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Marxisme de Bernard-Marie Koltès
Les théâtres de Marx
lundi 1er juillet 2024
Un an après sa parution, je reprends ici l’article publié en juillet 2023 dans la revue Théâtre / Public, n°248, « Les théâtres de Marx », sous la direction d’Olivier Neveux. Cet article est en partie issu d’une communication proposée lors du colloque international ‘Les théâtres de Marx’, qui a eu lieu du 27 février au 2 mars 2018, à l’ENS de Lyon, organisé par l’IHRIM (UMR 5317, ENS Lyon)
Camarade,
Il m’arrive de craindre une vraie fatalité de l’histoire sur les destins individuels : suffit-il d’une option intellectuelle (même doublée de militantisme) pour que son propre destin soit changé ? – ou : suffit-il d’être communiste pour être dans le camp révolutionnaire [1] ?
Par ces mots, le 11 février 1978, Bernard-Marie Koltès ouvre sa longue lettre à son « camarade » Hubert Gignoux, depuis Ahoada, au sud du Nigeria. Koltès va avoir 30 ans. Il est alors l’auteur d’une œuvre théâtrale déjà ample [2] , lyrique, expérimentale, et largement ignorée — ni publiée alors, ni reconnue [3] . C’est un metteur en scène sans troupe qui s’éprouve exilé à Paris loin de Strasbourg où il montait ses spectacles avec ses amis du Théâtre du Quai. Ce qui lui reste désormais est une activité militante au sein du Parti communiste dans laquelle, à partir du printemps 1975, il s’est jeté éperdument.
Cette année 1978 est un pli de la vie et de l’œuvre, et cette lettre le lieu d’une déchirure de l’appartenance où le politique tient à la question posée à l’initiale de cette lettre : « suffit-il d’être communiste pour être dans le camp révolutionnaire ? » Cette question excède l’engament militant de Koltès pour porter sur l’œuvre elle-même, dans la mesure où celle-ci se vit comme un engagement face à la vie. Si l’enjeu militant n’est pas le centre de l’œuvre, il sera comme à l’initiale de l’écriture des textes à venir, ceux de la décennie 1980 que montera Patrice Chéreau et qui marqueront tant. Question militante qui en serait comme la condition, traversée au prix même de son évacuation explicite.
Œuvre politique ? Marxiste ? La réponse est complexe. Elle ne se laisse pas résoudre par des buts militants, ni même par ses motifs. Car l’œuvre de Koltès ne se lit pas comme l’illustration d’une pensée marxiste, ou le dépôt homogène d’un marxiste, mais paraît issue d’une méditation sur le marxisme et en retour une forme d’action dans le champ de l’écriture. Le marxisme y est dès lors plutôt le nom d’une inquiétude, celle qui aide à penser le sens d’une position occupée par un homme face ou dans son temps. Il sera aussi une manière de lire le monde et de l’interpréter : de faire de l’écriture l’espace de cette interprétation pour reprendre pied dans le réel. Et si Koltès fera le choix (contre-nature pour lui…) de la fiction, de personnages pris dans des récits tragiques, et d’une langue puissamment rhétorique puisée dans l’oralité, ce sera aussi en vertu de cette interprétation inquiète du monde.
Cette inquiétude porte l’enjeu de l’appartenance comme une violence, s’agissant d’un auteur venant sociologiquement de la moyenne bourgeoisie — violence de la trahison de classe, donc : celle d’un choix librement et joyeusement consenti de s’éprouver ailleurs, avec le soupçon pour l’auteur que cela ne suffirait pas, soupçon ou mauvaise conscience, voire, pour un jeune homme qui a grandi dans la foi chrétienne, honte et culpabilité dans les deux sens : d’une part de trahir les siens et d’autre part de n’être pas intégralement communiste [4].
L’œuvre de Koltès porte en elle, souterrainement, ou comme un secret, cette inquiétude de l’appartenance politique qui ne sera jamais résolue par l’écriture, mais que celle-ci devra sans cesse rejouer, déplacer, relancer comme une douleur, pour en faire l’épreuve. L’appartenance qui s’y jouerait serait celle d’un monde possible, d’une communauté qui ferait de ce monde un lieu où la vie serait possible. Cette appartenance, Koltès l’éprouvera comme un enjeu existentiel touchant à chaque espace de sa vie comme une reconquête : son identité nationale, sexuelle, affective, littéraire même, il voudra en tous endroits la vivre à rebours des siennes propres, échappant aux fatalités, celles des déterminismes familiaux ou sociaux, culturels ou normatifs. « Mes origines sont au croisement de la langue française et du blues [5] . »
C’est pourquoi revenir sur le parcours intellectuel de cet écrivain importe. Celui-ci n’est en rien exemplaire, et ne peut témoigner que pour lui-même. Mais cette trajectoire politique pourrait donner à penser les liens politiques qui peuvent se nouer entre une vie et une œuvre, non comme illustration de l’une par l’autre, mais comme un processus d’arrachement. S’arracher par l’écriture à la vie fatale déterminée par le monde, telle aura été de la vie de Koltès son incessant désir — non dénué de douleur —, vie qui n’aura cherché qu’à s’inventer pour créer des mondes possibles, et inventer grâce à l’écriture les possibilités neuves du monde. Lire cette œuvre, ce serait cela en retour : saisir la politique de l’œuvre par la vie, où la vie est sans cesse réinventée par l’œuvre contre les fatalités de la vie. Ce nom de la vie inventée, de la contre-vie, aura été pour lui celui de communisme. C’est par ce nom qu’on pourrait penser politiquement l’œuvre de Koltès comme un outil pour aujourd’hui.
À cet égard, revenir d’abord sur la lettre d’Afrique permet de saisir la politique de cette œuvre dans la mesure où elle témoigne d’un pivot tragique qui opère un dévoilement sans retour ; c’est un pli joyeux aussi, tant la douleur des identités qui tombent autour de lui le délestera.
« Suffit-il d’être communiste pour être dans le camp révolutionnaire ? »
Koltès s’adresse ici à Gignoux « au nom de [leur] si ancienne camaraderie » — il signera d’ailleurs la lettre du mot rageur de Jack London « Yours for the revolution ». Car c’est une lettre d’amitié militante adressée à l’homme qui l’a incité à rejoindre le Parti communiste. L’histoire de leur relation témoigne à cet égard d’une cristallisation du politique et du poétique.
Directeur du Théâtre National de Strasbourg, homme phare de la décentralisation, Hubert Gignoux est une figure considérable de l’institution théâtrale française de la deuxième moitié du vingtième siècle. Il aura été un infatigable chercheur d’écritures nouvelles et d’auteurs qu’il accompagnera. Au début des années 1970, Koltès lui adresse sa première pièce, Les Amertumes, d’après Enfance de Gorki. Le jeune homme a vingt-deux ans. Deux ans auparavant, il a pris la décision d’arrêter des études de journalisme qu’il n’avait pas même commencé, et, renonçant à ne jamais travailler pour un patron [6] , a décidé de se « mettre au service du Théâtre [7] . » C’était quelques mois avant mai 68, Koltès avait fait sa révolution : intérieure, radicale. Écrire donc, mais quoi faire, au théâtre, et du théâtre ? Le désir est vague et désœuvré. Et dépolitisé. La révolution intérieure n’est pas l’aboutissement d’une expérience politique qui s’achève dans la paix, plutôt la condition de l’engagement dans la vie, en amont de tout contenu politique. Avec des amis, il fonde le Théâtre du Quai. C’est pour eux qu’il écrit Les Amertumes, qu’il fait lire à Gignoux.
S’engage un dialogue qui durera près de dix ans. Il porte d’abord sur les formes qu’explore Koltès et qui sont loin d’être celles du brechtien Gignoux. Mais c’est aussi sa marque : Gignoux sait entendre les voix dissonantes quand elles portent. Koltès, dans les quelques lettres qu’on peut lire [8], dit vouloir mettre à distance autant Stanislavski que Brecht [9] . La troisième voie qu’il se propose tient aux expérimentations radicales de Grotowski, à Gurdjieff. Koltès ne manque pas de culot ; il demande même à Gignoux d’entrer au TNS sans passer par le concours (qu’il a manqué deux fois). Gignoux acceptera ; Koltès ne fréquentera qu’à peine les cours, s’intéressera à la technique, ne finira pas le cursus. Il préfèrera écrire des pièces subjectives et expressionnistes, littéraires. C’est d’ailleurs ce qu’écrit d’abord le jeune auteur : la littérature même, dont il tâche de faire l’expérience radicale de transformation intérieure. Il réécrit Gorki — non pas le camarade Gorki, mais le romancier de l’enfance [10] —, puis il réécrira l’année suivante la Bible [11] , avant Dostoïevski [12] — à chaque fois pour accomplir un saut dans l’intensité de la langue. Gignoux lit, voit les spectacles, échange. Il est patient. Mais rapidement, l’échange est d’hostilité. Koltès d’abord n’entend rien à ce que dit Gignoux. En surface, ce dernier lui donne une leçon de théâtre ; c’est du moins ce qu’en retient le jeune homme. Il est essentiel, lui dit en substance Gignoux, que la pièce obéisse à des lois qui lui assurent une structure intelligible. Des lois du récit, des personnages mus par des conflits, une organisation qui les enveloppe et leur donne une lisibilité dans les trajectoires. Koltès, lui, écrit des poèmes insensés, volontairement ignorants des lois de la composition dramatique. Gignoux lui conseille d’aller voir du côté de Sardou, de Scribe, de Feydeau pour lire la mécanique de la fable. Koltès ne jure que par Rimbaud : la verticalité de la langue, contre l’horizontalité de la structure.
Mais quelle est la leçon véritable de Gignoux, que Koltès ne perçoit pas d’abord ? Le metteur en scène ne parle pas en maître des règles, et s’il lui parle d’Aristote et de la composition dramatique, c’est pour mieux lui parler de Marx et des lois de l’Histoire qui seules donnent sens aux luttes, moteur de cette Histoire. C’est pourquoi Marx et Aristote pour lui se tiennent la main. Militant de la décentralisation depuis l’époque des Comédiens Routiers, Gignoux est aussi et surtout militant du Parti communiste. Pour lui, il n’est pas d’écriture qui ne soit pas sous condition de lecture du monde : et cette lecture est celle de la lutte des classes qui nécessairement doit structurer un propos sur la scène et sur la page. On ne peut se contenter d’une langue puisant dans ses intuitions des beautés pures. Il n’y a d’ailleurs pas de beauté pure qui ne soit engagé dans les conflits dont la mise en visibilité est la destination du poème. Mais Koltès est plongé dans Rimbaud, et il faudra attendre qu’il fasse la rencontre du monde, dans ses voyages en Afrique et en Amérique centrale, quelque chose qui descelle l’angle mort du monde : la perception politique du réel.
Dans ce premier temps où Marx est supplanté par Rimbaud ou Claudel, Koltès s’enfonce dans des pièces de plus en plus monologuées, où l’enjeu politique n’est pas seulement absent, mais écarté sciemment, au profit d’élans révoltés qui ne concernent que l’écriture. En 1972, il écrit dans une lettre à une amie : « J’ai une envie folle d’une révolution, et de faire de l’anti-politique. Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien faire pour cela [13] ? » Ces années-là, les titres de ses drames peuvent se lire comme autant de réponses provocantes à Gignoux : après L’Héritage [14] (titre donné par Gignoux dont Koltès ne voulait pas), Récits morts [15], puis Des Voix Sourdes [16] . L’anti-politique recherché possède même un objet : la révolution manquée de 1905 [17] . Koltès noircit des pages pour l’écrire. Ce projet le hantera plusieurs mois. C’est le centre vide de ces déchirures, où la révolution ne peut se concevoir que relevant d’une histoire passée, échouée, dont il ne resterait qu’un motif propre à une rêverie désœuvrée, vouée à demeurer inachevée.
Koltès va aussi loin qu’il le peut dans la tragédie d’une écriture perdue dans sa propre réécriture, vaine et éperdue.
En décembre 1975, il a 27 ans, sa compagnie le Théâtre du Quai n’existe plus, ses comédiens éparpillés, son œuvre inexistante, inaudible parce qu’inouïe.
Il fait une tentative de suicide qui n’aura été qu’une manière de mettre à mort ce passé en forme d’impasse. Immédiatement après, il entreprend l’écriture d’un roman et s’engage au Parti communiste.
Pourquoi le PC ?
L’engagement de Koltès s’inscrit dans une époque d’imminence et de basculement, où à la faveur d’une conjoncture mondiale et nationale la révolution paraît non seulement possible, mais imminente, et où le PC est l’outil le plus structuré, politiquement et intellectuellement, pour non seulement la penser, mais agir. Il semblerait que la chute d’Allende en septembre 1973 ait été à la source d’une prise de conscience fondatrice de l’engagement de Koltès, comme de beaucoup de ses camarades alors. Partout le paysage est structuré par des failles qui convergent vers une même possibilité révolutionnaire. En France, la gauche s’unit : socialistes et communistes se préparent à l’alternance. Le Programme Commun a été signé en 1972, et les échéances électorales des élections Municipales de 1977, des Législatives de 1978, et de la Présidentielle de 1981 peuvent espérer la conquête du pouvoir de la gauche conduite par les forces révolutionnaires alliées aux réformistes. L’inverse est moins probable. Le choc pétrolier de 1973 est aux prémices d’une crise qui va raidir les pouvoirs publics et engager un peu partout une offensive libérale contre laquelle il faudra s’organiser. Cette année 1975 où Koltès prend sa carte au PC, le Parti abandonne toute référence au stalinisme et prend pour modèle le Parti communiste italien – il sera, après les municipales de 1977, l’organisation politique qui possèdera le plus de mairies dans le pays, et le mieux placé à gauche pour gouverner. C’est un moment d’imminence — avant les brusques retournements. Des luttes se cristallisent au Sud, le Nicaragua les symbolise avec les assauts répétés des sandinistes pour prendre le pouvoir. L’Afrique achève alors son mouvement de décolonisation et paraît prendre son destin en mains ; avec l’Asie du Sud, c’est un troisième monde qui peut s’ouvrir, ni soviétique ni capitaliste. Quelque chose va peut-être avoir lieu ; il faut se préparer.
Dans une cellule de Savoie, à Pralognan-la-Vanoise, les militants locaux voit arriver ce jeune homme dont la famille possède une maison de vacances sur les hauteurs du village : il lit toute la littérature marxiste, Le Capital en premier lieu, Lénine aussi. Il est insolent dans sa manière de lier les enjeux, ceux de la Savoie qu’il relie aux questions du prix de la terre en Patagonie, des émeutes en Amérique centrale ou des stratégies électorales. Koltès fréquentera l’École du Parti avec assiduité. Alors qu’il cultive sa solitude, ou refuse la vie en couple par exemple, la communauté politique offerte par le Parti est à ses yeux la seule qui est acceptable. Surtout, l’écriture porte trace de cet engagement et le roman qu’il écrit, et deviendra La Fuite à cheval très loin dans la ville, noue avec le récit lisible les trajectoires de personnages pris dans un monde qu’ils affrontent.
« Le syndicat à l’échelle international » (ou le « rêve du chant secret des Arabes entre eux, camarades »)
Le virage politique de Koltès opère dans sa langue un virage poétique, celui qui lui fait renoncer au lyrisme subjectif des premiers textes, pour un réalisme urbain, adressé et partagé. Après le roman, et de manière plus décisive encore, cette écriture issue du marxisme s’invente comme un passage de témoin entre deux poétiques : le monologue La Nuit juste avant les forêts [18] pourrait relever de l’écriture première de la solitude, mais il s’agit d’une longue adresse qui l’ouvre et la déporte ailleurs. C’est précisément pour un ami qu’il écrit cette pièce, Yves Ferry, ancien élève du TNS, militant communiste lui aussi. De quoi s’agit-il ? Un homme parle seul à un autre, un passant, dont il saisit le bras au hasard. C’est une demande secrète, au « camarade » (le mot revient des dizaines de fois), qui dit ce qui les lie, l’amour aussi « comme on ne peut pas le dire », comme on ne peut rien dire ici (il faudrait être ailleurs, dans les forêts du Nicaragua par exemple, dit-il). Dans ses lettres à Yves Ferry au moment de la rédaction, Koltès dit que ce texte « ne correspond en rien à ses pentes naturelles [19] ». Il dira aussi que pour la première fois, il se reconnaît écrivain. La prose poétique est travaillée par une concrétude sauvage et surtout, le monologue tente de dire l’arrachement de la solitude par une communauté qui lui donnerait toute sa place : l’homme qui parle rêve d’un « syndicat à l’échelle internationale [20] ». La langue est puisée directement dans la relation, l’adresse immédiate, la brutalité du réel. D’où vient cette brutalité ?
Il faut regarder en arrière, un an avant, en 1976, au moment où il s’engage au Parti communiste. Koltès raconte à sa mère dans une longue lettre [21] la rencontre (amoureuse) qu’il fait avec des jeunes hommes, dans un bar rue Saint-Jacques. Des ouvriers. « Je me suis trouvé en contact — pour la première fois peut-être, en tous les cas d’une manière aussi violente — avec ce qui doit constituer le plus bas niveau de la classe exploitée ». Le bouleverse surtout le fait qu’il leur ressemble en tous points, par l’âge et les aspirations : mais qu’ils portent sur le visage la marque d’une vie détruite par le travail. Toute une nuit l’un des ouvriers parle ; lui ne dit rien. En réponse, Koltès écrira ainsi un monologue où c’est lui qui reprendra la parole, où celui qui ne parle pas sera le public qui la reçoit, prenant dès lors le rôle de Koltès. Dans cette dialectique du silence et de la parole théâtrale se joue la déchirure politique de l’appartenance au camp révolutionnaire.
Pour la première fois depuis que je suis au Parti, je me suis senti du mauvais côté, et, enfin, j’ai fui comme un voleur, avec une honte dont je n’arrive pas encore bien à voir quelles en sont les causes. […] Tout, pour moi, s’était mystérieusement clarifié, sur tous les plans : il n’y a pas d’issue possible hors d’une adhésion complète à la cause et au mouvement de la classe ouvrière, de tous les exploités en général […] ; cela seul peut donner un sens à mon travail, travail qui est l’unique raison de vivre. Mais il y a que, ce soir-là, je me suis senti de l’autre côté — la sensation la plus angoissante que j’ai jamais ressentie. Pourquoi ? me suis-je demandé. Pourquoi maintenant, alors qu’ouvertement je veux me mettre de leur côté, alors que, sincèrement, je veux me mettre à leur service ? J’ai alors senti le poids énorme de mon individualité : non, je ne serai jamais comparable à ces exploités-là, jamais ma situation n’aura de mesure commune avec ceux dont la vie est détruite avant vingt ans par le travail, et qui n’ont pas, faute du luxe de la culture, tous ces refuges dans l’esthétisme, dans l’art, dans toutes ces nourritures pour ceux qui ont le temps. Dans cette vision manichéiste du monde que j’ai de plus en plus, que tous les événements confirment – pour parler en termes de métaphysique, qui te sont plus proches que le langage marxiste ! — : la part du Bien est claire, sûre, bien délimitée, mais celle du Mal est imprécise, elle se déplace à tout instant, elle vous englobe sans qu’on s’en rende compte. Ainsi, ces exploités de vingt ans, c’est la part malheureuse, c’est — toujours métaphysique ! — la part de Dieu, sans conteste possible. Mais si, de l’autre côté, Rothschild, de Wendel, l’argent, et tous ses profiteurs, sont le Mal incontestable, nous, où sommes-nous ? Je me dis : je suis au Parti communiste, j’ai choisi mon camp ; mais quand la situation me catapulte à la figure les vrais exploités, je vois l’énormité du luxe de mon existence. J’ai choisi mon camp, me dis-je ? Mais en cas de catastrophe, sur quelle solidarité compterais-je, sinon sur celle de l’argent, et pourquoi pourrais-je y compter, sinon à cause de mes origines ? Sur quelle solidarité, eux, peuvent-ils compter ? J’ai eu le sentiment, enfin, que dans la lutte des classes, le combat ne se fera pas qu’entre nous contre les grosses puissances d’argent, mais aussi entre les vrais exploités et la frange intermédiaire dont je suis. Je fais là, à l’intérieur d’un cadre « politique », exactement un trajet qui ressemble, chapitre après chapitre, à La Nuit obscure de Jean de la Croix, avec la « monstruosité du Mal qui augmente sans limites au fur et à mesure où l’on veut s’engager dans le sens inverse.
Ce n’est pas que par souci pédagogique que pour expliquer à sa dévote mère les théories du marxisme, Koltès en passe par la mystique. C’est qu’il ne cessera plus de faire une lecture mystique de Marx (et plus tard avec Faulkner, cette mystique politique sera une sorte d’eschatologie noire : la race maudite sera pour lui l’élue au nom de sa malédiction – la lutte des classes portera sur le corps noir, prolétaire des prolétaires), tout comme il fera une lecture matérialiste de Jean de La Croix (le corps comme l’espace d’une souffrance qu’il faut conduire jusqu’au terme de son propre corps). « Je ne sais pas quelle nouvelle décision sortira de cette expérience. Je prends mon temps pour ne pas faire de connerie, mais il en sortira une, cela est sûr. »
Cette décision, ce sera sans doute l’écriture scénographiée de La Nuit juste avant les forêts : la répartition des silences et de la parole, dialogue politique de l’autre avec soi. Après sa création dans le off d’Avignon — avec une mise en scène de l’auteur —, le spectacle sera repris, à destination des militants communistes, dans une cellule du Parti, rue Varin à Paris.
« Les voies de la lutte des classes sont impénétrables »
1977 est la césure, l’espace d’une conversion : pas encore celui d’une mobilisation. L’École du Parti ces années-là joue comme un contre-point de l’écriture : à elle revient la solitude, la plongée dans la langue ; à l’école et aux réunions, l’apprentissage de la communauté, de la solidarité où puiser les forces d’affronter en retour la solitude. Ces années-là d’ailleurs, entre 75 et jusqu’au début des années 1980, la Fête de l’humanité est après l’été un rendez-vous toujours essentiel pour reprendre ces forces.
Après avoir réécrit la littérature, et réécrit sa propre langue jusqu’à s’y enfermer, Koltès s’est appuyé sur l’expérience de la communauté — quand bien même elle s’éprouve comme une conquête, une déchirure — pour opérer un virage d’envergure. Mais c’est désormais le monde qui appelle, et qu’il s’agirait de réécrire. Désireux de mettre à l’épreuve sa grille de lecture marxiste, il se rend au début de l’année 1978 en Afrique, au Nigéria, chez une amie, pour voir de près un chantier européen dans le delta du Niger.
L’entreprise Dumez lui offre une allégorie parfaite de la situation politique : une enclave, l’exploitation, la violence des rapports de domination où la lutte des races et la lutte des classes se superposent… Et cependant, alors que toutes les conditions théoriques sont rassemblées pour que la révolution ait lieu, l’exploitation domine, le néo-colonialisme règne avec d’autant plus de violence que tout répond aux lois marxiennes :
Chaque camp semble dessiné aussi précisément que sur un plan, dans la lutte des classes, et l’on ne traverse pas un chantier sans la profonde impression de l’imminence de la révolution, violente, sans doute, sous les ciels rouges des puits de pétrole. Mais : c’est là qu’est la dérision. Je sais, de l’avoir vu faire, qu’il me suffirait de tendre le bras et de frapper au carreau pour qu’Elle se lève brusquement, pousse la porte vitrée, et dise : « Yes, master [22] ? »
Koltès est ébranlé, parce qu’il perçoit ainsi une fatalité au sein même des mécanismes de l’Histoire en marche.
Tout change de la perception du monde : Koltès dira qu’il réalisa alors qu’il avait eu besoin de ces visions pour tout écrire ensuite. C’est l’apprentissage d’un relativisme absolu : se dire que la place qu’il occupe est dérisoire. Qu’en regard écrire ne peut être essentiel que s’il est adossé à ce dérisoire. Ces semaines inscrivent la tragédie radicale de l’Histoire : celle d’hommes irrémédiablement condamnés. « Quand et comment se réveillera le prolétariat africain ? Où sont et que font les étudiants, l’intelligentsia, les privilégiés non corrompus ? Quand et où naîtra-t-il un Lénine pour désigner l’ennemi, et donner confiance en sa force à la masse exploitée et habituée à l’exploitation depuis le commerce des esclaves ? Non, vraiment, la lutte des classes n’est ni une chose simple, ni même prévisible ; les voies de la lutte des classes sont impénétrables ! Comment croire une révolution possible dans les marais de l’incohérence, de la corruption, de la morale (apparente) du profit et de la servitude acceptée. Tout est là pour que l’explosion ait lieu, et l’explosion semble impossible. Les lois des antagonismes sociaux sont si peu mécaniques que... on finit par douter de leur existence. »
Comment faire pour se repérer dans l’histoire dès lors ? De nouveau se pose la question de l’appartenance au monde, de sa localisation dans le champ de force des mouvements tragiques. Artiste livré à la contemplation, occidental, lourd du poids de son individualité, Blanc qui porte le visage du colon, du maître, de l’homme, comme être solidaire de la classe ouvrière ? Dans le marais de l’incohérence, les eaux froides du calcul égoïste, Koltès y est, et les deux pieds, très concrètement : puisqu’Ahoada est sur le delta du Niger, l’un des plus grands marais du monde. Comment faire pour se repérer dans l’histoire ? Se repérer sur la terre ? Savoir si c’est la mer, ou le fleuve ? Koltès écrit à Gignoux : « Je pensais à cela dans la lagune, région qui n’est ni la mer ni la terre, lieu mystérieux, déroutant, incompréhensible, où il faut, pour s’assurer que l’on est bien quelque part, arracher au passage une motte de terre et l’écraser dans sa main, plonger son bras dans l’eau et ensuite le lécher pour sentir qu’il est salé ; alors seulement, dans cet espace apparemment si abstrait, on peut croire qu’il est à la fois fait de mer et de terre, et qu’à un moment donné, en avançant encore au milieu de l’indécision de la lagune, un jour, on aperçoit le grand large. » Faire une lecture politique de cette expérience sensible, c’est placer dans le corps, la chair, l’érotisme du monde — c’est ce que Christophe Bident nomme « avoir le sens du monde [23] » — un rapport à l’histoire qui pourrait opérer comme une réponse des contradictions. Une ligne des fuites plutôt, qui puise dans l’expérience sensible, charnelle, sensuelle, les moyens de « tenir le pas gagné [24] ». Le corps, l’expérience de l’incorporation du monde – la rencontre physique aussi du réel, des autres.
Si le corps pouvait être une manière de sortir de l’impasse politique — théorique — que propose la rencontre du réel, ce ne serait dès lors que dans sa radicale expérience : l’érotique. Et la lettre d’Afrique, comme toute l’œuvre future, élabore ainsi un point de fuite des apories par une sorte d’immanence absolue des rapports entre les êtres, où dans le jeu de miroir des regards, le désir s’aimante et réalise ce que l’histoire ne peut pas faire. Plus explicitement encore : la vision d’un rameur aiguillonne le désir, et concentre les énergies politiques des solidarités – Koltès n’est pas dupe de l’érotisation qu’il produit sur ses perceptions politiques (ou sur la politisation qui s’opère dans l’expérience érotisée du réel), puisque, en bas d’une rêverie sur le charme du rameur et celui du jardinier [25], il indiquera en note : « y a du Genet dans l’air !… ». C’est sous le prisme de la beauté que cette rêverie opère : la beauté, terme qui nommera dès lors pour lui, avec obsession à partir de ce voyage, cette articulation du politique et de l’érotique.
Koltès quitte vite l’Afrique pour l’Amérique où il écrira la pièce aperçue au Nigeria. C’est au Guatemala qu’il composera Combat de nègre et de chiens, après avoir atterri au Nicaragua le jour où à la tête d’un commando de 23 hommes, le commandant Eden Pastora s’empare du palais national de Managua et fait 1500 otages, dont la moitié sont des membres de l’Assemblée législative ou des hauts fonctionnaires du Nicaragua. Le dictateur Somoza lance une contre-offensive qui va obliger les Sandinistes à se replier dans les campagnes — c’est pourtant cette mèche qui va allumer le brasier de la révolution et conduire à la victoire de Daniel Ortega quelques années plus tard et la fuite de Somoza. Koltès voit tout cela de près, et il est même là pour cela. Il écrira deux nouvelles à ce sujet ; mais terrorisé, il quittera vite Managua : c’est dans le lointain qu’il écrira ce proche, et c’est par le détour africain qu’il racontera ces luttes et cette histoire, celle de la vengeance.
Parce que la poétique marxiste de Koltès joue par détour, et par l’allégorie, tente toujours de s’arracher au réel pour dire moins l’événement des choses que ses lois de gravité qui organisent les mouvements. La fiction est cette expérience de la pensée et des corps qui mettent en jeu un monde possible opérant le renversement. Avec Combat…, Koltès découvre les lois du théâtre aussi, celles de Gignoux, celles de l’histoire : celle de la fable. L’auteur aura eu ainsi besoin de faire le rencontre de l’Histoire pour pouvoir comprendre que l’histoire avait besoin d’être racontée sous forme d’histoire. Ce qu’il découvre, c’est les règles de la macrostructure qui permette dans leur lisibilité de rendre visible les forces plus profondes qui agissent l’Histoire. Et agir, c’est-à-dire aussi venger. « La torrentielle, dévastatrice, vengeresse puissance de la fiction [26] » qui se révèle à Koltès lui permet de reprendre pied dans les marais incohérents de l’Histoire. La fatalité ne disparait pas, mais la pièce expérimente des devenirs révolutionnaires de personnages qui échappent à l’histoire écrite pour eux. C’est moins l’avenir des révolutions que Koltès écrira que ce devenir des révolutionnaires. Vengeance d’Alboury venu réclamer le corps de son frère (le corps de l’Afrique même…) aux colons qui l’ont jeté dans les égouts. Vengeance plus tard d’Abad dans Quai Ouest, vengeance de Mathilde sur l’histoire algérienne de la France du Général Bigeard, dans Le Retour au désert…
L’avantage provisoire du mot « frère »
Une lecture marxiste de Koltès serait peut-être possible en termes de motif, de thème — et Dans la solitude des champs de coton pourrait sembler une sorte de jeu avec une façon marxienne les rapports d’échanges, des valeurs d’usage, du deal comme économie libérale des affects. Le Dealer et le Client négocient un objet dont personne ne veut dire ce qu’il est — avant qu’on devine qu’il s’agit de désir, peut-être, ou de la vie même, de leur mort. Jeu avec l’économie, plutôt qu’illustration d’une théorie économique marxiste…
À cet égard, penser le marxisme de Koltès, ce serait tâcher d’aller au-delà de ces purs motifs, pour essayer de voir des lignes de force structurant une forme d’action sur le monde, qui tient à la conception de l’écriture, et prend le relai de l’activité militante pour tâcher de nommer les espaces de reconquête du monde.
Après la rupture du programme commun — auquel Koltès avait cru —, il cesse toute activité militante. Le soir de l’élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981, il se réjouit vivement, mais il n’est pas à Paris : l’événement pour lui de ces jours est ailleurs. Le lendemain, 11 mai, il apprend la mort de Bob Marley. Toute la nuit, il la passe dans Harlem, avec ses frères de deuil : « Mais sache du moins que j’aime à retrouver des gens que je reconnais comme mes semblables (alors que tout semble au contraire nous séparer), que je passe mon temps à cela, et qu’ici abondent les gens de ma “race”, que je caractériserais par : l’inquiétude (fondamentale,) le désespoir absolu (et sans tristesse), et le goût du plaisir. Du coup, parlant tous la même langue, je ne me sens pas dépaysé [27]. »
Après 1981, et surtout 1983, il signe toujours certaines lettres de vive la révolution, mais son engagement dans les luttes concrètes perd de sa vigueur. Il s’intéressera toujours de près aux joutes politiques, et jusqu’à la fin, votera, et s’exprimera aussi publiquement sur la montée du Front national.
Que restera-t-il du marxisme de Koltès, dans ces années 1980 où il devient un auteur dramatique joué et célébré, monté par Chéreau et sur les scènes du monde ? A première vue, les spectacles présentent des objets clos sur leur propre fable, spectaculaires d’histoires dont les allégories dialoguent mystérieusement avec le présent dans une langue qui pourrait faire écran à ce qui se dit. Telle fut la réception, porté par le spectaculaire sténographique de Chéreau. Pourtant, le geste allégorique — qui a immédiatement séduit le metteur en scène — n’a de sens que s’il sert justement de détour pour lire le monde comme ce territoire des combats, ces rapports de force à mener parce que c’est dans ces rapports que la vérité de l’être et des choses se disent et se traversent.
Les fables de Koltès voudraient reconquérir des espaces de fiction abandonnés ; elles prennent appui sur des lieux délaissés du monde (des hangars vides, des coins de rue, des dehors sans fonction sociale) pour fabriquer du présent par le théâtre, et des relations, secrètes et affectives, violentes ou évidentes.
Marxisme insistant de Koltès au-delà de l’activité militante, écrit dans l’horizon de communautés qui s’arrachent de l’origine et des identités nationales pour chercher des solidarités actives. Toute sa vie Koltès aura été à la recherche d’un tiers-monde, de frères, Bob Marley, Bruce Lee, frères d’écriture et de fantasme, et frères réels aussi dans Harlem : camarades, où l’immigré était le prolétaire par excellence, et pour qui la solidarité s’exprimait par les affects, l’immédiate entente, l’évidence d’être un proche, si lointain soit-il.
Marxisme singulier de Koltès parce qu’il fait du camarade l’espace complexe de la fraternité de classe : le camarade est le frère qui excède toute appartenance familiale. C’est l’horizon et le fondement du marxiste Koltès tel qu’il s’écrit et s’éprouve dans l’affrontement entre frères et ennemis indépassables. Frère qui est la valeur terminale sur laquelle sera possible le monde vengé du présent. Frère, mais frère qu’on choisit : dans l’espace concédé entre la fatalité tragique, et l’échappée de ses propres conditions familiales ; frère qu’on trouve pour déjouer les pièges du tragique sans lui échapper pleinement. Frère : plus qu’un mot, une virtualité politique du poétique. Et toute l’œuvre est une méditation en acte du frère, du mot frère — de l’usage politique du mot frère, excédant le camarade, ou l’emportant avec lui.
L’avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot désignant ce qui lie quelqu’un à quelqu’un, c’est qu’il est dépourvu de toute sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tout les cas, on peut facilement l’en débarrasser.
Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit avec regret.
Et puis il suggère l’irréversibilité et le sang (pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le corps et qui n’a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l’estomac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir) [28] .