relations entre Charles et son père, ou entre Charles et Abad —, qu’on peut lire plus explicitement dans Le retour au désert [6], pièce de la vengeance de Mathilde, et qui peut aussi — même si d’un tout autre ordre — se lire comme moteur dans Roberto Zucco [7] : autant dire qu’à bien des égards, la vengeance n’est pas seulement le motif de l’œuvre Combat de nègre et de chiens comme j’en ferai ici l’hypothèse, mais l’un des motifs les plus fondamentaux de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès.
Le motif : on peut le définir comme un élément récurrent, significatif et répété qui revient dans une œuvre — jusqu’à presque le structurer. En somme, d’un point de vue théâtralogique, le motif est ce que véhicule la dramaturgie conçue dans une dynamique de structuration simultanée de la forme et du sens, autant dire en terme aristotélicien un processus d’accomplissement de l’œuvre.
La reprise du motif fait ainsi de ce motif autre chose qu’un élément, et qu’un événement : mais une puissance d’organisation. Parce qu’il est répété et récurrent, il permet une mise en lumière autant qu’un développement de ce qui aurait pu n’être qu’un constituant dramaturgique : au contraire, le motif constitue. Parce qu’il organise, il agrège et agglomère autour de lui. Parce qu’il revient, qu’il hante, il annonce et ne fait pas que préciser, mais prévoit et prévient.
Jean-Pierre Richard oppose le thème au motif : quand le thème est une abstraction posée sur l’œuvre et opère d’un point de vue quasi transcendantal, le motif au contraire émane de l’œuvre, immanent à elle : il est l’étoffe sensible par quoi l’œuvre prend corps. Richard s’est intéressé à ces réseaux de sens et de sensations qui révèlent un sensible du monde — le sens du monde qu’opère l’écriture. Fadeur de Verlaine ; nausée chez Céline ; devenir aqueux chez Rimbaud.
L’étude d’un motif davantage que celui d’un thème permet de saisir un imaginaire et les structurations intérieures d’une écriture, Richard dirait profondes et symboliques.
À première vue, la vengeance pourrait sembler davantage un thème qu’un motif. Une abstraction vague, puissante, sorte de concept qui relève d’un droit primitif à la croisée de la philosophie positive et de l’anthropologie. On ferait de la pièce une application d’une idée.
Mais si la vengeance était un motif ? C’est-à-dire une force de structuration sensible. Non pas une idée, mais un affect et un affect mobilisation l’action et la soulevant : autant dire : un affect politique en tant que sensible dramatique ?
Ce qui traverse et organise donc. Ce serait une première hypothèse.
Mais le motif peut aussi dire autre chose : à savoir, la cause. Le motif de la vengeance d’Alboury, c’est le crime de Cal — ce qui est vengé, c’est la mort de Nouofia, même si on pressent que quelque chose d’autre se venge, ou qu’Alboury venge autre chose de cette mort, autre chose que la mort de Cal : et qu’Alboury venge davantage que l’assassinat de son frère.
Ce sont ces deux points qu’il s’agira pour moi ici d’articuler : un motif comme puissance sensible d’organisation dramaturgique et comme élément dans la fable (ou hors de la fable, situé en amont — comme l’exige souvent la tragédie : le tort, la blessure, ou la faute, est commise avant que la pièce ne commence, début qui sanctionne déjà la mécanique fatale de la vengeance), Motif comme événement fictionnel.
Mon hypothèse serait que ces deux points n’en font qu’un : que la pièce s’organise depuis un dehors, un amont, qui est ce tort commis, dont la pièce va se faire justice.
Justice ? Il faut ici rapidement parcourir les enjeux anthropologiques de la vengeance pour en saisir sa puissance de scandale éthique, et mieux réévaluer aussi ainsi sa nécessité politique dans le cadre d’une perception des rapports de forces entre dominés et dominants.
La vengeance a été largement condamnée par toute la philosophie morale occidentale héritée de l’antiquité et du christianisme : pour l’individu, elle est ce déchaînement de passion qui l’aliène, l’aveugle ; pour la société, elle est une menace qui risque de la déstabiliser puisque la justice et le droit se trouvent ainsi débordés et contestés par cette logique de vendetta interpersonnelle qui inaugure un cycle de violence potentiellement jamais clos, la vengeance appelant la vengeance. De fait, un individu se venge souvent en attestant de l’impossibilité ou de l’impuissance de la justice qui, à ses yeux, ne rend pas justice. (Au passage, force est de constater la très grande profusion de ce thème dans bien des productions théâtrales ou littéraires dites féministes dans le contexte sociopolitique qui est le nôtre, dans le sillage de Monique Wittig par exemple :
« Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. [8] »)
Le mal commis par le vengeur n’est cependant pas de même nature que celui accompli par le coupable, car le vengeur répond à un tort dont il a été victime, directement ou indirectement — dont il éprouve à tout le moins la violence comme si elle avait été commise sur lui.
À l’orée de la fable, ou plutôt en amont, un crime : Nouofia a été tué. Il a même été tué plusieurs fois (sans compter le récit fantasmatique de Cal où il le met à mort fictionnellement dans la parole, prétendant dans un premier temps qu’il a été frappé par la foudre). Abattu par Cal qui n’a pas supporté que l’ouvrier lui manque de respect, lui qui voulait quitter le travail plus tôt — la question de l’autorité morale de Cal était en jeu, même si bien au-delà de cela, c’était aussi un enjeu quasi syndical : qu’un ouvrier réclame un droit pour lui, et c’est toute une logique de revendication sociale qui s’ouvrait et pouvait menacer l’édifice sociopolitique de cette micro-société du chantier. Après lui avoir roulé dessous, il cherche à se débarrasser du cadavre, Cal le jette dans un lac (présence lancinante du lac dans cette pièce, notée dans la didascalie initiale comme « au loin » : on sait que c’est au bord du lac Atitlan dans le petit village guatémaltèque de pêcheurs mayas Tzutuhil, San Pedro de Laguna, que Koltès a commis cette pièce). Mais appelé par le lac, ou le cadavre, Cal se décide finalement à le faire disparaître.
Toute cette première fable n’existe pas — on devine qu’elle a eu lieu en partie dans la vie, Koltès rappelant dans la lettre en Afrique qu’un ouvrier avait été écrasé par le Caterpillar la veille de son arrivée :
« On m’en mit plein la vue pour me montrer à quel point le fait était banal, presque quotidien, risible, sain, et prouvait à quel degré cette petite société, réunie autour d’un verre, parlant si gaiement entre blancs, était faite d’hommes, durs, expérimentés, souverains, des vrais, quoi [9]. »
C’est alors qu’Alboury entre en scène, réclamant le corps — ou sinon quoi ? La mécanique de la vengeance s’enclenche dès lors que cette demande, on l’apprendra bien vite, ne peut être satisfaite et que le deal est une opération vouée à l’échec : à moins qu’il ne soit une sorte de jeu à somme nulle, expression qui sert à désigner cette situation de jeu ou en relations internationales (voire dans des rapports individuels) où les intérêts des participants sont totalement opposés, sans possibilité de gain mutuel : en théorie des jeux ou en économie, on se sert de ces « jeux à somme nulle » pour modéliser certaines situations de rapports de forces radicales, quand il ne peut y avoir qu’un gagnant et un perdant, et où toute coopération est impossible puisque les intérêts sont strictement opposés, où le gain d’une personne implique obligatoirement une perte équivalente pour une autre.
Impression d’être déjà dans l’espace dialectique de Dans la solitude des champs de coton — où deux zéros s’affrontent, sauf qu’on y échange rien, et rien contre rien, vent contre vent cela ne peut se terminer comme dans l’Écclésiaste, ou par les mots du Client :
Je veux bien payer le prix des choses ; mais je ne paie pas le vent, l’obscurité, le rien qui est entre nous [10].
Mais je n’en ai pas fini avec Alboury, parce qu’Albouy n’en a pas fini avec Cal, ni d’ailleurs avec Horn. Il se trouve que pour Horn, il ne s’agit pas du tout d’un jeu à somme nulle : il opte pour une négociation win-win, gagnant/gagnant (comme le fera plus tard le Dealer, qui pourrait être un double en chiasme et déconstruit). Déni ? Ou stratégie ? Horn ne cessera jamais de jouer sur différents tableaux pour négocier, en essayant de payer le silence d’Alboury en whisky ou en argent — sans voir d’une part que ceci ne permet pas de venger, car la vengeance réclame une équivalence de tort au tort subi. Sans voir surtout que Horn ne saurait être un complice d’Alboury, et qu’il est un adversaire comme Cal, et qu’il doit payer aussi, et il payera.
ALBOURY. — Qu’importent aux ouvriers les sentiments des maîtres et aux Noirs les sentiments des Blancs [11] ?
La vengeance met d’un bord à l’autre du précipice des forces qui ne peuvent s’allier : forces de vengeance qui évacuent tout sentiment.
Alboury se vengera de Cal, en l’abattant finalement — on verra comment —, comme il se vengera de Horn, plus sournoisement encore, via Léone : même s’il est délicat d’avancer qu’il manipule le désir de la jeune femme pour humilier Horn.
Plus globalement surtout, la vengeance qui organise toute la pièce — lui donne son tempo, sa latence, son espace aussi (celui des miradors dont les fusils se retournent), son réalisme de façade (hypothèse réaliste) et sa métaphore fatale — se lit surtout au carré, dans l’usage de la fiction. Car que venge l’œuvre si ce n’est le réel — ou pour le dire avec Christophe Triau :
« La fiction défendue par Koltès venge également du réel, ou d’un certain rapport au réel [12]. »
Venge du réel, écrit Triau, et non pas le réel.
À la fin de la pièce, ce n’est pas tant Alboury qui individuellement assassine lâchement Cal dans le dos et l’ombre, mais il s’agit plus sûrement d’un peloton d’exécution et d’une exécution collective : c’est la communauté rassemblée qui s’organise, s’auto-organise pour venger le frère — non dans le sens familial où s’empêtre Horn et ses préjugés racistes (« Vous vous appelez tous « frère » ici » [13]), mais dans le sens politique de la commune appartenance au nuage, au ciel et à la terre : « pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le corps et qui n’a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l’estomac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir ». Ou le sang qui dérive sous le continent africain, continent à la dérive selon le mot de Koltès dans l’entretien auprès d’Attoun, reprenant là une formule de Pasolini.
Et si la pièce peut se lire comme un tombeau pour Nouofia (Pour Nouofia était le premier titre envisagé pour la pièce), ce tombeau littéraire venge le réel et du réel en ce que Nouofia aura été privé de tombeau et que cette privation fut le motif de la vengeance d’Alboury et de ses frères, répandant le sang de Cal, frère d’Horn.
Le tombeau de Nouofia n’existe pas en dehors du livre qui est ce tombeau pour un corps manquant.
La vengeance ne répare donc rien sur le plan social, elle n’est pas cette justice réparatrice qui a cours, même si on pressent qu’elle obéit à une économie morale de la juste répartition : un œil pour un œil, une dent pour une dent — loi du Talion, qui était déjà inscrite dans les tablettes babyloniennes d’Hammourabi, il s’agit d’établir le bon compte, qui fait les bons ennemis. Une seule dent pour une dent, un seul œil pour un œil, et un chien pour un chien (si nègre est le mot de l’insulte blanche pour désigner le Noir, on sait que Dogs est le terme de l’insulte dans l’anglais de Lagos ou de New York pour désigner le Blanc, aux yeux et dans la langue d’un Noir).
Il se trouve que juridiquement, la forme même que prit la justice pour remplacer la vengeance conçue comme un état primaire avant le droit positif (même s’il faut nuancer cette idée que la vengeance ait précédé la justice, laquelle aurait rendue caduque, illégale et immorale l’acte vengeur). En Grèce et plus tard à Rome, la justice prit ainsi la forme de la compensation financière, dont le coût était à la fois symbolique et matériel. On évaluait telle violence à telle hauteur d’argent ou de terre, et dès lors au poids de la faute s’inscrivait le principe de la dette : c’est pourquoi l’on dit encore qu’il faut « faire payer un crime ».
En ce sens, le lien qui unit la victime au coupable se conçoit comme du même ordre que celui du débiteur au créancier — la vengeance relève dès lors d’une économie morale où l’outrage exige le contraire d’une récompense : le désir d’apurer les comptes.
N’est-ce pas ainsi aussi que l’on peut lire Dans la solitude des champs de coton ?
Je formulerai une première hypothèse quant à cette pièce : le tort causé dans cette pièce cette fois pourrait bien avoir lieu non pas avant, mais dans le dialogue et par lui. C’est la présence même de la demande du Dealer vécu comme un affront — un tort — par le Client, et par le refus du Client, vécu comme un affront — un tort par le Dealer qu’il s’agit de venger de part et d’autre. Dès lors, la pièce sera vengeance à double entrée, où l’un comme l’autre chercheront à venger ces affronts faits à leur éthos même : le Client refusant d’être un client, et le Dealer voyant dès lors son statut de Dealer être nié.
On lit souvent la pièce comme une alternance de monologues, qui exposerait l’un après l’autre des positions intangibles : ce n’est pourtant pas voir les dynamiques à l’œuvre, d’affront contre affront, et comment la pièce ne cesse d’être mobile, labile jusqu’à l’insaisissable. La réplique est alors à chaque fois une réplique (martiale) à un affront qui vise à venger à chaque fois le terme précédent.
L’opération dramaturgique réside dans le fait que le motif est donc chaque fois nié par le protagoniste, qui en pose un autre.
Parle-t-on à une tuile qui tombe du toit et va vous fracasser le crâne ? On est une abeille qui s’est posée sur la mauvaise fleur, on est le museau d’une vache qui a voulu brouter de l’autre côté de la clôture électrique ; on se tait ou l’on fuit, on regrette, on attend, on fait ce que l’on peut, motifs insensés, illégalité, ténèbres [14].
On sait que ce qui fascina Koltès dans la figure de Roberto Succo— telle qu’il a pu la fantasmer dans Roberto Zucco —, c’est que cet homme tue sans raison, sans motif : c’est cela qui lui permet de s’arracher au rang des hommes, et d’accéder au mythe. « Oh, il n’a pas tué pour une rayure à votre voiture, non ; il a tué pour rien, pour rien », confie-t-il à Lucien Attoun dans son dernier entretien, « juste avant la nuit ».
Ce n’est pas tout à fait le cas de l’affrontement (à mort aussi, sans doute) du Dealer et du Client, sauf que l’un et l’autre ne s’accordent pas sur le motif, qui est peut-être à eux-mêmes inconnaissable.
Qu’a commis le Dealer sur le Client qui ne le lui pardonne pas ? Qu’a commis le Client en retour à l’égard du Dealer ? Comme « il n’y a pas de paix sans justice », comme nos jours ne cessent de le réclamer (que les appels à la vengeance naissent aussi d’un effacement de l’idée même de justice), les deux partenaires dans leur capoeira ne cesseront pas de faire appel à cette justice : sauf qu’il s’agit de deux justices au fonctionnement différent.
Pour le Client, il pourrait bien s’agir d’un jeu à somme nulle, où il y aurait soit un gagnant, soit un perdant : et c’est pourquoi il refusera jusqu’au bout la proposition du Dealer, parce que s’il donne quelque chose, cela signifie mécaniquement qu’il se dépouillera de cette chose, qu’il se mutilera — chose impensable pour lui.
Pour le Dealer, au contraire,
Nous nous sommes trouvés ici pour le commerce et non pour la bataille, il ne serait donc pas juste qu’il y ait un perdant et un gagnant. Vous ne partirez pas comme un voleur les poches pleines [15].
La vengeance donc, au motif insensé, ou perdu dans les ténèbres, ne cesse d’être le motif structurant et relançant de la pièce.
De nos jours, On voit ce que le cycle des vengeances produit, enclenche. Le sang coule, bien sûr, et les appels à la vengeance, parce que « quand le sang coulerait, eh bien, ce serait des deux côtés », semble menacer (ou prévenir ?) le Client presque au terme de la pièce, sauf qu’il ajoute : « et, inéluctablement, le sang nous unira » — lisons la suite, pour se prémunir de l’illusion qu’il s’agirait d’une sorte de réconciliation réparatrice.
et, inéluctablement, le sang nous unira comme deux Indiens, au coin du feu, qui échangent leur sang au milieu des animaux sauvages. Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour. Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela [16].
Dans cette tirade obscur, faite de virages et d’implicites implicites, évoquant tout autant un rituel d’initiation que la transmission du SIDA, jouant la dénégation pour mieux faire signe vers son contraire affirmatif, proposant une définition racinienne de la tragédie, se lit aussi peut-être l’accomplissement de l’acte vengeur : son raz-de-marée ici rhétorique, torrentiel et dévastateur. La vengeance semblerait se dire comme la sanction d’une justice déjà accomplie, celle de la dette entretenue à l’égard de notre finitude.
Il n’y a pas d’amour, parce qu’il y a la mort, solitaire et fatale en tant que celle-ci a lieu avant notre mort, dès notre naissance : solitaire et cependant commune, sang qui unit le frère, et en dépit de leur affrontement, ou peut-être à la faveur de celui-ci, rien n’empêche de penser qu’il ne s’agit pas ici de frères, de frères d’armes.
Dès lors le dialogue du Dealer et du Client échappe à la représentation ou à l’illustration d’un motif, celui de la donnée anthropologique de ce que serait la vengeance dans nos sociétés dites libérales, pour traverser plutôt l’antique, mais jamais éculé travail de la vengeance comme acte de vie : car ce que la vie venge, et c’est ma dernière hypothèse, c’est la mort elle-même.
Tel est ce motif situé en dehors de la fable, cet amont qui lui donne sens et le structure : et le deal qu’il s’agit ici, tout autant que celui d’un désir amoureux (comme l’a explicitement et sans doute excessivement perçu Chéreau, jusqu’à écœurer Koltès), et davantage que le deal de la substance, parait bien être cet échange à la vie à la mort :
Aujourd’hui que je vous ai touché, j’ai senti en vous le froid de la mort, mais j’ai senti aussi la souffrance du froid, comme seul un vivant peut souffrir. C’est pourquoi je vous ai tendu ma veste pour couvrir vos épaules, puisque je ne souffre pas, moi, du froid [17].
Entre eux, la dette est impayable parce que ce qu’il s’agit de racheter, c’est ce pourquoi on est né, ce pourquoi on va mourir. Seulement, comment venger sa naissance ? Venger sa race ? Venger sa mort avant qu’elle ait lieu ? En écrivant, par exemple, et en écrivant Dans la solitude des champs de coton.
La pièce serait la défense et l’illustration de ce motif : les deux personnages vengeant eux aussi l’acte de vivre et de devoir mourir : cette vengeance se fait en effet par l’autre — qui est le plus sûr chemin vers soi, car l’autre est aussi inachevé que nous, et porte en lui aussi cette dette impayable de la naissance, sans motif, sans mot d’ordre.
Entre eux, cette veste serait le motif de ce qui pourrait les unir, mais dont il faut que l’un se dépouille pour en faire don à l’autre — et être en cela redevable. Veste qui serait comme le signe tangible de cette dette qu’on ne peut racheter et qui signe la souffrance du froid, celui de la mort.
Venger la vie, ce n’est donc pas le faire dans le déni de la mort, mais bien au contraire dans son accomplissement : « et une veste dans la poussière, je la paie d’une veste dans la poussière », parole de l’Écclésiaste, pourrait-on dire comme après certaines répliques de l’un et de l’autre, résonnant dans le vacarme de la nuit, celle de la Nuit Triste de Babylone, celle de Qohèleth.
Voici la suite de la réplique d’Horn par laquelle j’ouvrais mon propos :
Maintenant, pour le reste, vous n’allez pas me reprocher à moi le fait que l’ouvrier soit malheureux, ici comme ailleurs ; c’est sa condition, je n’y peux fichtre rien. J’ai été payé pour la connaître. Par hasard, est-ce que vous croyez qu’un seul ouvrier au monde peut dire : je suis heureux ? D’ailleurs, croyez-vous qu’un seul homme au monde dira jamais : je suis heureux ? [18]
Ce que venge le théâtre : non pas quelque chose, ou quelqu’un, et on en serait quitte : ici, bien sûr, un tel deal n’a pas lieu qui vengerait bêtement la vie en se blottissant dans le confortable abri de l’art, lâche jeu de bonneteau (et on n’échange pas un sac de riz contre un sac de riz). Ce qui est vengé de la vie, c’est la vie elle-même — sauf qu’il ne s’agit pas de lever dans les plis d’un livre une vie à l’envers, une vie belle et bonne, une vie heureuse — non, c’est le contraire de la vie qui se dresse, car au contraire s’y lit ce qu’est le malheur et comment le disant, on le dévisage, ou l’éblouit : « brûle son visage et lui fait retirer les mains avec un cri ».
Ce que venge l’écriture de Koltès : c’est qu’en cette heure et en ce lieu, celui du théâtre, quelque chose de ce cri se donne à entendre. La fiction venge comme le faisait le double chez Artaud : l’ombre qui se porte sur la vie, s’allonge sous ses pas, pourrait tout recouvrir. Mais on ne saute pas au-dessus de son ombre : l’œuvre encore une fois n’a pas pour fonction de suppléer la vie. Ni même pour donner le goût de la vengeance. Peut-être davantage pour ne pas laisser à la mort le dernier mot, ni au dernier mot, le privilège funèbre de clore — venger pour cette écriture, c’est ne pas vouloir en rester là, c’est délaisser le paradigme victimaire pour lui préférer la dynamique assaillante.
Venger, pourrait dès lors être pour Koltès cette quête inlassable dans l’écriture du choix des armes.