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Bernard-Marie Koltès | Poétiques du récit
Thèse de doctorat • Partie II
vendredi 15 décembre 2023
Entre 2009 et 2012, j’écrivais une thèse de doctorat autour / avec l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, sous la direction de Christophe Bident et de Christophe Triau à l’université Paris-VII. Un premier volume portait sur la biographie de l’œuvre et s’intitulait « Génétiques du récit. L’écriture et la vie » — cette partie, remaniée et réécrite, a fait l’objet d’un ouvrage paru aux éditions de Minuit en 2018 sous le titre Bernard-Marie Koltès.
Un second volume de la thèse s’articulait en deux parties : « Poétiques du récit » d’une part et « Éthiques du récit » d’autre part.
Je dépose ici ces pages – ici, les enjeux de constructions poétiques ; et ailleurs, les questions politiques que cette écriture soulève.
Table
— POÉTIQUES DU RÉCIT
– L’Artisanat du récit. Tissages et tressages
1. L’invention de l’immédiat – le refus du récit
2. Renversement — le lieu et la formule
3. Ne plus inventer — l’hypothèse de la réécriture à l’infini– Temps du récit
1. Discordances & concordances
2. Durée & déploiement
3. La Nuit & le Jour : éclats du temps– « Dès lors et pour un temps » : ‘Prologue’
1. Le roman ou la déconstruction du récit
2. L’interruption dynamique ou le monologue dialogique
3. Passages à la ligne du récit ou le désœuvrement– Le territoire de la langue
1. Au lieu du récit, la langue
2. Une rhétorique dominée, le récit
3. Hypothèses musicales, les battements– Le territoire du corps
1. Le corps de l’acteur : la loi du désir
2. Un modèle radical : le Théâtre-Laboratoire de Jerzy Grotowski
3. L’acteur : le « degré zéro de l’histoire à raconter »– Le territoire du lieu
1. Le plateau : enjeux de la matérialité
2. Les seuils — franchissement, de la plasticité des lieux
3. L’ailleurs — fuites, de l’aura aux utopies– Surface et profondeur
1. Métaphores et métaphorisations
2. L’écriture souterraine contre la scène
3. Énigmes des personnages– Les degrés du récit
1. Opacité et transparence : raconter à travers
2. Ironie et mélancolie : raconter de biais
3. L’amour : raconter autre chose– Utopie du récit — ‘Nouvelle III’
1. Premier voile : le « geste furieux » d’une fable criminelle
2. Deuxième voile : « un lieu terrible » au comble du monde
3. Troisième voile : « Babel blanche » de tous les mots de toutes langues
POÉTIQUES DU RÉCIT
Les écritures du récit
Si une biographie de l’œuvre a un sens, c’est dans la mesure où elle permet de dégager dans l’écheveau des relations entre la vie et l’écriture non ce qui appartient à l’une ou à l’autre, mais ce qui organise le champ de force complexe de l’existence quand elle s’écrit, le travail à l’œuvre de la vie sur l’écriture et de l’écriture sur la vie. En suivant tout d’abord pas à pas, un texte après l’autre, les génétiques des textes de Koltès, tâchant de localiser les gestes successifs de l’écriture, il a semblé qu’un tel mouvement de composition et de recomposition ne pouvait se produire que dans une présence intempestive et singulière : chaque texte est singulier car chacun répond précisément au moment d’inscription qui l’exige ; chaque écriture est intempestive puisqu’elle se saisit de ce moment dans un mouvement d’écart avec le texte antérieur ou l’expérience qui l’a fait naître, écart qui empêche toute identification avec tel fait vécu, tel moment éprouvé.
Chaque texte, puisqu’il répond à l’appel extérieur formulé par l’expérience (la rencontre avec un monde, un lieu, un visage qui obligent), et parce qu’il se déploie selon les contraintes internes données dans l’écriture, demeure définitif et clos par le geste qui le forme. Cette exigence formulée maintes fois par l’auteur n’est pas sans rapport avec une manière d’envisager radicalement la vie, où l’expérience ne peut s’accomplir qu’une fois, et une fois seulement, avec la volonté de la traverser entièrement pour en finir avec elle : « Moi, j’ai deux valises ; une sur laquelle c’est écrit ‘‘plus jamais ça’’ ; et sur l’autre : ‘‘j’ai pas encore essayé’’. Et je passe ma vie à faire passer ce qu’il y a dans celle-ci dans l’autre . » comme le dit Tony. Cette dynamique dit assez bien ce rapport envisagé par Koltès avec la vie et avec l’écriture.
Les contradictions esthétiques, les démarches dramaturgiques opposées et revendiquées, par exemple quand il s’agit pour Koltès de comparer Quai Ouest et Le Retour au désert sur la question de la dynamique d’entrée et de sortie des personnages, ou les contraintes données et si diverses d’une pièce à l’autre, empêchent de poser sur cette écriture une direction thématique ou dramaturgique surplombante capable de les regrouper et de les faire parler ensemble. Mais parce que ces textes, au-delà de la singularité de chacun, traversent une vie qui les a composés en son nom, un même nom qui signe tous ces textes, il revient, après le balisage de ces instants successivement et absolument habités par leur auteur, de comprendre leurs relations, et de les entendre ensemble.
Ces relations ne peuvent se dégager qu’en ayant recours à une prise extérieure aux lois de l’écriture dramatique pour approcher les tensions qui animent tous les textes, et pas seulement les pièces. Depuis le premier texte jusqu’au dernier, la question du récit peut figurer cette tension : le paradigme d’un parcours. Le récit précisément comme question et tension qui traverse l’écriture, l’inquiète comme un enjeu sans cesse déployé et dévoyé. Différent de la notion de dramatisation, ni équivalent à celle de la fiction, débordant la technique de narrativisation, l’enjeu du récit — l’histoire fabriquée et l’histoire racontée : l’outil et le produit de cet outil — anime le geste d’écriture dans la totalité de ses ressources et des genres parcourus. En cela, la question du récit permettra de comprendre la conception koltésienne du rôle de l’écrivain, et de son art en général. En ce sens, le récit est moins le signe d’une technique qu’une vision de l’écriture et du monde portée par Koltès, et une stratégie d’affrontement de la scène et de la vie.
En ce sens le récit sera moins dans un premier temps ici le concept défini par la narratologie, une structure de parole, qu’une notion que l’on voudrait d’abord la plus large et la plus souple possible pour dire le plus précisément ensuite les champs de force investis par et dans les textes de Koltès. Notion parce que non circonscrite à un champ théorique a priori, le récit est ici entendu comme un mouvement, et une exigence à l’œuvre dans chaque texte de Koltès, mouvement et exigence de « raconter bien » et « avec les mots les plus simples ». Que recouvre cette modeste ambition ? L’écriture affichée comme artisanat ?
Il s’agirait d’une trace qui insiste aussi, signe d’une volonté de plus en plus affirmée de « s’en tenir là » : ne rien inventer, seulement raconter ce qui a déjà été composé par d’autres puissances (paradoxe et violence de cette prétention qui ne peut résister à l’examen, parce que l’auteur, quoi qu’il prétende, compose avec le réel en composant sa pièce : mais prétention qu’il faudra prendre dans un premier temps à la lettre pour saisir pleinement sa portée). S’en tenir là, précisément où l’écriture se confond avec le raconter ; là où peut-être aussi raconter suffit à définir la tâche de l’écrivain, sur l’espace de la page et dans les territoires du monde recherchés par elle.
« Poétiques du récit » : on entendra par ce terme ce qui « met la marque de la production, de la construction, du dynamisme sur toutes les analyses ». Poétiques plurielles, ou comment cette écriture se définit dans la multiplicité des « essais » que représente chaque texte, formulant en chacun des lois de composition appelées à être dépassées, voire contredites — mais dans la mesure où cette contradiction représente aussi leur traversée. Si la prise poétique sera ici celle du récit, c’est que cette notion, envisagée dans son sens large (l’action de raconter et le produit de cette action) permet de traverser l’ensemble des écritures koltésiennes pour les envisager dans l’acte même de leur production. Dans le parcours d’écriture, ces lois seront comme « les sentiments éternels » ou « les lois éternelles en mécanique : des conneries provisoires ». Ceci concernerait tous les pans de l’écriture, ses méthodes et ses motifs : par exemple, justifiant l’illisibilité des auteurs classiques en matière d’amour, Koltès les avait récusés définitivement au nom même de ces lois frappant le langage lui-même : « Aujourd’hui, l’amour se dit autrement, donc ce n’est pas le même ».
Si « l’amour est à réinventer », c’est à chaque génération, parce que le verbe change et, avec lui, la perception du monde. C’est surtout, avec l’amour, toutes les dispositions de l’homme qu’il s’agit de réinventer. L’art se réinvente suivant la même exigence, et chaque pièce de Koltès s’invente donc en se réinventant selon cette modalité qui redispose sa matière et la recommence toujours de zéro depuis la page blanche. Le verbe, le sentiment qu’il nomme, le monde que l’écriture vient peupler doivent être refondés d’un même geste et selon la même exigence : c’est cela aussi que porte le récit. Pourtant, ce zéro n’annule pas l’amont, mais le contient : ne pas écrire depuis, mais avec l’origine, pour à chaque fois la produire.
La chose qui est douloureuse, c’est que, quand on se décide à écrire sur un sujet, on se défonce totalement, on l’épuise complètement, pour soi en tous cas, et c’est une manière par la suite de ne plus pouvoir le voir, de ne plus l’aimer. Là c’est le cas [le roman]. J’ai un peu le même problème — en moins fort — quand mes pièces sont jouées deux ans après avoir été écrites : le sujet est un peu perdu pour moi .
Dès lors, il n’y a pas de poétique de l’écriture koltésienne, comme il ne saurait y avoir de dramaturgie constituée en amont du geste d’écrire qui en disposerait idéalement. Cela ne signifie pas — au contraire —, une absence de lois présidant à la composition, une absence de poétiques qui la régissent, une absence de cohérence et de relations construisant d’une pièce à l’autre un paysage d’écriture habité par une même conscience d’auteur, signé d’un même nom. Cette multiplicité, si elle représente évidemment un défi à tout discours critique qui voudrait l’envisager ensemble, est cependant moins un obstacle qui menace l’œuvre d’éclatement, qu’une force d’organisation dont il faut prendre la mesure pour comprendre en quoi ces textes renouvellent radicalement les forces d’écriture.
Outre le nom propre d’un auteur — signature qui unifie d’un seul geste immédiat mais non moins problématique, tous ces textes singuliers sous un même ensemble —, des processus de reprises et des traverses souterraines, des échos structurants, des prises tout à la fois dissemblables mais jouant sur des mêmes plans bâtissent une architecture transversale, que cela rende caduque ou du moins complexe la notion d’œuvre, terme récusé par Koltès (mais pour des raisons qui n’ont rien de théorique), ou que cela redéfinisse la configuration cette notion au profit d’une écriture qu’on dirait œuvrée, ou œuvrante, sans souci d’une cohérence globale, mais comme fabriquée au coup par coup. Ce qui compte désormais ici, après avoir cherché les présences immanentes et successives des textes de l’auteur, est de déceler leur contemporanéité : à quelle présence ces textes se rendent-ils contemporains ? Qu’est-ce qui produit entre eux une solidarité qui pourrait les rendre contemporains d’un monde, d’une technique, d’un rapport au monde ? Après le dessin d’un parcours, il s’agit à ce moment de l’étude de considérer le moment où se recompose à neuf une trajectoire des poétiques plurielles, et de mesurer les décalages pour désigner la portée d’une écriture multiple, multiplicité en laquelle réside cette unité problématique de l’écriture de Bernard-Marie Koltès.
Poétiques plurielles et singulières, mais toutes traversées du souci du récit : qu’il soit neutralisé, subjectivé et monologique, ou exposé, objectivé et dialogique, dramatisé, affronté pour être réalisé, le récit est toujours l’inquiétude qui anime ces textes, et moins la forme que l’élément même dans lequel les textes évoluent.
C’est pourquoi cette notion peut être, hors de toute définition a priori, envisagée comme un point d’entrée apte à saisir ensemble chacun des soucis de l’écriture : un point de vue sur l’écriture et un questionnement capable de rendre compte sur l’axe des années (en abscisse) et sur celui de la composition (en ordonnées) de la totalité du corpus koltésien : parler ensemble des pièces (adaptation, création, mise en scène ; monologue, dialogue, montage et réécriture) ; de la prose narrative (roman ; scénario de film ; nouvelles, proses brèves) ; de la prose critique et péri ou paratextuelle (notes de programme ; discours didascalique ; article critique) ; des entretiens et des lettres ; etc. Que les textes soient plus ou moins frontalement narratifs, toujours l’inquiétude du récit les conduit : c’est dès lors toujours avec cette notion de récit que l’on va interroger ces textes parce qu’ils racontent tous et sous toutes les formes possibles et impossibles « un bout de notre monde, qui appartient à tous. » On verra comment cette appartenance est arrachée dans le récit, qu’il est le fruit d’une production littéraire, l’enjeu d’une technique.
Dès lors, à l’organisation chronologique des écritures, on suivra des angles d’approche qui examinent à chaque fois un rapport de l’écriture au récit : puisque c’est en termes de rapport qu’on approchera l’écriture du récit : rapport comme relation, mesure, distance, accord, mais aussi et peut-être surtout déplacements, ainsi que le note la définition du Littré dans le premier sens du mot rapport :
Action de rapporter en un lieu.
Terres de rapport, terres prises dans un lieu et apportées dans un autre.
Terme de marine. Rapport de marée, masse d’eau que la mer, en montant, apporte sur le rivage, dans le port, dans une rivière, dans un canal.
C’est la mesure de ces rapports qu’on se propose d’étudier ici, ces masses de déplacement et leur faculté à produire du récit, à déconstruire l’illusion que le récit s’effectue seul, questionnant ainsi profondément les relations entre le réel d’une part et la scène (ou le livre) d’autre part, entre l’expérience du monde et l’écriture éprouvée, entre le désir et sa réalisation. Car l’écriture du récit pour Koltès ne va pas de soi — c’est-à-dire que le récit lui est toujours un processus complexe, jamais une donnée acquise ; il s’obtient, s’arrache même parfois, et s’engage dans des jeux de déterritorialisations génériques (entre théâtre, cinéma, roman…) ou dialogiques (monologue adressé, dialogue en déliaison, polyphonie successive…)
Déterritorialisé, le récit l’est d’autant plus qu’est centrale la notion d’espace dans une poétique narrative qui se rêve métaphorique au sens propre : organisé localement dans sa visibilité, le texte (pièce, roman, film, etc.) construit un espace de la lisibilité immédiate, mais renvoie à une expérience qui la dépasse et la soutient, engage une production de sens plus profonde, plus mystérieuse ou plus secrète, englobante et souterraine. Ce sont ces dialectiques (local et global ; visibilité et invisibilité ; lisibilité et opacité ; exposition et intimité — qu’on pourrait résumer en termes plus généraux de profondeur et de surface) qui fondent à la fois la singularité de cette écriture et la puissance d’évocation, d’énigme inouïe, et pourtant de reconnaissance qu’elle a pu susciter lorsque, par exemple, Chéreau a mis en scène certaines de ses pièces. En cela, il peut y avoir, non une leçon Koltès, ni une exemplarité, mais une vue sur une pratique du récit contemporain apte à nous informer sur ses mutations et ses renouveaux, au croisement des genres et des mondes.
Ces enjeux d’espace et de transpositions métaphoriques sont au cœur d’une déconstruction du récit conçu traditionnellement comme prétendue ligne droite de narration, par exemple dans le roman canonique, support des relations entre les personnages, décor intérieur du drame suivant le schéma d’une évolution progressive. Koltès, lecteur de romans plus que de pièces de théâtre, et de romans qui n’ont eu de cesse de questionner la forme narrative (Proust, Faulkner, Vargas Llosa, Hugo, Conrad), sait que le récit ne peut être une forme empruntée, mais possède une valeur d’usage qui est celle de sa fabrication perpétuelle, reconfiguration incessante en laquelle réside son essence fuyante et recomposée.
En cela, la notion de récit — non pas son concept ou sa définition — ne cesse pas d’être forgée par et dans les textes eux-mêmes : l’horizon du récit, c’est le récit lui-même, non ses commentaires. Il serait d’autant plus réinventé qu’il se produit dans la contestation de sa propre forme. Ce que Koltès invente, autant qu’un langage, des personnages, des récits, c’est un rapport au récit tel qu’il questionne la possibilité même de l’histoire, de sa délivrance, de son sens.
On n’oubliera pas non plus la part narrative de certaines lettres — déterritorialisations là encore, quand l’homme, écrivant ailleurs à ses proches, depuis l’ailleurs, écrivant cet ailleurs même, tente de réduire la distance et l’écrivant à mesure la creuse. Ces récits épistolaires, essentiellement attachés à des lieux (Moscou ; New York ; Lagos ; Tikal ; le Brésil ; puis New York de nouveau…) se saisissent directement de l’expérience et construisent des dynamiques de récits servant de point d’appui à la perception du monde avant sa reconfiguration dans les pièces ou les proses d’invention : en ce sens, elles nous sont précieuses, non pas seulement comme documents témoignant de ce que fut la vie de Koltès, mais comme travail déjà à l’œuvre, toujours mis en œuvre, des poétiques du récit.
Revenir sur toutes ces poétiques, c’est les interroger en fonction de ces questions qui les animent, travailler les tensions et les processus de production, que ce soit au niveau du macrocosme de l’intrigue — questions des débuts et des fins ; d’unités classiques et de règles dramaturgiques ; de suspension et d’interruption ; de récits dans le récit ; de mise à distance… —, ou au niveau du microcosme de la langue — questions de vitesse ; d’intensité ; de musique et de rythme ; d’altération du langage et de sur-littérarité ; d’ironie et d’humour ; de dramatisation. On suivra les multiples assertions de Koltès , sa seule « envie de raconter bien », de ne vouloir faire qu’œuvre d’artisan attentif exclusivement — du moins l’affirme-t-il — aux agencements de récits : « On essaie souvent de nous montrer le sens des choses qu’on vous raconte, mais par contre, la chose elle-même, on la raconte mal, alors que c’est à bien la raconter que servent les auteurs et les metteurs en scène, et à rien d’autre ».
Récit est l’hypothèse que Koltès formulerait en même temps qu’une décision qui l’engage, un pari fait non seulement au théâtre, mais à l’écriture elle-même, quel que soit son genre. Au théâtre, les pièces de Bernard-Marie Koltès racontent. Elles n’ont pas cessé de raconter de plus en plus — et, selon son auteur, de mieux en mieux : l’art dramatique consistant pour lui à acquérir une plus sûre maîtrise de l’art de raconter, qui se confondrait, peu à peu, avec le théâtre. Quand il sort du théâtre, c’est toujours dans le récit qu’il se situe : puisqu’il est l’horizon indépassable et l’exigence technique de l’écriture. Mais raconter quoi ? Avec quels outils ? Et par quels usages ? Selon quels rapports ?
On se proposera donc d’établir ces rapports successifs dans le champ de la poétique — rapports de tensions irréductibles puisque l’écriture ne cherche pas tant à réduire qu’à formuler des puissances d’être et de langue qui s’opposent, circonscrire des territoires et des désirs contradictoires qui sont ses dynamiques, des figures et des situations saisies parce qu’ils ne peuvent l’être, et bien souvent pour cette raison seule : si la scène se justifie pour Koltès parce qu’elle est le seul lieu des rencontres improbables, peut-être est-ce le cas également pour l’écriture, espace de rencontres, non seulement entre personnages, mais surtout entre énergies du monde contraires, entre soi et soi, entre la langue qui dit et la langue qui se refuse. C’est pourquoi, les rapports entre les deux termes de ces équations se posent comme autant d’impossibles : l’écriture de Koltès se fonde précisément depuis l’impossibilité (de rejoindre, de se situer, de se réaliser) pour s’élaborer, et c’est même ces impossibles qui pourraient la produire.
Cette série d’impossibles, qui guide ici l’étude, sont regroupés parce qu’ils permettent de se saisir à différents niveaux ces rapports qui composent et ne cessent de construire les désirs de l’écriture. Ce que l’on nommera et définira comme impossible ne possède pas le sens d’une négativité qui empêche : la douleur (d’une telle poétique) est au contraire ce qui la fonde, et la renouvelle — elle est aussi et surtout sa joie : c’est bien parce que l’impossible est une dynamique qu’il permet d’envisager l’écriture de Koltès comme une puissance, et non acte, comme une tension vers son incarnation, et non réalisation ; comme un recommencement renouvelé enfin capable tout à la fois de rebattre les cartes et de prolonger une écriture :
« Raconter bien »
DURÉE DU RÉCIT
Chapitre I.
L’Artisanat du récit.
Tissages et tressages
Avant, je croyais que notre métier, c’était d’inventer des choses …
Raconter une histoire, plus qu’un point de départ théorique, dessine un devenir de l’écriture qui s’est arraché d’une position première, antagoniste. Cet agôn du récit, on a décrit son geste, il faut désormais en étudier les enjeux. Agôn complexe, dialectique de travail qui permet d’envisager l’écriture de Koltès sur la forme comme une lutte d’abord contre la forme — le combat avec le récit structure en effet la fabrication des outils narratifs peu à peu concédés, puis appropriés, enfin manipulés par un auteur qui a souvent mis en avant la question technique : technique qui se confond pour lui avec l’art du récit, d’abord son refus, puis sa conquête, enfin sa maîtrise.
Car le souci du récit ne s’impose pas d’abord, mais il en émerge comme le produit — une orientation devenue peu à peu centrale jusqu’à devenir le critère absolu. C’est qu’au départ, raconter ne semble pas seulement négligé, mais comme repoussé, et la fable largement en arrière-plan : on verra quel plan, et de quel arrière. Saisir ce mouvement, ce n’est plus se situer du point de vue de l’écriture, mais envisager celle-ci en fonction de sa finalité. Ainsi paraît-il essentiel de voir que Koltès se soit finalement donné cette exigence de raconter au cours de l’écriture — pour comprendre que cette exigence demeurera toujours en tension avec des mouvements plus instinctifs qui s’y opposent. Dès lors, dans ce mouvement que l’on a fait apparaître dans notre première partie, c’est le récit — davantage que le souci de tel ou tel motif, l’obsession de tel ou tel thème — qui tient lieu de puissance motrice et d’orientation générale de la poétique, comme élément enveloppant qui donne sens : récit refusé ou récit élaboré, c’est lui que travaille l’écriture.
1. L’invention de l’immédiat — le refus du récit
Présence & devenir
Dans les premiers textes, raconter une histoire commença par être un repoussoir — parce que ce qui importait, c’était le souci de l’efficacité immédiate, d’une violence arrachée au plateau, d’une défiguration recherchée du théâtre, du spectateur, de l’acteur sur scène et seulement là, pour le temps du spectacle. Metteur en scène, Koltès, on l’a vu, cherche l’abstraction de la situation pour aborder la concrétude des corps : corps joué de l’acteur, corps représenté du personnage, corps interpellé du spectateur. Le récit n’est pour lui que le cadavre de la littérature que l’auteur met en pièces pour se réaliser, assassine pour se donner naissance. C’est par ces mises à mort de la littérature comme récit, le refus d’un héritage littéraire, que Koltès met à jour en lui, et en scène, l’ethos d’un devenir-écrivain.
Mais ce déni de récit dit déjà un rapport à l’histoire qui se construit contre lui, et construit de l’intérieur l’exigence de ces adaptations liminaires : Koltès commence donc à écrire en refusant le geste d’auteur qui consiste à inventer le récit pour mieux inventer des procédures de délivrance d’images. Dès lors, l’œuvre se produit à travers des histoires déjà constituées, comme un matériau de base bâti comme pour l’auteur, puisqu’il s’autorise ensuite à les interpréter, moins comme un traducteur qu’un musicien sur son instrument. Le récit premier n’est pas un horizon, mais une matière première : il s’agit plus que de s’y subordonner, d’en faire usage : usage qui consiste à le défaire, à s’en défaire.
Quand il représente Les Amertumes, La Marche, Procès Ivre — le triptyque des adaptations —, il choisit de ne pas exposer la fable que chaque texte-source porte : ni la trame linéaire d’Enfance de Gorki, ni celle plus complexe de Crime et Châtiment de Dostoïevski, ni celle plus schématique du Chant des chants ne sont visibles ou lisibles dans les spectacles du Théâtre du Quai. Les récits sont seulement évoqués comme des citations narratives lointaines, l’aura d’un texte perdu qu’il s’agit d’oublier davantage. Le travail consiste même à exposer un spectacle qui les fera oublier, voire s’en passera pour se constituer. Le geste de création est, dans un premier temps, loin du souci de restitution, celui d’une déconstruction de ces récits premiers en narrations fragmentées. Le jeu sur la différence active entre les hypotextes et les spectacles produits, pensés par Koltès comme la production d’une expérience inhérente au récit davantage que comme une reproduction / restitution de ce récit pour la scène, atteste un déplacement des ressources narratives. Mais s’il ne reste qu’un récit mis en pièces, quel récit s’expose à la place dans la pièce ?
Impressions immédiates : une lecture en intensité
Outre un récit en creux, c’est un vide comblé qui se laisse voir, et largement, par des événements de langage et de narration déliés d’une ligne narrative en surplomb. Celle-ci existe pourtant. Dans chacune de ces pièces, une trajectoire grossière est esquissée comme une ligne simple : un enfant assiste à des violences de tous ordres (Les Amertumes) ; un criminel tente d’échapper à la culpabilité (Procès ivre) ; deux couples s’adressent l’un des mots d’amour, l’autre de haine (La Marche). Mais on voit rapidement que ce n’est pas là, dans l’orientation générale de ces fables, que se situent ni le travail de Koltès, ni le sens de ses recherches, ni l’intérêt de ces spectacles. Ce qui s’élabore, c’est l’immédiateté d’images et d’émotions perçues : les violences auxquelles assiste l’enfant seront produites comme un enfant les verrait ; l’échappée impossible du criminel sera perçue dans l’ivresse (l’excès et l’altération) de multiples dénis ; la relation amoureuse sera exposée sous sa fragilité et sa force, l’une blessant l’autre à chaque fois, empêchant que ne se fige une quelconque position. Ce sont ces jeux de perception et d’altération, d’inquiétude des lignes et d’inclusion au sein d’une expérience sensible sur lesquels se concentrent les spectacles, qui font du récit une forme secondaire, appui premier traversé, planche d’appel.
De là cette recherche d’une fable non fabulaire mais immédiate, d’une interruption constante de la ligne de narration au profit de surgissements d’instants, de flashs sur l’histoire comme sur la conscience du spectateur ou sur le corps de l’acteur (ou sur le plateau, via des jeux de lumières puissantes). Le récit interrompu ne se laisse voir que dans la suite de présences successives : en cela s’explique sans doute la déconstruction conçue comme ré-agencement du matériau de base, re-création totale de l’origine littéraire jusqu’à perdre de vue cette origine désormais évacuée, présente encore en fantôme de récit premier que le spectacle-spectre double et projette sans le laisser voir.
Car le récit est dans les premières pièces un pré-texte : une donnée arrachée aux (grands) Pères qu’il choisit et démine — dont il se saisit sans doute pour mieux les déconstruire. Du récit de Gorki, de la Bible, de Dostoïevski, Koltès conserve moins le signe du récit que sa trace effacée. Ce qu’il exhibe, c’est justement cet effacement. Le récit est une mémoire de la littérature qu’il n’est pas utile de rappeler, et le théâtre va jouer précisément dans les interstices de cet oubli. C’est comme si Koltès écrivait dans la résistance de ces récits : le spectateur se souvient de la trame de Crime et Châtiment, et pour lui inutile de la rappeler ; mais on se souvient davantage encore que l’on a oublié ce roman. Autant écrire dès lors dans le pas de côté générique offert par le théâtre et permis par l’évacuation de l’hypotexte. Dès lors, le récit ne fonctionnera pas par identification avec la fable première, et peu importe qu’on sache ou non qu’il s’agit d’une adaptation : le personnage peut s’appeler Raskolnikov, ou Rodion, ou autrement encore, ce n’est pas là que se joue, pour le spectateur, la teneur du spectacle. Si on a dit plus haut combien Koltès cherchait avant tout à retrouver les points de force et les champs d’énergie les plus intenses des textes-sources, c’est que le récit de ces textes généralement narratifs est alors défait de l’intérieur, défiguré en ce sens où il n’est plus reconnaissable (ou alors seulement comme corps étranger) à force d’avoir été accentué à certains endroits par lui non motivés. L’expérience du spectateur n’est pas celle de la reconnaissance de l’histoire, ni d’une histoire, même autre, pas même celle de l’absence de l’histoire : ce devant quoi il se trouve est la succession de présents, de tableaux imposant une présence sans mémoire ni histoire.
Dès lors, tout le travail de Koltès lorsqu’il met en scène tient précisément en cette lutte qu’on dirait acharnée contre le récit conçu comme durée : en dilatant les moments, en travaillant le corps dans son instant d’exécution, en fabricant une articulation du verbe dans la bouche de ses acteurs sculptés dans l’exigence primordiale de l’instant, Koltès cherche à arrêter le récit. Il interrompt en lui ce qui pourrait produire une ligne. Ces recherches durant ces années s’ancrent ainsi en premier lieu sur l’immédiateté de la représentation, sans souci d’élaborer une fiction mimétique : ces représentations sont des performances immédiates au plateau et pour lui seul envisagées dès l’écriture.
La portée de ce spectacle se situe dans l’immédiat, — dans l’expérience immédiate — et, de ce fait, devrait interdire, je crois toute espèce d’appréciation, en ce sens que l’expérience aura eu lieu ou n’aura pas lieu. En dehors de cela rien ne vaut la peine d’être envisagé.
Cette formulation à la fois radicale et simple consiste à situer le sens du texte et ses effets dans le moment de la scène dite, de superposer l’émotion recherchée et ses enjeux (ce que Koltès nomme ici « la portée ») dans l’impression immédiate — et comme Alexis est le témoin impressionné du spectacle, l’élément impressionnant étant les personnages en situations, on voit là combien le spectacle est tout entier pensé dans l’articulation d’Alexis et des spectateurs, le personnage devenant une manière de projection et de réalisation de la pièce : l’élément tampon qui éprouve pour le spectateur l’action sur scène. Dans ce mouvement dialectique d’impression et d’expression, de jeu photographique apte à une révélation chimique sur la plaque de la conscience , Alexis sert d’axe, de position de lecture qui s’inscrit en elle comme lieu d’où il est seul possible de percevoir et d’éprouver la pièce :
Démonteur du mécanisme, explorateur des règles du jeu, origine et aboutissement du jeu lui-même, le personnage d’Alexis se situe hors de l’action, puisque l’action n’existe que par opposition à lui. Mais c’est par lui que le spectateur peut entrer dans les limites de l’expérience, découvrant avec lui et au fur et à mesure de son « grandissement » autant l’essence du jeu que la fragilité des conventions sur lesquelles il est établi .
De là l’évidence qui fait des Amertumes plus qu’une simple ébauche servant de tremplin pour des pièces futures, plutôt une manière de formuler la possibilité de l’écriture et de sa réception en amont d’elle : dans une pièce, l’essai se voudrait absolu, d’une ambition étonnante. En superposant l’expérience du personnage et celle du spectateur, c’est aussi une façon de renverser la position du spectateur et la manière de concevoir le théâtre et sa fable. C’est le forcer à bouleverser sa position, à le placer au lieu même où le geste de l’acteur fabrique la scène narrative et sa parole. L’expérimentation va si loin qu’elle tente de dépouiller l’ancienne position critique de ses prérogatives, c’est-à-dire de l’appréciation, qui a le double sens du jugement et du plaisir. Décapant le regard, c’est une invitation à renaître comme spectateur (à sa propre appréciation) qui se donne ici, dans le spectacle, comme Alexis renaît au terme de la pièce.
Le propos de Koltès rejoint ici ce qu’écrira Gilles Deleuze, près de dix ans après sur la manière de lire — sur celle d’envisager la valeur esthétique hors son évaluation, mais dans l’immédiateté de son expérience, au sein même de celle-ci : intensité contre jugement.
C’est qu’il y a deux manières de lire un livre : ou bien on le considère comme une boîte qui renvoie à un dedans, et alors on va chercher ses signifiés, et puis, si l’on est encore plus pervers ou corrompu, on part en quête du signifiant, et le livre suivant, on le traitera comme une boite contenue dans la précédente ou la contenant à son tour. Et l’on commentera, l’on interprétera, on demandera des explications, on écrira le livre du livre à l’infini. Ou l’autre manière : on considère un livre comme une petite machine a-signifiante ; le seul problème est : “est-ce que ça fonctionne, et comment ça fonctionne ?” Comment ça fonctionne pour vous ? Si ça ne fonctionne pas, si rien ne passe, prenez donc un autre livre. Cette autre lecture, c’est une lecture en intensité : quelque chose passe ou ne passe pas. Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C’est du type branchement électrique. (…) Cette autre manière de lire s’oppose à la précédente, parce qu’elle rapporte immédiatement un livre au Dehors. Un livre, c’est un petit rouage dans une machinerie beaucoup plus complexe, extérieure. Écrire, c’est un flux parmi d’autres, et qui n’a aucun privilège par rapport aux autres et qui entre dans des rapports de courant, de contre courant, de remous avec d’autres flux, flux de merde, de sperme, de parole, d’action, d’érotisme, de monnaie, de politique, etc.
Koltès propose dans ses spectacles une lecture en intensité et en présence, non en valeur et en réflexion, en cela évacue-t-il tout jugement : « l’expérience aura lieu ou non », aura fonctionné ou pas. C’est dans le flux immédiat, non différé, que se joue l’effort de concentration des énergies du plateau, sur le plateau, qui n’admet aucun dehors, pas plus le Dehors du monde que celui de la littérature dont pourtant il tire son origine. C’est du dedans de ce plateau et de l’expérience que cette origine se déploie au-devant et s’invente. La portée est immédiate, « de type branchement électrique », parce que comptent ici, plus que tout, la puissance du flux échangé, la valeur de l’échange comme force imposée de la relation. L’intensité recherchée ne réside par conséquent plus dans le sens, mais dans le geste de délivrer, de se délivrer aussi, en lui. Et finalement, le but ultime n’est pas l’ajout de sens au monde, mais le récit — seul qui demeure — d’une naissance comme « grandissement » de l’être, soi-même accru dans la puissance accordée par le spectacle et en lequel se joindre et se mêler pour en devenir une part, celle qui l’accroît, et celle qui l’accomplit, celle qui ne la clôt que pour la poursuivre dans la vie ainsi commencée par elle.
Ceci pour tenter d’expliquer un travail apparemment formel — où je n’ai d’ailleurs pas le sentiment d’avoir exactement réussi ! — mais par lequel j’ai d’abord voulu fixer l’important - l’important étant telle position à tel moment, tel geste à tel endroit, tel regard à tel autre, compris ou non compris, mais imposé non pas par les personnages, mais les rapports qu’ils ont en eux. A présent, ceci étant posé, j’essaie par un travail plus parlé, plus explicatif, soit d’amener le comédien à comprendre, vouloir, à emplir le geste fixé de tout temps, soit à le faire lutter contre — ce qui est une autre manière de lui donner un sens. Certainement, autant le temps réduit ; que mes limites, que les limites des comédiens empêcheront d’arriver exactement — et de loin — au choc envisagé. Mais du moins pourrons-nous, je pense, faire entrevoir au public un peu d’un déferlement poétique, en ayant évité la tentation — et l’écueil — psychologique ou intellectuel .
Le sens du spectacle des Amertumes — et des autres — ne se situe par conséquent pas dans l’après de la représentation, quand les spectateurs font l’état des lieux de la pièce terminée pour juger de sa qualité. Il se situe dans sa présence : sans médiation, ni retard — quand le spectacle se termine tout avec lui se clôt, et le jugement s’abolit. Reste l’impression.
En somme, le récit est un « héritage sans testament » ni legs pour un metteur en scène qui reçoit ces textes afin de mieux parler en eux sa propre langue, celle qui serait la plus efficace dans un premier temps : une langue incessamment présente, de corps et de chair, d’espace sans référent, de temps sans durée, de verbe presque sans propos autre que la désignation d’une naissance à soi-même arrachée, dans l’ici et maintenant d’un Théâtre du Quai conçu seulement pour ici et maintenant.
Commencer à écrire, c’est donc commencer par ne pas inventer l’histoire — et déplacer l’écriture ailleurs, sur le plateau, dans les corps de ses acteurs, dans le montage spectaculaire d’une fable défigurée devenue illisible puisqu’on fait porter l’accent sur l’efficacité psychique, les chocs à produire sur le spectateur. Le récit n’est là qu’en support retranché, architecture manquante, présent dans l’absence spectaculaire même de cadre. C’est le goût de la langue qui prime, celui de fabriquer des phrases qui ne tiendraient qu’en leur force de présence, c’est-à-dire par leur beauté. C’est là l’invention première : celle d’un processus d’appropriation de récit et de délestage de leur forme pour ne chercher que des puissances.
Présences et fantômes de La Nuit Perdue
Cette élaboration d’un récit au présent n’est pas le propre d’un travail sur le théâtre, même si, on le verra, Koltès s’attache à chercher les spécificités des énergies du plateau notamment en travaillant sur le corps des acteurs. Il semble cependant venir de plus loin, de plus haut, dans une conception plus large de ce que peut et doit être un récit non narratif, une image condensée, un spectaculaire immédiat : car c’est bien par la construction d’images impressionnantes et impressionnées que s’élabore ce récit arrêté sans cesse en sa production. Pour saisir au plus près l’exigence narrative de cette invention continuellement interrompue, il est utile de se pencher sur le seul document en images de ces années de recherche : le film La Nuit perdue. Certes, il s’agit davantage que d’un simple document, et sa valeur excède cette nature de témoignage — en outre, on a vu qu’il venait clore une partie du travail de Koltès avec ‘le Théâtre du Quai’ ; enfin, la reconnaissance par l’auteur de son échec affaiblit sans doute la portée exemplaire de ce film. Il expose cependant de manière assez spectaculaire les ambitions de ce travail, pour une poétique d’un récit mis en scènes et en images.
Il y a certes dans ce film une élaboration consciente et précise d’une syntaxe propre au cinéma, une volonté de fabriquer un outil cinématographique, mais surtout le désir constant, qui nous permet de l’envisager au-delà de son genre et de l’articuler au théâtre, de le fabriquer contre sa propre forme, ainsi que l’écrit Marc Fébert dans son article sur le film :
Koltès sait que seul le cinéma peut combattre le cinéma et qu’au contraire du réalisme plan-plan qui calque son sujet sur ses moyens, c’est le cinéma qui doit trouver, ici et là, les moyens d’être, dans l’image, à la hauteur de son sujet enflammé.
Ainsi Koltès travaille-t-il le cinéma contre lui-même, de même qu’il élabore contre le théâtre une mise en procès de ses outils : une même volonté, celle d’affronter la forme pour mieux inventer sa propre syntaxe narrative. Plus précisément ici, il est remarquable de voir que le temps, l’espace et le cadre sont, en effet, toujours conçus contre le récit cinématographique entendu comme durée qui enchaîne des événements, qui produit du temps — il se formule contre un temps orienté logiquement et chronologiquement ; contre un espace qui serait le dedans du mouvement ; contre un cadre qui organiserait dans le temps et l’espace, la succession des actions. Malgré un manque de moyens évident, le cinéma de Koltès fait preuve d’une ambition folle (et cela relève d’une part de son échec à ses yeux, parce qu’évidemment il n’aboutit pas à une synthèse entre cinéma expérimental et film populaire, ou tout simplement commercialisable) : il pose, contre la cause, l’instant pur de ce qui est dit et montré ; contre le mouvement logique et « séquencé », la durée plane et persistante : contre l’image-mouvement, l’image-temps qui remplace le défilement par le surgissement, et la succession par la présence, comme l’écrit Gilles Deleuze :
L’image-temps ne supprime pas l’image-mouvement, elle renverse le rapport de subordination. Au lieu que le temps soit le nombre ou la mesure du mouvement, c’est-à-dire une représentation indirecte, le mouvement n’est plus que la conséquence d’une présentation directe du temps : par là même un faux mouvement, un faux raccord. Le faux raccord est un exemple de « coupure irrationnelle ».
Le film de Koltès s’inscrit ainsi dans une histoire tout en se construisant contre le cinéma : une histoire du cinéma qui serait précisément celle écrite contre lui — du néo-réalisme de Visconti au cinéma onirique de Cocteau ou Bunuel, ou du travail de Tarkovski, de Bresson, de Felini, à celui d’Antonioni, ou de Garrel, et jusqu’au cinéma expérimental. Expérimental au sens où le film est envisagé et réalisé en amont (et même en dehors) de toute production industrielle et commerciale, La Nuit perdue l’est aussi et surtout dans son traitement excessif de la sensation, et s’il ne travaille pas l’image directement sur la matérialité de la pellicule, il recherche l’effet sensible avant toute chose, parce qu’il élabore des forces visibles par le cinéma uniquement dans l’effet que produisent ces forces. Ce cinéma, né dans les années 1930, mais surtout développé autour des années 1960 et 1970 rompt avec les schèmes sensori-moteurs de causalité et de mouvement, et le délie d’une habitude de type action-réaction, pour faire naître des images entre irréalisme de nature et brutalité de la sensation, onirisme concret aux franges de la folie. Le cinéma expérimental des années 1970 — perçu ici moins en terme d’influence que de conjugaison d’un même effort sur la forme — travaillait précisément sur le surgissement de l’image, que ce soit dans sa nudité ou sa complexité, pour mettre à jour ses puissances qui les font naître et en lesquelles elles disparaissent .
Les premiers plans du film opèrent une entrée en matière remarquable de ce point de vue. Par l’usage excessif — scandaleux même, eu égard à la syntaxe admise — du faux raccord, la liaison des plans est d’emblée paradoxale, étrange, et c’est de cette étrangeté que va naître l’évidence du film. Elle nous dit par là qu’on pénètre dans un territoire de la déliaison, dont la logique n’est pas celle de la linéarité des plans, mais davantage celle de la profondeur successive de chaque plan, ou de l’antériorité de l’image sur le sens, de la parole sur son efficacité. Et le film finit par se regarder plan par plan.
S’il ne bénéficie pas de moyens techniques, Koltès justifie et déploie une technique qui dépasse la stricte possibilité du film : disparition et apparition en plan séquence des personnages (Servien et Marie, qui dansent) ; ralenti qui leste le mouvement et le fait glisser dans une répétition qui le déplace ; multiplication des lieux, des châteaux des Vosges aux plages de la Manche jusqu’à une usine ; verticalité des images de mort au sein de l’horizontalité des travellings ; déliaison du cri et du visage (un cri surgi dans le noir qui précède ou/et anticipe la peur). Ce que Marc Fébert, concluant son article, dit en ces termes :
La Nuit perdue est bien plus proche de la superproduction hollywoodienne que d’autre chose, en fait, il faut considérer que Koltès n’a pas fait autre chose qu’une superproduction fauchée, ce qui est bien différent d’un petit film sans budget, et qui aurait mérité d’être suivi d’autres films.
Ainsi, dans la figuration successive des tensions qui agitent le trio des personnages de Koltès (Dantale, Marie et Servien) se dessine une manière de récit qui se saisit de la linéarité du film — sa durée réelle, prise inévitablement dans le flux du temps perçu par le spectateur comme directe — pour la briser en moments autonomes et séparés de l’ensemble. Chaque plan, en somme, est son propre prototype, chacun essayant une postulation narrative différente et renouvelée, dans laquelle l’image est « un morceau de temps à l’état pur » ainsi que l’écrit Deleuze.
Le temps est dès lors premier par rapport au mouvement — il ne cesse pas d’insister sur lui-même : c’est par exemple, dans la relation de Marie et de Dantale, un même balancement entre une hostilité qui va jusqu’à l’affrontement et un partage amoureux qui conduit à une fusion, sans qu’un sentiment précède l’autre, ou domine l’autre : les scènes donnent l’illusion de s’enchaîner, mais il n’y a pas de pression cumulative du récit qui permet à l’amont d’informer l’aval, de même qu’il n’y a pas de mémoire du récit qui favorise une causalité nécessaire ; en somme, l’ordre dans lequel apparaissent les séquences obéit à un agencement (rigoureux, essentiel, concerté) qui n’est pas celui de la chronologie psychologique ou référentielle, mais celui de la production d’images de plus en plus spectaculaires. Les scènes qui concernent les silhouettes ne s’enchaînent pas non plus — elles se présentent comme des zones de la mémoire et du rêve, des « pointes de présent ». Le montage y est ainsi « montrage » selon l’expression de Lapoujade , et l’essentiel réside dans la manière dont le temps s’écoule dans le plan, sa tension ou sa raréfaction. Ce qui compte, c’est alors, comme l’écrit Tarkovski « la pression du temps dans le plan », qui ajoute : « Le temps au cinéma devient la base des bases, comme le son dans la musique, la couleur dans la peinture ». Le montage n’organise plus linéairement le sens, mais produit les visions ; il permet la convergence de ces pointes, et non plus la hiérarchisation et la succession des plans.
Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n’est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C’est que le schème sensori-moteur ne s’exerce plus, mais n’est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l’errance ou à la balade. [Beaucoup de personnages dans le film de Koltès, errent, comme le soldat, seul survivant d’une armée, ou l’ecclésiastique] Ce sont de purs voyants, qui n’existent plus que dans l’intervalle de mouvement et n’ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l’esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d’intolérable qui est leur quotidienneté même. C’est là que se produit le renversement : le mouvement n’est plus seulement aberrant, mais l’aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. « Le temps sort de ses gonds » : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde .
Et suivant cette analyse, on pressent que La Nuit perdue déploie ainsi dans sa présence surgissante même, une temporalité du retard : on l’a dit des figures, rejouant après le trio la relation de celui-ci, mais rejouant aussi l’après-coup de leur propre mort ; revenants de ce trio, ces fantômes surgissent au présent déjà mort, « récits morts » en tant que produits de la mort même de leur énonciation. Par exemple, ce qui paraît dans le film à l’évidence comme un défaut technique majeur — la postsynchronisation soulignée par quelques décalages, ou effets retards, avec un son mixé toujours en avant et égal, que le personnage soit au premier plan ou loin dans le champ — non seulement participe de l’étrangeté singulière du rêve, mais finit par rehausser le sens de cette déliaison entre image et mouvement : le temps est là encore premier par rapport au mouvement en ce qu’il déclenche une parole séparée du corps, et comme autonome. Koltès rejoint là, involontairement peut-être (mais cela est aussi un des effets spectaculaires du film), ce que Pasolini a par ailleurs systématisé dans ses films : la non-concordance de la voix et du corps. L’image-sonore et l’image-visuelle ne se joignent pas, courent l’une après l’autre dans une fuite (ou un retard) qui ne se comble jamais. L’image y est ainsi toujours déjà passée, ou toujours déjà perdue. Koltès a d’ailleurs volontairement fait le choix de l’image en noir et blanc, qui renforce la dimension à la fois onirique, expressionniste, et passée : nuit perdue de ce qui a déjà eu lieu, et dont le lieu ne se retrouve ni dans la parole (anachronique avec l’acte), ni dans l’acte (cette présence qui ne témoigne que d’un souvenir du présent : d’un rêve).
Lorsque Deleuze construit son concept d’image-temps, les deux premières forces de cette forme sont le souvenir et le rêve, ce dernier opérant un dépassement dialectique du premier.
Les images-rêve semblent bien avoir deux pôles, qu’on peut distinguer d’après leur production technique. L’un procède par moyens riches et surchargés (…), l’autre au contraire est très sobre (…) Mais quel que soit le pôle choisi, l’image-rêve obéit à la même loi : un grand circuit où chaque image actualise la précédente et s’actualise dans la suivante, pour revenir éventuellement à la situation qui l’a déclenchée. (…). L’image-rêve est soumise à la condition d’attribuer le rêve à un rêveur, et la conscience du rêve (le réel) au spectateur .
C’est le rêve qui a ainsi intuitivement produit la syntaxe du récit koltésien au moment des années strasbourgeoises : plus qu’un théâtre mental, c’est une scène onirico-fantastique que la narration a élaborée, une théâtralité faite d’aberrations spatiales, d’abstractions ultimes, de recherche d’images brutales, d’accès à l’immédiateté d’une sensation pourtant dérobée d’un sens immédiat, mais en retard, fuyant, parfois pour toujours mystérieux.
C’est qu’avec le drame nous pénétrons dans la région la plus obscure du cerveau humain, celle du rêve. Dans le rêve, notre esprit, réduit à un état passif ou semi-passif, celui du plateau, est envahi des fantômes — d’où venus ? Pas seulement de la mémoire — qui séduisent notre collaboration à la perpétration d’un événement. Eh bien, j’appellerai le drame un rêve dirigé. Le thème — d’où venu ? — une fois imposé, surgissent les personnages recrutés par un impresario masqué, pour, depuis,l’exposition jusqu’au dénouement, son explication. Peu à peu tout s’organise. Ce n’est pas comme dans les théâtres vrais (si l’on peut dire), ceux où l’on a payé sa place, où de la salle à la scène ne s’essayent que des communications inarticulées. Ici, de l’une à l’autre, comme de l’embryon à la mère, il y a une sollicitation organique .
Paul Claudel — que lisait alors beaucoup Koltès dans ces années — articule ici rêve et surgissement de fantômes qui excèdent les puissances des souvenirs dans un propos qui rejoint fortement le travail de Koltès dans son écriture du plateau. Le seuil de passivité est une mise en action qui laissent échapper des trajectoires libres. Surtout, la relation entre la scène et la salle se définit comme constitutive du sens de l’œuvre, charnellement, relation où « l’embryon » dirait moins l’origine que l’articulation violente qui unit deux corps en dehors d’eux.
Le récit rêvé — qui ne s’identifie pourtant jamais, même dans le cas de Récits morts ou de La Nuit perdue, à la narration d’un récit de rêve — obéit à une structure sans structuration, mais organique, c’est-à-dire à un agencement qui expose une liberté d’expansion, choisissant la juxtaposition contre la subordination (mais produisant, de ce fait une subordination non motivée), préférant le surgissement et l’apparition aux ménagements des entrées et de sorties, mettant l’accent sur des micro-surexpositions successives plutôt que sur des expositions d’intrigues et de nœuds.
Dès lors, ce à quoi on assiste n’est pas un présent référentiel, et l’auteur ne cherche pas à fabriquer un théâtre de l’illusion mimétique, ni une métathéâtralité simple qui formerait un pli entre représentation et expérience de celle-ci dans sa faculté à se désigner soi-même de l’intérieur. Le présent rêvé est celui sans cesse contaminé par une durée antérieure — qui demeure non dite : les scènes des Amertumes se déroulent dans l’imaginaire d’un jeune enfant tel qu’il les reçoit en son présent mais telles qu’il les saisit ensuite, dans son souvenir ; celle de La Marche mêle deux présences relatives l’une à l’autre : celui des couples d’époux et celui des fiancés, dont l’un peut (c’est une hypothèse possible) être le devenir de l’une, et l’autre son passé ; Procès Ivre ne cesse pas de revenir sur la scène du crime — sa réalité et le rêve que Raskolnikov continue de faire, hanté par son retour : et le fantôme de la logeuse est comme un point central, présence qui ne passe pas et en laquelle se fige l’impossibilité d’un temps, et cependant le moteur d’une durée, par le remords qui grandit.
C’est ainsi que le présent n’est pas seulement et simplement construit pour s’exposer tel, mais il est altéré par des processus de retard, d’intempestifs arrêts, et des lancées plus lointaines : des discontinuités entre les tableaux des Amertumes jusqu’aux scènes de Procès Ivre, la scène ne cesse pas d’inventer des bascules, dont l’exemple le plus spectaculaire est la différence d’échelle entre les fiancés (sur le sol) et les époux (en hauteur sur des praticables), qui matérialisent un écart de temps dans l’espace, et une différence de nature tout en les représentant dans la contemporanéité d’un spectacle qui fige leurs deux présences en même temps.
Ainsi, en parallèle à ces forces de hantises, de présences retard et arrêtées, d’autres puissances minent la syntaxe du récit interrompu afin de faire émerger aussi des devenirs. Le récit onirique ne peut se fabriquer sans se donner en amont des puissances potentielles qui l’attirent et l’animent : c’est par exemple le devenir « homme » de l’enfant Alexis des Amertumes dont la pièce donne naissance ; c’est le devenir « désir » des couples déchirés de La Marche ; c’est enfin le devenir « nom » de Raskolnikof dans Procès Ivre — comme si, en chaque source, Koltès avait cherché des trajectoires suffisamment simples, nues, et puissantes pour contenir toute une postulation essentielle de la vie. Toutefois, ces devenirs sont tous produits par une suite de cristallisations arrêtées. Car ce qui produit le devenir de ces pièces n’est pas le récit, mais la puissance présente, successivement présente, de moments qui arrêtent le récit. Et le temps de ces pièces, sans durée, se passe par lancées successives de ces présents.
C’est cette conception et cette appréhension du temps que se saisit Koltès ; Deleuze avait formulé ainsi cette perception singulière du temps : « l’image de cinéma n’est pas au présent ». C’est le fantôme de ce présent qu’exhibe, sous les arches d’un château en ruine, et dans la musique diffuse de la Passion de Bach, un cinéma anachronique à lui-même, ou pour le dire autrement : contemporain de sa propre disparition. Et pour reprendre une dernière phrase de Deleuze : « L’image-temps directe est le fantôme qui a toujours hanté le cinéma, mais il fallait le cinéma moderne pour donner un corps à ce fantôme ».
Genre et moteur dynamique, le rêve est non seulement la toile de fond du film et des spectacles, mais aussi sa propre technique, et enfin sa pensée, sa métaphysique, en tant qu’il est ajusté à une conception verticale des moyens horizontaux du récit, de ses formes et de ses forces expressives. En somme, le cinéma de Koltès n’est pas la simple mise en scène de la fascination (des rôles, des plans, des spectateurs) de l’onirisme dans une démarche spectaculaire : mais travaillé par la perte, la relation des corps et des esprits, il fait de l’image autant le support de son discours que la force de celui-ci. Le film retrace une quête initiatique, celle d’un homme qui rejoint les énergies vitales de son imaginaire, et qui s’y perd, ou les perd à force de les convoquer, de les épuiser quand il les éprouve et les traverse : on reconnaît là l’influence décisive de la lecture des mystiques, de Saint Jean de la Croix notamment, qu’il lit avec ferveur dans ces années de formation. Le travail sur les corps et les voix doit autant à l’influence de Grotowski qu’à la lecture de Gurdjieff — le film prolonge les recherches entreprises depuis Les Amertumes, et figure un point d’orgue des différentes tentatives entreprises avec le Théâtre du Quai : sur les puissances invisibles, archétypales, capables de donner corps et voix au revers des apparences. Le film propose en surface la donnée lisible d’une fable, mais travaille en profondeur les énergies qui élèvent le film à l’évidence mystérieuse qu’il cristallise et déploie, de même qu’il donne à voir à l’image une œuvre cinématographique charriée par tous les spectacles montés jusqu’alors. En ce sens donne-t-il à voir toutes les ressources employées par Koltès lors de son travail sur plateau, et le choix d’une poétique narrative du rêve où sont concentrées les énergies du présent et du devenir, du retard et de l’anticipation, du surgissement et de l’effacement — récit rêvé dans l’élément du rêve.
Le temps de la voix : récits intransitifs
Poétique d’un auteur qui se rêvait écrivain, mais qui pour l’heure s’attache à réécrire — là, l’invention portait sur un agencement spectaculaire, une écriture de plateau dont la phrase n’était destinée qu’à une visée d’énonciation spécifique, la scène bâtie par Koltès lui-même. Quand il faut ensuite, pour s’imposer aux yeux de l’institution théâtrale (c’est-à-dire auprès d’Hubert Gignoux, mais de lui-même aussi), devenir plus qu’un auteur, mais un écrivain, il s’agira d’inventer une histoire, des phrases indépendantes de sa propre volonté de metteur en scène, autonome à tout récit antérieur, mais bâtissant d’elles-mêmes un récit suffisant pour s’imposer. C’est ce point-là qui figure alors pour Koltès l’exigence auctoriale : la fabrication de l’origine narrative de son texte.
Écrire, après Procès Ivre, c’est produire une histoire sans origine donnée du dehors de l’écriture, c’est se donner l’origine du verbe et de son architecture. Cependant, et c’est le drame intime de ces années, l’auteur rencontre l’impuissance à bâtir un récit qui ne soit pas figé dans son présent : il n’y aura pas pour autant désaccentuation de la recherche de l’efficacité scénique sur le récit, mais déplacement de l’accent. Alors qu’il portait sur la puissance spectaculaire et la production d’images sur scène (ou à l’écran) via le corps sensible des acteurs et des éléments qui leur donnaient corps (lumière, espace, enveloppe sonore), il va se déporter cette fois ailleurs : sur la langue.
L’accent demeure le même : c’est toujours et encore la présence qui est travaillée, dans ses contradictions et ses oppositions — toujours la présence au cœur de la poétique narrative qui s’invente. Pour les trois textes suivants, l’écrivain fait alors le triple saut d’un dépouillement qui ne manque pas d’affecter son écriture : dépossédé en un sens, on a vu pourquoi, de ses comédiens ; retranché de l’espace du Théâtre du Temple ; livré au langage sans fable comme modèle, sans feuille de route, ni « rails », Koltès écrit désormais des pièces pour des acteurs qu’il ne connaît pas ; en vue de l’espace vide et lui aussi inconnaissable de la radio (du moins pour deux d’entre elles) ; à partir d’un fil narratif qu’il construit de toutes pièces.
De L’Héritage aux Voix sourdes en passant par Récits Morts — le triptyque de la création —, il s’agit moins de composer une fresque narrative que de continuer à écrire en vue d’une perception immédiate, spectaculaire et sensible : les voix et ce qu’elles disent l’emportent alors largement sur ce dans quoi et au sein de quoi elles disent. Car ce qui le préoccupe avant tout est la production, l’émergence, le surgissement. Le verbe se dispose avant la syntaxe narrative.
Koltès s’est mis alors à découvert : écrivant sans point d’appui fictionnel, l’incitation n’a pu venir que du langage. Détaché du souci de la mise en intrigue, confondu avec celui de la juxtaposition des voix, et considérant le langage comme matière première, Koltès va articuler cette langue en tant que telle. Ce n’est plus Gorki ou Dostoïevski qui servent d’appui, mais les mots eux-mêmes — ceci dans un processus de radicalisations progressives, d’enfoncement de plus en plus vertigineux dans une parole qui ne voudrait tenir que d’elle-même, sur ellemême, sans toutefois abandonner la volonté de se bâtir un théâtre, mais cherchant dans la forme du poème dramatique (cher à Claudel en particulier) des structures qui se fondent sur le présent de l’énonciation et non sur la coulée de l’énoncé. Il s’agit là de construire de tels poèmes dramatiques où l’action ne serait que la parole seule et de plus en plus seule. Si dans L’Héritage on note la persistance d’une intrigue mince, ou du moins d’un scénario en surplomb, dans Récits morts une fiction minimale (un homme dort et rêve) est percée d’innombrables scènes où des silhouettes sans rapport avec des figures interrompent le fil principal d’une relation amoureuse pour effectuer des trouées de langage détachées de la ligne mélodique principale ; et dans Des voix sourdes, un nouveau saut est franchi : ce sont des voix sans figures, des situations sonores pures, des pensées qui agissent, des rêves intérieurs dans des consciences orageuses. L’intrigue disparaît ou se confond avec ces percées. S’effectue dès lors cette interruption du récit sur le langage : réécriture d’elle-même, et presque suicide de la parole sur elle-même, qui rejouerait le mythe de Narcisse et d’Écho : mythe d’un miroitement autotélique ; d’une voix qui ne dirait qu’elle, processus évanoui dans sa propre image et sa propre voix, dans l’absence du monde.
C’est pourquoi Koltès s’attache alors davantage dans la composition à l’écriture de personnages, geste premier et principal. On a vu combien résumer ces textes était tout à la fois possible et insuffisant : parce que si ces textes donnent le change à une narration de surface, ils se donnent avant tout à lire comme des récits arrêtés sur des voix qui prononcent autre chose que l’exposition d’une intrigue, mais développent des rapports à leur monde, le dehors qui se heurte à elles, et leur dedans qu’ils interrogent. Chaque voix possède son propre récit, et se raconte indépendamment du récit qui est censé les relier — ce sont finalement ces voix qui construisent la cohérence d’une intrigue par leurs affrontements erratiques, et non le récit qui organise et centralise la correspondance des voix. La recherche de l’écrivain s’organise par conséquent autour de la phrase qui devient le point nodal du pseudo-récit : c’est elle qui empêche le récit de se développer pour se raconter, et s’engage dans la langue pour raconter en elle le drame de son développement.
Récits intransitifs, pourrait-on dire, en ce qu’ils ne sont que produits par des voix qui se cherchent et font exister le drame après elles et en avant d’elles, ces seconds premiers textes sont autant de récits manquants, de textes auxquels il manque un récit globalement fabriqué pour lui. Le récit, parce qu’il est, dans la génétique de la composition, l’aval de l’écriture des voix, et non l’amont qui les détermine, fabrique un désœuvrement de récit qui cherche à se construire comme œuvre organique et pleine mais qui ne se réalise que dans l’instant de voix surgies et sitôt évanouies, qui ne s’appuient sur rien autour d’eux pour s’établir.
Évidemment, dans ce jeu de balancier entre surgissement des voix et récit dérobé, il paraît difficile d’affirmer ce qui prend le pas sur l’autre, distinguer la cause de la conséquence. Est-ce en raison d’une attraction puissante pour l’écriture pure, que l’on nommera verticale, c’est-à-dire subjective et déliée de toute situation, qu’il laisse en arrière-plan la construction de la fable ? Ou est-ce par manque d’outils et de techniques d’écriture théâtrale objective, nous dirons « horizontale », qu’il s’appuie sur l’immédiateté de l’écriture au corps à corps de ses personnages, en délaissant l’architecture d’ensemble ? Les deux tensions sont indéniablement à l’œuvre : seul compte surtout le risque pris, et le coût de ce risque, en conscience.
Le récit semble ainsi travaillé entre recherche d’une présence absolue et tension dans le récit qui lutte contre le présent, soit par des hantises de passé (Nicolas), soit par des visions fantasmatiques d’un devenir souvent impossible (Pahiquial). Les deux polarités, celle de la présence et celle du fantomatique, creusent dans le récit des territoires sensibles qui spectacularisent la langue. C’est elle le nouvel espace de développement de l’écriture, c’est elle le nouveau plateau arpenté par les corps désormais de purs mots que sont les voix, maintenant qu’il écrit pour la radio. Récits morts, pourtant cette fois destinés à ses comédiens, n’échappe pas à cette tendance parce que le texte précisément apparente le contexte de la pièce à un rêve, qui tient lieu d’intrigue, et qui, de fait, l’escamote : un rêve ne racontant rien d’autre que son processus, il ne peut donner lieu qu’à un récit qui échappe à toute structuration de récit, seulement à une suite d’images — ici prononcées, écrites, sur-qualifiées de l’intérieur par la langue qui les crée et ne cesse de dire qu’elle les crée.
Sans doute l’aboutissement des recherches de ces années-là conduisait-il à une impasse : suicide de la langue par l’écriture, mort commise par ce qui lui donne vie. Exemplaire à ce titre est la composition Des Voix Sourdes. Koltès a pris toute la mesure de l’écriture radiophonique en se confrontant à la parole directe, qui fait naître des situations invisibles ; l’espace ne repose plus sur des jeux de lumières et de profondeur, et passe nécessairement outre le spectaculaire visuel du plateau : reste le verbe. Il s’agit dès lors de produire le lieu imaginaire dans le texte, et le spectaculaire dans son déploiement seul où le temps et l’espace résident dans la force tensive de la parole. Il y a certes un mouvement général de la pièce et une intrigue, minimale : elle se concentre sur les relations entre les personnages, plus fortement encore sur les personnages eux-mêmes — chacun suit une trajectoire propre, de destruction surtout : Nicolas brûle du désir de brûler sa propriété ; et Stevan, aimé de Anna, aime Hélène et cherche à la conquérir (à l’obtenir plutôt) : les deux femmes sont davantage des réceptacles pour l’amour et la haine des hommes. Ce sont elles qui circulent du dedans au-dehors de la vaste campagne, là où elles sont l’objet de sollicitations de voyageurs sur la route, qu’elles refusent avec dédain. Quatre personnages, quatre intrigues parallèles, quatre enjeux différents : ces intrigues finissent par se rencontrer comme des lignes brisées, qui n’entrent en contact que pour s’annuler entre elles : elles aboutissent au meurtre d’Hélène par Stevan, et de Stevan par Nicolas, qui finit par accomplir son projet et brûle tout. Seule demeure finalement Anna, désœuvrée, incertaine, cherchant à sauver Stevan, puis refusant de le secourir, trouvant refuge ailleurs, et oubliant tout.
De là une pièce qui, outre cette trame, se passe souvent d’action proprement dite, en dehors de celle qu’accomplit le mot, qui dit l’acte qu’il effectue ; de là une adresse qui se produit par-delà la scène, et se branche directement à la situation d’énonciation de la radio, outrepassant celle qu’exige un dialogue théâtral ; de là enfin les nombreuses scènes de confidences faites à soi seul. Exemplaire en ce sens est l’ouverture par l’aveu initial, meurtrier, de Nicolas, mais à qui avoue-t-il ? :
— Nicolas. — J’avoue, puisque je suis ici pour avouer. Mais je ne comprends pas. Ce désir-là ne vous a-t-il donc jamais pris à vous ? […] J’avoue. Je m’appelle Nicolas. Ma vie est terminée. Je n’ai plus de geste à faire ni de mot à dire, sinon cet aveu que des oreilles attendent, et tout cela me semble bien étranger. Je tiens bon, tout seul ; rien ni personne — ni surtout Hélène, n’ont rien à faire (sachez-le) dans mes anciens actes et dans ces désirs-là.
Je suis seul, et je tiens,
encore .
Paradoxale et violente entrée en matière qui ouvre sur la volonté de ne plus rien dire, inaugure la scène par le constat d’une vie terminée — l’adresse directe, dans sa solitude, rompt évidemment toute la convention dramatique et brise le charme dramatique à peine installé, comme est rompue la convention consistant à ne pas dire son nom (ainsi, chaque personnage dira lui-même son nom). Le monologue comme le dialogue est ruiné de l’intérieur, au profit d’une communication différée mais directe avec l’auditeur. La voix peut ainsi sans fard ni paravent fictionnel désigner le lieu où elle parle : ici ; le type de discours qu’elle tient : l’aveu ; et d’où elle se prononce : Nicolas — système dramatique qui dévoile son fonctionnement en même temps qu’il se produit. Mais le ici et maintenant, comme le locuteur, renvoie aussi à une fiction — une grange avec des chevaux qu’on rêve de brûler, un secret qu’il faut tenir, une solitude dans le couple qui se revendique : la superposition des deux plans de la pièce, le récit, et son propre récit, agit ainsi depuis la profération de cette voix.
Le prix à payer de ce choix énonciatif est que cette voix viendra prendre le pas sur le personnage, qui n’est plus qu’une figure de délégation de l’action énoncée par la parole. En effet, c’est comme si la voix devenait autonome, d’abord du personnage, puis de l’action elle-même. Une parole qui, pour s’établir ainsi d’elle-même, ne demeure pas moins seule, absolument, solitude écrasante que l’adresse ne peut suffire à combler :
— Hélène. — Quoi qu’il en soit, je suis toujours Hélène, je ne connais rien et j’attends. Ma communication s’achève ; l’avez-vous entendue ? Y a-t-il, en somme, quelqu’un pour l’entendre ?
La communication (radiophonique ?) est sans cesse recherchée et introuvable, puisque si les personnages ne peuvent se rencontrer dans la parole, le point de fuite qu’offre la radio est aussi un leurre, une convention qui ne tient que par son silence encore :
— Nicolas. — Parlez, parlez, maintenant c’est à vous
Silence.
Pressons ; le temps presse, c’est à vous cette fois.
Moi, j’ai fait ma part, je suis vide maintenant ; vide, rien, zéro, absence, vide, absolu. À vous de remplir. J’attends ; j’ai la foi, inébranlable, vous le savez.
Et j’attends, c’est à vous.Silence.
Ah, au diable tout cela.
[…]
Suffit ; il faut agir. Maintenant, je me tais, et je reste immobile .
Les personnages ne sont que des figures vides : des artefacts psychologiques seulement mue par les voix qui les agissent, plus qu’ils n’agissent — l’action est devenue immobilité dans des scènes qui les figent sur des états : états d’âme, états de violence orageuse, états d’esprit ou de décisions qui n’engagent jamais, sont démentis dès la scène suivante, voire au sein de la même scène : « il faut agir […], et je reste immobile. »
Les voix sans figures produisent des situations sonores ne faisant que référence à des actions concrètes, sans vraiment les accomplir. L’intrigue disparaît ou se confond avec ces percées, dans une atmosphère finale proche du cauchemar fantastique : Stevan, fou d’amour pour Hélène, la tue d’un coup de poignard — une autre voix nous dit qu’il se noie dans son sang. Mais Stevan est de retour ensuite, et brûle dans la grange à laquelle Nicolas a finalement mis le feu, mettant en acte l’aveu initial. La multiplication des morts du personnage, et le finale apocalyptique est d’autant plus possible dans cette pièce radiophonique qu’il demeure invisible, retranché dans une parole si contradictoire qu’il est impossible de démêler ce qui tient du rêve, du fantasme, de la vision, de l’action, de la pensée.
Dès lors, tout se passe comme si s’effectuait un arrêt progressif du récit sur le langage dont la modalité est indiscernable : subjective, indicative ? Koltès ne ferait là que réécrire le langage lui-même : et l’écriture qui aurait dû faire naître un monde ne peut que le décomposer à mesure, pour finir par le brûler dans l’incendie qui achève la pièce et le monde créé par elle.
Si l’écriture n’est plus que réécriture d’elle-même, cette tension pourrait conduire à ce que nous avons appelé un « suicide de la parole ». Parce que disant sans cesse qu’elle dit, elle a toujours besoin de se donner comme fondement et condition de son surgissement, mais l’écho qu’elle trouve demeure toujours celui de sa propre voix : miroitement tragique d’un langage qui à force de s’être éprouvé comme tel, ne finit pas par dire mais seulement par être sourd à lui-même — rejouant le drame de Narcisse et Écho.
Cet enfoncement progressif au cœur d’une parole intransitive — non seulement sans adresse, mais sans référent, sans « objet » autre que sa propre expansion — peut se lire dans les scènes finales, qui suivent la structure d’un conte, où le récit s’accélère, se condense, et, fabriquant son propre oubli, évacue la possibilité d’une résolution. Anna, pendant que Stevan, son amour, brûle dans la grange, va réveiller les voisins des maisons alentour pour le secourir et frapper à la porte de quatre maisons : dans la première maison, elle réveille les habitants pour annoncer l’incendie et demander de l’aide ; dans la deuxième maison, elle les réveille pour seulement décrire l’incendie ; dans la troisième maison, elle les réveille pour dire son nom et ignore la raison de sa venue ; dans la quatrième maison, elle se tait d’abord, les habitants la préviennent que tout brûle : « Non, je ne vois rien, il pleut . » Répétition d’une même scène dont le fort enjeu dramatique s’absorbe dans la reprise qui échoue à constituer une intrigue cumulative, ou dans la progression linéaire se produit dans une régression narrative : le récit, s’il en est un, est celui de cette impossibilité à fabriquer une mémoire du texte — et la fin se conclut par un endormissement général, un silence qu’on impose à la pièce pour la plonger davantage dans l’oubli du rêve : « Chut ! Fermez les yeux. Chut ! Dormez, dormez . »
Ce sur quoi la pièce bute est précisément ce qui fixe le langage — le dire remplace le dit. L’impersonnel « il pleut » (après le personnel « il brûle », qui désignait Stevan) note la fin de ce mouvement de concentration extrême de la parole qui s’abîme sur elle-même, dans une sorte de lyrisme impersonnel, intransitif et arraché au monde.
Mais rien ne se fixe à cet arrêt — sans doute que plus que la tentation de trouver une formule narrative accomplie, Koltès tenait à écrire. Cette forme là achevée, et même épuisée, il ne s’agit plus de la redire, mais d’en trouver une autre qui tâche à la fois de prendre acte de l’épuisement et de la renouveler. Il ne pourrait y avoir que retour, c’est-à-dire repli : d’où la tentation de revenir à une adaptation (Hamlet) mais qui ne sera jamais jouée (et qui constituait plutôt un retour à une forme antérieure), ou à chercher dans la forme romanesque une sortie, qui ne sera pas satisfaisante (là encore, on le verra, le roman La Fuite à cheval très loin dans la ville est contaminé par la parole qui devient l’espace de la ville décrite).
En finir avec ces recherches, cela signifie donc prendre le contre-pied, quitte à aller jusqu’au reniement. Koltès sera le premier à en convenir : « les anciennes pièces, je ne les aime plus (…). J’avais l’impression d’écrire du théâtre d’avant-garde ; en fait, elles étaient surtout informelles, très élémentaires . » C’est qu’il faut trouver quelque chose à partir de quoi écrire afin que justement la forme permette la complexité, que l’écriture s’appuie sur quelque chose qui puisse avoir une nécessité autre que la formulation absolue, détachée, d’un langage, qui risque d’être une menace sur le langage même.
2. Renversement — le lieu et la formule
Métier à tisser
… Maintenant, je crois que c’est de bien les raconter .
L’infléchissement spectaculaire à la fin des années 1970 de l’écriture, qui coïncide presque avec la découverte de l’auteur par Chéreau et le grand public (mais qui les précède), se situe précisément autour de la bascule du récit : c’est l’accent soudainement mis sur un artisanat de la narration, qui opère comme une révolution copernicienne sur la poétique — à la présence et la dilatation succèdera désormais un travail concerté sur des dynamiques d’organisation plus orientées depuis la fin, pour concentrer les énergies sur un temps proleptique, avec une conscience aiguë des conventions et codes du genre.
J’ai le sentiment qu’écrire pour le théâtre, « fabriquer du langage », c’est un travail manuel, un métier où la matière est la plus forte, où la matière ne se plie à ce que l’on veut que lorsque l’on devine de quoi elle est faite, comment elle exige d’être maniée. L’imagination, l’intuition ne servent qu’à bien comprendre ce que l’on veut raconter et ce dont on dispose pour le faire. Après, ce ne sont plus que des contraintes (écrire dans la forme la plus simple, la plus compréhensible, c’est-à-dire la plus conforme à notre époque), des abandons et des frustrations (renoncer à tel détail qui tient à cœur au profit de telle ligne plus importante), de la patience (si je mets deux ans pour écrire une pièce, je ne crois pas que la seule raison en soit la paresse) .
Le passage par le roman
Beaucoup d’éléments avaient préparé cette bascule. Depuis 1971, Hubert Gignoux a joué un rôle fondamental dans la formation du jeune dramaturge, on a vu dans quelle mesure. Il n’a pas cessé d’inviter Koltès à penser la pièce depuis la structure plutôt que depuis la parole (depuis la structuration plutôt que depuis la romanisation des personnages). En fait, dès le début, Koltès réécrivait non une histoire, mais des paroles, et son travail consistait alors à les transposer :
Au début, en tout cas, ce qui m’importait, ce n’était pas tant de raconter une histoire que de rendre des manières de langage. […] Cet intérêt ne fut qu’un point de départ. Par la suite, je me suis aperçu plus nettement en écrivant qu’on a aussi besoin d’une histoire. J’ai de plus en plus plaisir à raconter des histoires. Le théâtre c’est l’action et le langage-en-soi, finalement, on s’en fiche un peu. Ce que j’essaie de faire — comme synthèse — c’est de me servir du langage comme d’un élément de l’action .
Dès lors, le travail de Koltès sur le récit sera celui de la recherche de cette synthèse — d’une part la langue (la présence de voix singulières), d’autre part l’intrigue (le temps composé) : c’est, entre présent et durée que va se constituer l’élaboration d’une narration positive, non plus tendue vers une néantisation du récit (d’abord envisagé comme secondaire voire invisible) par la langue qui le fixe, ni vers une annulation de la langue (qui ne sera jamais seulement vecteur d’informations) par un récit.
Le premier pas dans cette direction, c’est tout d’abord le détour par des formes non théâtrales — quand il s’agira de retourner vers le théâtre, ce sera nourri de ces essais de narration en prose, et armé d’une technique éprouvée sur des territoires en apparence étrangers, mais qui auront été en fait envisagés avec et selon un plan dramaturgique. C’est toute la complexité, et l’ambiguïté générique du roman La Fuite à cheval très loin dans la ville, et des deux nouvelles, écrites en 1978, et qui seront publiés après la mort de l’auteur. Dans ces récits, « les manières de langage » sont subordonnées à une intrigue qui est comme l’enveloppe et le moteur de ces langages. Celles-ci ne hantent plus la narration comme des revenants qui viendraient la menacer, mais peuplent une architecture plus rigoureusement façonnée.
La première étape vers le récit, arrachée de haute lutte, est celle de la cavale hallucinée du roman. Si Koltès avait hésité, dans La Fuite à cheval très loin dans la ville, entre théâtre, scénario et roman, et si on a vu que le choix de ce dernier n’avait pas effacé la trace de cette hésitation, l’œuvre produite présente significativement une hybridation où reste dominant le processus de dramatisation de voix — les passages narratifs sont le plus souvent descriptifs, comme s’il s’agissait de riches (et amples) didascalies : si cette hybridation est ici subie, elle sera de plus en plus travaillée pour être absorbée dans le processus de composition. Mais ce qui donne à l’ensemble la puissance narrative absente des pièces précédentes, c’est la présence de la ville : plus qu’un espace, un dispositif. Et au sein de ce dispositif, des enjeux de temps — rejoindre, traverser, parcourir, s’arrêter, être arrêté, être emprisonné, sortir. Dès lors, Koltès, en découvrant un territoire à parcourir (et non un espace donné), trouve le mouvement qui donne aux voix matière à s’incarner, pour s’avancer, s’y enfoncer, très loin. Chacun des personnages fait l’expérience de la ville comme d’une marche le long de celles-ci : c’est ainsi que s’ouvre le roman, c’est dans l’immobilité retrouvée qu’il s’achève, s’échoue et s’accomplit. Cette marche reste cependant encore largement fascinée par le cadre qui l’anime : et la ville est souvent l’occasion d’un arrêt et d’une expérience de langue — elle possède elle-même une « manière de langage » indépendante d’un récit qui demeure finalement anecdotique, c’est-à-dire non motivé, subi par l’écriture plutôt qu’activé par elle, comme si demeurait encore première l’hypothèse de l’illusion des voix et du rêve dont la logique déliée est plus librement propice à l’écriture appuyée sur le verbe. De là cette prééminence pour la dérive et des visions nées de la drogue, qui n’est qu’une variation (changement de degré et non de nature) du rêve : la syntaxe conserve des schémas du passé. Et le récit qui s’expose n’est en fait qu’une concession au roman, plus qu’une véritable fabrication de l’intérieur.
L’invention du monologue adressé
La deuxième marche vers l’histoire est plus connue, parce que Koltès en a fait la naissance légendaire de son écriture : c’est l’illumination (et en partie le miracle) que constitue La Nuit juste avant les forêts ; l’épreuve de la fiction narrative qui pour la première fois fait de la production de l’histoire une centralité et un dynamisme — on pourrait dire que cette production figure comme l’objet et l’enjeu du texte. C’est pourquoi il est possible de faire de cette pièce un texte théorique quant aux enjeux de récit : un point zéro, à la fois socle et partie de la charpente en dehors de l’architecture. Le locuteur cherche à raconter des histoires : il les trouve, les raconte, passe à une suivante : le texte ainsi de raconter et de dire qu’il raconte — et ceci tient lieu de récit d’ensemble. Pour conserver l’intérêt de celui à qui il s’adresse, le locuteur joue le rôle d’un bateleur, virtuose et affolé : la mise en intrigue n’a pas besoin d’une construction rigoureuse, elle se donne elle-même comme évidence de récit raconté, hasardeux et rigoureux — dont la rigueur élabore l’apparence d’un hasard, et inversement —, récits racontés qui est le récit qui se raconte. La « manière de langage », spectaculairement travaillée, entre argot, préciosité, rigueur de la syntaxe, construction par concaténations successives, s’expose elle-même comme « élément de l’action », et action en elle-même, tant le monologue est seul producteur des actions qu’il décrit, et de l’action qui se fait, devant le spectateur, entre la performance et le jeu. Dans un conte, c’est le geste du conteur qui se laisse voir autant que la fable qu’il conte : c’est cela que trouve, explore et traverse, le « miracle » de La Nuit juste avant les forêts.
Koltès appellera cette pièce du nom de récit dix ans plus tard (dans l’entretien télévisé, Du Côté de chez Fred, le 16 octobre 1988) : il n’entendait pas récit dans une acception théorique précise, mais il qualifiait par là une forme assez large qui n’appartenait au théâtre que par accident (le don à Yves Ferry), et qui pouvait tout aussi bien, avec le recul, apparaître comme un « texte », capable d’exister sans acteur, sans espace, sans représentation. Il serait « récit » dans la mesure où il était capable de s’affranchir du théâtre, avec cette rigueur formelle qui pouvait lui donner une force littéraire dans l’espace de la page. Koltès avait, dès l’écriture, l’intuition d’une œuvre d’une nature différente — est celle qui fixe une fois pour toutes non pas une recette mais la fin d’un usage et le commencement de l’écriture neuve. S’il s’agit du dernier monologue isolé, il inaugure l’usage de monologues à la fois autonomes dans l’énonciation et reliés fortement à un récit en surplomb : qu’on pense aux monologues de Cal et de Horn (dans Combat de nègre et de chiens), de Fak, Abad, et Charles (dans Quai Ouest), d’Adrien ou Edouard (dans Le Retour au désert), ou — mais de nature encore différente — de Zucco au téléphone (dans Roberto Zucco). Plus jamais Koltès n’écrira de pièce monologique — et même pourrait-on dire ce sera contre le monologue que s’établira la syntaxe narrative de ces prochaines pièces : en cela, il faudra voir combien le dialogue de Dans la Solitude des champs de coton est le pendant théorique de cet usage brisé du monologue devenu lui-même forme / force d’un récit qui superpose l’énoncé de l’intrigue et l’action de sa profération.
Ainsi, avec La Nuit juste avant les forêts, l’auteur finit par trouver le lieu et la formule. S’écrit là un dispositif narratif et dramaturgique qui se confond avec l’acte de parole : là, ce que dit le locuteur est sa propre situation d’énonciation et sa situation au monde ; ce qu’il partage, c’est sa parole, sa place dans le monde et la solitude (non pas seulement sa solitude). Soudain (même si c’est le fruit d’un long processus, son écriture est rapide et surgit à l’auteur comme malgré lui ), quelque chose s’établit d’évidence dans le rapport au corps sur scène et à la parole qui le traverse, dans le rapport à l’espace que cette parole constitue et dans lequel elle s’oriente, devient l’orientation décisive. Koltès invente l’équivalence entre l’acte théâtral recherché et le geste de la main du corps qui le désigne (« tu tournais le coin de la rue quand je t’ai vu, il pleut »), équivalence entre le langage écrit et la parole adressée ; équivalence aussi entre le silence dans lequel la parole fait effraction et le trop plein de langage qui le comble (et combien en effet ce que cette pièce réécrit et ce sur quoi elle s’adosse, c’est le silence de celui à qui s’adresse le locuteur : le contre-champ du récit est aussi son contre-chant silencieux) ; équivalence enfin entre ce silence qui achèverait la pièce, celui qui en finirait avec la parole, celui qui la réaliserait dans la parole : « je n’arrive pas à te dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs » : entre le désir de fuir ailleurs et celui d’être ici à dire le désir d’ailleurs.
Tissages : l’artisanat de la cordonnerie
L’écriture de La Nuit juste avant les forêts est le point de partage entre deux écritures narratives : après le roman, c’est l’écriture des nouvelles qui inscrit définitivement l’exigence de rigueur formelle au cœur du travail de composition. L’écriture artisanale d’un récit s’impose comme précise et dominée. Koltès l’expérimente en effet finalement là, mécanique de plus haute précision, ou plutôt travail de couture :
Revenons à la chose : mon propos, et je pense déjà au numéro III, est de faire du tissage, avec la trame et la chose dans l’autre sens dont le nom m’échappe, mais non pas avec, comme chez les tisserands de luxe, une trame solide et le reste pour la frime, mais comme pour une bonne toile, même matière, bien serrée ; bref, écrire du jean solide comme un Levis lisible et utilisable dans tous les sens, écrire comme ça et non plus comme ça ou comme ça ou comme ça, si tu vois ce que je veux dire ; enfin, la prochaine sera plus nette je crois (vais essayer des choses du côté de la ponctuation entre autres), et je ne sais pas où cela va me mener au n° XII .
« Écrire comme ça et non plus comme ça ou comme ça ou comme ça » — c’est écrire dans une fermeté plus grande, une rigueur plus concertée, laisser moins de place à un lâcher-prise. Propos riche : il dit aussi son refus d’être tisserand — ce qu’il semblait avoir été, en composant jusqu’alors sur une ligne narrative nette, des variations en forme d’ornementations non nécessaires à la conduite de celle-ci. C’est en cordonnier modeste qu’il se rêve : c’est dans la trame tissée avec le fil de chaîne (le nom qui échappe alors à Koltès) que se fabrique le tissu, soit une articulation d’une ligne autour de laquelle s’enroule ce qui fabrique son épaisseur. Est-ce cela que François Regnault nommera plus tard la fable et la figure ? — « l’articulation d’une fable simple avec des figures complexes ». Ce qui importe surtout, au-delà de ce schématisme qui ne rend de toutes façons pas compte des procédures de l’écriture du récit, on le montrera, c’est que le récit n’accepte aucun élément en dehors de ce qui peut le conduire et l’informer. En ce sens est-il à l’image d’un Jean solide, où sa fermeté est à la fois sa composition et sa raison d’être. Le critère désormais revendiqué sera celui-là : le « Levis lisible » comme modèle idéal, horizon.
Koltès n’écrira pas de nouvelle I ou IV (et n’atteindra jamais la XII), mais une pièce de théâtre : comme si c’était sur le terrain dramaturgique que l’artisanat du récit devait prendre sens et s’éprouver. En faisant le choix de « l’illusion de l’hypothèse réaliste » avec Combat de nègre et de chiens, il renonce à l’instant érigé en seul processus de puissance théâtrale, au profit d’un récit duré qui semble faire un usage romanesque du temps, de l’espace, et des personnages (de manière illusoire). Le chiasme se renverse : le goût pour l’écriture de spectacles informels centrés sur la rigueur de la langue le quitte au profit d’une volonté de raconter, et de « raconter bien », dans la structuration plus que dans le formalisme de la parole, dont il essaiera de chercher la simplicité. Dans de nombreux entretiens, l’affirmation revient : non seulement raconter, mais le faire le mieux possible :
On essaie souvent de nous montrer le sens des choses qu’on vous raconte, mais par contre, la chose elle-même, on la raconte mal, alors que c’est à bien la raconter que servent les auteurs et les metteurs en scène, et à rien d’autre .
De Combat de nègre et de chiens à Roberto Zucco, la poétique se renverse : là où l’immédiateté faisait loi, c’est plus largement dans la durée d’une histoire que l’auteur va travailler, avec ses principes organiques romanesques traditionnels qui ressortissent à des logiques d’oppositions, d’évolutions, de crises, de résolutions. Au moment de Combat de nègre et de chiens, une partie de la presse juge la pièce néo-classique (et la mise en scène néo-réaliste) : le contexte était alors aux recherches de Peter Handke ou de Grotowski, un théâtre qui avait alors « Kantor pour emblème ». C’est précisément à ce théâtre là que Koltès tournait le dos, un théâtre sténo-centré, jouant sur une hyper-théâtralisation de son processus et de sa forme : un théâtre qui « s’auto-reproduit à l’intérieur du théâtre ». Théâtre pour le théâtre, celui-ci finissait par ne s’adresser qu’à des hommes de théâtre, critiques, penseurs, metteurs en scène plongés dans la recherche de ressources propres au théâtre et qui, désirant inclure le spectateur dans le rituel de sa réalisation, tendent à replier la scène sur l’ici et maintenant d’un solipsisme qui pourrait risquer de faire fuir le public .
Le chemin que prenait Koltès allait en somme à l’envers d’un mouvement du théâtre tel qu’il pouvait se donner à voir : et quand il renonce aux recherches radicales sur la scène et le corps des acteurs, pour choisir la voie de la narration d’autant plus marquée qu’elle était revendiquée dans les entretiens et sur scène, la critique ne perçoit pas qu’il s’agit d’une trajectoire — et ne voit donc pas combien cette poétique du récit est traversée par des procédures qui visent à la mettre en question. On verra plus loin comment les masses de profondeurs opaques travaillent une surface lisible, ou combien les inquiétudes génériques altèrent sans cesse la fixité pourtant apparente du drame : dans le renversement de la question de la présence en durée expansive, il s’agit pour l’heure de mesurer les grands traits de cette poétique.
3. Ne plus inventer — l’hypothèse de la réécriture à l’infini
Raconter bien, raconter mieux
Celle-ci est d’abord le renoncement avoué à inventer : raconter bien, cela signifie que la tâche d’un auteur ne se situe plus que dans la dispositio et non plus dans l’inventio. Ce mouvement est celui que raconte l’auteur : il est fort schématique, en partie faux parce qu’on verra que l’inventio (verbale) demeure aux principes de la composition. Koltès sous-entend ici plusieurs éléments primordiaux de la composition — l’écriture tire naissance de l’expérience qui lui donne les histoires à raconter ; l’auteur ne doit s’attacher qu’à exposer les histoires, non à les expliquer ; surtout, l’écrivain laisse entendre que tout a déjà été raconté, qu’il ne s’agit que de reprendre, réécrire : et réécrire « mieux ». Écrire « mieux », c’est à la fois écrire mieux que lui-même, mieux que lui-même (et son artisanat, comme technique implique aussi une maîtrise acquise, il s’en explique, notamment auprès de Lucien Attoun, lors de l’entretien de novembre 1988, « Juste avant la nuit »), c’est aussi dans une perspective absolue : le mieux possible. « Raconter bien », c’est être le plus simple et le plus efficace possible — dans Nickel Stuff on verra que ce mieux peut être contre-intuitif, et recouvrir des procédés complexes de renversements de temps, mais uniquement parce qu’il semble à l’auteur plus simple d’être ainsi complexe, et que la simplicité intuitive prend parfois le temps à rebours. Raconter bien, et mieux, C’est surtout raconter le plus précisément possible non pas les motivations des personnages, mais leurs gestes, leurs actions, les mouvements de l’intrigue. Non pas expliquer, donc, mais montrer.
Si l’on a dit que chaque texte était singulier et qu’il épuisait une manière de faire, il ne réalise cependant jamais la totalité de son objet, ni la perfection de l’art de raconter, que Koltès cherche à radicaliser, c’est-à-dire à simplifier. Et en ce sens, on fera l’hypothèse d’une perpétuelle réécriture qui conservera à la fois le dynamisme et la singularité des textes anciens, mais qui reprendra en conscience des trames que l’écheveau recomposera à chaque fois différemment. L’origine, le récit archétypal, c’est le texte premier : l’origine qui sera toujours réinventée : La Nuit juste avant les forêts, quand bien même l’auteur avait derrière lui une œuvre déjà riche de huit pièces sans compter le roman et les nouvelles. Une fois trouvés et écrits ce lieu et cette formule, on peut réécrire. À défaut d’inventer une histoire à chaque, l’écriture inventera des histoires qui sauront mieux raconter cette histoire première.
Réécrire le don
Quel est l’objet de cette réécriture du récit originaire ? Cette situation d’écriture, ce dispositif, c’est d’abord un geste, une interception et une demande secrète ; littéralement : un échange. C’est un mouvement arrêté, une trajectoire interceptée, un regard qui enclenche la parole ; c’est une bifurcation de deux droites qui se rencontrent et se disent ensuite, échangent la parole dans le don, le contre-don ; on échangerait un corps comme on échange la parole ou de l’argent, ainsi que l’on fait commerce du temps et du désir. C’est l’hypothèse qu’avait formulée François Bon :
Peu importe qu’on juge vraie ou pas l’exemplarité des deux textes que Koltès intitule La Nuit juste avant les forêts et Dans la solitude des champs de coton. (…). À presque dix ans de distance, plutôt que de toucher à une seule ligne de l’ancien texte (qu’on pense aux versions successives de Claudel pour La Ville), l’auteur décide de réexplorer le même coup de force, mais par un nouveau texte sur le principe même de l’ancien, instant pur qu’on démultiplie, en annulant tout ce qui empêcherait le repli sur ce pur instant saisi. Sauf qu’une approche consciente remplace forcément l’ancien emportement. Il s’agit de se porter soi-même, délibérément, à l’exact lieu où l’excès avait produit ce texte au-delà de soi-même. Alors le dispositif logique est autre, la phrase se transforme, mais le mouvement de construction, les forces mentales par quoi on affronte l’inscription du temps dans la matérialité des phrases sont le geste du même bras, la phrase tenue de même main. C’est ce mouvement de spirale, par quoi un texte neuf, qui n’annule pas la novation de l’ancien, surgit au même lieu, qu’on voudrait ici examiner .
Mais là où François Bon articule seulement La Nuit juste avant les forêts et Dans la solitude des champs de coton, il semble que l’on pourrait étendre cette hypothèse à toutes les pièces qui suivent. Inutile de forcer le trait : dire qu’il s’agit d’une seule et même pièce qui s’écrit en sa fiction, plutôt, de multiples pièces qui réécrivent la première.
En amont d’un texte, il n’y a donc plus la littérature, réservoir à images, à histoires, comme au début des années 1970, il n’y a plus le langage seulement, comme dans la crise des années 1974-1976, mais il y a la vie elle-même, qui s’éprouve comme telle et comme puissance d’écriture, comme écriture en puissance. Ce qui importe, ce ne sont plus les formes que l’écriture donne à ces textes (et il n’y a pas une forme a priori à la base de ces textes), mais c’est l’articulation de la vie et de l’écriture traversée par Koltès nécessairement comme force. Avec La Nuit juste avant les forêts, se pose un creuset de sens et d’expériences presque infinies où Koltès reviendra puiser non pour redire mais pour approfondir, épaissir et faire agir telles ou telles puissance ici pour toujours déposées. Non plus réécrire la littérature, ni son langage, mais, troisième terme de l’équation dialectique, réécrire l’expérience traversée à la fois par l’écriture de cette pièce et par le récit qu’il ouvre, boucle spiralée qui ne se referme pas sur sa diction mais dont la formulation précisément appelle, et appelle entre autres à l’écriture, son écriture : une réécriture infinie d’un même récit archétypal.
On comprend dès lors la nature matricielle essentielle de ce récit, celui d’une traversée de la nuit en laquelle il faudrait adresser un secret à soi-même inconnu, dans l’urgence de l’énonciation et la fuite de son énoncé, mouvement fuyant ailleurs ce qu’il faudrait dire, mais le disant, et ainsi établissant l’impossible : le dire et l’appel à dire ailleurs, le théâtre et la vie, l’arrêt et le mouvement, la mort et la survie de celle-ci. Mais pour que ce récit ait du sens, encore fallait-il que la vie aussi rejoigne son existence. Puisqu’il appelle à la vie, Koltès, presque immédiatement après l’écriture de ce texte, fera l’apprentissage du monde et de ses ailleurs. Ce sera l’Afrique, l’Amérique Centrale, puis New-York, puis l’ensemble de nouveau dans le désordre et sa joie : et ce sont ces expériences qui font donner relief et perspective à ce premier récit établi cependant pour toujours.
À la source de chaque pièce, il y a ainsi une expérience que la pièce réécrit en réécrivant le premier récit de l’échange — ces expériences naissent souvent des voyages, d’images-forces de lieu où le voyage va se dire et que la pièce va ainsi reformuler : La Nuit juste avant les forêts (cette rencontre avec un homme à Paris, relatée dans la lettre du 26 avril 1976 qui l’a fait se sentir du mauvais côté, cette nuit où écouter un inconnu lui parler, sans qu’il puisse ouvrir la bouche : la pièce serait la mise à mort dramaturgique de ce silence éprouvé sur le plan politique et métaphysique) à Combat de nègre et de chiens (ces trois semaines passées dans les chantiers en Afrique), Dans la solitude des champs de coton (la rencontre fugitive à New York avec un dealer qui faisait la manche), Le Retour au désert (moins les souvenirs que les impressions laissées par les souvenirs de l’enfance) et Roberto Zucco (le visage du meurtrier Succo sur les avis de recherche placardés dans le métro : et le désir immédiat d’écrire ce visage, de réécrire le visage de ce visage).
Mais toujours la réécriture opère sur le plan du récit à partir La Nuit juste avant les forêts — et l’ensemble des textes peut se lire comme un récit spectral de celui-ci. Pourtant, cette réécriture n’est pas celle de thèmes ou de motifs auxquels trop souvent on réduit son théâtre : mais de procédures et processus d’écriture du récit. Il ne s’agit pas, par exemple, de réécrire la solitude du locuteur, mais de se placer à l’endroit même où cette solitude s’est établie dans la parole et s’est échangée. Cependant, chaque pièce va poser des problèmes dramaturgiques différents à son auteur : La Nuit juste avant les forêts n’est pas une solution dramaturgique ni un recours, mais une position d’écriture, une situation première. Ainsi chaque pièce sera ce coup de force : rejouer l’origine sans la reproduire ; déplacer à chaque fois ses postulations sans jamais revenir à son point zéro ; épuiser surtout ses possibles sans jamais assécher le désir. Comme la mise à mort de la vie ne se joue que d’une seule manière à chaque fois, il faut éprouver la mise à mort de l’origine à chaque fois différemment, parce que, comme le dit sagement Rodolphe à Abad dans Quai Ouest : « on ne pourra jamais te tuer deux fois ».
À partir de 1977, c’est comme si Koltès allait travailler sur une même portée, ne changeant que les clés, l’allure, multipliant les lignes mélodiques, ou les réduisant. Sur le plan dramaturgique, au soliloque de la pièce de 1977 répond le dialogue (ou les monologues coupés) de celle de 1985 et son coin de rue, hors des zones délimitées, semble être proche de la zone de deal dont parle le préambule de Dans la solitude des champs de coton. Mais s’il fallait chercher le principe de la réécriture ailleurs que dans des données strictement dramaturgiques, c’est la notion d’échange qui s’imposerait : récit d’un échange, où le change est bien la nature et la matière, l’enjeu du récit réécrit. Ce que ce mot recouvre, ce qu’il cache et ce qu’il déploie, c’est l’échange de la parole donnée et de la relation. Pour Marcel Mauss, trois gestes fondent la relation humaine : donner, recevoir, restituer . Ce sont ces trois gestes qui constituent en partie l’anthropologie de la réécriture koltésienne sur laquelle il nous faudra revenir. Précisons qu’aucune pièce cependant n’aura pour tâche de dévoiler les processus économiques dans le théâtre comme le préconisait Brecht : il y aurait davantage une écriture ethnologique en acte, nourri d’économie politique — l’on pense par exemple au Marx métaphysique (tel que par exemple Bataille a pu le lire ) sur la question de la valeur d’usage et de la valeur d’échange en général.
Échanger au-dessus d’un précipice
D’un point de vue de poétique de la composition, l’échange comme structure du récit pourrait figurer comme cette traversée de la réécriture : si La Nuit juste avant les forêts est la pièce du don jusqu’à perdre l’objet du don, se perdre soi-même comme objet donné, Dans la Solitude des champs de coton serait la pièce de la réception : recevoir la langue de l’autre avant d’en recevoir peut-être les coups, recevoir un désir informulé, une demande impossible réciproque et qui au fil de la pièce, s’échange . La pièce de la restitution, ce serait sans doute Combat de nègre et de chiens : « Je suis Alboury, Monsieur, je viens chercher le corps » (mais en échange de quoi, va se demander Horn) : restitution qui n’est pas le thème mais la manière dont s’envisage la langue dont est réécrit l’échange. Quai Ouest rejouerait de la manière la plus complexe toutes les formes de la tractation : celle du corps, entre Fak et Claire (et entre Fak et Charles) ; de l’argent, au début, avec Koch ; du lieu, de l’endroit où on demeure, entre Charles et Abad. Dans Le Retour au désert, l’échange de l’auteur avec le passé est aussi celui de la guerre civile avec la guerre fraternelle et l’échange constant du rire avec la terreur. Il y a enfin Roberto Zucco, qui interrogerait l’ultime tractation, le deal qu’on négocie avec la vie et la mort et la somme des corps qu’il faut échanger contre la vie, exécuter ou accomplir juste avant la fin (le père, la mère, l’inspecteur de police, l’enfant : jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à tuer que le temps lui-même, la temporalité historique du fait divers étant échangée finalement avec la temporalité cosmique sur laquelle se termine la pièce).
Koltès avait lui-même senti ce geste de réécriture qui lui faisait reprendre encore et encore un même matériau tout en le déplaçant, par complexité, par foisonnement (Quai Ouest), par abstraction (Dans la solitude des champs de coton), par implosion (Roberto Zucco). Dans l’entretien accordé à Alain Prique en janvier 1986, il est invité à faire le lien entre ses textes et c’est sur les conditions de l’échange qu’il est amené à faire des distinctions et des rapprochements, sur ce qu’il nomme des univers :
« Dans La Fuite à cheval..., il s’agit d’un même univers qui est décrit, même si les intérêts des personnages sont contradictoires. Dans La Nuit juste avant les forêts, davantage encore, puisque c’est un seul homme qui parle. Dans Combat de nègre..., il s’agissait déjà de deux mondes, mais qui se parlaient comme au-dessus d’un précipice (...) Dans Quai Ouest, le point de vue change, c’est un peu comme si on faisait un long travelling d’un côté à l’autre du précipice .
En prolongeant ces propos, on pourrait dire que pour Retour au désert deux mêmes mondes s’affrontent (ou issus du même monde : le frère et la sœur), mais l’un est anachronique à l’autre, l’un est déraciné par rapport à l’autre enraciné ; pour Dans la Solitude des champs de coton, ce qui importe, c’est ce qui va faire violence au précipice au-dessus duquel on se projette à l’autre ; dans Roberto Zucco, c’est un monde contre tous les autres et le point de vue serait celui du précipice lui-même dans lequel Zucco tombe et s’envole à la fin. Koltès aurait donc trouvé, avec la pièce de 1977, ce lieu de la parole (l’échange comme principe de l’action) et son enjeu : ce qu’on donne, ce qu’on reçoit, ce qu’on restitue.
On ne saurait cependant en rester là sans réduire cette œuvre à un formalisme un peu complaisant d’auto-réécriture d’une structure, même aussi riche et potentiellement expansive à l’infini. Il faudra se demander pourquoi l’échange parvient à être la forme de la réécriture la plus intensive : ce qu’elle implique dans le rapport à l’autre, ce qui tient de l’éthique du récit et d’un récit éthique à usage du monde. Mais on ne saurait comprendre cette pulsion de réécriture sans envisager aussi les formes qu’elle prend : sans saisir que celle-ci n’a pu avoir lieu que parce que s’imposait une exigence narrative qui prenait le pas sur toute autre considération technique. L’artisanat du récit s’oppose ainsi terme à terme à l’écriture première des années strasbourgeoises, et si le travail du présent et de la présence était au cœur de cette poétique initiale, l’écriture tissée ensuite fera du temps la condition primordiale de la composition, le métier à tisser. Travail du temps sur le temps, depuis la reconfiguration du temps, l’écriture du récit est invention d’un temps propre à supporter les récits qu’il enveloppe — mais bien plus, parce que le temps est chez Koltès bien souvent l’objet qui se raconte, il est non seulement la forme a priori de la connaissance, mais l’élément même, condition de la composition comme de la représentation. Raconter une histoire, c’est raconter le temps dans lequel elle est prise.
Chapitre II.
Temps du récit
Dans le premier volume de son ouvrage Temps et Récit, qui porte sur l’intrigue et le récit historique, Paul Ricœur commence par dessiner le cercle fécond du récit et de la temporalité : il y entreprend une lecture des Confessions d’Augustin, puis de La Poétique d’Aristote. Se dessine une trajectoire, à rebours de l’histoire littéraire, qui va de la représentation augustinienne du temps dans laquelle la discordance éprouvée ne cesse de démentir le vœu — l’espérance théologique et téléologique — d’une concordance constitutive de l’animus, jusqu’à la conception aristotélicienne qui construit le triomphe de la concordance sur la discordance. Augustin figurerait « l’expérience vive où la discordance déchire la concordance », tandis qu’Aristote dirait « l’expérience verbale où la concordance répare la discordance ».
À travers la trajectoire personnelle de Koltès, on a souligné l’apparence d’un tel mouvement, qui certes ne s’y identifie pas, mais qui pourrait s’y rapporter : dans les textes du répertoire strasbourgeois, on a vu combien une déchirure était à l’œuvre entre présence pure et devenir arrêté, arrêt sur le langage, impossibilité d’un déploiement en dehors d’une dilatation spectaculaire du verbe contre l’expansion de l’intrigue. Au contraire, les pièces écrites à partir de Combat de nègre et de chiens chercheront à construire des intrigues dont le souci principal sera à la fois la complétude d’une fable, la totalité d’un récit, et l’étendue de son temps — soit les trois traits dominants de la concordance aristotélicienne : « notre thèse est que la tragédie consiste en la représentation d’une action menée jusqu’à son terme (téléias) qui forme un tout (holès) et à une certaine étendue (mégéthos) (50 b 23-25) ».
Bien sûr, cette correspondance des trajectoires n’a de sens que rapportée à la question du récit — et encore, on verra les grandes lignes de partage dans ce mouvement : du moins l’ouvrage de Paul Ricœur permet-il d’approcher le récit non en termes de structures fixes et d’invariants constitutifs d’un genre, mais comme des dynamiques de composition qui mettent en relation le temps vécu et le temps raconté tels qu’on a essayé de les mettre en perspective sur le plan de la génétique des textes et de la fabrication des temps singuliers. Approcher la poétique de leurs composition en termes de dynamiques rejoint donc l’essai de saisie de cette écriture en mouvement non seulement externe mais aussi interne, en chaque texte, qui travaille en tension les énergies vives du récit.
1. Discordances & concordances
La cellule mélodique du muthos et de la mimèsis
En ce sens, Aristote ne présente ni un modèle théorique, ni une norme : mais, comme l’écrit Paul Ricœur, sa Poétique propose une « cellule mélodique » qui joue d’une double réflexion : sur la question de la mise en intrigue (le muthos) et sur l’activité mimétique (la mimèsis). On n’entrera pas ici dans la discussion avec l’objet principal de la Poétique qui est avant tout de dégager des hiérarchies de genres (une distinction entre drame et histoire), d’identifier les principes généraux de composition pour distinguer les bonnes et les mauvaises œuvres, de classer les modalités (le récit n’est alors qu’une espèce — la poésie diégétique — à l’intérieur de la catégorie englobante de la mimèsis). En outre, le texte d’Aristote porte principalement sur la poésie tragique qui élève à l’excellence les vertus structurales de l’art de composer. Mais parce qu’il s’agit de poétique, la tragédie sera ici entendue non comme une forme dramatique ou un genre théâtral, mais tel un modèle de composition, où domine un principe dynamique : le couple muthos / mimèsis. Aristote n’est ici qu’un point de départ : une pensée dans laquelle on isolera son principe directeur : la mise en intrigue. Le théâtre de Koltès n’appartient évidemment pas au genre abordé par Aristote, et il ne s’agit pas de faire du dramaturge un épigone du philosophe qui adopterait sur scène des principes élaborés dans La Poétique : mais parce que cette œuvre, dans la lecture que propose Ricœur, fournit des outils d’analyse propres à déterminer les puissances de composition du récit, elle peut nous permettre d’approcher la singularité des poétiques du récit de Koltès.
Pour une approche aristotélicienne de la rhétorique du discours dramatique de l’œuvre de Koltès, nous renvoyons aux travaux de Cyril Desclés dans sa thèse « Le langage dramatique de Bernard-Marie Koltès », que nous citerons ici dans la mesure où il nous semble faire le point sur la question. Mais notre propos portera moins sur le langage dramatique (et sur son élaboration) que sur la fabrication du récit dans son ensemble. C’est donc moins du point de vue du langage (et de son efficacité dramatique) que de celui de l’écriture (et de la structure) que nous nous réfèrerons à la Poétique d’Aristote.
Le récit comme coupure
La dynamique temporelle du récit s’appuie sur l’articulation muthos et mimèsis, qui sont des opérations et non des structures. Le muthos, c’est, comme choisit de le traduire P. Ricœur, « l’agencement des faits en système » (50 a 5). Si la poétique est l’art de composer des intrigues, l’intrigue est agglomération, ou conglomération, d’événements reliés formant un tout. La mimèsis quant à elle se définit comme activité mimétique — qu’on la traduise par « imitation » ou « représentation », il est important de conserver son sens dynamique de « mise en représentation », de transposition d’action dans des œuvres représentatives, et non de structure fixe. C’est pourquoi la mimèsis ne doit pas ici être entendue en termes de copie (de réplique à l’identique), comme dans l’usage que fait Platon de la notion, notamment dans République, pour qui les choses imitent les idées, et les œuvres d’art imitent les choses, avec ce que cela suppose de dégradation en raison de l’éloignement de deux degrés du modèle idéal . Au contraire, la mimèsis telle que la conçoit Aristote, et telle qu’elle permet de rendre compte de l’usage qu’en fait Koltès, est un espace de déploiement : à la fois un faire et le produit de ce faire — une poïesis. Elle n’est donc ni un décalque (imitation), ni un redoublement de la présence (re-présentation) ; elle témoigne, au contraire de l’idée de représentation ou d’imitation, d’une coupure entre le réel et l’art, déchirure entre le réel de l’art et l’art de sa fabrication — ce que Koltès nomme « la vie » et « le théâtre » —, qui ouvre l’espace séparé de la fiction ; séparation qui favorise la condensation qu’opère le récit.
On va au théâtre pour retrouver la vie mais s’il n’y a aucune différence entre la vie en dehors du théâtre et la vie à l’intérieur, alors le théâtre n’a aucun sens. Ce n’est pas la peine d’en faire. Mais si l’on accepte que la vie dans le théâtre est plus visible, plus lisible qu’à l’extérieur, on voit que c’est à la fois la même chose et un peu autrement. À partir de cela on peut donner diverses précisions. La première est que cette vie-là est plus lisible et plus intense parce qu’elle est plus concentrée. Le fait même de réduire l’espace, et de ramasser le temps, crée une concentration .
« La mimèsis, écrit P. Ricœur, est l’emblème de ce décrochage, il instaure la littérarité de l’œuvre d’art ». On verra par la suite, que cette coupure peut être féconde pour penser la relativité de l’œuvre et du monde, mais qu’il ne s’agit d’une déliaison seulement dans la mesure où la mimèsis se fait espace d’une jonction utopique que recherche l’éthique de l’écriture du récit koltésien.
Structures de l’intrigue, et structurations du drame
Pour Aristote, la tragédie (l’œuvre dramatique par excellence donc) comporte six parties (50 a 7-9), dont l’ordre dit bien la hiérarchie que l’auteur souhaite établir dans la dynamique de ce récit. Priorité est d’abord donnée au « quoi » (l’objet) de la représentation : intrigue, caractères, et pensée ; puis suit le « par quoi » (moyen) de la mimèsis : expression, chant ; enfin, se pose le « comment » (mode) : le spectacle. De là, une certaine primauté accordée à l’action au-dessus des caractères et de la pensée : « c’est qu’il s’agit avant tout d’une représentation d’actions et par là seulement d’hommes qui agissent » (50 b 3). En outre, dernier trait de ce muthos : « la tragédie est représentation non d’hommes mais d’actions, de vie et de bonheur et le but visé est une action, non une qualité […]. Sans action il ne saurait y avoir tragédie, tandis qu’il pourrait y en avoir sans caractères » (50 a 16-24). Les personnages sont par conséquent subordonnés à l’action. Celle-ci est donc la partie première, principale — la visée de l’œuvre : « c’est l’intrigue qui est la représentation de l’action » (50 a 1). Aristote place en avant et au premier plan de l’écriture poétique la construction du muthos, l’agencement des faits : « Le poète est compositeur d’intrigues » (51 b 27). Dans cette construction, soit le poète parle directement (et raconte ce que ses personnages font) : il se présente alors comme narrateur ; soit il donne la parole aux personnages et parle indirectement à travers eux (ce sont alors eux qui font le drame) (48 a 29). Cette distinction nous permet à la fois de distinguer proses narratives (La Fuite à cheval très loin dans la ville, Prologue, Nouvelles) et théâtre (Combat de nègre et de chiens ; Quai Ouest ; Dans la Solitude des champs de coton ; Le Retour au désert ; Roberto Zucco) sans les opposer, mais au contraire en les envisageant sous l’angle de la mise en intrigue, narrativisations et dramatisations incluses — au centre médian de ces genres se situeraient le scénario Nickel Stuff. Ainsi, avec Paul Ricœur, nous caractérisons ici le récit non par le mode, ou le genre, mais par un processus de mise en intrigue, et c’est précisément ce qu’Aristote appelle muthos, c’est-à-dire agencement des faits .
En quoi la conception du muthos d’Aristote, via la réflexion que propose P. Ricœur, peut-elle nous permettre de comprendre les formes qu’ont prises les poétiques de Koltès ? Le geste du dramaturge semble en fait à la fois anti-aristotélicien et engagé dans le champ déterminé par Aristote. On a ainsi vu combien, contrairement à ce que préconise Aristote, la composition prend appui sur les personnages et l’écriture de leur subjectivité, avant d’établir dans un deuxième temps une intrigue (c’est le cas surtout pour Combat de nègre et de chiens, sans doute pour Quai Ouest, et pour Le Retour au désert). En somme, en renversant les catégories de l’inventio et de la dispositio, Koltès finit par retrouver le point de départ que posait Aristote en ses prémisses : le muthos est donc le produit de l’écriture, non son préalable. Rem tene, uerba sequentur — « Possède le sujet, les mots suivront », préconisait Caton l’Ancien — Koltès procédait exactement, du moins au début, à l’inverse.
Étendre la théorie du muthos que Aristote élabore seulement à partir de la tragédie paraît surtout avoir une certaine utilité pour approcher l’ensemble du champ narratif quel que soit le genre choisi par Koltès, non seulement en raison de son caractère englobant, idéal, et conceptuel, mais surtout parce qu’elle nomme des processus rigoureux au sein d’un cadre ferme mais souple dans leurs usages. C’est justement sur le terrain du temps, du rythme, du tempo qu’il nous paraît fécond — ce que P. Ricœur envisage selon la dualité concordance / discordance, et que l’on approcherait plus précisément avec les notions de discontinuité et de continuité, de présence et de dilatation, de fixité et de décentralisé, termes que nous avons déjà employés dans les pages précédentes pour caractériser les structurations du récit koltésien.
Là où, comme l’indique Ricœur, Augustin s’était abîmé dans une dialectique impossible entre l’emprise d’une présence du temps perpétuellement présent, et de désir transcendant d’une éternité fuyante, Aristote peut proposer une solution poétique à l’aporie spéculative, dans la mesure où sa conception du temps est ordonnée dans un agencement clos, déterminé par une fin, et progressif (c’est-à-dire épisodique). Là où Koltès s’était enfoncé avec le Théâtre du Quai jusqu’au risque du suicide du langage par la langue dans la mise en gésine de récits successivement morts, non narratifs, pièces non mises en intrigue, lexis dénué de muthos, il trouve ensuite dans l’agencement fabulaire, l’élaboration de synopsis et d’intrigues puissamment visibles et lisibles, une manière de renouer avec l’écriture composée, orientée, et finalement dominée. Mais il ne s’agit pas de faire de ces récits un repli progressiste (et donc d’une certaine manière historiquement réactionnaire) vers des formes simples de concordance parfaite, des schémas linéaires. Aristote n’établit pas d’ailleurs une concordance absolue, mais, de façon plus complexe, intègre un jeu subtil de discordance dans la concordance : « c’est cette dialectique interne à la composition poétique, écrit Ricœur, qui fait du muthos tragique la figure inversée du paradoxe augustinien ».
La production du temps par renversements
Car l’agencement des faits en système obéit à la double logique de production d’un tout (à la fois temporel et logique) mu par des ruptures : « Un tout, c’est ce qui a un commencement, un milieu, une fin » (50 b 26). Si le début et la fin se définissent avant tout comme ce qui n’a pas d’amont pour l’un et pas d’aval pour l’autre, le milieu nécessite un amont et un aval qui ne soit pas identique à lui-même — mais qui suit et précède des faits, ou événements : c’est cela qu’Aristote nomme « épisodes », qui doivent absolument avoir un lien entre eux. C’est précisément ce processus qui fait du récit à la fois une succession et un ensemble. Ce que Koltès avait synthétisé, parlant du Retour au désert comme d’une pièce de « bagarre » :
Une bagarre n’est pas simplement faite d’un poing sur la gueule ; elle suit aussi les trois mouvements logiques de l’introduction, du développement et de la conclusion. C’est cette construction forte et ces rapports forts qui méritent d’être racontés au théâtre .
Dans le modèle tragique, la dynamique de l’épisode est celle du renversement (métabolè, metaballein 51 a 14 ; metabasis 52 a 16) de la fortune à l’infortune. Ces renversements prennent différentes formes : le coup de théâtre (péripétéia), la reconnaissance (anagnôrisis), l’effet violent (pathos) — la tragédie est parfaite en sa forme et sa visée lorsque ces trois métaboles se confondent dans un seul moment, comme dans le cas de la catastrophe de Œdipe Roi, qui fusionne le paradoxal et la causalité logique. Le récit est l’agencement de faits qui finissent par produire une histoire déroulée en moments, narration d’événements différents mais qui concernent un même enjeu en surplomb permettant de les relier, fable qui commence et s’achève dans une logique chronologique, où la fin achève et accomplit le drame.
Pour Aristote, ce qui touche au tout de la composition porte également sur l’étendue de sa réception : le renversement dure dans le temps de l’œuvre perçue, et peu importent les ellipses agencées dans le muthos, tant que l’épisode sur scène se produit aussi dans la conscience du spectateur comme négatif d’un positif pourrait-on dire, c’est-à-dire non seulement suite d’événements, mais aussi envers d’événements sur d’autres, qui permet que l’action avance — c’est là que le temporel et le logique se confondent. En cela, contrairement à une idée reçue et défendue à l’âge classique, Aristote ne condamne pas l’épisode en tant que tel, mais son usage décousu qui ruine, ou agit contre, le tout de l’œuvre. La succession d’épisodes bien concertée et justifiée par l’action permet justement une concordance discordante, ou « discordance incluse » — ce qu’Aristote nomme « l’intrigue complexe ». Pour que le bonheur se renverse en malheur (ou inversement), il faut qu’il y ait accidents, modification d’un état premier, et souvent modifications progressives : altération de la situation initiale, opération suffisamment lente pour paraître vraisemblable, mais rapide pour permettre la violence du choc : temps de latence et de brutalité dans lequel se produit ce qu’il nomme la catharsis. Quel que soit le sens que l’on donne à ce terme et ce qu’il recouvre — qu’il ne s’agit pas de commenter ou de discuter ici —, celui-ci implique bien une dynamique de transformation : pour que la tragédie ait lieu, la scène et la salle doivent se rejoindre en ce processus de modification qui est à la fois l’enjeu du muthos et le produit de la composition de la mimèsis. On a vu que dans le premier temps de sa production, la visée ultime (et le sens) des spectacles résidaient en telles transformations dans les consciences rendues actives des spectateurs :
La portée de ce spectacle se situe dans l’immédiat, — dans l’expérience immédiate — et, de ce fait, devrait interdire, je crois toute espèce d’appréciation, en ce sens que l’expérience aura eu lieu ou n’aura pas lieu. En dehors de cela rien ne vaut la peine d’être envisagé.
Cela restera pour toujours, même si moins radicalement, un souci toujours prégnant touchant à l’efficacité du récit. Ensuite, Koltès, à partir de La Fuite à cheval très loin dans la ville, mais surtout avec Combat de nègre et de chiens, se dégage de la pure immédiateté, et fait l’épreuve de ces enjeux qui articulent le temps au récit : mais loin de se soumettre à ces schémas, il ne cessera pas de s’en rendre maître et possesseur, comme s’il les produisait lui-même — car c’est bien en fonction de ses propres besoins qu’il écrira, non pour appliquer des formes a priori forgées ailleurs : « Devant un sujet qui nous paraît tout à coup immense et compliqué, il me semble bon d’utiliser, et éventuellement de fabriquer, pour le saisir, des instruments à notre mesure ». Par ces mots, Koltès ne dit pas qu’il se passe des outils anciens, mais qu’il les travaille en retour, fabrique d’outils ne veut pas dire création ex nihilo. Avant d’aller à la guerre contre ses imaginaires, « la première chose que fit [Don Quichotte] fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avait appartenu à ses bisaïeuls, et qui, moisie et rongée de rouille, gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, les frotta, les raccommoda du mieux qu’il put ». De même appartient-il à chaque auteur en son temps de prendre possession de ses propres armes depuis celles qui ont servi à mener d’autres combats. C’est ainsi, dans des jeux de reprises et de déplacements que va se concevoir l’usage du temps des récits de Koltès.
Le temps différé
Le premier instrument qu’il fabrique est celui de la durée suspendue qui produit le drame. Qu’on nomme ceci attente, ou suspens, il s’agit surtout de voir que l’architecture du temps est alors tenue par une fragilité qui est paradoxalement sa force : celle du différé. Dans Combat de nègre et de chiens, Alboury vient chercher le corps de son frère : il suffit que Horn lui dise ce qu’il en est (le corps est introuvable) pour que la pièce se termine. Mais Horn refuse de le dire — et ce faisant, répondant à côté, flattant, menaçant, déjouant sans jamais le faire cesser l’entêtement d’Alboury, permet à la pièce de durer. De même dans Quai Ouest, le temps du récit est son enjeu, celui d’une demande refusée, repoussée : elle ne tient que dans la pièce mécanique de la voiture qui manque, et qui permettrait de quitter l’endroit — si Fak, ou Charles, la restitue immédiatement, la pièce s’achève : le drame est un puzzle qui permet d’être déplacé justement parce qu’il manque une de ces pièces qui en réalisant son image arrêterait son mouvement. Enfin, Dans la Solitude des champs de coton et La Nuit juste avant les forêts, dramaturgies radicales et sensiblement abstraites, condensent jusqu’à l’équation mathématique cette question d’un temps repoussé : le Client n’a qu’à satisfaire la proposition du Dealer, comme le passant saisi dans la rue n’a qu’à parler, accepter de se rendre dans la chambre pour la nuit (« une partie de la nuit ») pour que tout s’achève, au premier mot — au deuxième plutôt : il n’y aurait qu’un début (la première réplique) et une fin (la seconde) — et donc, pas d’épisodes : pas de récit. Koltès insère entre les deux répliques un jeu sur le temps qui en est le commerce — une « diplomatie du temps » —, le marchandage des minutes, le refus de se soumettre au présent. La demande est si secrète que la parole dure, tenue dans le dit et l’interdit de l’énigme. Ainsi les pièces continuent-elle à se dérouler précisément de ne pas s’accomplir, de ne pas arriver à se faire entendre. Le tout n’est achevé que lorsque le terme est atteint — en somme, la fin arrive lorsque le temps se rompt d’avoir été réalisé. C’est la première discordance du temps au sein de cette concordance du différé : discordance qui pourtant produit la concordance, et l’effectue.
Au sein de cette fragilité se passe le récit. Elle tient à ce temps dilaté qui à chaque instant, d’un mot, d’un geste, pourrait se rompre ; mais elle est sa force puisque ce qui la fait durer est l’enjeu même de la pièce, qui conjoint demande et usage de la langue. Koltès adosse en effet l’agencement du temps sur la question de la parole : c’est la deuxième discordance incluse — qui creuse un rapport neuf au temps et au récit. C’est en effet parce que les personnages n’ont jamais le même rapport au langage qu’ils ne peuvent s’entendre, et font durer le temps. Dans Combat de nègre et de chiens, l’un, Alboury, possède un usage littéral de la langue (Koltès dira qu’il « se sert des mots dans leurs valeurs sémantiques »), l’autre, Horn, parlera avec une perversité lâche mais habile (« comme d’un véhicule conventionnel qui trimballe des choses qui ne le sont pas »). Dans la Solitude des champs de coton offre un paradigme mathématique à ces plans de parole articulés l’un à l’autre dans l’étrangeté qui sépare les corps et les fait parler tout à la fois — paradigme si exemplaire qu’il est énoncé comme tel par l’une des figures du dialogue :
Le Dealer. — Que toute ligne droite n’existe que relativement à un plan, que nous bougeons sur deux plans distincts, et qu’en fin de compte n’existe que le fait que vous m’avez regardé et que j’ai intercepté ce regard ou l’inverse .
Le temps du récit koltésien se fonde donc sur cette jonction des disjonctions : lignes croisées qui appartiennent chacune à un plan, mais qui dans ces plans se chevauchent sur l’ensemble (comme l’on dit en mathématique) du plateau — et la parole de s’inscrire alors par-delà ces plans de l’espace et du temps pour attester aussi bien de l’écart que de la superposition. La langue produit le récit en relevant le malentendu de la relation. Là réside cette synthèse recherchée par Koltès qui disait vouloir « se servir du langage comme d’un élément de l’action ». Puisque le devenir du langage ne peut s’accomplir que dans le refus de l’entente, car l’accord annule le temps (l’accord obtenu est un non-devenir, c’est le temps nul de l’évidence : anti-narratif) et que seuls le désaccord et l’affrontement construisent une durée développée, c’est en posant l’un en face de l’autre deux personnages qui disposent deux langages sur deux plans distincts de leur usage que Koltès fabrique une temporalité à la fois de la présence des corps et de la distance de leur être. Et c’est ainsi que se conçoit un récit formant un tout et enveloppant de multiples épisodes de langues qui seront autant de dialogues (et de malentendus).
La « concordance discordante » trouve là matière à tramer la pièce : surtout qu’elle trouve dans la fable en surplomb sa vraie puissance d’organisation, tandis que pour les pièces strasbourgeoises, ce qui était censé figurer l’unité d’ensemble du spectacle n’était qu’un processus — par exemple, le rêve, dans Récits morts, qui organisait (et désorganisait à mesure) au sein d’un cadre onirique des variations d’intensité, dilatations des durées, scansions d’inégales longueurs qui rythmaient, en pulsations plus ou moins fortes, la pièce. À cette progression linéaire et temporelle de la pièce (début du rêve, milieu du rêve, fin du rêve) se superposait surtout une construction qui tendait à brouiller la ligne orientée du récit, qui n’était pas une narration mais une succession de moments, d’épisodes non liés. La pièce en effet ne faisait pas se succéder des actions agencées l’une à l’autre et l’une par l’autre, mais des moments, des surgissements brusques de visions ou de voix qui formaient autant de scènes coupées, de récits brisés, morts l’un sur l’autre, égarés, pour reprendre le sous-titre de la pièce, dans la recherche d’une direction, épisodes errants et peuplés d’ombres puisque la lumière avait un rôle de production et d’effacement de ces visions, plus que la chronologie.
Ces plans distincts du langage sur le plateau commun de l’espace élaborent un temps différé. On le retrouve dans Quai Ouest, où le malentendu repose sur la question de la vie et de la mort (de leurs désirs paradoxaux), du suicide inadmissible de Koch. Mais c’est évidemment de manière plus spectaculaire que ces plans de langage trament le temps dans La Nuit juste avant les forêts, où s’oppose un usage virtuose et excessif de la langue face à un usage nul de celle-ci, le silence gardé jusqu’au bout ; ou Dans la Solitude des champs de coton : deux personnages aux deux systèmes de langue, l’un régit par l’offre (mais tue), l’autre par la demande (mais niée).
Épisodes et points de vue
Un même complexe rapport entre héritage narratif et refondation singulière, concordance d’une trame et discordance du discours, affecte l’usage du mythos koltésien dans le couple qu’il forme avec la mimèsis. On verra par la suite en quoi consistent l’activité mimétique et son rapport avec la métaphorisation du réel, mais il s’agit ici de comprendre comment s’agencent les faits dans le système. Si la loi primordiale d’Aristote est triple (le tout, le terme, et l’étendue), Koltès ne l’incorpore que dans ses grandes mesures que chaque récit va travailler en épisodes dominés par une fable qui en est le principe moteur : éprouvant d’abord la rigueur et la simplicité de l’épure, puis cherchant — sans parvenir à trouver totalement un équilibre — à multiplier les points d’articulation des épisodes, avant de laisser libre cours à un relâchement où la discontinuité ponctuelle produit une continuité globale. Ainsi, Combat de nègre et de chiens conserve la force minimale d’une intrigue extrêmement serrée, ténue, centralisée sur la question du corps à restituer — fable minimale de l’Antigone antique —, là où Quai Ouest complexifie fortement l’écheveau des épisodes en faisant de l’agencement un processus de résolutions provisoires successives, et multiplie les enjeux, de sorte qu’il est vain de dégager un plot dominant (Koch et son suicide ? Charles, Cécile et leur volonté de fuite ? Fak et son désir ? Rodolfe et son ressentiment ? Abad et son secret ?…) — ni même continu :
Je me suis beaucoup posé la question, en écrivant Quai Ouest, de savoir si une pièce pouvait commencer sur un « sujet » et terminer sur un autre. Il m’apparut que oui, pour la bonne raison que, dans la vie, on peut changer de point de vue sur une même question, donc changer la question. C’est ainsi que le début de la pièce tourne autour de : Koch parviendra-t-il à se jeter dans le fleuve ? Alors qu’à la fin, quand il meurt, on ne s’en souvient qu’à travers le destin d’Abad, et c’est Charles et Abad qui terminent la pièce .
Discordances successives : le tout de la fable est rompu non pour laisser place à des épisodes non liés, mais pour exposer des touts successivement accomplis, qui dépendent d’un rythme qui ne sera pas celui de la dramaturgie aristotélicienne (classique), mais celui plus souple, que Koltès appelle « la vie », mouvement contradictoire qui accepte l’altération du temps, en déplace la perspective dans un mouvement de vase-communicant entre les personnages qui se passent le relais non de l’action d’un événement, mais de l’intérêt de l’action du spectacle éclatée en divers événements. C’est pourquoi il y a finalement un muthos pluriel correspondant au nombre de rôles, ce qui fait de cette dramaturgie un labyrinthe qui possède autant d’entrées que de figures, et de parcours que de possibilités de trajectoire selon que l’on s’attache à l’une ou à l’autre des figures. À la question portant sur l’histoire de Quai Ouest, Koltès répondait ainsi qu’ « il y en a plusieurs, autant qu’il y a de personnages : huit histoires au moins, et, selon qu’on choisisse un point de vue ou un autre : huit fois huit . » Le récit sera donc celui de métabolè successives, exposant autant de renversements qu’il y a de personnages. La discordance est celle des relations entre eux : l’action avance par contamination et altération progressive de l’histoire d’un personnage, avec résurgence ponctuelle, comme pour le suicide de Koch, qui revient à la fin — jusqu’au renversement ultime, spectaculaire, du meurtre de Charles par Abad. Y-a-t-il une sortie du labyrinthe ? La mort est un coup de théâtre si brutal que la péripétéia se fait sans durée, moins altération que métamorphose immédiate, et le renversement de fortune n’établit aucun équilibre — quant à la reconnaissance, on peut seulement la supposer, et le geste d’Abad envers Charles se commet selon les lois secrètes qui les avaient unis au début de la pièce. Seul demeure des trois traits caractéristiques d’Aristote, l’effet violent : mais sans direction, il est choc, et non plus puissance de révélation. Koltès traverse donc en les escamotant les points de force de la Poétique pour en proposer un usage interrompu, s’appuyant sur ce qui constitue l’énergie libératrice des puissances sans rejoindre l’acte qui pourrait aboutir à une quelconque catharsis, qui n’appartient jamais à la syntaxe du récit koltésien.
Ensuite, parce qu’il la jugeait peut-être trop complexe (et trop affectivement coûteuse) à mettre en œuvre, Koltès renoncera en partie à mener ces jeux de mise en récit par la multiplicité des points de vue, qui s’établissait en amoindrissant à ses yeux la portée de la fable et la puissance d’investigation des intériorités — cette question de la construction de l’intrigue par les points de vue sera ainsi, non pas écartée, mais utilisée avec une moindre ampleur. Elle sera recentrée sur la dualité des figures (le Dealer et le Client ; Tony et Baba ; Adrien et Mathilde ; la Cocotte et le Chroniqueur ; Zucco et le reste du monde) — et l’agencement des faits sera disposé selon le système de l’échange latéral en deux orientations générales. L’histoire (ou système) sera celle de deux points de vue construits par discordance au sein d’une concordance qui réside dans l’objet qu’ils envisagent tous deux : le deal (le désir) ; la danse (la rivalité) ; la dispute (la maison familiale) ; Mann (et à travers lui, pour l’une Nécata ; pour l’autre Ali) ; la mort (celle des autres pour Zucco ; celle de Zucco pour les autres).
C’est cet objet fuyant, objet regardé par les figures de la pièce et regardant de la pièce, qui fonde et anime le muthos — envisagé en dehors et du dehors de l’échange, c’est lui qui à la fois fédère les énergies des rôles, dispose les points de vue, et les fait éclater. Dans l’agencement des faits, ce que l’on a nommé l’objet fuyant est le moteur et l’échappée de l’action : c’est à partir de lui que se reconstitue, comme à rebours, l’espace de son appropriation (ou de sa fuite), le temps qui permet de le rejoindre (ou de s’en séparer), l’action qui est pour chacun la projection subjective de son rapport à lui. Ainsi Koltès redécouvre-t-il, et même invente-t-il, pour lui, la « règle des trois unités du théâtre classique, qui n’a rien d’arbitraire, même si on a le droit de les appliquer autrement . » Discordante et concordante, cette règle agence le temps dans son articulation avec le récit : l’un produisant l’autre, et l’autre devenant la mesure de l’un.
Épisodes de langage
Mais surtout, ultime discordance incluse, ou interruption continue, les épisodes narratifs sont chez Koltès des épisodes de langage, tenus dans le verbe, portés par la parole : s’il existe des actions successives, des épisodes accidentels, c’est moins leur enchaînement qui produit le drame que leurs juxtapositions : il s’agit surtout de multiplicités d’événements dressés dont les enjeux sitôt énoncés, affrontés, sont réalisés et morts dans le temps de la scène jouée ; enjeux dont la scène suivante reprendra presque terme à terme le propos en déplaçant la perspective. De là une présence essentielle d’un personnage obstiné, centralisateur, immuablement déterminé, sans autre raison avancée que sa présence, exposée, incontournable : Alboury (qui veut son frère), Abad (qui veut se taire), Koch (qui veut mourir), Mathilde (qui veut se disputer), Zucco (qui veut tuer), voire Mann (qui veut ne rien vouloir). L’action ne se produit pas dans l’altération de leur volonté, mais dans l’usure de ceux qui s’y opposent. Ce schéma, un peu trop rapidement dessiné ici — on le reprendra plus précisément quand il faudra parler de l’enjeu de l’affrontement — souligne ce fait que l’agencement des faits en système ne porte pas sur l’épisode narratif, mais sur la langue en tant qu’elle est elle-même le système narratif qu’elle produit. Les renversements, ou métabolè, sont ceux qui s’érigent dans et par la langue : c’est elle, visiblement rhétorique, spectaculairement polémique, en prise aussi avec elle-même, qui constitue le récit, et le récit du récit (celui de l’écriture aussi, de sa composition) — plus qu’un élément de l’intrigue, la langue est ce qui propulse l’action et l’arrête, discontinuité narrative et dynamique de récit. Dans les épisodes de langage — ce que Chéreau avait su reconnaître et nommer : « des grands événements de langage » — se construit donc la durée, dans un renversement assez puissant par rapport aux premières entreprises, même si ce renversement n’annule pas l’ancienne dramaturgie : là, si le langage n’est plus ponction de présent, du moins articule-t-il encore une suspension temporelle, on s’attachera à le démontrer, qui à la fois fixe et propulse ; puissance centrifuge de centralité des subjectivités, et force centripète de lancées vers la durée narrative, le temps est alors dialectique entre dedans (du corps, de la langue) et dehors (du plateau) qui élabore le récit.
Si, comme on le présuppose avec P. Ricœur, la tragédie telle que la définit et l’évalue Aristote est moins un genre donné d’une civilisation et d’une pratique sociale, qu’une puissance archétypale, alors tout processus narratif, toute volonté de raconter procède d’une telle dynamique de productions d’actions et de renversements ; de continuité et d’interruption ; d’unité d’ensemble et d’éclatement successif — toutes puissances formelles qui sont engagées dans un devenir temporel : ce sont elles qui fabriquent le récit et son temps, car le récit est avant toute chose du temps raconté. C’est pourquoi quand Koltès cherche à raconter (et pose cette volonté a priori, comme un progrès technique à dominer de plus en plus), c’est sur le champ d’élaboration du temps qu’il va le faire et conquérir le récit.
Les seuls progrès que j’ai faits, c’est, je crois, de savoir raconter une histoire et de comprendre un certain nombre de trucs qui me paniquaient .
C’est du travail, d’écrire une pièce, du pur travail, et très peu d’inspiration. Et on peut avoir le même enthousiasme à ce travail que celui d’un éclairagiste qui vient de trouver un effet…
Dans la poétique adoptée par Koltès à partir de 1978, c’est le travail sur le temps qui l’occupe, qu’il essaie, traverse, reprend, et recommence. Il y a un jeu de dosage et de précision (mais qui doit demeurer, pour rester juste, suffisamment libre) sur une continuité exposée et des procédures d’interruptions successives ; il y a un rapport entre l’action et les personnages dans la durée ; il y a un enveloppement du temps sur une ligne interrompue et relancée par les épisodes ; il y a enfin un principe d’altération / production qu’élabore un récit du temps, dans l’imaginaire du spectateur / lecteur comme pour les personnages sur scène ou en scène, au sens où le temps se raconte tout aussi bien qu’il raconte.
2. Durée & déploiement
La coulée de temps : vitesse et tempo du récit
De Strasbourg à Paris, on a vu combien Koltès avait travaillé selon les axes majeurs de la présence et de la durée, se libérant peu à peu de l’absolu paradigme de l’instant proféré pour conquérir le temps du récit. Mais il ne s’agissait pas pour lui d’un retour aux formes conventionnelles d’une ligne narrative chronologique et logique, plutôt d’un travail du présent sur la durée — et chaque composition offrait un saut dans l’essai conjointement narratif et temporel. Ces sauts, cherchant parfois la synthèse, élaborant presque toujours une forme singulière et unique, Koltès les produit dans la langue à chaque fois à l’intérieur de l’écriture, puissance de propulsion dictée par les exigences de la dramaturgie, plutôt que comme un modèle temporel fabriqué de toutes pièces en dehors de lui, et auparavant. Pourtant, des lignes de force sont à l’œuvre dans tous les plans de la composition qui font du territoire du récit un espace de travail articulé fortement avec un rapport au temps à la fois hérité des formes anciennes et en partie renouvelé. Quels héritages ? Quels usages neufs en regard ?
La présence arrêtée laisse place à une durée successive : le chantier des pièces composées après La Fuite à cheval très loin dans la ville et surtout La Nuit juste avant les forêts reposera d’abord et surtout sur l’enjeu d’une fiction élaborée et narrativisée dans un espace temporel homogène. C’est l’implication nécessaire du choix de « l’illusion réaliste », de l’hypothèse de la référence, de l’élection de lieux concrets, du privilège accordé à des langages relativement articulés à l’intrigue, et, à travers cela, surtout, la primauté donnée à des nœuds d’actions fortes, aux trames précises et spectaculaires, aux récits puissamment narratifs.
Comme la narration devient pour Koltès le territoire neuf des investigations de l’écriture, une situation et une position d’écriture découle de celles-ci, une structure dynamique quasi mécanique : le temps comme déploiement. En choisissant de raconter des fables, après les avoir éprouvées physiquement à travers le monde dans ses voyages, le quitte le goût pour les aventures de langage pur, et dès lors, c’est le temps que l’auteur expérimente dans son écriture comme élément nouveau de composition et territoire de dilatation de la langue : temps et récit s’articulent nécessairement alors parce que l’un devient le principe constitutif de l’autre, et le second terme s’impose comme la dynamique d’expansion au sein du premier. Car il n’y a pas de récit sans temps, et de temps pensé en dehors du récit : ce que Paul Ricœur formule ainsi, d’une part : « Le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel », et d’autre part : « Le temps devient un temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour, le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle ».
Dès lors, dans chaque pièce, s’établit une organisation du temps très rigoureusement conçue comme une surface plane de lecture — une chronographie qui consiste en l’invention d’un tempo parfaitement concerté, exposé, énoncé et qui sert de cadre structurant de la pièce. Si de nombreuses études critiques de la dramaturgie koltésienne portent sur l’espace — sans doute parce que Koltès lui-même a beaucoup mis l’accent sur cette question de la construction en amont par le lieu —, peu en revanche concernent l’usage du temps : celui-ci est pourtant au fondement de la question du récit, et traverse l’ensemble des enjeux de son écriture, jusqu’à fonder la fabrication de l’espace. C’est un balayage des structures formelles de ces agencements que l’on proposera d’abord, avant de voir quelles ressources Koltès tire de ces organisations quant à la question du récit.
La coulée de temps uni
Avec La Fuite à cheval très loin dans la ville, l’auteur construit une partition temporelle qui sera comme une base et un horizon de son travail à venir : le choix d’une certaine unité dans une coulée de temps. C’est toute une nuit, et une nuit seulement que le récit racontera — la diégèse s’ouvre sur le crépuscule, un peu avant la nuit — « dans un quart d’heure il fera nuit » — et se clôt sur « la première lueur, [qui], étonnée, pénétra sans heurt entre les arbres et la rambarde du quai de la Planque aux Anges, dévastée . » Entre les deux crépuscules, le roman est l’infractuosité du temps dilaté de cette nuit seule, trouée d’analepses (le passé des protagonistes, ceux de l’histoire de la famille de Cassius aussi par exemple ), mais surtout de temps hors du temps comme les récits de rêve, « songe qui vient à celui qui regarde Chabanne et Barba danser », ou « rêve que Barba se fredonnait intérieurement à la fin de sa maladie ». Ainsi, au choix de la linéarité homogène d’une seule portion de temps se mêlent des brisures qui l’épaississent — c’est cela, le premier usage du temps : une ligne à la fois unique et plurielle, orientée en fonction de ses multiplications.
Ce geste est ainsi repris presque tel quel dans La Nuit juste avant les forêts — cependant le temps ne couvre pas une nuit entière, mais « une partie de la nuit si on le veut vraiment » seulement : si ce récit-là est aussi un discours, c’est en se faisant scène, au sens où Gérard Genette l’entend : le temps raconté et le temps représenté ne font qu’un . Mais le discours, qui raconte pendant le temps qu’il raconte, une heure saisie dans la nuit, raconte aussi de multiples récits arrachés au passé du locuteur : que ceux-ci se rapportent à l’enfance (son père, sa mère), à quelque passé récent (la prostituée morte d’avoir avalé de la terre au cimetière ; Mama), ou encore à un passé plus proche encore (les événements qui ont immédiatement précédé la prise de parole, juste avant le début, et qui sont racontés à la toute fin : effet de boucle temporelle). Toujours est privilégiée une surface lisible et exposée d’un temps coulé, mu par des masses en profondeur de temps qui ne cessent de miner la linéarité, tout en la produisant, puisque ce qui se déroule finalement, c’est ce temps prononcé qui fait passer le temps.
Salinger, dont le statut est particulier — on a vu en quoi il n’appartenait au corpus que de biais, ou du dehors —, est une interruption dans les recherches, et un retour en arrière : en travaillant des situations, l’auteur produit une mise en suspension telle de l’intrigue qu’on peut même douter que celle-ci existe vraiment en tant que telle. C’est davantage l’exposition de scènes au mouvement centripète qui organise un récit sans ligne droite, mais infléchi sans cesse sur le moment premier de la fable, qui se trouve à la fin de la pièce : le suicide du Rouquin, comme si le temps n’était orienté que vers son origine. Là où la boucle de La Nuit juste avant les forêts initiait une fugue qui était susceptible de relancer la parole à l’infini — ce que métaphorise la course dans le métro, ce que porte l’absence de ponctuation finale, ce que pourrait dire le rythme [3 + 1], de « la pluie, la pluie, la pluie, la pluie », cycle parfait et ouvert à sa reprise —, la boucle de Salinger est bouclage, avec arrêt sur une résolution : le récit de la mort du Rouquin dont le secret est levé. Le fantôme de ce personnage dicte la temporalité d’une intrigue hantée par un temps qui ne passe pas, un temps qui revient sur lui-même, revenance d’une durée qui ne s’écoule plus mais obsède les personnages qui l’entourent, de sorte que la coulée n’est plus qu’un arrêt successivement arrêté sur lui-même.
Combat de nègre et de chiens renoue avec le schéma établi précédemment, tout en proposant une synthèse entre le romanesque foisonnant et elliptique de La Fuite à cheval très loin dans la ville, et la théâtralité coulée et vertigineuse de La Nuit juste avant les forêts. C’est toujours la nuit qui est le cadre unique, une nuit seule déroulée entre deux crépuscules : dix-huit tableaux la composent. Le premier s’ouvre « derrière les bougainvillées, au crépuscule », et le dix-huitième s’achèvera à l’autre crépuscule, celui de l’aube et ses « dernières visions ». Une seule soirée s’écoule donc, dans une linéarité interrompue entre chaque tableau, même si on peut se demander si ceux-ci se déroulent successivement, après ellipses, ou si on ne peut pas voir aussi des scènes simultanées, notamment dans l’enchaînement des tableaux IV (Horn et Alboury, sous l’arbre), et V (Cal et Léone, sous la véranda), et surtout entre les tableaux VIII et XII, qui organisent une alternance entre des dialogues de Horn et Cal en intérieur (tableaux VIII, X, et XII), et ceux de Léone et Alboury, dehors, sous les bougainvillées puis sur le chantier (tableaux IX et XI) — la scène VIII se termine ainsi sur les paroles de Cal qui entend Alboury parler au fond de la nuit sous les arbres, comme s’il était en train de parler — et que ces paroles que l’on entendra dans le tableau suivant avaient été prononcées en même temps que la scène précédente. Coulée, tout à la fois interrompue et mêlée, scandée de fondus-enchaînés, la nuit est exposée et déconstruite — arrêtée en différents points que l’articulation avec la scène suivante fait avancer après l’avoir interrompue.
L’espace altéré du temps : le hangar de Quai Ouest
Ces trois premiers temps — forts différents dans leurs formes, mais semblables dans l’usage — sont suivis d’un essai contraint, fruit d’une volonté de s’affranchir de cette temporalité linéaire, mais qui n’aboutira pas : Quai Ouest aussi, mais de manière différente, fera usage de la scène, en déroulant un temps indéterminé coulé en son récit. Mais de nombreux éléments vont tenter, encore plus radicalement que précédemment, de troubler non seulement la perception du temps mais sa simple reconnaissance. Le hangar dans lequel se déroule la pièce semble obéir en effet à une durée et une lumière autre : c’est le lieu qui permet de fabriquer une temporalité neuve aussi parce que c’est celle-ci qui a fabriqué l’étrangeté de cet espace. Nuit dans le jour, ou jour artificiel dans la nuit ? Quand le récit se passe-t-il ?
On peut recomposer l’évolution de la durée, en supposant que le début de la pièce s’ouvre en fin de journée, et qu’elle se termine dans la nuit totale. Mais il n’y aura pas une nuit totale — contrairement à une tenace impression de lecture (du texte ou du plateau) : six séquences (délimitées par les six citations) déroulent en fait quatre jours . Ce flou n’est pas la conséquence d’une absence de notations, mais au contraire par surcharge d’éléments qui à force de qualifier la qualité de la lumière, feint de négliger la stricte détermination du moment objectif du jour. Après une courte première séquence ouverte par la citation d’Hugo (p. 9-24) qui ne porte que sur la venue de Monique et de Koch, au milieu de la nuit, et la rencontre de ce dernier avec Charles, la deuxième séquence [citation de Melville] (p. 25-43), « second jour », commence la nuit-même de la première, elle est celle où chacun des personnages essaie le deal de l’autre (Fak et Claire, Charles et Monique, puis Charles et Fak autour de Claire, puis de la voiture, enfin Cécile et Charles), elle dure jusqu’au midi suivant, après que « le soleil monte dans le ciel à toute vitesse ». La troisième séquence [Faulkner] (p. 43-62) couvre la deuxième journée, du midi jusqu’au début de la soirée : « le soleil, bas, se reflète sur l’eau du fleuve ». La quatrième séquence [citation de London] (p. 62-77) commence la soirée, « dans la lumière rouge du soleil couchant », parcourt l’ensemble de la deuxième nuit. La cinquième séquence [citation de Conrad] (p. 77-93) commence dans une nuit éclairée par « les rayons de la lune » , atteint « l’aurore » et se finit sous « le plein soleil » de midi. La sixième et dernière séquence [citation de Marivaux] (p. 94-fin) s’ouvre l’après-midi, près de l’autoroute, et se poursuit dans « la lumière rouge foncé du soir », pour s’achever dans la nuit, sous la pluie tombante.
Les indications sont nombreuses, mais leur surcharge produit l’effet inverse de la précision, et brouille l’ensemble. Certaines indications de nuit peuvent ainsi paraître métaphoriques, parce qu’elles indiquent un moment suivi assez rapidement par une fin de jour — la nuit ne serait alors en ce début qu’une noirceur, obscurité profonde du dedans entouré du jour encore au dehors. Ce qui l’emporte, c’est l’unité nocturne du hangar, son obscurité consubstantielle, qui fait régner une nuit éclairée, par le soleil ou la lune, qui deviennent des lumières artificielles dans l’artificialité de ce lieu. Koltès fait montre ici plus qu’ailleurs de son goût pour l’écriture de la lumière — ici mieux qu’ailleurs : la lumière n’est pas une texture d’atmosphère, mais constitue à la fois un lieu et un temps. Un lieu, la lumière délimite en effet des frontières qui organisent le dehors et le dedans, signe l’intrusion du dehors (de la nuit) dans le dedans ; un temps, elle produit même l’émotion du temps, par l’usage cinématographique de son écriture — que l’on retrouve dans les films noirs, ou les œuvres de J. Cassavetes, J. Jarmusch —, où la baisse d’intensité des lumières crée l’imminence et le danger ; le brusque éclat l’incidence, la survenue ; le demi-jour, l’inquiétude de ce qui va apparaître ou s’effacer, comme pour l’arrivée de Charles auprès de Koch, après qu’il s’est dépouillé de ses biens. Ainsi, la lumière sera le repère du temps, dont l’angoisse s’accentuera dans l’urgence de sa fin, celle de la nuit et de la menace qu’elle porte scandant une progression vers la précipitation du drame : « Dépêchez-vous, je sens que la nuit va tomber, la trouille me revient . », dit Monique, tout comme Claire, peu après : « Prenez, dépêchez-vous, je ne demande rien en échange. La nuit va retomber, je vous préviens, si vous ne vous dépêchez pas » — comme si c’était la précipitation qui allait faire tomber la nuit : « Comptez-y, comptez-y. Ils n’apporteront même pas de serviettes. Il va faire nuit, Seigneur ! » Et de fait, « la lumière rouge du soleil couchant » viendra vite ensuite éclairer l’ensemble , puis « la nuit tombe » qui (évidemment, selon la loi secrète qui les unit) « fait disparaître Abad », avant de se faire « totale » et d’achever le drame. Mais durant toute la pièce, ce flottement entre jour et nuit aura travaillé une durée qui ne se fixera qu’à son terme, et s’est déroulée dans une linéarité qui aura fini par rattraper l’intrigue, après qu’elle s’est faite oublier.
Claire (à Cécile) — C’est parce que j’ai bu du café, maman, tellement de café que je ne sais plus si c’est le jour ou la nuit ou autre chose, alors je vais chercher une serviette pour le type là qui est complètement mouillé .
C’est ainsi qu’indéniablement, en dépit de ces nombreuses procédures de manipulation du temps et de la durée, la pièce établit une orientation qui produit sous l’effet de la multiplicité la force et l’efficacité de l’unité : règle classique non plus en amont de la composition, mais comme élaborée au sein de la pièce, inventée par l’écriture, retrouvée en son terme : une nuit, dans un hangar. En outre, on n’oublie pas le fait que la pièce s’ouvre en dehors d’elle-même — au sens où le prologue inaugure le texte dans un temps rejeté « deux ans auparavant », comme si la tentation de l’histoire avait pris une dimension telle que la diégèse pouvait déborder le strict cadre temporel que la pièce racontera.
Et puis, j’aurais voulu tout essayer : les flash-back, les sauts dans le temps, les « quelques mois plus tard… » ; jusqu’au moment où il m’a semblé qu’impérativement, au théâtre, le temps s’écoule de manière linéaire et sans interruption, du début à la fin de la pièce. Bref, j’ai découvert la règle des trois unités du théâtre classique, qui n’ont rien d’arbitraire, même si on a le droit aujourd’hui de les appliquer autrement. En tous les cas, c’est bien la prise en compte du temps et de l’espace qui est la grande qualité du théâtre. Le cinéma et le roman voyagent, le théâtre pèse de tout notre poids sur le sol .
L’usage libre du temps romanesque / cinématographique : l’exemple de Nickel Stuff
Cette découverte que feint de faire Koltès porte l’accent sur un fait que l’auteur revendiquera dès lors : la contrainte qui fait écrire, et plus spécifiquement la contrainte de temps. Elle permet de faire définitivement une distinction entre composition dramaturgique et romanesque, entre ligne orientée et temps rompu. Les deux œuvres qui s’écrivent ensuite semblent disposer avec provocation et radicalité de ces deux usages : Nickel Stuff d’une part pour le scénario romanesque, et Dans la solitude des champs de coton d’autre part pour le théâtre. Ils démontrent que Koltès n’a pas une conception a priori du temps, mais un rapport à la forme qu’il essaie d’associer au plus juste de ce qu’il considère être ses exigences. Mais outre ces usages, c’est le souci d’une fabrication intérieure du temps qui domine, une préoccupation essentielle d’un auto-engendrement du temps qui conduira à une extrême exigence sur le travail de la durée.
Dans Nickel Stuff, c’est comme si Koltès prenait plaisir à essayer tout ce que le théâtre lui interdisait de faire — ou plutôt tout ce qu’il pensait être interdit par le théâtre : les règles soi-disant objectives que l’auteur a dégagées ne sont le fruit que de sa pratique d’écriture, et posées comme telles, non des principes théoriques dont il saura se passer quelques années plus tard. Quoi qu’il en soit, le scénario de film est l’occasion presque théorique d’un usage relativement libéré du temps — relativement, parce qu’il demeure contraint dans un cadre que l’auteur prend soin de justifier. C’est par exemple en trois points exemplaires, trois renversements temporels, où l’avant et l’après échangent leur place, mais selon un ordre logique plus grand encore que l’ordre temporel, ordre « plus simple » de la vie, comme Koltès s’en explique :
Cette séquence, qui raconte la visite de Tony à sa mère après l’esclandre au Nickel Bar, donne les événements dans un apparent désordre chronologique ; il s’agit cependant seulement de remettre le récit dans un ordre plus simple ; comme on dirait : « 1) il parle à sa mère ainsi parce que 2) il lui est arrivé ceci un peu auparavant .
Dans cette deuxième séquence, le récit de compose de neuf parties :
A. Une heure du matin
(Tony s’engage sur le pont de Battersea)
B. Quatre heures moins le quart du matin.
(Dans la maison de Mrs Allen, Tony parle à sa mère)
C. Une heure et demie du matin
(Tony est au milieu du pont de Battersea)
D. Quart heures et quart du matin
(Dans la maison de Mrs Allen, colère de la mère)
E. Trois heures et quelques du matin
(Sur un petit chemin, Tony croise sa mère)
F. Vers les cinq heures du matin
(Dans la maison de Mrs Allen, Tony finit de manger)
G. Cinq heures et demie
(Sur le pont de Battersea, Tony marche au milieu de la route)
H. Vers les six heures du matin
(Dans la maison de Mrs Allen, elle se couche)
I. Vers les six heures du matin
(Sur le pont de Battersea, Tony poursuit sa marche)
« L’ordre plus simple » est d’une certaine complexité : il ne s’agit pas seulement d’inverser deux séquences temporelles — l’une correspondant à la marche de Tony sur le pont, l’autre à la scène intérieure dans la maison de sa mère —, mais de fractionner chacune d’entre elles et de les entrelacer. Mais dans le détail, à partir du milieu de la séquence (F), on remarque que l’ordre chronologique se remet en place, et l’alternance concerne désormais les espaces et non plus le temps, qui se déroule selon une linéarité traditionnelle. L’espace continue pourtant ensuite de fractionner le temps, puisqu’il inscrit une simultanéité des actions (entre H et I), qui engendre un autre rapport au temps, après l’alternance.
Dès lors, la pression cumulative, qui fait que l’ordre de lecture produit une temporalité contre l’ordre chronologique référentiel, joue en faveur d’un récit qui raconte et montre ce qu’il raconte, et comment il le raconte. La relation de Tony et sa mère, au lieu de s’exposer d’un bloc, se laisse dévoiler peu à peu, non seulement par le suspens qu’implique la fragmentation progressive, mais aussi parce qu’elle se nourrit d’un portrait amont puis aval de Tony marchant sur le pont, sa désinvolture, sa violence, sa mélancolie. Ce n’est pas le passé qui précède le futur, mais un présent reconfiguré qui est tour à tour passé et futur (d’un futur voué à devenir passé). En travaillant plastiquement l’agencement temporel, Koltès libéré de l’instant théâtral, mais livré à cette durée plus souple d’une image qui peut par elle-même figurer un espace autre, et donc représenter un temps différent, se libère aussi de la linéarité chronologique pour une chronographie à la linéarité dialectique, passé, futur, au présent fuyant.
Chaque séquence est l’occasion d’un jeu avec le temps et son récit : au découpage linéaire, traditionnel, de la séquence I, suit le traitement renversé de la séquence II vu précédemment. La séquence III raconte un seul temps éclaté entre neuf lieux dans le seul espace du magasin de Gourian. La séquence IV est un travelling avant qui frotte un mouvement et une parole intérieure : deux temps, une seule durée. La séquence V est plus linéaire dans son traitement, mais met en jeu différentes successions, entre des scènes longues (et précisément décrites, schéma à l’appui), et d’autres plus rapides, jusqu’à l’éclair, comme dans ses derniers plans. La séquence VI obéit au temps intérieur des perceptions de Tony : « on [y] voit seulement Tony et ce qu’il voit — sans digression, sans explication et sans autre cohérence que celle de ses yeux et de ses oreilles ». La séquence VII s’ouvre sur un rapport linéaire avant de se briser dans un montage alterné entre passage dehors et dialogue entre Robert et Tony. La séquence VIII est le pendant de la séquence IV : travelling arrière, et dualité des temps et des espaces entre la lente description de la ville, et le monologue (simultané, comme en voix off ?) de Robert. « Il y a dans cette séquence [IX] le même apparent désordre chronologique que pour la séquence II, et pour les mêmes raisons ». Cette fois l’alternance se situe entre le matin et la nuit précédente, au magasin de Gourian. Le tempo de la séquence X est décrit d’une façon aussi précise que métaphorique par l’auteur :
Comme un homme qui s’est fait dérober son portefeuille, et qui croyant apercevoir son voleur, se lance à toutes jambes à sa poursuite ; puis l’ayant perdu dans la foule, il s’arrête, essoufflé, et regarde autour de lui ; lorsqu’il croit le découvrir à nouveau dans une autre direction, il court encore comme un fou, puis s’arrête brusquement, fouille du regard le cœur de la foule.
Ainsi alternent travellings et plans fixes — trois ruées au milieu de la multitude (la première et la dernière suivent ou précèdent Tony qui court lui-même, la seconde étant comme l’esprit de Tony parcourant la rue à la recherche de la résolution d’une irrésolution), suivent de trois séries de gros plans, fixes et rapides .
Ici le tempo est le temps du récit : son allure et sa vitesse, ce qui conduit l’intrigue et lui donne sens — l’écriture du temps du récit est d’autant plus écrite que c’est le temps et sa conduite qui permettent de saisir les motivations et la logique de la conduite de Tony. La séquence XI renoue avec les essais des Amertumes, puisqu’elle « est rythmée par un certain nombre de moments où l’image est tout à fait noire ou tout à fait blanche » — le temps du récit est sa lumière, et c’est sa lumière, un peu à l’image de ce que travaille Godard dans Alphaville, qui dicte l’avancée du temps . Enfin, la dernière séquence, XII, renoue avec la linéarité de la première : superposition de l’ordre chronologique et logique — la chronographie rétablit in fine un temps de nouveau linéaire quand il s’achève sur une immobilité qui continue, comme un corps immobile est en mouvement une fois lancé et qui poursuit une course propulsé par son élan : « Baba et Tony sont toujours immobiles et continuent de regarder par terre ».
Rappeler, comme nous venons de le faire, le fonctionnement de chaque séquence permet de relever à quel point elles obéissent toutes à un processus différent, comme si Koltès avait essayé une manière d’élaborer le temps dans chaque micro-récit que les séquences proposaient. C’est pourquoi chaque début de séquence s’ouvre sur une notation méta-narrative, qui légitime et légifère un nouvel ordre du temps, et compose une autre chronographie. Et l’on peut dire que ce qui s’écrit est moins une histoire que la tentative d’en raconter ses déplacements, ou son allure — allure multiple, contradictoire, en somme aussi vivante que possible, telle que Koltès en décrit une pour parler de la vitesse du plan de la séquence IV :
La manière dont on se déplace se situe entre la démarche d’un flâneur qui regarde une rue animée, celle d’un visiteur curieux qui s’attarde sur certains lieux sans s’y arrêter vraiment, et celle d’une femme vaguement inquiète qui rentre la nuit chez elle, en regardant à droite et à gauche, sans tout à fait se retourner .
Le récit n’est là que comme mu par ce temps qui est à lui-même son propre spectacle, et porte en lui son histoire et son intérêt : c’est là tout l’enjeu pour Koltès du cinéma que de raconter l’élaboration de l’image en même temps que de l’exposer, mais c’est surtout un rapport au temps intérieur, c’est-à-dire travaillé dans l’élément même du récit, comme si c’était là le principe de son écriture. Raconter bien, c’est raconter que l’on raconte, et laisser voir comment on le raconte. Ce n’est pas seulement bien raconter, mais c’est exposer cette manière de raconter. Bien sûr, le sens et la portée de l’œuvre réside toujours au-delà de cette capacité méta-littéraire à se dire, car Koltès cherche à exprimer non le théâtre et ses ressources, mais quelque chose qui appartient au sensible, à une force vitaliste, et, on le verra, au monde. Mais il s’agit toujours pour Koltès d’abord de se rendre maître de ses outils et de les forger par l’œuvre, tout en laissant l’œuvre les raconter aussi. Le temps du récit n’est pas seulement vecteur du récit, mais son objet — c’est cet usage du temps que Koltès nomme alors vitesse.
S’agissant d’une histoire à montrer plutôt qu’à dire, l’objet est parfois moins important que le mouvement avec lequel on va le voir, ou la vitesse à laquelle il passe sous nos yeux .
Vitesses du récit
La vitesse paraît en effet alors le principe essentiel de l’usage du temps du récit koltésien : en cela l’auteur fonde-t-il sa poétique sur une certaine capacité de transmission et de passage du temps — c’est la vitesse qui est la véritable synthèse dialectique des recherches sur la présence et sur la coulée. La vitesse est non seulement le fait d’aller rapidement (l’allure), mais c’est aussi l’espace parcouru en fonction du temps mis à le parcourir. Question de rapport de temps à l’espace, elle semble donc non seulement le propre d’un théâtre conçu dans sa matérialité efficace, mais de l’écriture en elle-même quand elle prend acte des données d’espace de la page et d’inscription de plateaux successivement franchis. Vitesse de l’action et vitesse de la langue sont ainsi, sur deux plans distincts — dans le sens où Deleuze parlait d’un plan d’organisation et d’un plan d’immanence — mais conjoints dans le récit produit, organisés ensemble de telle sorte que le récit se façonne dans cette articulation : en elle se joue le faire du temps du récit.
Le plan d’immanence, c’est ce que Deleuze définissait comme une coupe de chaos : « ce qui caractérise le chaos, en effet, c’est moins l’absence de détermination que la vitesse infinie avec laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent […]. Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance, sans perdre l’infini dans lequel la pensée plonge (le chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique) ». C’est en somme le même problème que posent les textes de Koltès : comment organiser la vitesse en récit ? C’est sur le plan de l’organisation fictionnelle que celle-ci parvient à conquérir dans son ordre propre une finalité qui vient la déterminer après-coup. Dans Le Vocabulaire de Gilles Deleuze, Manola Antonioli, à l’entrée « Vitesse » note :
« Vivre (ou penser) ne signifie pas suivre les épisodes ordonnés d’une histoire préétablie, mais sélectionner des rencontres et des vitesses, construire un plan et consister sur sa surface, tracer des orientations, des directions, des entrées et des sorties, une géographie dynamique plutôt qu’une histoire . »
L’histoire, géographie mise en temps, et temps ordonné dans l’espace, peuplé, c’est-à-dire traversé, rythmé par les entrées et sorties (de personnages, de paroles, de récits) rejoint la dynamique propre de la vie — et l’image de l’allure d’une jeune femme inquiète et pressée rentrant chez elle trouve là cohérence et force ; plus qu’une image, une description en action et en vitesse de la poeïsis du récit.
La vitesse n’est alors pas question de temps que l’écriture prend, ou sa pensée : mais sera ici celle produite par l’écriture, et la pensée du récit, tout autant que sa durée établie sur la page. On le sait, la vitesse n’a de sens que relativement à une durée-étalon, ou à une mesure de valeur qui lui donne ses positions : la vitesse est dès lors soit relative, élaborée en accélérations et ralentissements, soit absolue, et c’est la vitesse immédiate de l’éclair par exemple, force agissante qui se fait et s’achève dans un mouvement quasi-simultané. Si le récit possède donc une démarche propre — et s’il s’agit plus que d’une métaphore, mais d’un processus —, c’est parce que, en tant que démarche, il possède des vitesses différentes en fonction de ce qu’exige le mouvement, le terrain, ou l’action (soit : le sens général de la fable, le genre ou la forme donnés, l’événement raconté). C’est pourquoi la lenteur même peut être une vitesse, puisqu’elle se définit formellement comme le temps minimal nécessaire pour le tout d’une action : la vitesse du texte est son achèvement, alors que le texte lui-même se propose comme valeur étalon, instrument de mesure de celle-ci.
La vitesse des pièces n’est pas seulement absolue, ou instantanée, elle peut être aussi relative, c’est-à-dire qu’elle fonctionne par branchement de plusieurs temporalités au sein d’un même texte : c’est en quelque sorte cette simultanéité de rythme qui crée une discontinuité productrice d’actions. Si la linéarité demeure principe de surface, des mouvements de fond agissent pour remuer cette ligne et l’arrêter, ou la propulser en aval, voire revenir en amont — sans interrompre complètement le courant du récit. Ce sont des tempos différents par exemple, ou des lignes musicales distinctes, comme dans La Nuit juste avant les forêts — où les différents récits s’enchaînent, tandis que, telle une ligne de basse continue, reviennent les mêmes leitmotive, « l’idée du syndicat à l’échelle internationale », la demande informulable, « dire ce que je dois te dire » : moins des motifs qu’une poussée insistante du récit, lente et longue, déroulée au milieu des rapides soubresauts qui surgissent et s’abîment aussitôt, comme la trilogie des femmes : la fille blonde, « belle comme ce n’est pas possible », la prostituée morte d’avoir avalé de la terre au cimetière, et mama. Ce n’est pas seulement sur le plan de la composition musicale que la vitesse retour de cette nuit joue, mais aussi sur le plan de l’affect du propos :
alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : reviens mama reviens, j’ai écrit comme un fou, mama, mama, mama, et la nuit, j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont, reviens une seule fois, une seule petite fois, reviens une minute pour que je te voie, mama mama mama mama mama mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre plusieurs fois, chaque nuit, il y a trente-et-un ponts, sans compter les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue ,
Ce micro-récit fonctionne ainsi lui-même selon des vitesses différentes, et joue de changement de braquets successifs, par des subtils effets de répétitions et de relances, d’installation d’un rythme lent (« j’ai recommencé les murs, tous les murs… »), avant que le décompte ne vienne à la fois briser la lenteur étale (« reviens une seule fois, une seule petite fois, reviens une minute… » […] et lancer l’accélération, « mama mama mama mama mama mama, mais merde ». Comme dans la cellule rythmique suivante : « j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus », l’accélération anime le syntagme de l’intérieur à la fin de sa boucle pour depuis la chambre d’appel de la phrase en décupler sa vitesse — ce qui finit par produire un récit affolé, emporté de plus en plus vite par sa propre masse. Dans l’économie générale du récit, il est ainsi dramaturgiquement fatal que la fin propose des déferlements rapides, comme un emportement général du temps qui le recouvre et l’abolit : un raz-de-marée.
C’est sous ce terme que Christophe Triau qualifie le processus qui emporte la fin dans les pièces de Koltès, et de manière exemplaire dans La Nuit juste avant les forêts, pièce fuguée pour laquelle les derniers moments peuvent s’apparenter à une strette, répétitions rapide de notes que l’ensemble avait joué séparément : « et la forme de la pièce […] permettrait d’avoir un aperçu sur un mode différent de « tous les désirs et de toutes les souffrances d’un homme » qui se dévoileraient là, dans une accumulation (et un jeu de reprises) linéaire, tout au long de la pièce ; comme si La Nuit laissait apercevoir dans la linéarité ce que la fin renverse brutalement au premier plan (et qui était présent, mais souterrainement, tout au long de la pièce) dans les autres pièces. » Renversement et assemblage, la vitesse est véritable précipité quand elle se donne la faculté d’agencer des éléments au préalable disposés, et finalement remis en mouvement dans un effet de catalyse que toutes les pièces, du feu d’artifice de Combat de nègre et de chien à l’envol de Zucco, de l’immobilité de Baba et de Tony à la question suspendue du Client, des coups infini d’Ali sur son bongo à la rafale de kalachnikov d’Abad, rejoue en trouvant une image à la fois fixe et concentrée, mystérieusement résultative et définitivement finale : un vertige fixé.
On sait que Koltès — on y reviendra — faisait de la musique, un modèle de composition langagière et structurelle de ses pièces. Sur le plan de la vitesse, ces questions de rythmes et de tempo sont ainsi profondément musicales, notamment dans leur faculté à superposer justement des tempo et des rythmes qui ne coïncident pas. Ce que Koltès travaille dans ses fables sur ce plan, des musiciens l’ont eux-même expérimenté à peu près dans les mêmes années. À partir de la décennie 1970, la musique se libère d’un carcan générique traditionnel, et puise dans cette tradition, matière à créer des métissages entre formes rock, blues, jazz — cela a pu donner naissance à certaines structures, qui précisément faisaient du rythme le principe de base, moteur en articulation, voire en disjonction, avec la structure mélodique. On reparlera du reggae, mais d’autres musiques, plus radicalement encore, ont travaillé en souplesse avec ces disjonctions . Ces discontinuités progressives sont au cœur de la matrice de certaines pièces, de certains textes : dans La Nuit juste avant les forêts, des rythmes diffèrent entre les temps de l’adresse au camarade, et les temps du récit, brusques accélérations au moment de l’agression du métro, ralentissement avant la course finale, qui est comme une progressive remontée de cadence. Dans Quai ouest, la pièce joue d’innombrables effets de retard dans la compréhension des enjeux, récit à double vitesse ou triple vitesse, entre la ligne Koch et sa volonté de suicide, celle de Charles et Fak, leur désir de fuir, s’entrecroise le tempo plus moderato de Cécile, qui cherche à articuler ces deux objectifs et faire coïncider ces deux vitesses… Mais la pièce de la vitesse alternée et articulée, est éminemment Roberto Zucco, traversée frénétiquement par un personnage dont le tempo est toujours en avance sur la musique de l’ensemble : le rythme de la pièce réside en sa vitesse arrêtée, interceptée — par sa mère, l’otage, les horaires du métro, des trains qu’il attend sur les quais avec la Dame, des gardiens qui viennent l’empêcher d’aller en sa vitesse propre.
La cinétique du récit de Koltès porte la trace de ses préférences : ainsi peut-on comprendre pourquoi et comment il aimait, également, Tarkovski, Antonioni, Garrel d’une part, et Bruce Lee d’autre part. Le cinéma de Koltès — celui qu’il identifiait comme sien — est tout traversé du souci de la vitesse : qu’elle soit fixée, arrêtée, ralentie jusqu’à l’extrême limite du possible, ou tellement rapide qu’elle en devient invisible (un coup fantôme portée à l’adversaire, et projeté au ralenti pour qu’on puisse le percevoir), l’intérêt et le sens du geste résident dans sa faculté à se produire dans le temps, à travers l’espace. Définition minimale de la vitesse, pour une représentation extensive de sa portée : Tarkovski et Bruce Lee, ensemble réunis sous cette exigence esthétique et quasi métaphysique — plan d’immanence du surgissement du geste, plan d’organisation de recomposition de sa force. Le récit est un milieu que parcourent les forces de ses actions — et Koltès prend souvent plaisir à commencer ses textes au moment où l’action est en train de se dérouler, prise sur le vif de son emportement. C’est l’arrivée jusqu’au mur d’obscurité de Quai Ouest, où on ne peut plus avancer (mais où Monique et Koch continuent d’avancer) ; c’est l’évasion de Zucco ; c’est le « Dès lors » inaugural de Prologue ou le coin de la rue de La Nuit juste avant les forêts, la rencontre amont de Dans la Solitude des champs de coton — quelque chose préexiste toujours au commencement de la pièce qui s’offre comme un surgissement au sein d’un mouvement plus vaste dans lequel la langue vient s’inscrire. Si cela s’apparente à la traditionnelle ouverture in medias res, cet « au milieu des choses » semble présider au commencement de toute action : en témoignent les multiples faux commencements qui scandent et produisent Quai Ouest, qui obéit à la loi du découpage plus que du montage : « Est-il vrai que tu vas filer avec cette voiture sans prévenir, sans dire adieu, et laissant mère, père, et tous sans adieu ? », demande Claire à Charles, en le retenant par le bras, au début d’une « scène », après un noir. La parole arrête le mouvement tout en l’énonçant, elle intercepte sa vitesse pour à la fois la désigner et s’y fixer : le milieu du récit se façonne ainsi, de vitesse arrêtée en vitesse produite.
C’est que le milieu n’est pas du tout une moyenne, c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse. Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu .
Cet entre les choses dont parlent Deleuze et Guattari est l’image de l’usage du récit chez Koltès. Ainsi, la vitesse — qui ne jouit d’aucun privilège sur la lenteur, puisque cette dernière est une manière de vitesse — peut très bien être étirée, dilatée, voire immobile : c’est ainsi celle de Dans la Solitude des champs de coton : dramaturgie idéale et vitesse immobile des corps arrêtés, un récit qui ne se produit que dans et de cet arrêt, et pourrait, idéalement, ne jamais finir puisque tissé dans cette vitesse absolue, qui est l’immobilité même. La dramaturgie de la vitesse rejoint un peu le paradoxe de la flèche formulée par Zénon d’Élée — une flèche tirée par un archer sera toujours immobile en chaque point de l’espace qu’elle parcourt, elle est successivement arrêtée, occupe l’espace correspondant à son volume tout au long de son trajet : question de vitesse instantanée, de déplacement dans un intervalle de temps nul.
Vitesses et temps zéro
La vitesse est précisément l’un des enjeux de Dans la Solitude des champs de coton, qui représente une scène absolument achevée et structurellement parfaite, puisque, dialogue pur sur le terrain de la temporalité, il superpose temps raconté et temps représenté comme pour La Nuit juste avant les forêts. Sans ellipse ni sommaire, c’est-à-dire ni court-circuit du temps, ni résumé (toujours selon les définition de G. Genette dans Fiction et Diction) le récit est le temps même qui se raconte et s’échange, et la fable se passe le temps qu’elle se dit. Et pourtant, comme le monologue, il développe un temps dilaté à l’intérieur d’un moment bref, celui de la rencontre — et peut très bien se lire et se jouer comme l’expansion immense d’une seconde à peine, temps zéro expansif, comme le souligne François Bon :
Ce qui égalise les deux textes, c’est le coup porté au temps. En amenant comme unité première du récit non plus la phrase mais le paragraphe (même si le paragraphe unique de La Nuit est d’abord phrase unique), c’est le repliement de surface lisse qu’est le paragraphe qui agit contre le déroulé linéaire de la phrase appuyée sur sa cadence. Dans les deux textes, ce qui est tenu à distance c’est le réel en tant que durée .
Dans la Solitude des champs de coton est en ce sens un point zéro de la dramaturgie, pas un modèle (ni réel, ni idéal) — la pièce se déroule dans cet intervalle quasi nul de temps où le regard qui fonde la rencontre suffit à être le récit de la pièce, dans laquelle la parole fait effraction pour la formuler. C’est un récit à temps référentiel nul, qui peut donc durer à l’infini. Ce coup de force, La Nuit juste avant les forêts l’avait déjà produit, qui pourrait se dérouler sur une seconde, moins même — c’est la raison pour laquelle le récit y est infini, et ne s’arrête pas sur un point. Temps référentiel nul, ou presque — seulement celui de la rencontre — que le temps du récit et celui de la représentation vont déplier jusqu’à investir tous les temps, du souvenir et du fantasme, de la dilatation et de sa traversée. Le texte se déploie comme un coup fantôme à l’envers, laissant voir le ralenti de son geste, sa trace dans l’espace de sa profération.
Comme si Koltès avait voulu revenir au même endroit de l’affrontement formel dans l’écriture, avec des moyens abstraits supérieurs, de ne nommer pour le développement du texte que lui-même en tant que procédé, dans sa contradiction temporelle comme à la fois outil de la parole et contradiction à sa matière même, qui est production de temps linéaire, et toutes les variations possibles sur la nature et les conditions de l’instant suspendu servent à engendrer littéralement les nouvelles variations du texte. D’où l’importance de ces notations qui renvoient, partout dans les deux textes et comme à chacun une de leurs parties fuguées principales, à ce procédé même de suspension de temps : dans La Nuit, par le dehors et la disparition dans une obscurité qui n’a pas de vraie frontière et fait tout communiquer comme, dans sa phrase unique, chaque point du texte communique avec les autres, dans Solitude par l’immobilité sur le territoire éclairé à vue, mais dans le micro-événement du dehors qu’est seulement cette lumière et seulement le temps qu’elle met à s’allumer .
Double violence et contradiction : temps linéaire et suspendu ; temps cyclique (fugué) et traversé — le monologue reprendrait en toute conscience l’intuition du monologue, reviendrait à l’état de nuit là où il l’avait laissé en décuplant la parole et l’interstice de temps, comme si élever à la puissance le monologue n’était pas une addition, mais faisait porter au carré le temps cette fois minimal de la rencontre dépliée sur la durée latente et répandue du spectacle, près de deux heures : le double du monologue de 1977. La mesure du temps devient en outre cosmique, au sens où c’est la lumière qui en règle l’étendue — comme ce sera le cas dans Quai Ouest, on l’a vu. Car ici se compose un temps physique, pour laquelle la lumière est mesure du temps ; là où l’astrophysique l’utilise dans les espaces infinis, c’est dans celui de l’approche qu’il sert ici à mesurer la durée, celle d’une rencontre au contraire au plus près de l’autre, dans le renversement des échelles qui les conjoint. Le temps est une donnée de l’espace et de la rencontre : c’est à la fois un élément plastique de la fabrication du récit et l’objet même qui s’élabore au fur et à mesure, tout comme à travers elle s’écrit l’enjeu de la rencontre : durer, encore.
Le Dealer. — On voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule […] De cette fenêtre éclairée, derrière moi, là-haut, à cette autre fenêtre éclairée, là-bas devant moi, selon une ligne bien droite qui passe à travers vous .
Comme à l’âge classique, où c’est la consumation des bougies aux chandelles des plafonds qui réglait le temps et fabriquait l’unité de mesure de l’acte — l’entr’acte était cet interstice de noir lorsque la lumière s’éteignait, le temps de les rallumer —, le passage de la lumière est ce qui règle la chorégraphie des corps et du temps, le long et lent passage de la nuit sur le jour, d’un crépuscule l’autre, ici arrêté, comme intercepté par la parole : quand les voix se tairont, c’est un noir plus profond, celui du théâtre, qui viendra recommencer le jour du réel, et avec lui le temps de la vie après la durée suspendue et artificiellement recomposée par l’art.
L’unité de la scène : Le Retour au désert et Roberto Zucco
Avec Dans la solitude des champs de coton s’achève une certaine expérience du temps, ici conduite à ses limites extrêmes de rigueur, parce que le dialogue a mené à son terme le traitement coulé d’un temps qui tire partie à la fois d’une présence incessante et d’une durée étirée confondant temps de l’énoncé et celui de l’énonciation. Maintenant, ce sont d’autres chantiers, d’autres récits travaillés sur d’autres élaborations de temps. S’ouvre un troisième travail, après la présence et la durée coulée : si auparavant Koltès avait tissé une ligne de partage entre liberté du roman/cinéma, et rigueur contrainte du théâtre, celle-ci va éclater avec les expériences suivantes. Le Retour au désert et Roberto Zucco, dont on a vu qu’elles devaient beaucoup à la traduction du Conte d’hiver de Shakespeare, inaugurent un usage plus désinvolte du temps , sans renier cependant le schéma premier et indépassable d’un récit à la fois progressif, orienté et globalement linéaire. Mais la coulée sera alors interrompue. C’est encore une fois à une synthèse que se livre Koltès entre voyage romanesque et pesanteur théâtrale, explosion microscopique du temps et établissement macroscopique de la durée : travail d’interruptions entre deux scènes mais trame serrée de toutes les scènes entre elles. La « scène » — et non plus le paragraphe — devient l’unité première et minimale du travail : plus que dans les précédentes pièces chorales — les machines à plusieurs couples que sont Combat de nègre et de chiens et Quai Ouest —, la scène s’élabore dans une unité de temps et d’espace, une durée coulée dans un temps uni, mais il n’y a plus de liens aussi fermes entre deux scènes, auparavant régies par les entrées et sorties de personnages. L’autonomie relative de la scène (que l’on pourrait appeler « tableau ») du Retour au désert ou de Roberto Zucco, qui joue surtout sur le plan temporel, implique un usage quasi systématique d’ellipses. Elle permet aussi et surtout au sein de cette liberté acquise l’organisation d’un jeu (mécanique) entre les pièces du récit qui glissent plus souplement dans des espaces vides de temps entre chaque scène. Elle ouvre enfin à un nouveau type de tempo, plus symbolique et déterminant dans la conduite de l’intrigue — ce qu’on appellera liturgie, terme que l’on précisera.
Dans le texte publié le 1er septembre 1988, Le Retour au désert se présente sous la forme de dix-huit scènes découpées dans un plan d’ensemble de cinq parties, dont trois nomment les prières quotidiennes du salât de l’Islam, mais disposés dans le désordre, en fonction du temps donné par la pièce, qui confère son tempo, et dessine une linéarité interrompue, mais continue :
I. SOBH — la prière de l’aube (première prière du jour)
II. [sans titre] ;
III ‘ICHÂ ; — la prière du soir (dernière prière du jour)
IV MAGHRIB ; — la prière du coucher du soleil (quatrième prière du jour)
V [sans titre]
La liturgie musulmane de la pièce — ironique, dans le cadre de « cette bonne ville » de Metz », et d’une portée politique plus que religieuse dans l’inscription de la minorité — ne semble pas rigoureusement avoir construit la pièce de l’intérieur :
Ce sont des choses que je m’offre à la fin. Tout à coup, je me suis aperçu qu’il y a une structure dans la pièce, qu’il y a cinq parties. Cela correspond à peu près à l’aube, à midi, aux moments de la journée. Puis, il y a la beauté des nombres des prières, la beauté du rythme de la journée dans les pays musulmans. Il ne faut pas donner à cela une importance fondamentale. Ce sont des petits plaisirs mais qui ont de l’importance ici en France, et aussi par rapport aux Arabes .
Ainsi la structure lui serait-elle apparue après la fin de la rédaction : propos contre-intuitif puisque le propre d’une structure est d’être l’amont de la composition. Pour Koltès, c’est comme si elle en émanait, ou bien que la pièce avait instinctivement rejoint une forme déjà conçue dans l’organisation rituelle du jour. Il n’y a donc pas absence de structure, mais structuration par l’écriture : et c’est le temps qui l’organise. L’auteur aurait pu voir dans les cinq parties, qui lui apparaissaient telles, un retour des cinq actes de la dramaturgie classique — c’est pourtant dans les cinq prières quotidiennes qu’il vient puiser pour nommer ces parties. Importance relative ? Mais pourquoi avoir pris dès lors ces prières, dans une pièce si éloignée de religion ? Pourquoi avoir décidé d’en nommer quelques-unes, et non toutes ? Pourquoi enfin avoir interverti l’ordre de la prière de la nuit (‘Ichâ) et celle du soir (Maghrib) ? Sans doute pour bien indiquer en conscience qu’il ne s’agit justement pas d’une application schématique d’une structure, mais d’une dynamique interne de reconstruction qui emprunte les noms de la liturgie pour mieux leur faire endosser un usage neuf. Demeure la force d’évocation de ces noms, que Koltès qualifie de beauté, et qui n’a rien de gratuite, mais qui est toujours pour lui, on le verra, l’occasion de renouer avec une dimension sacrée. Reste enfin la portée idéologique d’un geste violent qui nomme la composition de la pièce provinciale avec le cadre de la religion mineure dans une province si détestée.
Plaisir d’écriture, plus que de composition, cette structure ultérieure, comme on pourrait l’appeler, semble mettre l’accent sur la construction d’un rythme ritualisé, configuré par la pièce, qui dit bien une scansion autre du jour. C’est de l’énergie de ces noms, leur beauté nue, hors usage, que Koltès se saisit. C’est travailler un temps réglé par des forces d’équilibre qui nomme le jour en fonction de sa situation dans le temps d’un jour (quel que soit le jour) — en cela, il s’agit d’un ordre théâtral que la liturgie dispose, et dont le théâtre en retour réquisitionne les énergies intemporelles et universelles pour se nommer et s’inventer. Koltès utilise en effet ces noms sans se conformer à leur usage rigoureux. En effet, pour la première fois depuis Salinger, ce n’est plus sur une seule nuit que la pièce se passe, ou sur la durée d’une révolution d’un jour, mais sur quelques semaines et même quelques mois : au moins neuf, le temps que la grossesse de Fatima aille à son terme — sans compter le court récit qui suit, « Cent ans dans la famille Serpenoise », qui n’appartient pas au temps de la pièce mais à celui de son récit, et qui possède sensiblement le même rôle, inversé, du prologue de Quai Ouest : déborder le temps dramatique par un temps romanesque. La liturgie est bien par conséquent la scansion théâtrale de la pièce, et uniquement théâtrale. Ultime rôle de cet usage liturgique du temps, c’est de fabriquer une unité dans la longue durée de la scène : forme/force du rythme, la liturgie, entendue non plus au sens de l’ordonnancement des prières, mais devenu plus largement espace d’organisation rituel du jour (des jours), règle humaine qui reprend possession des lois fixes de la physique pour mieux les incarner, et leur donner le sens qu’elles n’ont objectivement pas dans la référence numérique pure.
Ce jeu sur la liturgie — non formellement structurant, mais librement conçu comme usage du temps propre aux dynamiques internes — règle ainsi la pièce suivante, Roberto Zucco. On a vu que son exergue ouvrait sur une citation du Grand Papyrus Magique de la liturgie de Mithra . Dans un texte récent , Pascal Charvet, traducteur du Papyrus, montre combien la pièce de Koltès peut entrer en résonance avec le rituel du culte romain de Mithra, notamment dans sa trajectoire et son rythme, qui consiste pour l’initié à franchir des passages successifs pour atteindre à l’immortalité :
Koltès, malgré la traduction incertaine donnée par Jung, avait d’emblée vu toute l’importance, dans cette liturgie de Mithra, de l’ascension solaire qu’accomplit l’initié dans un état de transe. L’initié commence son anabase, franchissant des seuils qui marquent à chaque fois le point de passage à un niveau supérieur : la Terre d’abord, puis l’Univers sublunaire, jusqu’à la révélation ultime de l’immortalité, dans le cosmos des dieux, par une divinité qui ressemble à Mithra et qui est plus jeune encore qu’Hélios. Ce texte exhumé et théâtralisé par Jung dans cette émission de la BBC avait été le moteur de l’écriture de Koltès.
La lecture de Roberto Zucco, m’a amené, à l’époque où je travaillais à traduire et interpréter ce papyrus magique, à comprendre, à la suite de R. Merkelbach, que ce rituel d’immortalisation (réservé vraisemblablement à une seule personne, un initié de haut rang, le pharaon ou un grand prêtre) impliquait une véritable dramaturgie avec ses prolongements scéniques et ses jeux de machines théâtrales.
Roberto Zucco m’apparut alors comme la métaphore immédiate de cette ascension mystique, scandée par des prières et des mots de passe initiatiques. Ce rituel théâtral d’immortalisation, saisissant de puissance évocatrice, exprime effectivement à la fois la mort et la renaissance : l’initié doit mourir aux quatre éléments qui le constituaient primitivement pour obtenir une naissance éternelle et une vie immortelle où les quatre éléments deviennent impérissables :
« Première origine de mon origine, aeeioyo, premier commencement de mon ousias, commencement, ppp sss phre, souffle du souffle, premier souffle du souffle en moi, m m m, eau de l’eau, feu donné par le dieu pour le mélange des mélanges en moi, premier feu du feu en moi, èy èia éè, première eau de l’eau en moi, ooo aaa èèè, substance terrestre, première substance terrestre de la substance terrestre en moi, yè yoè, mon corps complet, le mien »…
Le « corps complet » de la littérature ne peut en effet être tangible que dans la tension théâtrale, fût-elle inventée, improvisée, livrée dans le théâtre qui, historiquement, fut tout à la fois (et Aristote ne s’y est point trompé qui en fait le dépassement même de la narration épique) : le premier héritier de la poésie orale, rituelle, épique et lyrique, et le premier laboratoire mythologique à livre ouvert, recueillant, réveillant, rejouant nos drames fondateurs, actualisant dans la double dimension du corps et de la parole la diction et le murmure intimes.
Texte du passage, de passages, le Papyrus Magique dicte les moments du rituel sacrificateur et trace un parcours où la mort doit être donnée pour que la renaissance puisse s’effectuer : Zucco est le grand prêtre et l’initié, celui qui se sacrifie et qui sacrifie, sur l’autel de la vie et de la mort, sa vie et sa mort, afin de renaître, c’est-à-dire d’atteindre l’éternité de son nom. Mais Koltès ne cherche pas à rejouer le rite dans le phrasé cosmique et ritualisant de son dogme : c’est au contraire en puisant aux présents de son temps que l’auteur recherche la refondation du mythe, déjouant les pièges du sérieux pontifiant par une approche en partie prosaïque du mythe — le Petit Chicago est la nouvelle Babel ; une station de métro la nuit fait figure d’Enfers ; un square, ou le toit d’une prison, sont les espaces sacrés du sacrifice. C’est pourquoi la pièce joue, avec un humour — noir et grinçant — avec la dégradation du sacré dans une immanence de ses gestes, c’est-à-dire l’inscription des gestes mythiques au sein du prosaïsme du monde : c’est par exemple tout l’enjeu du comique de la scène de la prise d’otage, commenté par une foule grotesque et lâche, et en général toutes les formes épiques de narration. Deux rythmes se frottent par conséquent l’un à l’autre et ne correspondent que dans le meurtre : le rythme sacré et transcendant de la geste de Zucco et le plan d’immanence du monde. Quand Zucco est dans la répétition ancestrale des sacrifices du rite, le monde se situe avec effroi face à un serial killer qu’il s’agit d’enfermer. Mais la prison sera justement le lieu final, l’autel sacré, de l’assomption au Soleil.
Tuer le père, la mère, l’inspecteur de police, puis l’enfant, seront les quatre étapes qui précèderont l’ascension mystique — quatre symboles originels, quatre temps comme autant de franchissements, une traversée métaphorique des quatre éléments vitaux que Zucco doit mettre à mort pour naître au terme de la pièce, dans le Soleil qui est la puissance divine du rite de Mithra, Hélios sous le regard duquel le taureau mythique est sacrifié et dont le sang fertilise la Terre — Soleil qui, dans le mythe fondateur du rite, féconde de son sexe une nouvelle humanité : « Regardez ce qui sort du soleil, c’est le sexe du soleil ; c’est de là que vient le vent ». Zucco est ce nouveau Dieu, nouveau Mithra qui comme dans le mythe possède l’énergie du taureau sacrifié — à de nombreuses reprises ainsi il se compare à un hippopotame , ou un rhinocéros —, et qui accomplit le transitus, le trajet sacré réalisé sur la surface de la terre pour accomplir le destin de sa renaissance.
Plus qu’un simple plaisir d’écriture cette fois, la liturgie ordonne une sorte de messe noire qui croise le rituel de sacrifice de Mithra et « le drame à stations » chrétien : cette dernière structure narrative mais ritualisée dans le cadre de la Semaine Sainte des chrétiens, semble fournir un modèle que transgresse l’auteur et Zucco — aux quinze stations du Chemin de Croix du Christ répondent les quinze scènes de la pièce, quinze lieux et quinze moments autonomes mais dynamiques. Mais ces stations ne sont pas un chemin de pénitence pour Zucco, au contraire, elles figurent autant d’étapes ascensionnelles du crime : et la Station du Métro (VI) figure davantage la catabase infernale qu’un moment propice aux Indulgences. Koltès emprunte pour mieux les défigurer des modèles rythmiques et narratifs qui ne sont là que pour être ou bien manipulés (Mithra), ou bien renversés (le Chemin de Croix), à la recherche d’un tempo propre : celui d’une précipitation horizontale — la course poursuite de la police à sa recherche, et de Zucco vers la mort —, et verticale — la quête du Soleil pour y renaître, afin de dévisager ce qui ne ne se peut — transgressant l’adage de Héraclite : le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face — telle Phèdre, une autre enfant d’Hélios : « Soleil, je te viens voir pour la dernière fois ! »
3. La Nuit & le Jour : éclats du temps
La matière privilégiée du récit
Pièce de l’éclat et de la noirceur — d’une noirceur éclatante comme « une bombe atomique » —, Roberto Zucco porte à son point ultime et d’incandescence le travail du temps jusqu’à son renversement terminal : où le finale qui devrait se faire sur un noir s’établit dans l’aveuglement tout aussi opaque de la lumière intense. Le jour et la nuit — naturels, artificiels, cosmiques ou intérieurs — ne sont pas seulement des moments du temps, mais des objets propres à être élaborés comme éléments fondamentaux du temps, parce qu’ils élaborent en retour non seulement le temps mais l’être qui les parcourt.
Je pense que l’heure est un repère important ; nous ne sommes pas pareils le matin et le soir .
Repères pour les figures qui les traversent plus que marqueurs objectifs des heures, le jour et la nuit, sont chez Koltès autant le référent du récit que son déterminant syntaxique, chargé d’actualiser le nom auquel il se rapporte — il peut très bien en ce sens l’indéterminer (c’est pourquoi certains linguistes préfèrent parler, plutôt que de déterminant, d’actualisateurs). C’est d’ailleurs cette indétermination du temps que Koltès privilégie — le demi-jour, l’obscurité, ou ce qui est précisément l’espace intermédiaire du jour et de la nuit : le crépuscule.
Je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents .
Cette phrase du Dealer pourrait être l’emblème temporel d’un théâtre qui confond son approche (du récit et de ses enjeux, des personnages et de leurs rapports) avec le mouvement d’une lumière qui se fond dans la nuit pour devenir une part de sa matière — théâtre qui pose la comparaison de l’approche en crépuscule pour dire le mieux possible le processus temporel et l’élection de ce temps hors du temps qu’est la nuit.
C’est pourquoi je m’approche de vous, malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre .
La nuit est ainsi le territoire de temps privilégié : de La Nuit perdue à La Nuit juste avant les forêts, et de La Solitude des champs de coton à Quai Ouest, elle est le plus souvent le moment du drame.
MM. & NvF. — Vos pièces se passent souvent au crépuscule. Dans Le Retour au désert, le personnage de Mathilde considère le crépuscule comme un « menteur » ; dans la pièce Dans la Solitude des champs de coton, c’est « l’heure à laquelle rien n’est plus obligatoire que la sauvagerie des êtres les uns envers les autres ». D’où vient votre prédilection pour le demi-jour ? Vivons nous dans une sorte d’univers crépusculaire ?
BMK. — Je peux vous donner d’abord une explication esthétique. Pour Dans la Solitude des champs de coton, cela se passe au crépuscule, parce qu’une telle transaction ne peut se conclure qu’à ce moment-là. […] On peut sans doute dire que les choses sont toujours plus belles dans la pénombre, précisément parce qu’on ne les voit pas bien, qu’on ne les reconnaît pas vraiment. Ainsi, une plus grande liberté est laissée à l’imagination .
Koltès avance d’abord une raison esthétique : la nuit occulte, c’est-à-dire révèle, puisqu’en cachant elle libère des visions non plus objectivement exposées, mais produites par le spectateur en lui-même. La préférence joue négativement, suivant la loi érotique de l’image voilée et en cela d’autant plus désirable — où la nuit effaçant le dehors fait se dresser dans cet effacement un monde neuf, et où l’altération des contours agence au dedans un monde plus idéal, intérieur, rêvé et rehaussé.
De toute façon, j’ai une préférence pour le soir, la nuit, où tout est plus beau, sans doute parce qu’on distingue moins .
C’est un premier rapport dramaturgique que détermine la préférence de la nuit, dans une dualité a priori paradoxale qui fait de ce temps à la fois une soustraction, de l’espace et une matérialité dense de son expérience :
Nous sommes devant un mur, Maurice, on ne peut plus avancer. Dites-moi ce que l’on doit faire, maintenant, Dites moi donc dans quel trou vous préférez qu’on tombe .
— fin de la première prise de parole de Quai Ouest qui est la rime suivie de l’épigraphe hugolienne :
« Il s’arrête pour s’orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont disparu . »
Moment de soustraction des corps qui s’effacent sous elle, où ce qui émane d’elle ne peut être que des corps eux-mêmes soustraits au monde, dont Alboury, le Dealer, et plus encore Abad, peuvent être les hérauts — ou comme celui à qui s’adresse le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, la nuit effectue cependant cette opération dans un double jeu d’arrêt des corps et de surgissement qui fait de ce processus une tension vers une actualisation indéterminée, qui rend les hommes tous semblables, c’est-à-dire des animaux (sauvages) — la nuit est « l’heure des rapports sauvages entre les hommes et entre les animaux » — milieu du monde qui abstrait les corps, et dont l’obscurité est une vitesse d’effacement :
Quant à ce que je désire, […] dans l’obscurité du crépuscule, au milieu de grognements d’animaux dont on n’aperçoit même pas la queue […], si je vous l’exprimais […] vous vous enfuiriez dans l’obscurité comme un chien qui court si vite qu’on n’en aperçoit pas la queue .
La nuit en somme produit de l’effacement.
Il aurait d’ailleurs fallu que l’obscurité fût plus épaisse encore, et que je ne puisse rien apercevoir de votre visage ; alors, peut-être pu me tromper sur la légitimité de votre présence et de l’écart que vous faisiez pour vous placer sur mon chemin et, à mon tour, faire un écart, qui s’accommodât au vôtre ; mais quelle obscurité serait assez épaisse pour vous faire paraître moins obscur qu’elle ?
Cette soustraction paradoxale — et éminemment narrative, puisqu’elle fabrique, de surgissements en effacements, les chorégraphies des corps qui viennent donner naissance au drame — va de paire avec une matérialité accrue du dehors : la nuit est une matière opaque qui arrête, sur laquelle le personnage bute, fait l’épreuve d’une densité souvent infranchissable, qui forme souvent comme un conglomérat dans lequel le personnage est pris comme le monde : « […] mais il y a d’autres soirs, malgré la pluie, malgré cette saleté de lumière et la nuit qui encombrent tout […] ». La Nuit juste avant les forêts, et plus spectaculairement encore, La Nuit perdue sont ainsi épaisseurs de signes qui enveloppent et dressent entre soi et l’autre comme une muraille que le décor naturel du film représente et métaphorise. Souvent ainsi rejouée, elle est le second rempart de Combat de nègre et de chien, plus menaçant encore que celui qu’ont levé les blancs pour préserver le chantier et reconstituer un territoire d’Europe, puisqu’elle ne protège pas l’intérieur de l’extérieur, mais qu’elle est l’assaut contre toutes les frontières du corps et de la peur — et n’a besoin d’autres miradors que l’éclat des feux d’artifice pour la garder. « J’avais bien vu, de loin, quelqu’un derrière l’arbre » — ce que croit voir Horn n’est que la surface miroitante de la nuit, et cette phrase révèlera sa puissance narrative : oui, Horn avait bien prévu ce que la nuit avait porté jusqu’à lui, il avait bien lu dans la nuit les signes qui complotaient contre l’ordonnancement « homologué » et normé de sa loi. Il n’avait peut-être pas vu que ce lointain l’entourait : la nuit est partout où l’on pose les pas, ce qui cerne au près et ce qui forme l’horizon le plus éloigné.
La nuit relève aussi d’un rapport politique au temps — elle n’est pas seulement succession du jour, mais pas de côté, moment inquiétant, l’entre du temps que la norme a fui, abandonné par la loi habituelle, délaissé aux forces enfouies le jour qui viennent là l’investir : en cela figure-t-elle un moment qui permet l’illicite, ou plutôt qui institue une autre législation du temps, des corps, de l’ordonnancement des choses. Dans Quai Ouest, elle régit les apparitions — imaginaires pour Monique, espérées par Koch — des voleurs, des violeurs, des menteurs. C’est elle qui par exemple devient l’interstice où il est possible de prendre la parole pour le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, et c’est évidemment le seul moment où peut se dérouler le dialogue de Dans la Solitude des champs des cotons, qui se produit « à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci . » Quand le Client veut se dérober, c’est la lumière électrique, artificielle, qu’il invoque : parce que c’est elle qui, mieux que le jour, qui engendre l’ombre, ou la nuit, alliée du Dealer, pourrait seule le soustraire aux regards de l’autre.
Peut-être suis-je putain, mais si je le suis, mon bordel n’est pas de ce monde-ci ; il s’étale, le mien, à la lumière électrique, car même la lumière du soleil n’est pas fiable et a des complaisances. Qu’attendez-vous, vous, d’un homme qui ne fait pas un pas qui ne soit homologué et timbré et légal et inondé de lumière électrique dans ses moindres recoins ?
La nuit établit aussi un rapport mystique qui change la nature de l’échange — la reconnaissance ne pouvant se faire qu’ « au plus profond de la nuit . » La scène nocturne qui dévisage et engage la relation sur le terrain de l’inconnu, faveur d’une relation plus dangereuse, parce que plus exposée dans l’obscur, permet le risque de la rencontre : celle du locuteur avec son passant (qui rejoue la rencontre nocturne avec Mama), de Horn avec Alboury, de Koch avec Charles et Abad, du Dealer avec le Client, des jeunes hommes du Retour au désert avec la ville puis de Fatima avec le Parachutiste Noir ; de Roberto Zucco avec le vieil homme dans le métro — chaque rencontre pouvant d’ailleurs se renverser : personne ne saura jamais qui a rencontré qui.
La nuit, comme nuit au cœur de cette nuit, présente un temps qui configure non seulement le temps mais l’espace : elle invente une nouvelle géographie de la ville, un espace onirique et fantasmatique qui dispose la cartographie du réel : qu’on pense aux quais, cimetières, coins de rue de La Fuite à cheval très loin dans la ville. En cela la nuit n’appartient pas seulement aux heures nocturnes : elle est un espace immobile qui prend place au sein de la journée :
La rue de la Sombre-Gueule
L’ombre qui coupait en deux la rue de la Sombre-Gueule n’intriguait personne ; il y avait là pourtant un défi évident aux lois de la nature, une provocation constante aux exigences météorologiques. Qu’il fasse jour, qu’il fasse nuit, que le ciel soit couvert ou écrasé de soleil, qu’il pleuve, qu’il neige, qu’on soit aux aubes de printemps ou dans les couleurs de plomb d’un crépuscule, une ombre, immuable, précise, gravée dans la chaussée, coupait en deux la rue de la Sombre-Gueule, et personne ne s’en inquiétait. Ce n’était cependant pas faute de l’avoir remarquée — une municipalité poltronne et superstitieuse avait, par soumission, planté de rares réverbères d’un seul côté de la rue, pour que l’éclairage nocturne ne s’affrontât pas avec cette séparation antérieure des ténèbres — mais, peu soucieuse de contradiction, la multitude frileuse négligeait régulièrement le bord sombre de la chaussée, pour faire basculer la rue du côté de la lumière. Cette frontière mystérieuse descendait donc, sans être contestée, dans le sens de la longueur ; la gauche lumineuse encastrait en son milieu une petite place toute frémissante d’oiseaux minuscules, tandis que dans l’obscurité de droite, s’étirait silencieusement la façade vérolée du commissariat central de la police. C’était par l’étrange phénomène qui divisait la rue, avec une porte carrée, comme une bouche muette au bas milieu de sa face, — seuls une guérite colorée, deux gardes, l’affaissement grisâtre de trois drapeaux mêlés, plaquaient les bords semés de fenêtres de ce trou sans fond .
La rue théorique, sensiblement géométrique, de la Sombre-Gueule, dont le nom dit à la fois sa forme et son usage — celui d’un trou où viennent se perdre les condamnés — invente la géographie intérieure d’une nuit qui n’a pas besoin qu’il « fasse nuit »pour s’établir. En chacun ou presque des textes de Koltès trouve place un tel espace/temps à la fois hors du temps et de l’espace, mais profondeur révélatrice, verticalité secrète du temps et de l’espace : dans Quai Ouest, le hangar est tout entier cette nuit continue, qui filtre la lumière mais fait régner une faune et une flore indigène, écosystème qui ne souffre l’intrusion d’aucune autre espèce que celle qui s’y développe nativement. La Nuit juste avant les forêts comme Dans la Solitude des champs des coton ne peuvent avoir lieu que dans ce coin de rue qui est la condition de la parole, inflexion essentielle et décisive de la lumière née d’une brisure entre deux rues, ou entre les deux trajectoires croisées des personnages, ou entre deux temps, deux plans du réel qui soudain se confrontent, créant un temps qui serait comme la nuit de la nuit. C’est l’échappée de l’espace et du temps « […] hors des zones que les salauds ont tracé pour nous, sur leurs plans, et dans lesquelles ils nous enferment par un trait au crayon, les zones de travail pour toute la semaine, les zones pour la moto et celles pour la drague, […] la zone du vendredi soir que j’ai perdue depuis que j’ai tout mélangé, et que je veux retrouver tant j’y étais bien, au point que je ne sais pas comment te le dire […] ». Le Retour au désert et Roberto Zucco investissent, eux, cette fois le temps diurne, mais c’est aussi pour mieux conférer aux moments de la nuit sa puissance dialectique qui change la nature du temps : temps de la confidence dans Le Retour au désert, ou du secret, des complots et des fuites ; temps de la dissimulation et de la Révélation pour Zucco : la nuit est ainsi métaphore d’un temps sorti de ses gonds et enfoui dans le temps — temporalité intérieure de l’être et de la ville, parenthèse de temps qui figure son abîme.
(Cassius eut une seconde l’idée qu’il était incompréhensible que cette façade n’ait point encore inquiété toute la cité, que cette gueule monstrueuse n’ait pas suscité d’épouvante, que l’ombre qu’elle faisait n’ait pas convaincu les habitants des maléfices probables de cet énorme trou au cœur de la ville ; que personne n’ait eu l’idée de s’y attaquer, de la lapider ; qu’enfin jamais il ne soit arrivé qu’une seule foule armée ne la détruise pierre par pierre ; et que l’on tolère ainsi cet abîme inexpliqué en plein milieu d’une rue .)
On comprend dès lors comment cette rue peut être métaphore de l’usage du théâtre tel que le conçoit Koltès : envers du jour comme le théâtre est le contraire de la vie, c’est un temps toléré puisqu’il porte la trace d’un usage à la fois incompréhensible du temps mais précieux en son énigme même : façade de la rue qui pourrait être celle du théâtre, ouvert « aux heures de fermeture [des lieux de commerce homologués] »
Homme de plateau, Koltès revendiquait l’usage de la lumière comme élément du récit, et non pas simple support ou appui du drame — que ce soit Les Amertumes ou La Marche, ou plus fondamentalement encore Récits morts. L’écriture de la lumière revêt ensuite pour lui une importance capitale : élément « vital » du théâtre, c’est une puissance vitaliste du récit qui sculpte dans le récit dont on a vu qu’elle lui donnait vigueur, force, profondeur. Si la nuit peut en ce sens structurer l’intrigue, c’est non seulement parce qu’il s’agit d’un moment référentiel propice à intensifier relations et échanges, c’est également parce qu’il est un processus de révélation, un négatif . Mais c’est aussi et surtout parce qu’il inflige au jour une blessure dans laquelle la parole dramatique peut s’inscrire et se révéler, et s’établir. Dans Sur Racine, Roland Barthes écrit :
Ce qui est dénoncé dans le Soleil, c’est sa discontinuité. L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il y a un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est une pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit .
On comprend en ce sens, à la fois avec ces propos de Barthes et en partie contre eux, sur quoi opère le renversement final de Zucco au Soleil, et comment il traduit une inversion des signes de l’éclat en lueur, aura négative qui interrompt l’interruption de la nuit en la figeant dans le soleil noir où il vient mourir, et renaître. La tragédie de Zucco est son échappée hors des codes de la tragédie même : et son dernier meurtre porte sur le Soleil lui-même, dont Barthes disait qu’il était meurtrier de la tragédie. La révolution du jour devait être le temps de la pièce : en renversant cette révolution, donnant à la nuit le privilège de l’unité du temps — même au-delà d’une nuit : mais il est vrai que plus que le jour, la nuit est toujours d’une égale lueur — Koltès se donne le temps du récit
Je n’ai rien dit ; je n’ai rien dit. Et vous, ne m’avez vous rien, dans la nuit, dans l’obscurité si profonde qu’elle demande trop de temps pour qu’on s’y habitue, proposé, que je n’aie pas deviné ?
Chapitre III.
« Dès lors et pour un temps » : Prologue
Hapax de la poétique koltésienne — paradoxalement parce qu’il est sans exemple, point zéro d’un récit dans l’élément de la narration —, Prologue peut donner une vue sur un désir de récit et son devenir, ici en acte : récit qui propose un parcours fictionnel de l’écriture, comme le creuset d’un art du récit qui trouverait là son expression la plus libre et la plus synthétique aussi. Or, c’est sur le champ de force du temps, de son élaboration structurelle comme de sa réflexion conceptuelle, depuis l’investigation de ses motifs jusque dans les essais ironiques de mise à distance et d’approche des temps mythiques, historiques et intimes, que se fondent les enjeux de ce récit.
Ce texte intitulé, on a vu comment, Prologue, début abandonné, ou récit abandonné à ce début — soit provisoirement soit définitivement en 1986 — se compose au milieu d’une intense activité d’écriture, entre théâtre et proses brèves : il travaille cependant une synthèse de tout ce qui a été élaboré jusqu’alors, et en cela peut-il être qualifié d’expérimental et nous donner la cartographie technique, globale, unique, de ces recherches : ce roman, plus qu’une pièce, est l’approche décisive et directe du récit dans son élément le plus radical.
Il faut dire que, lecteur, Koltès préfère n’évoluer que dans l’élément romanesque, ou presque — et c’est toujours les romanciers qu’il cite quand on lui demande ses goûts en matière de lecture : Melville, Conrad, Hugo, auxquels il faut ajouter London, Kerouac, Joyce, et « Balzac, Faulkner, Dostoïevski… Vous savez avant de finir de lire tout… Les grands romanciers… […] Proust aussi […] Mais je lis aussi les auteurs latino-américains … » Bien sûr, dans la stratégie auctoriale de Koltès — cet entretien date de 1988, au moment où l’auteur est connu et reconnu comme auteur de théâtre uniquement —, il importe à ses yeux, lui qui se rêve aussi romancier, de s’émanciper du strict cadre du théâtre : de se présenter comme auteur, au sens large, et non seulement comme dramaturge. Et quand il va, en retour, écrire, c’est nourri de cette expérience de lecteur, et selon l’incitation donnée par ces maîtres — or, ceux que Koltès cite font tous un usage problématique du récit. Ce que l’on peut retenir de cette anthologie esquissée, c’est cette attention à des romanciers qui travaillent le récit contre lui, c’est-à-dire pour lesquels le récit pose question, s’établit comme une question :
Le récit intéresse Koltès comme il intéresse ses plus grands déconstructeurs, Joyce, Faulkner, Beckett… Rien ne le questionne davantage que la possibilité même de son rapport. Autrement dit, si quelque chose ici relève du donné, ce n’est pas l’être du récit, mais son impossible continuité .
1. Le roman ou la déconstruction du récit
Complexité et liberté formelle : le métissage du temps
Déconstruire le récit, ce serait faire du récit la question de la narration, et non sa réponse a priori — c’est l’interroger d’emblée dans sa possibilité (qu’on a nommée interruption dynamique, « discordance incluse », qu’on pourrait appeler également discontinuité concertée). Texte inachevé, et texte ouvert nécessairement à ses possibles, à ses manques, et pour une grande part aussi, à sa folie, Prologue, est le texte interrompu même : non pas simplement parce que Koltès délaisse en 1986 la suite de ce roman pour écrire d’autres textes, et ensuite interrompu par la mort, mais plus radicalement parce qu’elle est l’œuvre de l’interruption, de l’interruption produite et interrompue, de l’interruption érigée en moteur d’écriture, en motif et en musicalité, en thème et en rhème — en structure et en propos.
S’il est vrai que la pente majeure de la théorie moderne du récit — tant en historiographie qu’en narratologie — est de « déchronologiser » le récit, la lutte contre la représentation linéaire du temps n’a pas nécessairement pour seule issue de « logiciser » le récit, mais bien d’en approfondir la temporalité. La chronologie — ou la chronographie — n’a pas unique contraire, l’achronie des lois ou des modèles. Son vrai contraire, c’est la temporalité elle-même. Sans doute fallait-il confesser l’autre du temps pour en être en état de rendre pleine justice à la temporalité humaine et pour se proposer non de l’abolir mais de l’approfondir, de la hiérarchiser, de la déployer selon des niveaux de temporalisation toujours moins « distendus » et toujours plus « tendus », non secundum distentionem, sed secundum intentionem (Saint-Augustin 29, 39) .
C’est moins annuler et absorber la narration par la langue, que l’interroger à la fois techniquement et philosophiquement — double questionnement qui articule étroitement (qui superpose) la question du dire et du dit au sein même de l’agencement narratif. Ce qui lie les auteurs qu’aime Koltès, c’est une même faculté à faire du récit un rapport — à la ligne, au sens et à la vérité — rapport interrogé sans cesse, de l’intérieur et au fur et à mesure, dans ses moyens et ses fins.
Pour revenir à l’écriture théâtrale d’une manière générale, je dirais qu’il faut aller à l’essentiel très vite, en deux heures, et d’une façon qui soit compréhensible. Le romancier également traite de vie et de mort, mais il peut davantage affiner les choses. Faulkner, par exemple, n’hésite pas à être obscur durant des chapitres et des chapitres, et, dès le moment où on comprend tout s’éclaire ; c’est cela qui est prodigieux.
Le roman offre la possibilité du complexe dans une forme simple (libre), de l’élaboration d’un affranchissement qu’il opère en puissance. Et cette complexité obtenue directement, il est remarquable de noter que Koltès la place du point du vue du temps du récit perçu par le lecteur — qu’il est surtout. Temps en retard sur la compréhension, et au terme du retard, temps immédiat de la compréhension qui embrase le passé, le temps est appréhendé comme fabrication du récit plus que comme matériau narrotologique soumis au besoin de l’action : il est élément de révélation, moteur, vecteur, et instrument. Dès lors, le récit travaillé le sera dans ces enjeux de temps en retard et recomposé, sorte de futur antérieur toujours en cours, et de passé ultérieur encore à venir.
Mais Koltès n’oubliera pas non plus que c’est depuis le théâtre que le mouvement le porte à l’écriture romanesque : il ne fera pas table rase des processus — et si la lenteur (pesanteur) du théâtre contraint, elle est aussi un ancrage à partir duquel élaborer une libération.
— Quelle est pour vous la différence entre une écriture proprement littéraire et l’écriture dramatique ?
— Une différence de processus. J’ai peu d’expérience du roman, mais il me semble que le théâtre représente une contrainte plus grande […] à cause des problèmes du plateau, de la contrainte du lieu et du temps. La contrainte du temps est la chose la plus importante. Il faut aller d’une affaire qui se noue à une solution, trouver des repères, jours, nuits, heures… Je ne crois pas que le roman soit assujetti à ce type de problèmes .
La différence de processus ne signifie nullement renoncement aux forces dont Koltès a maîtrisé peu à peu les difficultés : celle de produire l’action par le discours et de faire de la présence coulée une façon de créer du temps, celle enfin de s’appuyer sur le monologue pour creuser dans le temps une anfractuosité de durée dans laquelle s’insère le récit. Dès lors, dans cette volonté d’aller puiser dans une autre « matière » que le théâtre et de travailler le roman de l’intérieur, il n’y a pas travail neuf sur un plan débarrassé des recherches antérieures, mais comme un déplacement des forces, une déterritorialisation de la composition, mouvement de sortie de territoire générique en vue précisément d’investir, par le roman et dans la parole, l’espace du récit — qui trouve ici un prolongement dans la mixité générique, fruit de toutes sortes de circulations dans l’écriture entre la parole et le récit. Le roman gardera trace de ces transferts, par une contamination du théâtre, un débordement du récit par le discours, et du discours dans le récit. Roman métissé autant que du métissage, il prendra appui sur un temps au présent d’une énonciation discursive, contemporaine de deux voix qui diront, en leur présent, la multiplicité des temps qu’elles investiront.
2. L’interruption dynamique ou le monologue dialogique
Points de fuite et points d’intersection
Prologue n’appartient par conséquent au genre romanesque que dans une certaine mesure : d’une part parce qu’il n’est destiné qu’à ouvrir un récit dont on peut seulement supposer que le montage narratif aurait été différent ; d’autre part parce qu’il n’est constitué que de deux discours (certes narrativisés), deux paroles sans adresse et fortement personnalisées par deux tons singuliers. Ce prologue est-il dès lors théâtral ? Certes le titre — qui n’est pas de l’auteur — relève du genre dramatique, il indique cette ouverture du drame, l’exposition des enjeux avant le début de l’intrigue. Mais ce serait réduire grandement la portée de ce texte et se tromper sur les objectifs et les moyens mis en œuvre pour les atteindre. Le roman n’est ici pas une forme de nature différente du théâtre, mais une enveloppe narrative capable d’en accueillir ces tensions : forme/force du récit, le roman — forme protéïforme — se travaille comme formant de la parole capable d’accueillir tous les discours, et tous les types de discours. Creuset polyphonique de la langue, le roman n’est pas essentiellement une forme ou un cadre, mais un usage de l’écriture qui viserait à une intention totalisante du langage — usage intensif que Prologue inscrit à l’intérieur du récit en interrogeant précisément (et ironiquement) la totalité du savoir (enclos entre les pages de l’Encyclopédie de la Cocotte, à l’intérieur des sentences et maximes morales d’Ali), du temps (de la Nuit de l’Arbre Triste à l’éternité du bongo), ou de l’espace (Babylone, ville-monde). Une telle intension produit le récit à son début, l’initie à l’existence par la nomination, de proche en proche, des objets du monde qui vont constituer l’univers fictionnel :
… et, avec leur goût baroque pour les majuscules, ils nommèrent aussi la nuit elle-même : la Nuit triste ; et encore, le tilleul au milieu du boulevard : l’Arbre de la Nuit triste ; et ainsi de suite. En vertu de la règle selon laquelle il convient de donner un nom propre à ce qui a déjà un nom commun, puis un surnom au nom propre, et superposer indéfiniment les appellations qui, se renvoyant l’une à l’autre, finissent par vivre leur vie et rejeter l’objet dans un âge muet et barbare où tout se désigne à l’odorat et au toucher, et où tout ce qui n’a ni parfum ni forme n’existe pas .
Évoquant la Genèse (« Et Dieu nomma la lumière, jour ; et il nomma les ténèbres, nuit. Et il y eut un soir, et il y eut un matin ; ce fut le premier jour »), le début du roman retrace une généalogie des choses par leur nom, attribue ironiquement à chaque objet le nom tautologique par lequel on le désigne (genèse qui ne vient que se superposer à la première) : la phrase inaugurale, en terminant sur « ainsi de suite », commencé dans l’inachèvement désinvolte de l’inscription démiurgique, ouvre sur cette nomination infinie des choses par les mots, et des mots par eux-mêmes, puisque le mot finit par acquérir son indépendance, l’extension des mots sur les choses conduisant à une extrême intension de la nomination qui les recouvre, les absorbe : temps une fois initié qui pourra dès lors (et « pour un temps » — mais éternel) se mouvoir entraîné par sa propre force d’inertie.
Ce geste est cependant porté à distance, et cette tâche que le récit se donne de nommer chaque mot est abandonnée rapidement, laissée au soin du temps lui-même, effacée sous le sourire d’un narrateur qui semble nostalgique d’un âge purement sensible où les choses existeraient sans les noms qui les désignent, avant — prologue du langage, « pré-logos », ces quelques lignes en avant du récit, prologue du prologue, inscrivent bien ce rapport au temps d’emblée comme la lancée de tout un texte qui ne fera que poursuivre ce qui a été ainsi posé.
Il manque un prologue au prologue (dès lors) : il y a un avant texte qui peut expliquer la tristesse de Mann : or, cet avant texte, ce sera le texte lui-même, qui va raconter tout ce qui s’est passé (qui se donne le projet du moins) avant la nuit triste. Texte analeptique, Prologue s’ouvre sur la plus profonde et mythique interruption qui soit : triple interruption — celle, rejetée dans l’avant-texte, de la coupure avec l’être ; celle qui jette l’homme dans « la tristesse » ; celle qui « dès lors » nomme. Le texte, produit narrativement par une interruption qui clôt et commence (« dès lors »), naît de cette coupure anthropologique et ontologique : coupure donc avec ce qui, dans l’adéquation de l’homme avec l’être, dans le jour plein de sa signification, produisait du sens : coupure qui rejette l’homme dans la nuit, solitude qui fait, dès lors, nommer les êtres et les choses.
Dès lors et pour un temps, cette tristesse dont on parlera eut un nom propre, celui de l’homme dont la nuit, là, tout Babylone devinait, sans oser le regarder carrément, sous l’arbre, le corps recroquevillé …
Mais cette interruption qui est vouée à se prolonger (« ainsi de suite ») sans fin (jusqu’à ce mot d’ « éternité » qui clôt le texte : début suspendu), creusant de plus en plus cette rupture entre eux et les mots, Koltès n’en fait pas un discours de raison, ou appuyé sur celui-ci. Prologue est le texte qui se situerait en amont du discours et de la raison. Pro-logos serait cette position depuis laquelle l’écriture se tiendrait pour saisir ce qui, de la chute et de cette coupure, demeure — dès lors.
Le texte commence par l’attribution du nom et se terminera par son retrait, puisque Mann est le nom provisoire qu’il garde « jusqu’à cette nuit-là où il l’abandonna à la tristesse qui l’étreignait ». Nul ne dit que cette nuit précisément dure uniquement une nuit — et cette nuit, peut-être, à l’image du statut du nom Mann est-elle celle dans laquelle est plongé l’homme d’après la chute. Le texte se donnerait précisément pour cadre temporel cette nuit où Mann va abandonner son nom pour se confondre avec la tristesse. Entre ce double terme de l’histoire, nomination et anonymat final, le récit va creuser une temporalité qu’on dira nombreuse parce que non enserrée entre ces termes (mais se construisant en prolepses et analepses) : cependant, le temps de la diégèse demeurera contemporain de cette nuit avec laquelle les discours des deux narrateurs vont se confondre.
Cependant, ce travail sur le temps se complexifie davantage, et subtilement, parce qu’il s’ouvre sur un syntagme qui fait exister un amont en dehors du début : « Dès lors » — comme si le texte n’était qu’une conséquence et une suite d’un événement qui ne sera jamais dit, chapitre d’un prologue absent, innommé plus qu’innommable. Qu’est-ce qui précède la Tristesse ? On verra que plusieurs indices dans le texte pourront nous conduire à formuler des hypothèses, celle qui pourrait évoquer la tristesse après l’acte de chair, comme plus globalement, celle qui suivrait la Chute : amont qui restera, de toute manière, retranché au reste, alors qu’il le détermine de part en part. Quoi qu’il en soit, ce jeu sur la temporalité, véritable élaboration d’un temps multiple qui ne commence jamais, initie un rapport au temps de la fiction en le frottant au temps d’une énonciation ambiguë, et dans ce début comme une interruption avant même le premier mot.
Ces temps articulés l’un à l’autre quels sont-ils ? C’est au cours d’une seule nuit que les deux paroles, la parole de celui qu’on nommera Le Chroniqueur, et la parole de celle qui se fait appeler la Cocotte, prostituée, ancienne maîtresse de la mère de Mann, prendront la parole. Koltès retrouve là sa prédilection pour la coulée uniforme du temps : et d’un bout à l’autre du récit, comme un point de référence — fixe, figé —, le corps de Mann, recroquevillé, confondu avec la tristesse, « assise au milieu du boulevard la nuit sous l’Arbre » : « je viens de le voir une fois encore ; c’est lui qui stationne là en bas sous l’arbre, depuis le début de la nuit ».
Mais le temps de la diégèse ne se borne pas à cette nuit seule, qui sera finalement à peine évoquée, et seulement comme un centre immobile autour duquel vont va tourner les narrations des deux locuteurs. Le Chroniqueur prendra en charge le récit qui va de la naissance de Mann jusqu’à ses douze ans — et la Cocotte racontera ce qu’il advint de Mann les trois années suivantes : la Nuit Triste, elle, se déroule quinze ans après le départ de Mann de la chambre de la Cocotte. Mais ce deuxième niveau méta-diégétique est lui-même débordé par un troisième niveau. Car, de même que la Nuit Triste n’est qu’un appui pour parler de Mann, Mann lui-même n’est qu’un prétexte pour parler de son père adoptif, Ali, dans le récit du Chroniqueur, et de sa mère, Nécata, dans le récit de la Cocotte.
En ce qui me concerne, je n’ai jamais témoigné, ni ne témoignerai jamais d’aucun intérêt pour le personnage qui fera le centre de ce livre, et qui est une poussière méprisable d’homme à laquelle il serait même inutile de donner un nom […]. Et si j’ai pris la peine de nommer Mann, c’est que mon objectif était de nommer Ali .
Pourquoi dès lors faire de ce personnage le centre du livre ? C’est un des aspects qui rend jubilatoire la lecture, et déceptive : ce décentrement constant, cette fuite des temps et des enjeux qui pourtant forment le rythme du récit. Au sein de ce premier schéma, Koltès élabore un ultime niveau diégétique — jamais en effet il ne choisit le système, et la symétrie n’est posée que pour être elle-même débordée par son propre mouvement. Les deux récits ne sont en effet pas situés sur le même plan de la diégèse, car la Cocotte est ponctuellement évoquée par le Chroniqueur, apparaissant ainsi comme un personnage intradiégétique de son récit. Structure qui tient à la fois de la juxtaposition et de l’enchâssement, ou au moins du recouvrement, elle permet de jouer sur des frottements et des positions inégales qui favorisent une dynamique toujours autre dans la relation, puisque asymétrique : différence de potentiel qui permet des vitesses différentes, sur des plans parallèles. Aucun dialogue ne s’établit ainsi entre le Chroniqueur et la Cocotte, soit que celui-ci se contente de la citer — pour la dénigrer, ce qui ne laisse pas d’affecter, de miner, d’altérer le contenu du récit de la Cocotte et la foi qu’on peut avoir en elle —, soit qu’un auteur en surplomb, recueillant, à la manière de l’auteur de Don Quichotte, deux manuscrits portant sur la même histoire, décide de les faire se succéder sans intervenir (à part dans les titres).
Le seul point d’intersection entre les deux narrateurs aurait donc pu être Mann, mais là encore, un glissement opéré sur la narration a créé un décentrement qui sera finalement la loi de ce récit. À partir de Mann, point de départ et centre théorique du texte, les deux narrateurs organisent leur « récit » en spirale pour en venir à leur point désiré : Ali et Nécata, qu’ils approchent de plus en plus, et de mieux en mieux, jusqu’à raconter le récit de leur mort, réelle (et fantasmée) pour Nécata, imaginaire (et symbolique) pour Ali. C’est que, chez les deux conteurs, narrateurs hypodiégétiques en ce qu’ils finissent par raconter un autre récit que celui dont ils ont initialement la charge, Mann est à chaque fois le prétexte (ou le prologue) d’une plongée en arrière, dans le temps mythique, mythifié, de la femme et de l’homme. Construite ainsi par décentrement, l’interruption est ce qui à chaque fois commence le texte de l’autre par interruption de ce qui s’est dit : refusant de parler de Mann, la Cocotte préfère raconter la vie de Nécata, mais refusant de révéler explicitement l’activité honteuse à laquelle elle se livre avec ses clients (« ceci »), elle finit par relater les derniers instants de la vie de Nécata, qui meurt dans ses bras peu après avoir accouché. Par un procédé subtil et complexe de variation et de reprise, le Chroniqueur fera état, lui, de l’accouchement et de la fuite de Nécata — la suture de la narration se fait comme par delà les deux interruptions, et la continuité du récit se trouve assurée dans l’interruption.
Ainsi, à partir d’une seule nuit au fondement du récit, la Nuit Triste, la narration en produit une multitude qui la justifie après-coup ; à partir d’un seul temps ponctuel et précis, le maintenant décisif de l’attribution du nom ponctionné à l’imminence de sa fin (l’abandon du nom de Mann au terme de la narration), le récit épaissit la durée jusqu’à l’évocation d’une éternité qui achève ce début ; à partir d’un homme, c’est le dessein au moins esquissé d’une anthropologie mythique (mais à laquelle échappe Mann, décidément trop singulier) ; à partir de deux voix, c’est la volonté de faire naître de leur brisure la voix en surplomb d’un troisième narrateur, celui qui écrit les titres cocasses ou ironiques qui enclenchent leurs paroles (auteur qui ne sera, lui, jamais nommé — à part sur la page de titre du livre qu’écrivent pour lui les deux narrateurs).
Ce que Prologue réalise et invente, sur une étendue relativement courte (et qui peut-être n’aurait pas tenu plus longtemps que le prologue), c’est cette diffraction du temps, de l’espace et des voix, à partir d’une concentration extrême d’un dispositif de base, dans un usage à la fois éminemment et localement théâtral de la parole puisque le récit tient en la profération de deux discours, mais profondément et globalement romanesque dans ses finalités, car la parole ne fait que creuser temps, espace pour en multiplier les perspectives. L’extrême complexité de l’agencement, et sa compréhension cependant immédiate par le lecteur (du fait du double maniement théâtral et romanesque de la parole) trahit finalement, par le procédé de décentrement et de double interruption, la volonté d’épuiser les ressources du récit comme celle du langage.
Dix-neuf chapitres se succèdent, qui n’obéissent pas strictement à la règle de l’alternance entre les deux narrateurs — système non-systématique, ici comme ailleurs, la loi d’asymétrie prévaut :
1. Nom de l’homme (le Chroniqueur)
2. Son nombril (le Chroniqueur)
3. Les calculs bizarres du destin (la Cocotte)
4. Accouchement de l’homme (la Cocotte)
5. Immobilité de l’aventurier (le Chroniqueur)
6. Confraternité de l’ange et de la cocotte (la Cocotte)
7. Mann et son éternité (le Chroniqueur)
8 À propos du massage, thérapeutique ou décoratif (le Chroniqueur)
9. Mais ce camion, traverse-t-il de nombreux pays et même un désert, ou s’arrête-t-il en banlieue ? (le Chroniqueur)
10. Éloge de l’Encyclopedia Universalis (la Cocotte)
11. Une forêt originelle (le Chroniqueur)
12. Les mains froides (le Chroniqueur)
13. Les parfums de la puberté (la Cocotte)
14. Babylone (narration décrochée)
15. Action des acides aminés sur cette tristesse (la Cocotte)
16. Ali père nourricier (le Chroniqueur)
17. Ceci (la Cocotte)
18. Nom de sa maternité (la Cocotte)
19. Le triomphe du bongo (le Chroniqueur)
Dix chapitres sont le fait du Chroniqueur, huit seulement de la Cocotte — un des chapitres, le 14, intitulé du nom du lieu, comme une tautologie du récit, n’appartient ni à l’un ni à l’autre semble-t-il, mais peut être tenu par les deux, ou par un troisième narrateur échappé qui restera anonyme : jusque dans la construction systématique, ce souci d’installer un système et de ne pas s’y tenir, de lui échapper, un peu, dans ses marges, et en lui-même, dans un mouvement qui le décentre, et c’est depuis ce point autre, qui appartient à un temps autre, que s’organise l’ensemble.
Malgré la primauté, la subordination, le surplomb et le recul temporel du Chroniqueur sur la Cocotte, l’agencement du récit produit inévitablement l’effet d’une interruption de l’un par l’autre — et comme deux récits qui se couperaient sans cesse sans jamais parvenir à dialoguer, mais qui finissent tout deux par fabriquer ensemble, et malgré eux, dans le malentendu, l’ignorance ou l’hostilité, une histoire, non pas celle de Mann donc, ni même celles d’Ali et Nécata, mais la leur, et celle de la parole qui vient raconter son surgissement, et son anéantissement au terme du récit, dans lequel on ne sait si c’est la fin qui les fait taire, ou si c’est leur silence qui, ultime création paradoxale, fait naître cette fin et l’impose comme éternité, dernier mot en point d’orgue du récit (déstabilisé cependant pour toujours par le modalisateur : « peut-être »
Dialogisme monologique, la double interruption des voix est l’écho structurel du motif de l’interruption temporelle dans le récit — par deux fois, Mann va interrompre l’éducation que lui donne Ali dans un premier temps (à base de maximes et de sentences), et la Cocotte dans un second temps (la lecture pas même ébauchée de l’Encyclopedia Universalis). Par deux fois également les narrateurs interrompent brutalement le cours de leur récit : la Cocotte, au souvenir de la mort de Nécata, voit sa parole suspendue au présent d’un regard porté infiniment sur la plante poussée sur son balcon grâce à la pluie chargée des cendres de la morte (« je la regarde tranquillement . »)
L’interruption du Chroniqueur est encore plus brutale, provocante en regard du récit :
Je ne veux plus parler d’Ali. D’abord j’en ai trop dit, et l’homme qui joue du bongo, là-bas, aujourd’hui encore, à la porte du Vieil Hammam, est depuis longtemps et un nombre incalculable de fois déjà, mort par les images qu’on a faites de lui .
Après avoir refusé de parler de Mann (« il est dit que l’on doit commencer le récit de l’histoire d’un homme par celui de l’histoire de son père »), c’est désormais de son père que le « chroniqueur consciencieux » s’écarte. Qu’a raconté le chroniqueur, dès lors, hors ce refus de parler de Mann d’abord, d’Ali ensuite ?
Oui, sans doute est-ce pour ce besoin vulgaire d’éternité que je me suis à ce point épris d’Ali et de son langage venu du fond des temps et destiné à périr avec seulement l’éclatement du globe — encore qu’on peut penser que de l’âge humain, seul, subsistera un temps, dans les espaces, le battement de cœur du bongo, souvenu dans la vibration du vide lui-même.
Le texte se finit sur l’évocation du bongo, image ultime du récit en forme de battement de cœur, synthèse de ce qui serait le tempo du récit et celui du temps de l’histoire. Ici, c’est comme si le bongo, interrompant le cours des paroles, de toute parole, finissait par se déposséder de la main qui le bat, pour battre, lui-même, comme un cœur en dehors de sa poitrine, du battement sourd et régulier qui n’a besoin de personne pour donner la pulsation du temps — Ali devenant sans doute cette main anonyme battant sur le bongo « la mesure du temps et les mouvements de l’âme ». Et si le récit ne s’achève pas (l’on pourrait gloser pour se demander si Koltès a laissé provisoirement son texte ou s’il l’a abandonné définitivement : interruption qui est dans tous les cas elle aussi à la mesure d’un texte destiné à n’être jamais achevé), il s’arrête, parce qu’ici le commencement se termine, le prologue cesse dans une phrase elle-même semblant interminable, terminée seulement sur la coda du temps :
C’est pourquoi ne voulant parler d’Ali, je ne parlerai donc plus de rien, laissant la parole aux chroniqueurs des apparences et de l’éphémère, sachant de toute évidence que ce Mann, et toute cette population de Babylone, et moi-même, et vous bien sûr, serons autant de fois oubliés que l’on nous a connus, davantage peut-être même, oubliés au point que notre souvenir à nous ne sera plus nulle part, ni même sur un bout de pavé battu par la pluie, ni même sur un bout de papier porté par le vent ; tandis que celui d’Ali existe dans le battement du bongo et dans celui du cœur de l’homme, dans le claquement des feuilles contre les branches, dans le bruissement des vagues sur les falaises, dans le silence glacial du vide avant la création et dans les explosions du cosmos qui empliront peut-être l’éternité .
3. Passages à la ligne du récit ou le désœuvrement
Univers fermé et sans bord
La physique moderne, d’après les travaux récents de Stephen Hawking , envisage à partir du modèle quantique, un univers fini, fermé, mais sans frontière ni bord, comme une sphère à quatre dimensions et en volume clos, mais ouvert. S. Hawking formule l’hypothèse d’un univers dépourvu de Big Bang, sans commencement possible ni fin potentielle. L’éternité que la physique suppose là ne s’impose qu’en dehors du temps référentiel, réel, objectif, au profit d’un temps imaginaire, celui que la mathématique traite dans ses nombres imaginaires — qui pourrait aussi appartenir à l’éternité, peut-être, de la fiction. « Univers fermé mais sans bords », tel nous apparaît le complexe décentrement et l’usage du temps qu’expérimente Prologue, qui ouvre une fenêtre ponctuelle de l’histoire pour mieux la raconter toute, et retracer le parcours de l’origine de l’homme par un homme dépourvu de toute origine, sans nombril et sans histoire, mais dont l’histoire permet la saisie de celle d’un autre homme, et d’une femme, et ainsi de suite. Babylone n’est pas la ville condamnée par la tradition biblique, mais l’espace de fondation de Babel, c’est aussi Paris (Barbès), une ville-monde qui est le creuset de toutes les villes.
On comprend dès lors comment Ali lui-même échappe au temps, lui qui prétend avoir été capturé par les troupes de Charles X à Alger (référence à la prise de la ville par les troupes du Maréchal de Bourmont le 6 juillet 1830, et qui marqua le début de la colonisation algérienne), mais qui avait auparavant connu quatorze coups d’Etat, et les expéditions, cette fois désastreuses pour les assaillants, d’un autre Charles, Charles Quint, plusieurs siècles auparavant (en 1541), au temps où il était favori du pirate Barberousse — tout cela avant de faire son propre retour au désert, et de rejoindre les troupes françaises, à Marseille, puis Paris, et sa rue de Tombouctou, dont le nom évoque cette pointe extrême des terres de l’Afrique sub-saharienne, dernière ville avant le désert, réel cette fois. Héros picaresque au destin exemplaire, c’est-à-dire romanesque et fictif, il n’appartient qu’à un seul temps, celui de la fiction, en extension maximale : c’est pourquoi il est si ironiquement « héroïque » d’en faire le récit pour le Chroniqueur, parce que le temps dans lequel est pris son personnage est un temps héroïque. C’est pourquoi Ali échappe à l’oubli évoqué dans les dernières lignes, celui qui emportera nos corps de lecteurs vivants au moment de cette lecture, qui emportera aussi les habitants de toute ville (Babylone n’est une ville que dans la mesure où elle est toutes les autres), le narrateur, ce « bout de papier » qui pourrait le raconter, et tout récit. Demeure au terme du récit ce qui ne peut se raconter dans aucun récit, ce temps hors du temps qui l’enveloppe et qui est le bruit du bongo — langage qui commence après la fin de ce début, et qui est celui qui précède tout récit et tous les discours du texte, langage qui rejoint les battements du cœur pré-natal, origine sans point d’origine, et fin sans terme, éternité quantique d’un récit qui trouve sa loi temporelle dans la syntaxe musicale qui a présidé à son avènement.
Ce temps en amont du temps où vient s’abîmer et se réaliser un langage hors du langage est précisément ce que dit le titre Prologue, littéralement pro/logos, ce qui se tiendrait devant, ou avant, le langage, le récit, et la pensée. C’est dans ces acceptions qu’on pourrait entendre ce mot qui nommerait un récit non pas en dehors, mais en amont du langage et de toute narration. Ainsi, dans la page qui précède la fin, le chroniqueur note :
Car ce qui fait du bongo l’instrument supérieur et absolu d’un langage illimité et dans le temps et dans l’espace, c’est son origine antérieure à toute pensée et à tout mouvement : les battements de cœur de la mère écoutés neuf mois dans l’assourdi et liquide tranquillité de l’utérus, et qui demeurent au fondement de la mémoire, suivent, habitent secrètement, l’homme déraciné .
Le bongo, comme instrument qui parviendrait à formuler le rythme du monde sans parole est l’image d’une écriture purement sensible, totalement musicale, et d’autant plus musicale que cet instrument de percussion se passe de note — se contente seulement de battre une mesure atonale, sourde, musique bâtie seulement par la vitesse du musicien : résidant finalement dans l’intervalle de silence entre les deux coups — utopie d’une écriture sans signe ni signification hors la pure sensibilité d’une expression déliée et essentiellement rythmique qui rejoindrait l’origine pré-natale et utérine de l’homme retrouvant par ce rythme le seul chez-soi qu’il ait jamais eu. « On ne peut parler d’histoire qui ne rende pas compte d’un déracinement ». Le coup de force de Prologue, sa radicalité et son extraordinaire évidence, c’est de faire de ce déracinement, non pas un motif de l’histoire, mais la position narrative du récit depuis laquelle l’histoire est appréhendée : déracinement des locuteurs sur le récit qu’ils produisent, déracinement de la parole sur l’histoire qu’elle prend ensuite en charge.
Cette position en avant du récit, c’est celle dans laquelle se tient l’auteur pour questionner la possibilité de raconter ; c’est celle dans laquelle se tiennent les narrateurs aussi, en retrait de l’histoire qu’ils racontent, et avant précisément que l’histoire de Mann ne commence vraiment (et qu’il ne quitte cet Arbre de la Nuit Triste). Le texte naît donc depuis cette position — situation nécessaire pour désœuvrer le récit, c’est-à-dire pour une forme propre à son usage, non pas héritée d’une forme toute faite a priori, d’une forme œuvrée. C’est qu’il n’est pas de forme qui préexiste à son écriture : bien au contraire, c’est celle-ci qui la produit, au-devant d’elle, à l’image des mots qu’on se donne pour construire le récit, à l’image d’un personnage qu’on bâtit pour lui faire endosser la charge d’histoires que le récit va raconter ensuite.
Le récit met en œuvre dans Prologue un désœuvrement de la ligne : une ligne qui se défait en se produisant avant de se refaire plus loin, différemment. Démaillage du tissu qui finit par composer l’ensemble, mais musicalement, c’est-à-dire par productions d’échos (vers l’arrière), ou d’annonce (vers l’avant), par déplacements d’accents ou par accentuations décalées, la narration n’est jamais qu’un outil de construction problématique du sens.
Non, décidément, je ne partage pas le goût de certains chroniqueurs modernes qui — soit par snobisme, soit présomption soit extrême myopie — examinent d’un air grave un grain de sable au pied des Pyramides ; et, si l’on me mentionne encore quelque frisson de la mère nature, ce soir-là, quelque neige tombant sur Babylone ou une étoile gigantesque s’arrêtant au-dessus du hammam de la rue Tombouctou, qu’on veuille bien me laisser raisonnablement penser que tout cela n’a rien à voir avec Mann, et que la nature — dont les projecteurs, braqués de l’au-delà sur un coin de la planète, sont encore trop larges pour l’être humain, qui a le mauvais goût de s’extasier devant un figurant et de ne rien voir de l’acteur principal — désirait signaler à la population de Babylone tout autre événement, voisin, important, ignoré. Et si j’ai pris la peine de nommer Mann, c’est que mon objectif était de nommer Ali .
Désoeuvrement du récit concerté — stratégie de narration qui cherche à cibler des « objectifs » par évitement et par leurre de faux objectifs : du récit comme art de la guerre —, le texte cherche un agencement par refus successifs : refus de Mann pour Nécata, puis pour Ali ; refus de Nécata et d’Ali ensuite pour la mémoire de la première (la plante), pour l’oubli du second (le chant du bongo). Ainsi, est roman ce qui essaie de circonscrire l’espace de sa portée en agissant par cercles concentriques, à la manière de Lowry dans Under The Volcano, travaillant sa portée sur un même jour par récurrence au-delà des années, ici revenant au même jour par ouverture de son potentiel d’évocation, comme si c’est ce jour-là, de la Nuit Triste, qui avait produit la narration, c’est-à-dire, le passé. Le récit rejoint par là l’ambition totalisante — ce qui localement pourrait valoir globalement — de l’écriture qui trouve dans le roman plus qu’une forme, mais une puissance qui la justifie.
Cette nature éminemment complexe du texte (et parfaitement concertée, organisée non sans humour, dans l’interruption constante, on l’a vu, des deux locuteurs) engage son dispositif et sa portée — la déconstruction du récit dépend en grande partie de ce retrait affiché, puisque les deux locuteurs ne participent pas au récit qu’ils racontent, (certes la Cocotte a joué un rôle dans le récit, mais rétrospectivement à sa prise de parole). Retrait et distance qui paradoxalement sont les meilleures positions pour dire, parce que ce que permet le récit, par opposition au théâtre, c’est de situer la narration non dans la présence, mais dans l’oubli accumulé que constitue la mémoire, dans la perception à distance, et la restitution différée : narration qui ne dira pas le corps posé devant soi, mais ce qui l’en sépare — et c’est de cette distance entre que se trouvera la justesse, le point photographique du récit.
Il est là, il pleure, il est sous l’Arbre. Aujourd’hui ma vue baisse, et ma mémoire, et la lumière, le sens et les finalités de la Destinée me paraissent d’heure en heure plus vagues, vagues comme les contours de cet individu là en bas prostré, que je distingue maintenant à peine, comme un vieux souvenir, fondu dans les ombres de Babylone ; mais ma vue fut-elle jamais meilleure que cette nuit, et l’ai-je jamais mieux vu, celui-ci, que de très loin et très vaguement ?
Ce retrait ne témoigne cependant pas d’une méfiance vis-à-vis du roman, il figure au contraire le signe d’une grande séduction des possibilités de celui-ci. Car le roman parvient ici, dans le retrait, à se positionner de manière théâtrale par rapport au langage, et de manière romanesque par rapport au récit. Le texte n’est en fait que deux discours, on l’a dit, au sens où Benveniste l’entend . Mais on peut noter que le destinataire est évacué des discours, ceux-ci n’auraient dès lors pour tâche que de produire l’histoire, parce que, narrativisés, ils fonctionnent comme des mémoires, des témoignages. Quant au récit, il se concentre depuis une pointe de temps resserrée sur une nuit (la nuit de la prostration), présence théâtrale à laquelle le récit assigne une position centrale, mais s’émancipe et s’échappe de ce point pour se donner librement, sans limite.
C’est un texte qui joue donc à la fois du récit et du discours, des forces de la fiction et des moyens du théâtre par jeu mécanique entre les deux. Si le roman emporte l’usage théâtral de la parole en lui, et qu’il est au théâtre ce que le dialogue rapporté est au dialogue joué, ce que la polyphonie est à la voix, ce que la lecture silencieuse est à la vive voix, c’est parce que le texte intitulé Prologue est un roman travaillé par le théâtre mais élaboré pour et dans le roman, en reprise décalée des procédures dramatiques situées dans la coupure des deux récits — paroles coupées qui finissent par élaborer un récit de leur découpe, de leur traversée, de leur utopique imbrication : parallèles qui se rejoignent à l’infini.
Dans le processus de réécriture que l’on a évoqué, on peut ainsi se demander si Prologue n’est pas une manière de réexplorer le principe narratif des deux récits dramatiques que sont La Nuit juste avant les forêts et Dans la solitude des champs de coton. Cette fois, ce n’est pas une adresse infiniment ouverte au silence de l’autre qui se charge des récits chaotiques de la nuit, ni l’échange, fermé comme un poing, sur une transaction énigmatique et innommée, mais deux paroles qui ne se parlent pas, qui sont l’une à côté l’autre — et ce qui les interrompt, ce ne sont pas eux, mais le récit.
Un dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter .
Les deux discours, de la Cocotte et du Chroniqueur, se tiendraient l’un à côté de l’autre dans la seule mesure où l’un se constitue depuis l’impulsion de l’autre, et en impulsion de l’autre. Le déplacement par rapport aux pièces, c’est d’abord que l’échange n’a jamais lieu, tout simplement peut-être parce que le lieu du récit n’est plus situé quelque part. Pour Koltès, l’écriture dramatique n’est possible que dans les contraintes de temps et d’espace que la scène impose . Dans de nombreux entretiens, il rappellera ce qui fait cette qualité — non pas entendue comme supériorité, mais comme spécificité propre au théâtre : ce qui change avec Prologue, c’est que les deux discours non seulement se contentent d’être à côté, naissant l’un de l’autre, mais sans jamais que la réplique soit réponse directe ou même détournée. Le point de jonction des deux discours, Mann, étant lui-même une figure insaisissable et finalement prétexte, l’objet fuyant.
Ce n’est finalement pas dans l’échange et la recherche de cohabitation de deux paroles qui se coupent que se situe l’enjeu de la réécriture, mais dans la détermination de la nature et la hauteur du « précipice » qui sépare les corps et les paroles. Dans Prologue, entre les deux narrateurs, il y a un espace de temps, une différence de lieu, un déplacement de point de vue, mais entre les deux demeure cette béance qui fonde à la fois leur incompréhension et permet au lecteur de les entendre. C’est la profondeur de ce précipice où se terre cette nuit triste qui est finalement l’enjeu du récit et de la réécriture. Ainsi, le statut particulier du paragraphe intitulé Babylone peut être réévalué. On avait attribué au chroniqueur la paternité de ce paragraphe coupé et absolument détaché du récit — ou à un éventuel narrateur en surplomb : peut-être que ce qui suture les deux discours entre eux, celui du Chroniqueur et celui de la Cocotte, est précisément ce paragraphe isolé qui situe le précipice dans le lieu multiple et diffus du récit, dans une temps à la fois très précisément donné, mais sans référence ; présence et contemporanéité d’une nuit valant comme pour La Nuit juste avant les forêts ou Dans la solitude des champs de coton , pour cet ici-jamais, ce déjà-encore qui avaient constitué la parole :
À la même heure précisément, la lune enjamba la rue de Tombouctou et grimpa au-dessus du boulevard de Babylone, très rouge, traversée d’un vol de vautours et aux trois quarts pleine, et les premiers chiens qui l’aperçurent, penchés sur les balcons, dressés aux rebords des fenêtres, du fond même des appartements clos commencèrent le vacarme habituel qui assourdit le quartier, plus fort que les voitures et les musiques des bars, aux périodes de la lune croissante. Ils crièrent ainsi jusque vers le milieu de la nuit, lorsque la lune disparaît derrière les immeubles du sud.
Ce serait donc dans la reprise de la ligne narrative, déjà ébauchée, mais interrompue, que l’écriture se ferait et s’inventerait. Le récit, forme introuvable en ce qu’il n’est jamais une donnée, ni formulé en amont de l’écriture, ne se constitue qu’à la condition de se destituer d’un dispositif déjà élaboré, mais repris et déplacé, ailleurs, « (si on savait où allait), ici je n’arrive pas à te dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs » : lignes-forces qui ne trouveraient le récit que provisoirement, dans la mesure où celui-ci saura se défaire, ailleurs, plus tard.
Qu’il nous soit permis de citer ce long extrait des dialogues de Deleuze, où le philosophe parle de la spécificité (et de la supériorité ?) des auteurs anglo-saxons, ceux que Koltès admirait et lisait — et qui nous semble étrangement rejoindre son geste d’écriture et d’élaboration du récit, travaillé non dans le recommencement, mais dans la reprise de ligne interrompue :
La littérature anglaise et américaine est bien traversée d’un sombre processus de démolition, qui emporte l’écrivain. Une mort heureuse ? Mais c’est justement ça qu’on ne peut apprendre que sur la ligne, en même temps qu’on la trace : les dangers qu’on y court, la patience et les précautions qu’il faut y mettre, les rectifications qu’il faut faire tout le temps, pour la dégager des sables et des trous noirs. On ne peut pas prévoir. Une vraie rupture peut s’étaler dans le temps, elle est autre chose qu’une coupure trop signifiante, elle doit sans cesse être protégée non seulement contre ses faux semblants, mais aussi contre elle-même, et contre les re-territorialisations qui la guettent. C’est pourquoi d’un écrivain à l’autre, elle saute comme ce qui doit être recommencé. Les Anglais, les Américains n’ont pas la même manière de recommencer que les Français. Le recommencement français, c’est la table rase, la recherche d’une première certitude comme d’un point d’origine, toujours le point ferme. L’autre manière de recommencer, au contraire, c’est reprendre la ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée, la faire passer entre deux rochers, dans un étroit défilé, ou par-dessus le vide, là où elle s’était arrêtée. Ce n’est jamais le début ni la fin qui sont intéressants, le début et la fin sont des points. L’intéressant, c’est le milieu. Le zéro anglais est toujours au milieu. Les étranglements sont toujours au milieu. On est au milieu d’une ligne, et c’est la situation la plus inconfortable. On recommence par le milieu. Les Français pensent trop en termes d’arbre : l’arbre du savoir, les points d’arborescence, l’alpha et l’oméga, les racines et le sommet. C’est le contraire de l’herbe. Non seulement l’herbe pousse au milieu des choses, mais elle pousse elle-même par le milieu .
Le premier mot du récit de Koltès semble bien prendre l’histoire en son milieu, dans la continuité d’un récit retranché d’un tout inconnu, et tout le processus de narrativisation paraît être celui d’une reprise, par l’interruption, du récit fait par l’autre, sans qu’il s’agisse d’un relais, mais bien d’une poussée par le milieu. L’Arbre est Triste d’être dépositaire d’une Connaissance et d’un agencement linéaire que la vie déborde sans cesse et recouvre — recroquevillé sous cet arbre, Mann n’a pas d’histoire. Le récit, lui, ne peut se faire qu’à l’image de ce que décrit ici Deleuze, par le milieu, la poussée d’une herbe « au milieu des choses », où la mort n’est pas le terme, mais le moment d’un devenir :
Il tomba dans la nuit une petite pluie fine et silencieuse ; dès le matin suivant apparut, dans une boulette de terre oubliée au fond d’un pot, au coin de la terrasse, le germe vert d’une fleur qui, en quelque jours, sans soin, sans eau, malgré un ciel couvert et pesant, s’épanouit cependant sur le rebord de ma terrasse, fleur bâtarde et inconnue même de l’Encyclopedia Universalis, innommable, à mi-chemin de la marguerite et du cattleya. Je m’installai à côté, dans un peignoir de coton, et je la regarde tranquillement .
Herbe, ou fleur, au nom inconnu comme son fils, tel est l’ultime (avant d’autres ?) devenir de Nécata, dont le nom, attribué par la Cocotte au moment de sa mort, veut dire, dans l’ancienne langue, Elle a été tuée. Cette chaîne des nominations et des devenir porte l’énergie du temps de ce récit — celle d’un recommencement à partir de l’autre, de l’herbe poussée à partir de la pluie tombée depuis les cendres levées par la poussière du corps de Nécata morte d’avoir donné naissance à son enfant abandonné.
Écrivant « au point de jonction de la langue française et du blues », Koltès ne raconte pas depuis une table rase, en se donnant origine de tout, mais depuis l’autre grand corps presque mort d’où naît ce texte et dont il tire naissance, temps qu’il prolonge : la littérature. Ali est le passeur des Mille et Nuits, et le Charon des Enfers au fond de son hammam d’où il charrie les corps de la Race des Morts ; la Cocotte vénère L’Encyclopedia Universalis, Livre qui, plus que le Coran ou la Bible, figure un dépassement de ces deux ouvrages, la somme qui porte tous les récits du monde sans en raconter un seul — charge à la littérature de raconter avec ces mots, les histoires qu’ils portent.
De la Chute de l’homme en Mann jusqu’à la tombée de la Nuit, et celle de la pluie, se donne donc à lire une ligne reprise au-dessus du vide du langage qui menace de s’effondrer, et qui finalement ne peut se rétablir que dans le temps joué ad libidum de la musique d’Ali. Plus qu’une musique, le bongo est un rythme : c’est-à-dire, littéralement, de la musique faite temps, ou battement de la musique pour organiser dans l’espace un temps. Une définition d’une littérature possible.
« « Et maintenant : où ? par où ? »
TERRITOIRES DU RÉCIT
Chapitre IV.
Le territoire de la langue.
Les récits de Koltès n’existent pas sans ce qui les traverse, les produit et les interrompt à la fois : une langue, qui signe immédiatement ces textes, en laquelle réside leur force première — un usage de la langue surtout. Pour beaucoup de spectateurs, comme pour ses lecteurs (même si différemment), cette langue est la marque de reconnaissance immédiate de l’œuvre, sans doute la matière la plus spectaculaire de son théâtre, une écriture et sa signature.
C’est un usage singulier de la langue, autant, voire plus, que les histoires qu’elle racontait, qui semble être ainsi l’origine du qualificatif de « classique contemporain » qui dès les premiers spectacles de Nanterre estima l’auteur. Celui-ci mettait par ailleurs en avant — du moins au début — son travail sur la langue, sensiblement visible : une langue à la fois classique dans son expression et contemporaine dans son usage.
Tous termes qui ne veulent évidemment rien dire en tant que tels, à part témoigner d’une fascination pour une œuvre qui semblait en être indiscutablement une dès l’instant de son énonciation . Ces notions, si elles sont les préjugés creux de l’œuvre, importent dans la mesure où elles informent sur sa réception, en partie constituée en elle — même s’il importe sans doute davantage de les mettre à l’épreuve de l’œuvre.
1. Au lieu du récit, la langue
Rhétorique et surlittérarité
En avant du récit, l’élément que constitue le langage s’est donc imposé avant tout parce qu’il est la matière et la forme la plus spectaculaire de la production du récit. Telle apparaît l’écriture de Koltès — avant tout comme une écriture, écriture qu’on ne cesse de qualifier, et qui apparaît, dans la majorité des discours critiques actuels le principe de cette œuvre : c’est pourquoi on verra combien les textes sont de ceux qui ont lieu aussi dans la lecture, dont la lecture est un temps de l’œuvre dramatique. Ce temps n’est pas celui d’un support second au spectacle, mais existe en tant que tel, comme un espace propre de l’œuvre dramatique.
Révélatrice en ce sens est la profusion d’articles universitaires ou d’ouvrages critiques qui de plus en plus, et même quasi-essentiellement ces dernières années, portent sur les enjeux stylistiques de cette écriture, et plus généralement sur la question rhétorique. Il semblerait même que Koltès soit devenu la cible, ou la figure de projection, d’une critique formelle où l’œuvre même disparaît sous son élaboration microstructurale, où la plupart du temps la phrase l’emporte sur le dramatique, et la composition syntaxique sur tout autre considération — où l’enjeu finalement du comment s’impose rejetant celui du quoi (sans parler du pour quoi) hors de propos. Que l’on parle de style, de langue, d’écriture, pour la louange ou le reproche, qu’on en salue la rigueur dans un temps où l’expérience théâtrale négligeait quelque peu les écritures dramatiques, ou qu’on souligne sa virtuosité pour en dénoncer (même avec nuance) l’artifice d’une surlittérarité, il s’agit, ces dernières années surtout, souvent de désigner un théâtre essentiellement littéraire , théâtre de la langue, ou langage dramatique, langue saisie comme objet, sujet, enjeu de l’écriture en son ensemble.
Il faut dire que le moment historique et littéraire dans lequel il émergea peut expliquer cette approche. L’histoire de la réception de l’écriture de Koltès comme de tout auteur s’inscrit elle-même dans l’histoire de la littérature contemporaine. Dans le mouvement de balancier qui suit l’immédiat théâtre de l’épuisement — ou plus justement vers l’épuisement —, dominé par l’œuvre de Beckett, et le dépeuplement de la scène, du langage, du mot même, l’écriture de Koltès pouvait sembler dessiner une trajectoire contraire de repeuplement de la scène, du mot, un indéniable retour à la profusion de la langue et une confiance retrouvée aux vertus des langages — et c’est par un retour aux récits que cette écriture vitaliste semblait d’autant plus singulière qu’elle suivait des expérimentations formelles qui, en épuisant le langage, faisaient de l’effacement du mot la fable même du texte.
Jusqu’à ce qu’enfin tu entendes comme quoi les mots touchent à leur fin. Avec chaque mot inane plus près du dernier. Et avec eux la fable. La fable d’un autre que toi dans le noir. La fable de toi fabulant d’un autre avec toi dans le noir. Et comme quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours.
Seul .
Que les pièces de Koltès soient apparues comme représentantes d’un contre-théâtre par rapport à son temps, un retour à l’écriture dans un temps d’aventures du corps , ou que leur auteur ait été jugé une figure de réaction, symptôme d’un repli dans une forme traditionnelle, néo-classique, voire (ou donc) régressive , la langue de Koltès est le point central de la plupart des discours critiques, journalistiques ou universitaires, qui s’y essaient.
C’est certes la fabrication d’une langue, et même de langages — non pas seulement verbaux — qui a été le travail premier (au sens temporel dans le geste d’écriture, et dans sa perspective plus généralement poétique), et qui supporte l’écriture. De nombreuses études ont désormais établi de façon décisive cette primauté de la langue dans la composition, reconstituant l’archéologie d’un geste où le verbe se constitue avant le personnage, et le personnage avant son drame, où une langue se dresse avant tout autre élément, y compris narratif. Mais les études récentes, en fondant l’étude des textes de Koltès sur celle de sa langue, l’établissant à la fois comme point de départ et comme visée terminale, nous semblent opérer surtout une réduction chimique à la quête d’une hypothétique essence de l’œuvre qui évapore avec cette opération non seulement la force singulière de l’entreprise de Koltès mais surtout l’orientation décisive que donne cette langue elle-même.
Outre que ces prises sur l’œuvre nous semblent aussi réductrices que généralisantes quand elles se saisissent ensemble et sans en déterminer le change — le rapport avec son dehors —, du langage, de l’action, et de la représentation, elles manquent en partie la question de l’articulation de l’action au langage, qui est pourtant au cœur d’un complexe jeu de rétraction et d’amplification qu’on ne saurait réduire à un style, voire à des effets de style. Du dépleupeur au repeuplement de la scène, toute une fabrication contradictoire anime des aspirations qui, en cherchant à renouveler la langue, désire avant tout reprendre possession du monde que la langue, en se disant, dit, et qu’elle choisit comme territoire de narration à arpenter.
Horn. — À propos de ces trois milliards d’êtres humains, dont on fait une montagne : j’ai calculé, moi, qu’en les logeant tous dans des maisons de quarante étages — dont l’architecture resterait à définir, mais quarante étages et pas un de plus, cela ne fait même pas la tour Montparnasse, monsieur —, dans des appartements de surface moyenne, mes calculs sont raisonnables ; que ces maisons constituent une ville, je dis bien : une seule, dont les rues auraient dix mètres de large, ce qui est tout à fait correct. Eh bien, cette ville, monsieur, couvrirait la moitié de la France ; pas un kilomètre carré de plus. Tout le reste serait libre, complètement libre. Vous pourrez vérifier les calculs, je les ai faits et refaits, ils sont absolument exacts. Vous trouvez mon projet stupide ? Il ne resterait plus qu’à choisir l’emplacement de cette ville unique ; et le problème serait réglé. Plus de conflits, plus de pays riche, plus de pays pauvre, tout le monde à la même enseigne, et les réserves pour tout le monde .
Sous le récit de Horn s’élabore une reprise évidente et joyeusement modernisée du mythe de Babel — elle peut figurer une sorte de formulation emblématique du rapport qu’entretient Koltès avec le langage, de son ambition d’un repeuplement de la langue par le récit, d’un usage enfin de celle-ci dans la fiction : défense et illustration d’un rapport problématique avec le verbe. Dans cette utopie qui dégrade le mythe en plan (totalitaire) d’aménagement du territoire, la « montagne » est résolue par l’érection d’un immeuble-montagne, biblique : elle ne résout le problème démographique que pour en poser d’autres, et en évacuant toute la question politique de la vie, l’être-ensemble est réduit à un être, ensemble. Si le récit de Horn ne semble pas porter sur le langage en tant que tel, on peut aussi le lire, métaphoriquement, comme une manière de désigner son processus. Ce récit paraît énoncer, plus sérieusement peut-être, la conception, au sens intelligible et pragmatique, d’un langage total, utopique, d’une violence radicale aussi dans son excès — d’un humour sérieux, ou d’une gravité tenue à distance par l’ironie retorse qui empêche la solution proposée d’être dogmatique. La langue — dans ses contradictions, dans sa rhétorique visible immédiatement comme telle, c’est-à-dire travail formel de la langue capable de recouvrir, voire abolir le sens commun — est ce qui peuple le récit, absolument, excessivement, parce que le récit ne peut avoir lieu que dans la langue, et qu’il est la véritable destination de celle-ci.
Dans sa surcharge même, sa profuse outrance, la langue n’est pas une matière autonome, mais un rapport qui s’inscrit avec et dans le récit qui se lève avec elle — en ce sens est-il à la fois certes utile, mais non suffisant de décrire les procédés stylistiques de cette langue, au risque d’en faire une surface miroitante, quand l’usage de ces procédés, dominés, exploités jusqu’à l’extrême certes, jusqu’à exhiber cette domination, n’est qu’un moment dans une tension plus vaste qui consiste d’abord, comme dans le récit de Horn, à faire le vide autour, et ensuite à l’emplir jusqu’à l’excès parce que c’est tout ce qui reste. Ce reste, c’est bien la langue, quand le plateau arrête le temps de la vie, évacue les lieux du monde pour en faire un espace réduit à quelques mètres carré censés tenir lieu de réel fabriqué : le langage est pour l’auteur le dernier recours : et le premier lieu du récit.
Mes personnages parlent beaucoup. Le langage est pour moi l’instrument du théâtre ; c’est à peu près l’unique moyen dont on dispose : il faut s’en servir au maximum
Lieu intérieur, et projeté, proféré, c’est à partir de la langue que tout s’érige comme du néant — de là peut-on lire la relation minimale, lointaine, non filiale, mais radicale, de Koltès à Beckett, comme si Koltès écrivait à la racine laissée à vif de la langue, au point où Beckett avait conduit le langage, non plus pour en continuer les formes du silence et de la solitude, mais pour en repeupler les forces.
Le risque qu’on évoquait, celui de faire de la parole une matière en elle-même suffisante à la langue, et de la langue un texte tout tissé de lui-même, on a vu combien Koltès lui-même l’avait d’abord pris et s’y était abîmé — en travaillant la langue pour n’en faire qu’un langage, l’écriture n’avait levé que son propre surgissement immédiat et transitoire, c’est-à-dire menacé d’effacement. C’est que la levée du verbe tenu et porté par lui-même uniquement ne peut que conduire à son effondrement vain, sous son propre poids.
Et puis, je suis assailli par les mots ; je pourrais écrire trois mille pièces sans personnages, sans actions, sans idées tant les mots arrivent et s’enchaînent et s’imposent et brouillent tout et merde ! Attendons .
C’est le temps des premières pièces, après la réécriture — le temps de la composition qui cherchait à travailler à une libération des forces vives de la langue, où Rimbaud, Claudel, et la Bible tenaient lieu de territoire privilégié de lecture, de modèle dans la libération de la langue éprouvée comme direction de l’écriture.
Dantale (au balcon) : Regardez, il a poussé entre nous des fils qui nous attachent, des peaux supplémentaires qui communiquent entre elles, des nerfs de l’un à l’autre qui transmettent sans répit et répandent notre cri jusqu’à extinction.
Arrêtez de penser. Lâchez votre conscience et les battements du cœur ; laissez mourir d’inaction cette chair inutile et avide jusqu’à ce qu’elle se dessèche et tombe.
Moi je ne bougerai pas ; je veux que les peaux meurent ; je veux que les liens rompent ; je veux que les mouvements soient sans écho, et libres de se transmettre ou non.
Je m’offre la liberté. Je proclame que je lâche tout, et regarderai les liens mourir et les corps se désorganiser. Je regarde la lumière se faire sur la désorganisation et la liberté .
Libérer la parole, en produire une désorganisée et désorganisante lancée, libre de se donner, non pas selon les liens de la raison et du sens, mais selon ceux d’un lâcher-tout qui accomplit au présent l’acte énoncé, sans que celui-ci dépende d’un sens en surplomb, d’une narration cadre — tel est l’effort premier d’une dramaturgie de la langue, c’est-à-dire de l’érection d’un langage non dramaturgique.
Jusqu’où la langue peut-elle donc aller sans se menacer elle-même ? Elle n’est plus soutenue par aucun récit, par aucun ordre, par aucun sujet, voire par aucune axialité (horizontalité/verticalité). Elle est sans cesse contrainte à l’imminence de son interruption. La seule dramaturgie possible ici est une dramaturgie de la langue : et ce n’est pas seulement à son exposition ou à son commentaire que nous assistons, mais aussi à son épuisement infini, qui la laissera au bord d’elle-même, questionnant sa propre possibilité.
La menace conduit à une langue adossée à une rhétorique sans arrière-monde, sans point de vérité en dehors de sa profération : langue qui cherche sa justesse et ne trouve que sa propre note. On pourrait faire la liste des figures choisies dans ce temps, l’accumulation, les zeugmes, les renversements, les effets de reprises incessantes et d’anaphores de structures, un goût pour un usage pratiquement systématique de la métaphore, le choix de certaines préciosités de formulation (« cela » ; « entendez-vous » ; « point » ; « voilà que tout »… — jusqu’à des formules qui à force de fixer la langue, l’annulent : « qu’est-ce que cela peut faire ? Qu’est-ce donc que cela te fait ? ») — mais ces stylèmes ne disent pas combien c’est surtout dans le souci méta-discursif de sans cesse désigner le lieu de sa production que la langue échoue à dire autre chose que le lieu où elle va sombrer dès que le silence se fera autour d’elle — puisque le silence est finalement toujours le sens d’une telle parole, non pas seulement ce qui l’entoure mais ce vers quoi elle se dirige.
Je suis de la race des noms qui poussent tout à coup en n’importe quel lieu, et poussent encore des branches et des branches accrochées aux branches, qui recouvrent un grand morceau de terre .
Métaphore d’une terre qui finit par ne laisser voir que les formes poussées, erratiques, sur la surface du langage, celle-ci dit aussi combien ce qui pourrait supporter ce langage est effacé dans la surcharge : le récit anéanti dans la poussée auto-engrendrée des mots. Puis, mouvement retour, ou plutôt de dépassement,— c’est l’invention du récit.
Au début, en tout cas, ce qui m’importait, ce n’était pas tant de raconter une histoire que de rendre des manières de langage. […] Cet intérêt ne fut qu’un point de départ. Par la suite, je me suis aperçu plus nettement en écrivant qu’on a aussi besoin d’une histoire. J’ai de plus en plus plaisir à raconter des histoires .
2. Une rhétorique dominée, le récit
Récit logomachique
Tout le mouvement de conquête du récit s’est ainsi fait en un sens contre la langue conçue comme matière autonome et prise en elle-même dans sa plasticité et son abondance — et la langue s’est ainsi peu à peu dominée de l’intérieur grâce au récit qui organisera les poussées, comme si le verbe finit par consentir d’être dompté sous la violente orientation qu’offrait la fiction.
Moi, je tiens ma langue comme un étalon par la bride pour qu’il ne se jette pas sur la jument, car si je lâchais la bride, si je détendais légèrement la pression de mes doigts et la traction de mes bras, mes mots me désarçonneraient moi-même et se jetteraient vers l’horizon avec la violence d’un cheval arabe qui sent le désert et que plus rien ne peut freiner .
Mais Koltès n’a pas renoncé pas à sa langue — il en a changé l’usage et la destination. C’est pourquoi, l’envisager seulement purement, par les effets et les figures, sans la mise en perspective de sa trajectoire, sans voir combien l’auteur a dû traverser cette langue et ses écueils, c’est occulter combien la dialectique de la langue et du récit joue en faveur du récit finalement, et non dans la monstration d’un savoir-faire, d’une virtuosité auto-complaisante. La métaphore du Dealer énonce le renversement : dominée, la langue peut conduire et non plus s’en aller et ne tracer que des points de fuite ; domptée par une force qui la mène, elle peut désormais, dans le cadre donné par la fiction, s’établir et se répandre. De là l’usage des monologues, non plus délivrés comme tenant lieu du récit, mais ponctuant le récit, au lieu où celui-ci le détermine.
La prose de Koltès, à partir de La Nuit juste avant les forêts, peut s’exposer comme une rhétorique, au sens où l’entendait l’Antiquité : langue comme moyen, usage traversé d’autres finalités qu’elle-même. Elle peut même s’exposer dans la langue objective, c’est-à-dire dressant sa surface de langage et sa fabrication, sans risquer de s’y abolir, délaissant la métaphore pour la comparaison par exemple, pour bien marquer la maîtrise en surplomb, exhiber la construction, maintenir la distance entre la chose dite et sa formulation. Sur le plan macrostructural, la rhétorique d’usage se construit par boucle, énonçant au début le propos en une formule qui vient ensuite se laisser remplir et gorgée de mots, qui ne feront que nommer sous toutes ses formes la position première — avant qu’une dernière formule ne vienne clore la réplique, souvent par une proposition quasiment similaire.
L’inspecteur. — Je suis triste, patronne. Je me sens le cœur bien lourd, et je ne sais pas pourquoi. Je suis souvent triste, mais, cette fois, il y a quelque chose qui cloche. D’habitude, lorsque je me sens ainsi, avec le goût de tout ce qui est arrivé dans la journée, dans la nuit et la veille. Et je finis toujours par trouver un événement sans importance qui sur le coup ne m’a pas fait d’effet, mais qui, comme une petite saloperie de microbe, s’est logé dans mon cœur et me le tord dans tous les sens. Alors, quand j’ai repéré quel est l’événement sans importance qui me fait tant souffrir, j’en rigole, le microbe est écrasé comme un pou par un ongle, et tout va bien. Mais aujourd’hui j’ai cherché ; je suis remonté jusqu’à trois jours en arrière, une fois dans un sens et une fois dans l’autre, et me voilà revenu maintenant, sans savoir d’où vient le mal, toujours aussi triste et le cœur aussi lourd .
La construction du soliloque de l’Inspecteur est exemplaire, dans le fonctionnement et le propos, de la façon dont cette langue se fixe et se déplace : d’un bout à l’autre, la « tristesse » et « le cœur lourd », entre ces deux points, la recherche des raisons qui pourraient l’expliquer, mais précisément, c’est parce que la raison échappe que la parole se fait et se retourne sur elle-même pour dire qu’elle n’a pas pu se défaire de la tristesse première, qui revient. La langue n’expose plus sa propre libération, mais déplie le récit à la fois d’une expérience et d’un mouvement de langue vers un point échappé, qui permet la parole.
Un double discours se faisait jour alors dans les entretiens, paradoxal seulement en apparence, qui avançait la primauté de la langue dans la composition, et son désir d’écrire le plus simplement possible — « avec les mots les plus simples ». La critique est peu prompte à relever ce dernier aveu, suivant plus sûrement les textes eux-mêmes, qui démentent visiblement la simplicité revendiquée. Pourtant, cette volonté de simplicité peut se lire non dans une immédiaté lisibilité, mais dans une recherche d’efficacité narrative. Là réside la tension de la langue dans le récit : une implosivité en retard et subordonnée, qui la garde de deux risques contraire — le lyrisme gratuit ou la référentialité banale. La langue devient langage : vecteur de sens outre les mots, et créateur d’une singularité où se déposent les couches de subjectivité qui fondent le personnage.
— Fak — Tu es venue jusqu’ici, maintenant passe là-dedans.
— Claire — Il fait bien trop noir là-dedans pour que je passe.
— Fak — Il ne fait pas plus noir là-dedans qu’ici.
— Claire — Eh bien justement, ici, il fait complètement noir.
— Fak — Il ne fait pas complètement noir ici puisque je te vois.
— Claire — Et moi je ne te vois pas, pour moi il fait complètement noir donc.
— Fak — Si tu passes là-dedans avec moi, je te parlerai de quelque chose à propos de quelque chose dont je te parlerai si on passe tous les deux là-dedans.
— Claire — Je ne peux pas passer, mon frère me tabasserait.
— Fak — Ton frère ne saura pas.
— Claire — Même s’il ne saura pas, je ne veux pas passer.
— Fak — Pourquoi tu m’as suivi jusqu’ici alors ?
— Claire — Je suis venue jusqu’ici seulement pour prendre l’air, parce que j’ai bu trop de café, parce qu’il faisait trop chaud chez moi, pas pour faire du tout quelque chose avec toi.
— Fak — Je ne te demande pas de faire quelque chose, tu n’as qu’à te laisser faire ; moi, je te fais passer là-dedans et je m’occupe de tout.
— Claire — C’est trop noir là-dedans, je suis trop petite et j’ai peur.
— Fak — Il y a des trous dans le plafond et dans les murs, il fait moins noir dedans que dehors à cause des lumières du port qui viennent de l’autre côté.
— Claire — Et comment je pourrais le savoir assez pour ne pas avoir peur, moi ?
— Fak — Tu n’as qu’à fermer les yeux, voilà comment.
— Claire — C’est idiot ; si je ferme les yeux, il fait complètement noir.
— Fak — Si tu fermais les yeux, comment c’est dehors ; noir ou pas noir, ça te serait égal, tu peux faire comme si c’est plein de lumière, que tu as simplement les yeux fermés, que je te conduis, qu’on passe tous les deux là-dedans, que tu les ouvrirais quand je te le dirais, et ce n’est même plus la peine de les ouvrir jamais .
La rhétorique sophistique de Fak manipule autant Claire que le langage, et que le dehors : le noir n’est pas si noir, et la jeune fille pas si petite — d’ailleurs, si la parole est là pour dire le noir, il se lève presque immédiatement, puisque dès lors en le disant, on le voit, et en le voyant, on peut le dire. C’est la parole qui enclenche le vecteur qui va d’ici à là-bas, de soi à l’autre, et du réel au fantasme — la langue est bien le lieu du récit, au sens où c’est elle la mise en jeu de ce qui se dit, et qu’à force de renversement, de dénégation, c’est elle qui parvient à créer le noir du lieu et rendre ce lieu moins noir, relativement noir en regard de la parole qui vient en fait la fouiller. Les jeux sur les sous-entendus sont assez clairs pour le spectateur et même pour la jeune fille dont le nom dit bien, lui-même ironiquement, combien contre la clarté manifeste de ce qui se dit, complote une noirceur cachée où réside aussi le sens de la parole. Là où Koltès fait tenir le récit dans la langue, il parvient aussi à y loger le mouvement de cette parole, qui n’est pas seulement le vecteur référentiel des données du monde, mais le change qu’on deale, la mesure de ce change, variable comme tout change en fonction du temps, de l’offre et de la demande.
C’est pourquoi Dans la Solitude des champs des coton est la pièce logomachique qui fut le point de condensation de cette écriture : où récit et langue sont confondus dans leurs enjeux, puisque le récit est celui de la parole exposée en tant que telle ; et c’est l’entente et le malentendu qui règlent la progression de la pièce. Là, il n’y a pas d’autres histoires que celle de la naissance, du développement, et de la mort d’une parole qui est le véritable objet de la transaction.
Car il n’y a pas de point de paix ni de droit dans les éléments naturels, il n’y a pas de commerce dans le commerce illicite, il n’y a que la menace et la fuite et le coup sans objet à vendre et sans objet à acheter et sans monnaie valable et sans échelle des prix, ténèbres, ténèbres des hommes qui s’abordent dans la nuit .
Alors quelles armes ? Le langage, comme force d’éclaircissement des ténèbres et d’enténébrement de l’espace ; la parole se construit en arme par destination, et apparaît in fine l’instrument le plus apte à départager les deux hommes. C’est pourquoi le combat final est inutile, rejeté dans le silence après la fin, inexistant donc — inutile puisqu’il a eu lieu, au lieu même de la parole bandée comme des muscles, exhibée comme un reflet de soi, comme s’il s’agissait de faire monter l’ombre de son corps en l’interposant à une certaine distance de la lumière, lumière changeante et mouvante : parole qui serait à la fois et cette ombre, et ce corps, et cette lumière. L’ombre fixe du mot, le corps levé de la phrase, la lumière déplacée d’une syntaxe temporelle : et entre tous ces jeux de déplacements et d’immobilité, la parole n’est plus la stagnation complaisante, mais la circulation qui fait passer le récit de voix en voix.
3. Hypothèses musicales, les battements
Langages du bongo
Il y aurait ce que raconte le texte — une histoire déroulée que l’on peut résumer — et ce qui raconte le récit de celle-ci. On a vu combien la fable obéissait à des logiques de structures, une technique macro-structurelle qui lui donne son ampleur, ses grands contours de paysages qu’on embrasse de loin. Mais on voit bien que le premier levier de l’écriture, la langue, porte en elle-même un récit premier et intérieur : car il serait inutile seulement de relever le rôle prépondérant de la langue d’une part, celui de la narration d’autre part, sans articuler l’un à l’autre, et sans voir qu’il existe aussi un récit des langages, au sens où se raconterait une autre histoire que celle de l’action — une histoire non narrative des langues. Celle-ci ne relève pas abstraitement d’une pensée de la langue, mais réside le plus concrètement dans la matérialité visible de la langue — chaque personnage porte en soi son histoire, sa manière d’être au monde et de se l’approprier, de s’inscrire en elle et de la modifier. Ce que chaque langue de chaque personnage porte, c’est un récit personnel, intime — qui ne se délivre pas dans un récit pseudo-autobiographique, mais dans l’usage de la langue. Comment ? À la racine féconde du langage : la musique. Ainsi, chaque personnage sera doté d’un instrument, et d’une manière d’en jouer ; d’une ligne mélodique en propre, et d’un rythme reconnaissable entre tous. C’est cette musique (qui n’est pas une simple musicalité de surface, une petite musique qui signalerait la personnalité de l’auteur) que Koltès cherche pour chacun de ses personnages, parce qu’il n’y a qu’elle qui pourrait les raconter, en amont et en dehors de l’histoire que la pièce raconte.
Naturellement un mot, en tant que tel, ne produit pas de sens. Pour qu’un sens apparaisse, il faut une accumulation de mots, un rythme, une musique ; la musique produit du sens, mais un mot, seul, isolé… On a besoin de beaucoup de mots pour essayer de cerner un sens et pour le définir plus précisément .
Si le mot ne suffit pas, c’est qu’il ne peut dire que lui-même, ou le sens qu’il porte seul : or, le sens d’un récit n’est pas contenu dans le mot, mais dans l’agencement méthodique de plusieurs, de même qu’une note seule ne peut que faire entendre sa propre note, ni juste ni fausse, la mélodie ne se fera entendre que dans l’organisation de plusieurs notes, et charge à chacune de faire entendre la justesse de l’autre, et la fausseté concertée de certaines qui créeront la musique.
Cécile. — (Revenant brusquement en courant vers Abad :)
Et toi,
dis à ces gouttes d’eau
de cesser immédiatement de couler de ta caboche,
de cesser de crépiter sur le sol,
ce bruit me fatigue,
tu n’as aucun droit de faire ce bruit,
aucune autorisation,
rien,
tu n’as pas le droit du tout d’exister.
Quel prix tu as payé,
toi,
pour vivre en paix dans ce pays ?
Pourquoi es-tu parti de chez toi ?
est-ce que tu as assassiné ta mère ?
est-ce que tu as fait de la politique ?
Un homme ne quitte pas son pays avec la honte du nom de sa mère sans un crime.
Vous nous portez malheur,
avec l’odeur de vos crimes,
de votre honte,
de votre silence,
de tout ce que vous cachez.
Avec vous,
venus ici sans père
ni mère
ni race
ni nombril
ni langue
ni nom
ni dieu
ni visa
est venu le temps des malheurs les uns après les autres ;
à cause de vous le malheur est entré chez nous,
il a monté nos escaliers,
il a défoncé nos portes
et ça a été le commencement de la misère,
le commencement du manque d’argent,
le commencement de l’obscurité
quand il faut de la lumière et des soleils qui refusent de se coucher ;
le commencement des bateaux qui ne s’arrêtent plus, de l’abandon des maisons par les gens honorables,
le commencement du désordre,
des insultes,
des coups de couteau,
de la peur de la nuit,
de la peur du jour,
de la peur collée aux épaules,
du dérèglement des jours
et des nuits ;
le commencement des maladies
piquées dans notre sang par les mouches
qui se cachent dans vos cheveux.
Avant, le soleil était
le soleil
et il obéissait au doigt et à l’œil,
et la nuit le temps du sommeil ;
les portes fermaient à clé,
les fenêtres fermaient avec des vitres,
et des robinets coulait de l’eau ;
mais
vous avez bu jusqu’à la dernière goutte de l’eau de nos robinets
et vous n’en avez laissé pour personne.
Avant, tout était bien ici ;
il n’y avait ni douleur dans les jambes
ni douleur dans le dos,
dans le cou,
dans les yeux,
pas de fièvre qui empêche de dormir,
pas de mal de ventre
ni de mal de poitrine.
Alors nos corps à nous marchaient bien dressés,
les épaules en arrière
et le dos souple.
Mais
votre honte a courbé lentement nos épaules
et baissé notre tête,
et ça a été le commencement de notre malheur.
Je ne veux plus te voir,
je ne veux plus rien voir.
(Se tournant vers le plafond) Couché !
La partition de Cécile ainsi découpée laisse voir des séquences de rythmes par reprises et concaténations qui fabriquent une pulsation avec un mouvement général qui dessine un balancement entre avant et maintenant (« avant […], mais […], alors […] ») — car « avec vous est venu le malheur »), des lignes mélodiques majeures (le commencement), et mineures sur des jeux d’oppositions métaphoriques qui affermissent l’ensemble (l’articulation soleil et obscurité, honneur et honte), et une basse continue qui ne cesse de répéter le malheur, la douleur, le déshonneur. Cette saisie du personnage par son rythme permet de raconter tout un récit de Cécile, qui traverse le propos : c’est le rythme de cette réplique, de sa langue en général, qui dit combien la nostalgie, « douleur du passé » structure sa parole, obsessionnelle, récursive : le commencement dit la fin, et par son insistance, ne cesse de souligner qu’en lui se sont agglutinés toutes les malheurs possibles, c’est-à-dire dicibles, et qu’à force de les dire, la masse textuelle entraîne un rythme qui poursuit le malheur en le disant.
C’est le malheur qui produit la parole, et fait exister le personnage, jusqu’alors sans histoire — « avant le soleil était le soleil », la tautologie, rythme binaire, ne fabrique rien d’autre que la répétition du même, c’est-à-dire : rien. Mais c’est dans le malheur que se constitue le récit capable de se charger d’une langue qui le dira : comme la douleur fait éprouver le corps que l’on a, et non plus que l’on est, il permet de nommer, donc de faire exister, sortir de l’être, un personnage, soudain né de sa langue au rythme battu sur le temps de son histoire.
Ce qui m’intéresse le plus dans le fait d’écrire, c’est de transposer un langage... de manière dont j’entends parler... en langage ou en forme littéraire... Et ce qui me semblait le plus juste sur le plan de la ponctuation dans ce texte... ce que je retenais le plus de cette forme, de cette manière de s’exprimer que j’entendais autour de moi... c’était justement cette manière de flot dont ça se déversait... c’est-à-dire, si c’était transposé musicalement, ce serait... ça ressemblerait un peu à une fugue de Bach dont les thèmes sont d’abord exposés, ensuite inversés, ensuite transcrits de trente-six manières... et on a l’impression que ça pourrait être joué à l’infini et on s’arrête quand on le désire et c’est pour ça que j’ai écrit uniquement avec des virgules, des tirets, des choses comme ça et je l’ai arrêté sans ponctuation parce qu’il aurait pu durer trois fois plus longtemps …
C’est en effet avec La Nuit juste avant les forêts que Koltès trouve cette manière de transposer des langages : non pas de les transcrire, donc, la nuance est importante. Il ne s’agit pas pour lui de recopier ce qu’il entend, mais d’absorber des voix qu’il entend, des manières de parler dans la vie, d’en saisir ce qui lui semble être des structures de rythmes primordiaux, pour ensuite en fabriquer une correspondance écrite, tirant parti de ce qui est propre à l’espace de la page.
Des procédés de reprise et d’excroissance, de dilatation aussi, et de précision sur des séquences courtes et scandées à partir d’une cellule souvent impaire, [3] ou [5], qui agit par un accroissement et rétractation successifs, en menace de débordement constant, mais qui ne franchit jamais la ligne arrêtée par des répétitions qui à la fois scandent, et fixent, et relancent la proposition rythmique.
« (…) alors maintenant, [5]
je les vois partout [5]
ils sont là [3]
ils nous touchent [3]
les pires salauds que tu peux imaginer [11]
et qui nous font la vie qu’on a : [8]
pour moi, je les croyais invisibles, [9]
cachés là-haut, [4]
au dessus des patrons, [6]
au dessus des ministres, [6]
au dessus de tout, [5]
avec des gueules [4]
de tueurs, [3]
de violeurs, [3]
de détourneurs d’idées, [6]
avec des gueules [4]
qui ne sont pas de vrais gueules [6]
comme toi [2]
ou moi : [2]
le clan [2]
des entubeurs, [4]
des tringleurs planqués, [3 + 2]
des vicieux impunis, [3 + 3]
froids [1]
calculateurs, [4]
techniques, [2]
le petit clan des salauds techniques [7 + 2]
qui décident (…) » [3]
Le locuteur, s’il raconte les multiples récits des nuits passées qui finissent par raconter l’histoire de cette nuit les racontant tous, se raconte aussi, et peut-être surtout, dans son rythme, affolé rigoureusement, d’un dépassement à chaque fois maintenant contenu dans des espaces de temps qui le mesurent, lui donnent mesure, abattent à chaque fois les cartes d’une parole au rythme d’une averse, où la course, qui est la phrase, et le tempo de l’écriture, sont confondue avec la pluie, à la fois répétitive et successive, simultanée dans son ensemble et décomposée en tombées multiples :
« (…) mais j’ai couru,
couru,
couru,
pour que cette fois,
tourné le coin,
je ne me trouve pas dans une rue vide de toi
pour que cette fois
je ne retrouve pas seulement
la pluie,
la pluie,
la pluie
pour que cette fois
je te retrouve toi,
de l’autre côté du coin
et que j’ose crier :
camarade !
que j’ose prendre ton bras :
camarade !
que j’ose t’aborder :
camarade,
donne-moi du feu (…) »
Le récit intérieur du personnage est sa musique — ce tressage de musicalité, de rythme, et d’écho, de battement par les récurrences et les variations au sein d’un patron de pulsation ordonnée : c’est lui qui porte le caractère fabuleux de l’être, et c’est cela, autant que le récit ponctuel de l’intrigue, que raconte le texte, car c’est cela qu’écrit Koltès, à la recherche d’une synthèse entre littérature et musique, qu’il opère dans son écriture.
Il n’existe pas de coupure fondamentale entre la musique et la littérature. Tout personnage porte en lui une musique que l’on peut exprimer par l’écriture. À partir du moment où l’on comprend le « système musical » d’un personnage, on en a compris l’essentiel et on pourrait lui faire dire n’importe quoi, il parlera toujours juste. J’ai trouvé dans la musique du reggae un équivalent esthétique de tout ce qui m’attire chez mes écrivains préférés. Le reggae, à cause de son système rythmique (une inversion radicale du temps fort et du temps faible) est à mon avis une musique qui transcende sa propre qualité musicale .
Prendre au sérieux la métaphore musicale, c’est justement ne pas l’entendre comme une image illustrative, mais plutôt comme un paradigme de composition. Ce qu’on a relevé en termes de vitesse et de tempo englobe tout un rapport à l’écriture et à son rôle : que ce soit pour la langue du personnage, ou pour la structure globale. De là, les procédés de décentrement et de battement alternés, de contretemps, de basse continue et de mélodie en contrepoint, qui servent de modèle pour l’écriture de la voix, comme de celle du drame : on verra également combien cette question du mineur et du majeur relève d’une perspective plus généralement philosophique quant au positionnement politique de cette poétique.
Koltès s’en est expliqué, c’est par exemple en pensant à une composition en fugue que Koltès a écrit La Nuit juste avant les forêts. Basé sur le contrepoint, la fugue — « la fuite » —établit un thème qu’elle s’ingénie à laisser échapper, à reprendre et à modifier, mais a pris de nombreuses formes. La pièce tient à la fois de la strette, qui fait entrer différentes voix (dans la fable : ce sont les différents récits) de façon de plus en plus rapprochées, du canon qui fait se chevaucher ces voix, du ricercar, qui alterne les voix dont les thèmes n’ont qu’un lien lâche avec le sujet exposé. Le procédé de la Fugue d’école élabore le tressage des voix : après l’exposition d’un sujet (j’ai cherché quelqu’un pour lui confier quelque chose), suit la réponse, sujet répété à la note dominante (mon idée : un syndicat à l’échelle internationale). Puis suivent le contre-sujet, en contrepoint susceptible d’être renversée (le contre-syndicat, « les cons qui stationnent »), avec des variations, des divertissements (la fille qui était belle comme ce n’était pas possible, mais alliée aux « salauds »). Puis vient le développement, qui prend la forme de marches harmoniques, utilisant toutes les ressources des ornements et des variations, des contrepoints dans les contrepoints (le contrepoint de la fille belle, mais traître, c’est la prostituée morte d’avoir avalé de la terre — dont le contrepoint, ultime, serait Mama), avant que la strette (le resserrement des voix), ne vienne en écho et en canon, « le chant des arabes entre eux » et la voix de « la vieille givrée » qui se met à chanter elle aussi — ce qui déclenche à la fois un arrêt (un point d’orgue), et un coda qui reprenant tous les thèmes et les précipitant, va conduire à la fin de la pièce :
« […] tout s’arrête d’un coup, sauf la musique au fond, et la vieille givrée, qui a ouvert la bouche et qui se met à chanter d’une voix pas possible, le raqué joue cela, là-bas, sans qu’on le voie, et elle chante cela, ils se répondent et vont ensemble comme si c’était préparé, (une musique pas possible, quelque chose d’opéra, ou des conneries comme cela), mais si fort, si ensemble que tout s’est arrêté vraiment, et la voix de la vieille tout en jaune remplit tout, moi, je me dis : o.k, je me lève, je cavale à travers les couloirs, je saute les escalier, je sors du souterrain, et dehors je cours, je rêve encore de bière, je cours, de bière, de bière, je me dis : quel bordel, les airs d’opéra, les femmes, la terre froide, les filles en chemise de nuit, les putes et les cimetière, je cours je ne me sens plus, je cherche quelque chose qui soit de l’herbe au milieu de ce fouillis, les colombes s’envolent au-dessus de la forêt et les soldats les tirent, les raqués font la manche, les loubards sapés font la chasse aux ratons, je cours, je cours, je cours, je rêve du chant secret des arabes entre eux, camarades, je te trouve et je te tiens le bras, j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé, mama, mama, mama, ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière, et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie »
La fugue est non seulement le système de composition, la structure polyphonique de la voix, mais aussi la situation finale concrète, qui figure comme un recouvrement réflexif du système musical complexe : les voix s’accordent dans leur solitude pour chanter ensemble leur solitude — « air d’opéra » que le locuteur entend chanter ensemble et qu’il fait chanter, dans cette fin qui reprend les fils et les tisse, ensemble, jusqu’à inscrire sa propre présence en personnage (le raton chassé), le nom de la pièce en creux (les forêts qui vont suivre, juste après cette nuit), le désir d’amour, la perte de mama — et ce qui fait tenir cela ensemble, c’est le chant secret des arabes entre eux, camarades (pluriel qu’on n’entend pas, qui semble désigner à l’écoute de la pièce le passant — pluriel qui dit la communauté secrète du texte à travers la pièce) : le chant de toutes ces voix qui ont fini par accomplir la pièce, c’est-à-dire à l’interpréter.
Mais la fugue n’a été qu’une forme donnée d’une structure musicale. Le véritable système qui travaille les pièces, les langues comme les structures narratives, c’est le reggae : précisément parce qu’il transcende sa nature propre et relève d’une approche globale d’une littérature musicale, et non de la musicalité ou de la part musicale de l’écriture . Le reggae est bien sûr évoqué avec une certaine malice, plaisir de se poser en admirateur d’une musique populaire et de la rendre proche de littératures qui n’en sont pas : joie certaine de faire de Joyce, Faulkner, Conrad, Melville, London, Proust, des écrivains de reggae. Cette évocation n’est pas purement technique, elle touche à une ontologie du rapport musical au monde. La musique que cherche Koltès n’est pas celle qui concerne seulement la sonorité, mais un système de personnages et de fable : c’est cela qui rapproche à ses yeux (ses oreilles) Proust de Burning Spears, c’est cela qui lui fait dire que « Bach doit beaucoup à Bob Marley ». Parce que le reggae offre un exemple explicite du choix de l’écart, de la répétition minimale des mêmes schémas sur des variations qui lui donnent sens, il est l’écriture exemplaire : celle de Proust, écrivain des tréfonds et de la dentelle ; de Hugo, auteur des profondeurs et des surfaces ; de Faulkner, conteur des corps abandonnés perdus sur des terres immenses. Là encore, Koltès parle moins de thèmes que de composition langagière : de battement. Parce qu’elle se structure selon le renversement, temps faible au point d’appui, contre-temps érigé en forme de lois rythmiques, l’écriture reggae fait de l’impair, du mineur, de la basse continue, le choix privilégié de la composition dramaturgique en vertu de sa capacité, dans ce battement renversé, à révéler l’être subjectif d’un personnage. Il ne s’agit pas d’une couleur musicale du reggae, mais de sa « nature propre », transcendée, dépassant le cadre de sa propre structure, décrivant un rapport plus vaste avec le monde, les êtres, les histoires à raconter.
L’histoire que raconte la langue des personnages est l’histoire de ceux-ci, c’est pourquoi Koltès s’attache à écrire des musiques : non pour la seule beauté du geste, non pour l’ornement de prose, non en vertu de la nature propre de la littérature, mais pour la justesse des personnages et leur inscription dans la fable qu’ils doivent interpréter. Si chaque personnage possède un « système musical », c’est qu’il est chaque fois singularisé dans sa langue non dans sa faculté à parler, mais dans sa manière de s’inscrire dans le récit différemment des autres et de le jouer singulièrement. « On pourrait lui faire dire n’importe quoi », cela veut dire qu’un personnage n’existe pas en fonction de ce qu’il dit, mais selon le rapport qui s’institue entre lui et ce qu’il dit. Ainsi, si on devait définir le « système musical » de chaque personnage de Quai Ouest (qui est la pièce que Koltès écrit au moment de cet entretien), on verrait en Abad le bassiste de la pièce, qui joue une seule longue (et silencieuse) note, immobile. Fak, instrumentiste virtuose et pressé, tente de jouer chaque note, et Charles, comme un Charlie Parker ambitieux — dont l’art résidait à restituer des standards de jazz en altérant certains de ses accords —, tient à distance sa partition jouée loin de celle de l’orchestre, et tentant de jouer solo. Cécile rêve d’être le chef d’orchestre du « groupe », cherchant à faire jouer les instruments ensemble. Autour, ou à côté, le duo Koch et Monique joue un seul lamento ; Rodolfe, soliste lui aussi, joue sur une seule note d’un piano (le ressentiment) ; et Claire, qui s’essaie à plusieurs instruments, allant de l’un à l’autre, promène sa note, cherche à s’accorder à l’ensemble, en vain. Il y aurait ainsi tout un jeu de structuration du personnage par la musique, et des personnages entre eux.
Ce n’est donc pas sur le seul plan de la lexis que se réécrit la vie, mais sur le champ plus large d’un système musical propre à chaque être, fixé sur un personnage.
Il ne s’agit pas de reproduire des vocabulaires mais de transcrire des musicalités, des allitérations, des rythmes. Les langages m’intéressent : c’est pourquoi je fais du théâtre. Si je jouais du bongo, je les transcrirais avec mon bongo .
La référence au bongo évoque inévitablement celui d’Ali, dans Prologue, que l’auteur venait d’écrire — manière subtile, tout en distinguant son rôle du musicien, de rapprocher son rôle non pas seulement d’un compositeur de musique, mais d’un musicien. Non seulement il ne s’agit pas pour lui d’attribuer à chacun un système musical, mais de jouer ces systèmes comme des instruments, ou comme sur un instument, différentes notes. Remarquable est le choix de l’intrument : le bongo, instrument d’origine cubaine (mais utilisé dans toute l’Amérique centrale et désormais au-delà), n’est pas mélodique, mais rythmique. Le joueur de bongo, le bongocero, place deux tambours entre ses genoux : l’un est appelé macho (« mâle »), l’autre hembra (« femelle »). La musique, symboliquement, fait résonner le son sur le corps d’une humanité réduite, ou élevée, en peaux tendues sur des cylindres : dans le passage des sons se joue quelque chose d’une écriture profonde, totale, traversière.
Car ce qui fait du bongo l’instrument supérieur et absolu d’un langage illimité et dans le temps et dans l’espace, c’est son origine antérieure à toute pensée et à tout mouvement : les battements de cœur de la mère écoutés neuf mois dans l’assourdie et liquide tranquillité de l’utérus, et qui demeurent au fondement de la mémoire, suivent, habitent secrètement, l’homme déraciné .
Tel est le rêve d’une écriture qui voudrait se placer avant le langage articulé et déjà formé des hommes, pour en trouver la racine, pré-verbale : sonore, et même, pré-sonore — rythmique. L’écriture ne pourra que tendre vers cet idéal musical, et Ali sera toujours le prophète magnifique et inaccessible, figure d’écrivain parfait qui sait se passer de mot, de papier (emporté par le vent de Babylone), mais qui conjoint dans son jeu les échos aux battements de cœur de la Mère qui enfante, et aux coups sourds de l’éternité qui fait disparaître la vie. C’est, de part et d’autre du temps, ce rêve d’écriture que dit l’écriture de la langue de Koltès : raconter sur les histoires les voix, c’est-à-dire les pulsations intimes des êtres qui les parcourent — les corps qui les endossent. Parler (et faire parler) n’a de sens pour Koltès que si les corps qui les articulent, s’articulent aussi à une musique qui les enveloppe.
Chapitre V.
Le territoire du corps
Écrire pour des acteurs. C’est de Strasbourg jusqu’aux derniers textes, plus qu’un moteur, la condition nécessaire sans laquelle rien n’est racontable. Même quand il ne s’agit pas de textes de théâtre, l’écriture est toujours incitée par la pensée d’un corps qui pourrait prendre en charge la narration. Le corps de l’autre, d’un autre pour qui écrire, est l’appui de la composition, et en ce sens l’origine et la fin du désir d’écrire. Processus relativement courant pour des dramaturges, l’écriture par destination est chez Koltès plus essentiellement le mouvement majeur à la racine du geste : souvent le désir de la pièce.
Elle témoigne surtout d’un rapport complexe à l’autre, ainsi qu’à toute forme d’altérité. Rapport au comédien et au jeu plus largement ; rapport au corps et au désir plus spécifiquement ; rapport à la concrétude du plateau et au fantasme des possibilités de son émergence — esthétique, plastique, onirique, l’écriture du corps est aussi sa narration, une manière d’en raconter l’histoire, celle qui a conduit vers lui, celle qu’il porte, celle que le corps va ensuite écrire dans la fable qu’il peuple.
Pour Koltès enfin, la nature du désir implique une narration exogène : c’est par le corps de l’autre une écriture de soi non seulement en projection, mais surtout en invention. Car c’est alors une manière de se constituer autre, d’investir par l’autre des puissances de soi, de se créer des récits d’altérité qui recomposent le corps singulier de l’écrivain dans le corps multiple de la narration, puisqu’il va dès lors écrire son corps en dehors du sien, dans ce dehors radical qu’est l’autre, inaccessible en son essence, mais charge à l’écrire de rejoindre, à tout le moins d’approcher, ces territoires étrangers, hautement désirables.
La loi du désir
On pourrait ainsi retracer rapidement l’histoire des pièces de Koltès en fonction des rôles et de leurs attributions — à la racine de laquelle le rôle de Maria Casarès sera déterminant. Si celle-ci figure l’actrice pour qui écrire d’abord, et comme pour toujours, d’autres acteurs ensuite vont produire non seulement le désir d’écrire mais vont composer la pièce au sens où Koltès composera avec leur présence, de leur présence à travers ce qu’il voyait en eux. Mais derrière tous ces masques d’acteurs, acteurs-personnages en recherche d’un rôle, personae désirables, il y aura toujours le visage de Casarès, point zéro du désir d’écrire et sa certitude : « je pense à Casarès, et je saurai écrire. » Les pièces strasbourgeoises ont été écrites pour les comédiens (ses comédiens) du Théâtre du Quai ; La Nuit juste avant les forêts, pour (et en quelque sorte, avec) Yves Ferry ; Salinger au milieu des acteurs de Bruno Boëglin — et notamment Abbi Patrix ; Quai Ouest en partie pour le rôle de Cécile interprétée par Casarès ; Isaach de Bankolé a été l’appui à partir duquel fut écrit Tabataba, puis le rôle du Parachutiste Noir dans Le Retour au désert, qui a été cependant en grande partie déterminé par le désir d’écrire pour Jacqueline Maillan ; enfin on sait que le personnage du « Vieux monsieur dans le métro » de Roberto Zucco avait été pensé pour Michel Piccoli. Tous ces faits sont bien connus, parce que Koltès les mettait volontiers en avant, comme s’il voulait placer entre lui et ses récits, les corps des acteurs.
Le corps est ainsi une matière territoriale du récit, comme l’est la langue. Avec lui se dresse l’espace à raconter et sur lequel raconter : il est, ainsi que l’était la page — mais différemment, on le verra —, une surface d’agglomération sur lequel porte le récit, qui va porter le récit. Ce que les textes de Koltès raconteront ne peut se passer du corps de celui qui va endosser la charge fabulaire, précisément parce que ces textes raconteront aussi ces corps, et la naissance de ces corps dans l’écriture, et leur direction sur scène ou dans l’image qu’ils feront naître. Le récit, finalement, n’est plus seulement un contenu déposé sur ces corps, mais le contenant qui enveloppe ceux-ci : et ce sont ces relations qui vont créer l’autre dynamique des récits de Koltès.
Territoire second du récit — après le lieu intérieur, vertical, temporel de la langue —, le plan horizontal, extérieur, spatial de l’autre est la seconde tension du récit, tenseur au sens où c’est le corps qui grammaticalise l’altérité. C’est en effet sur ce plan que se joue l’extensité du verbe narratif — sa faculté génétique, mais également sa portée, sa puissance enfin non seulement d’incarnation mais ce qui peut apparaître comme la diffusion de l’éclat de la langue. Si on schématise en effet, suivant en cela — mais sur des plans différents — le mouvement de l’intensité à l’extensité que décrit Gilles Deleuze dans Différence et Répétition , il y aurait d’une part l’intensité du verbe, son éclatement vertical dans l’espace de la page — d’autre part (et comme sa finalité) l’extensité potentielle d’un corps qui saura endosser ce verbe, et en regard de l’éclat, à son opposé paradigmatique, le diffus de ce déplacement.
Ce mouvement ainsi transposé peut permettre de nommer le geste de l’écriture pour des corps et des acteurs choisis, écriture (pour) des corps dont Sarah Hirschmüller a bien démontré à quel point là était le « principe de l’écriture ». Ce principe peut surtout nous offrir un modèle de représentation dans lequel on saura voir une écriture des corps qui pourrait échapper à la stricte incarnation par de tels corps (de tels acteurs) d’une partition. Car c’est bien en tension, c’est-à-dire dans « le jeu du désir » (titre de l’article de S. Hirschmüller), d’un désir éminemment complexe et pluriel, que peut se comprendre un récit du corps, qu’il soit réel, fanstamé, imaginaire, ou même projeté, fracturant l’être de la conscience qui écrit dans une subtile relation de transfert et de contre-transfert.
C’est ce mouvement, et cette relation dont on s’attachera à étudier les agencements. Et, c’est sur le terrain du récit que ces relations se sont déployées, parce que quand il s’agit d’écrire — par destination ou par restitution — pour quelqu’un, c’est afin de « mieux » raconter ce que le récit déploie : mais raconter quoi ? Le corps de l’autre ainsi incarné à la puissance ? Le rôle qu’il s’agira d’interpréter ? Ou cette relation même ? Jeu multiple, souvent contradictoire, changeant évidemment selon les rôles et les textes, il détermine l’écriture, et la produit. Il pose enfin la question, infinie, de la puissance de ces textes — de la possibilité d’une pérennité outre le jeu en acte des comédiens effectivement choisis pour le rôle : jouer les textes de Koltès sans les comédiens pour lesquels il a écrit les pièces, est-ce possible ? Dans quelle mesure et pour quelle perte ? Quel autre gain ? En quoi le récit tient-il et ne tient-il pas dans l’instance de sa production, sa part d’offrande, de présent, ou comment ces présents peuvent-ils aussi figurer des devenir ?
L’archéologie de ce principe a un lieu : le corps de Casarès, dont on a pu dire précédemment qu’il a été comme le corps augural, inaugurale matière première du désir d’écrire, de tout désir d’écriture. Mais on ne saurait s’en tenir à ce fait biographique sans mesurer dans un deuxième temps sa puissance de structuration poétique. L’incitation iconique du visage et du corps détermine en effet une écriture transitive — la nécessité désormais d’écrire à partir des corps, pour eux, dans la double direction incitatrice de la préposition : dans leur direction, et, sans doute aussi, à leur place. Ce qu’il importe de voir, dans l’expérience fondatrice de 1969, c’est donc autant le rôle tenu par Casarès que Casarès elle-même, actrice : son double corps, physique et fabuleux, sa charge de récit potentiel. C’est dès lors moins le personnage écrit par Sénèque, que ce qui conjoint Casarès et Médea au moment même de leur diction, la puissance d’autres fables : « je pense à Casarès et je saurai écrire ». Le présent du premier verbe dit l’actualisation du passé de 1970 (Les Amertumes) dans l’entretien de 1988, mais tout aussi bien la présence toujours actuelle de cette exigence d’écrire dans le rôle tenu à bout portant par l’actrice ; y penser, sans cesse, sera l’aiguillon du désir d’écrire et son critère ultime, la poétique de l’acteur au-delà du paradoxe koltésien du comédien, celui qui dit la déchirure absolue entre soi et l’autre, et qui cependant est au cœur de la possibilité du récit.
Penser à Casarès, c’est d’abord travailler à partir du rythme de ce corps que faisait imprimer la mise en scène de Lavelli, c’est penser à l’organisation manifeste des gestes, l’ordonnancement concerté des respirations et des mouvements, la chorégraphie précise, mécanique, puissante, des gestes, et, à travers ceci, l’étrangeté d’une langue, de l’accent de Casarès plutôt, sa diction à la fois excessivement articulée et inévitablement approximative.
Le langage du comédien est pour moi comparable à celui du musicien : c’est pourquoi j’attache tant d’importance aux rythmes, aux intonations qui traduisent le sens du texte, c’est pourquoi je recherche la violence de l’expression. […] je comprends Medea comme une symphonie chorale, et cela même en l’absence de musique : c’est pourquoi j’ai voulu donner tant d’importance à la voix, recherchant des comédiens ayant de l’oreille .
Les règles de composition qui seront établies, suivant le choc initial qui sert ici d’aiguillon, ne seront ni données par l’intelligence ni par la pensée qui pourraient les donner, mais par le corps : celui de Casarès comme paradigme d’énonciation de tous les corps présents sur le plateau, celui de l’acteur-personnage, des amis comédiens qui sont le premier matériau de travail de la langue. S’il s’appuie sur les corps en scène, pour éprouver son écriture, c’est que la Loi impérieuse qu’il reconnaîtra à cet art sera celle de ce visage, de ce corps premier à partir duquel les autres corps sont possibles, et plus que pensables : réalisables.
2. Un modèle radical : le Théâtre-Laboratoire de Jerzy Grotowski
Choc, puissances, et voix
Aux commencements, la certitude du savoir-écrire de Koltès ne porte ainsi pas sur la composition d’un texte, d’un spectacle, mais sur celle, depuis Casarès, de corps, de rôle, de personnages, et de l’invention de voix. C’est là l’axiome premier de la composition qui détermine l’écriture du verbe, du plateau, du mouvement, du temps, parce que ce seront surtout des corps qui feront exister la parole, l’espace, le temps — ou comment le corps dispose du monde autour de lui et non l’inverse, dictant au temps son tempo, et au texte sa hauteur. L’école de l’écrivain Koltès, durant ses années avec le Théâtre du Quai, n’est pas seulement un endroit d’apprentissage, c’est une expérience en acte, en chair, qui va ensuite déterminer des postulations décisives : et s’il s’agira souvent de ruptures — touchant notamment la question « narrative » du récit —, l’enjeu du corps et de l’écriture par destination, éprouvé là dans ses conditions matérielles les plus exigeantes, sera au contraire comme une loi générale qui touchera à la conception même de l’écriture. Revenir sur ces années, et comprendre quel était l’usage de l’écriture des corps, c’est tenter de saisir aussi qu’un tel usage sera poursuivi, par d’autres moyens, mais sur les mêmes fondements à la fois théoriques, mais surtout esthétiques et fantasmatiques.
Au sein du Théâtre du Quai, Koltès occupe tous les rôles : metteur en scène et écrivain, il tient à règler également toute la théâtralité du spectacle, lumières, décor, espace. On a vu combien l’écriture de ces spectacles se constituait dans une volonté de totaliser l’expérience d’une écriture qui recouvrirait toutes les ressources du théâtre. Le travail principal porte sur le comédien, c’est là que se concentrent les efforts principaux de Koltès durant les semaines de répétitions et de préparation — en ce sens, on peut dire que les corps des comédiens sont comme une excroissance d’une écriture idéale, la pluralité d’un corps unique d’écriture, la conscience spectrale et diffuse de la composition : l’autre page.
Les répétitions sont déjà bien avancées ; mes comédiens sont exceptionnels je crois, et j’ai l’impression par moments de poser la main sur une partie des êtres où je n’aurais jamais dû la poser. Mais à présent je ne remets plus en question, par peur de la faiblesse, et je vais, je vais, avec la certitude — irréfléchie — qu’ils iront avec moi. Il sera toujours temps, à son heure, de toucher la ’’réalité’’ ; d’« étreindre la réalité rugueuse » comme dit Arthur-le-Paysan. Salope de réalité !
Le geste d’écrire (sur) les acteurs est de l’ordre à la fois du désir et du fantasme (la nature à la fois charnelle et mystique que recouvre l’expression « poser la main sur une partie des êtres ») — la certitude aussi d’une avancée dans des territoires inconnus et dangereux, de travailler sur une matière qui pourrait révéler, dans le risque pris, des forces libératrices.
Quand il cessera de mettre en scène, à partir de 1977, c’est toute une écriture qui cessera également, toute une manière de concevoir la langue et la scène, et le monde, qui s’effacera derrière d’autres contraintes et d’autres enjeux — demeurera ce qui est ancré dès lors pour toujours : ce travail avec les comédiens, qui a été une écriture sur les corps des acteurs, dont l’écriture déchirée de ces corps gardera mémoire.
De 1970 à 1974, le travail qui s’effectuera sur eux, à travers eux, doit donc être conçu comme étant de même nature que le travail pratiqué dans le texte : c’est à chaque fois d’écriture qu’il est question, au sens large — écriture des corps, des volontés, des puissances ; écriture qui n’a terme ni dans le mot, ni dans la conscience active de l’autre.
Ceci pour tenter d’expliquer un travail apparemment formel — où je n’ai d’ailleurs pas le sentiment d’avoir exactement réussi ! — mais par lequel j’ai d’abord voulu fixer l’important — l’important étant telle position à tel moment, tel geste à tel endroit, tel regard à tel autre, compris ou non compris, mais imposé non pas par les personnages, mais les rapports qu’ils ont en eux. […]
A présent, ceci étant posé, j’essaie par un travail plus parlé, plus explicatif, soit d’amener le comédien à comprendre, vouloir, à emplir le geste fixé de tout temps, soit à le faire lutter contre — ce qui est une autre manière de lui donner un sens. Certainement, autant le temps réduit, que mes limites, que les limites des comédiens empêcheront d’arriver exactement — et de loin — au choc envisagé. Mais du moins pourrons-nous, je pense, faire entrevoir au public un peu d’un déferlement poétique, en ayant évité la tentation — et l’écueil — psychologique ou intellectuel .
« Emplir le geste fixé de tout temps » ou « le faire lutter contre » — on reviendra sur ce vocabulaire emprunté aux expérimentations théâtrales de ces années, mais on peut voir d’emblée l’intention de situer la composition dramaturgique moins dans l’intrigue énoncée par un texte que sur l’instant pur d’énonciation du geste de l’acteur : ici, seule importe ou presque la violence infligée à l’instant — le choc, recherché en tout, sur la scène et sur les spectateurs. Tout doit être concerté en cette intention, projet décisif de l’art comme jetée de corps sur ceux qui assistent à la représentation, ou faudrait-il dire, à la présentation effective de ces luttes contraires, de ces échecs aussi, avoués, assumés. Mais si ceux-ci sont presque revendiqués, c’est qu’importent davantage l’élan et la production, que le produit, ou le résultat obtenu.
De là l’intuition première du dramaturge au moment de la rédaction des Amertumes : ce qui s’affirme d’abord, c’est le refus du personnage psychologique, et la nette préférence pour la formalisation de puissances :
Vous m’avez parlé de formalisme. En fait, la raison profonde d’un travail formel, — et qui peut surprendre de prime abord — c’est que le personnage psychologique ne m’intéresse pas - pas plus d’ailleurs que le personnage « raisonnable » (ce qui me fait redouter presque autant Stanislavsky que Brecht). Chercher dans ce texte des personnages au sens traditionnel du terme — c’est-à-dire des combinaisons plus ou moins complexes de traits psychologiques définis, et pour lesquels il conviendrait de découvrir dans quelle mesure tel trait l’emporte sur tel autre, et comment tel trait s’allie à tel autre — serait une gageure, et serait sans le moindre intérêt. J’ai toujours l’impression, face à un personnage tracé psychologiquement, de me trouver devant la Xième variation de la même chose, fruit d’un travail acharné sur ce qu’il y a de plus petit, de plus mesquin, de moins original en soi. Demander à des comédiens l’étude profonde de ce qu’ils ont de moins intéressant en eux me paraît aberrant. Ne parlons pas des personnages considérés à la manière de Brecht : si les personnages psychologiques sont petits, ceux-ci semblent inexistants .
Le double refus de Stanislavski et de Brecht, situé à deux pôles si ce n’est contraires, du moins lointains et censé couvrir les deux postulations quant au travail sur le comédien, trouve ainsi sa raison d’être dans une recherche non-naturaliste du jeu, ainsi que dans le recours aux ressources inconnues de l’être. Il ne s’agit pas de puiser dans quelque chose de déjà établi, de déjà donné, mais de trouver par la scène, dans le moment de la scène, des forces qui sauront animer les acteurs.
En fait, les personnes et les personnages m’apparaissent d’une toute autre manière. L’ensemble d’un individu et l’ensemble des individus me semble tout constitué par différentes « puissances » qui s’affrontent ou se marient, et d’une part l’équilibre d’un individu, d’autre part les relations entre personnes sont constituées par les rapports entre ces puissances. Dans une personne, ou dans un personnage, c’est un peu comme si une force venant du dessus pesait sur une force venant du sol, le personnage se débattant entre deux, tantôt submergé par l’une, tantôt submergé par l’autre. On a donné parfois à l’une le nom de Destin, mais cela me parait trop schématique - et trop facile ! […]
Bien au-delà d’un caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir dans chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd, qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile — et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toutes façons révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse .
La force, la puissance (littéralement : la possibilité de devenir acte, par opposition à l’acte lui-même) font et défont les personnages à mesure de leur avancée dans le spectacle : ce qui importe, ce serait moins la détermination de ceux-ci, que l’élaboration des forces entre elles, et comment le récit de la pièce tient moins dans le texte a priori que dans l’affrontement des forces en elles et entre elles et ce qu’elles font naître à leurs brisures — et même à l’insu du personnage et de l’acteur.
Dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs .
Au cœur de ces réflexions, énoncées avec grande force malgré leur caractère intuitif, s’élabore la question de l’acteur. Impossible de ne pas remarquer à quel point ces préoccupations rejoignent celle d’un metteur en scène dont le travail, commencé au milieu des années 1950, se révèle peu à peu à la fin de la décennie : c’est celui du Théâtre-Laboratoire de Jerzy Grotowski. La troupe de Grotowski, installée depuis 1962 dans la ville universitaire de Wroclaw, en Silésie, tend à renouveler profondément l’héritage de Stanislavski pour chercher une nouvelle forme théâtrale dont le noyau serait l’acteur, seul élément « essentiel » au théâtre selon lui — essence véritable de l’art dramatique dans sa présence (sous forme d’affrontement) avec le public. En 1962, la mise en scène de Kordian d’après Slowacki fait connaître ces travaux, mais c’est surtout en 1963, avec Akropolis (d’après Wyspianski), et Doktor Faustus (d’après Goethe), et enfin en 1965, Le Prince Constant (d’après Calderon) que ce théâtre s’impose aux yeux de beaucoup comme le terrain d’expérimentation le plus novateur et le plus riche de promesses de l’époque. Le ‘Théâtre des Nations’ de Jean-Louis Barrault parvient à faire venir Grotowski et sa troupe en France malgré la censure et l’opposition du régime communiste polonais, et Le Prince Constant est joué à Paris en 1965 — où il reçoit un immense accueil. En 1969, une représentation de la même pièce à New York connaît un même enthousiasme. On ne trouve aucune trace de passage du Théâtre-Laboratoire à Strasbourg ou à Nancy durant cette période, et Koltès n’aura jamais donc eu l’occasion de voir à l’œuvre les travaux de Grotowski. Mais il l’a lu . Elisabeth Meyrand, qui rêve d’entrer au TNS et d’être actrice, et qui a mené Koltès voir Casarès en 1969, suit de près les travaux de Grotowski — c’est elle qui met entre les mains de Koltès et des amis acteurs du Théâtre du Quai l’ouvrage de Grotowski qui venait d’être édité : Vers un Théâtre pauvre . Koltès n’en parle pas dans sa correspondance, et aucun de ses entretiens par la suite n’admet cet héritage (même si sous l’expression : « j’avais l’impression de faire du théâtre d’avant-garde », il y a trace d’un souci conscient de s’inscrire dans une histoire des formes, et il semblerait que Grotowski incarnait à l’époque cette avant-garde théâtrale) — les recherches du metteur en scène polonais semblent pourtant bien guider une partie des premiers travaux du Théâtre du Quai. Dans la lettre à Maria Casarès de février 1970, n’y a-t-il une référence voilée au théâtre pauvre ?
Pardonnez-moi de vous demander, si vous en avez le temps, de lire ce texte ; si vous y portez quelque intérêt, de me le dire ; et peut-être — encore un effet de ma prétention —, d’envisager de venir assister au spectacle — pauvre, certainement, en tous les sens du mot — que nous en donnerons vers la fin du mois d’Avril .
Il n’est donc pas interdit de mettre en relation les travaux du Théâtre du Quai et ceux du Théâtre-Laboratoire : même si on apportera de grandes réserves quant à la nature et au degré de cette relation.
Anne-François Benhamou. — Justement, cette recherche sur le rituel, c’était nourri par le théâtre de ces années-là. Par exemple, quelqu’un dans le groupe d’élèves a parlé de Kantor…
Louis Ziegler. — C’était plutôt Grotowski que Kantor. On ne connaissait pas Kantor et on commençait à connaître Grotowski. Et on en avait parlé. Sans l’avoir vu.
Influence indirecte, donc, Grotowski et sa troupe sont présents par évocation : l’activité théâtrale de Strasbourg, intense on a vu dans quelle mesure, devait en outre favoriser les échanges et les expériences. Le Théâtre du Quai n’était certes pas organisé comme le Théâtre-Laboratoire : même s’il semble que la vie commune soit aussi un axe de travail et que la communauté cimentée autour de la personne de Koltès ait pu vivre ces années dans une certaine ferveur qui dépasse de loin une simple activité théâtrale.
Josiane Fritz — Le théâtre et la vie, cela ne faisait qu’un. Je crois que tous les gens qui font du théâtre, du moins tous les passionnés de théâtre, comprennent cela.
François Koltès — C’est une sorte de secte en somme… (rires)
Mais il importe peu finalement de savoir dans quelles proportions exactes le théâtre de Koltès est redevable à celui de Grotowski, puisque la question, touchant ces dramaturgies, n’a pas lieu d’être. Celles-ci donnent en effet sa plus grande chance à l’expérience comme production d’« essais », portent au plus haut le corps comme champs d’investigation totale et contre le savoir donné (et rendu), se réclame de l’ignorance comme force de jonction, et sous la respiration du temps sait capter l’atmosphère d’un monde hors des théories doctes et énoncées scolairement, dans la simple volonté de lui donner forme :
Je ne proclame pas que tout ce que nous faisons est entièrement nouveau. Nous sommes condamnés, consciemment ou inconsciemment, à être influencés par les traditions, la science et l’art, jusque par les superstitions et les pressentiments propres à la civilisation qui nous a modelés, tout comme nous respirons l’air d’un continent qui nous a donné la vie. Tout cela influence notre entreprise, même si nous le nions parfois. (…) Quand nous confrontons la tradition générale de la Grande Réforme du théâtre de Stanislasvski à Dullin et de Meyerhold à Artaud, nous réalisons que nous ne sommes pas les premiers, mais que nous travaillons dans une atmosphère spéciale et définie. Quand notre recherche révèle et confirme les intuitions de quelqu’un d’autre, nous sommes remplis d’humilité. Nous nous rendons compte que le théâtre a certaines lois objectives et que l’accomplissement est possible seulement dans ce cadre, ou, comme l’a dit Thomas Mann, par une espèce « d’obédience supérieure » à laquelle nous donnons « digne attention » .
Les quelques rares lectures qui tentent d’assigner une relation entre Grotowski et Koltès l’établissent sur le plan idéologique, voire religieux . Il est indéniable que l’entreprise de Grotowski s’inscrit dans le cadre de renouveau spirituel, anti-communiste et néo-mystique, de l’art de ce temps — et que le don de l’acteur, par lui nommé « translumination », ou « transfiguration », nomme l’objectif de faire du comédien, par la redécouverte d’une énergie fondamentale, un « acteur saint ». Les recherches de Grotowski se font également largement dans le champ ethnologique (avec le projet du Théâtre des Sources à partir de 1969), et la scène du polonais voudrait renouer avec le rituel des formes mythiques devenues vides de sens. Cependant, rien ne permet de dire que les préoccupations de Koltès étaient telles, celles de la rédemption religieuse par exemple — et tout dans sa correspondance laisse voir au contraire que ces questions ne se posaient pas en ces termes. La spiritualité de Koltès exige une approche non pas formelle, mais plus ouverte et plus politique aussi dans les rapports au mysticisme, au sacré immanent dont témoignent ces textes, à la transgression des modèles idéologiques et religieux, qui sera l’objet d’un questionnement spécifique plus loin. Si l’on doit voir une relation avec Grotowski, ce serait donc moins sur le plan idéologique et religieux que dans le domaine de la dramaturgie : là où le jeu d’acteur était la voie à l’illumination christique, Koltès cherche lui à éprouver les méthodes d’arrachement de soi, de brûlure des masques, geste de confrontation avec soi-même.
Il est en tous cas frappant de noter combien le vocabulaire de Koltès est dans ces années, proche de ceux de Grotowski et de ses admirateurs. Les références, nombreuses, aux chocs que doit porter le texte à l’acteur, et en retour l’acteur au spectateur se lisent déjà dans le texte de Grotowski, et Koltès ne cesse de revenir sur ce mot et d’en faire même la finalité de son travail — comme si ce mot constituait un programme (poétique, métaphysique, narratif) en même temps qu’une méthode, une visée ultime et un moyen d’organiser la scène autour d’un axe :
L’essai que je vous propose m’a été suggéré à la lecture d’Enfance de Gorki : la succession gigantesque de scènes, d’images, de mots, empreints de démesure et qui impressionnent un Gorki réceptif, comme la lumière un papier photographique. Loin de m’attacher à la lettre, j’ai cherché à transposer cette série de chocs, mettant les spectateurs à la place de l’enfant, dans l’attente de la même réceptivité. Je cherche en effet, par des moyens sinon orthodoxes, du moins aussi efficaces que possible, à placer des individus face à la même angoisse, la même incompréhension, la même stupéfaction que l’enfant. Gorki, espérant ainsi les conduire à l’éclatement final inévitable.
A présent, ceci étant posé, j’essaie par un travail plus parlé, plus explicatif, soit d’amener le comédien à comprendre, vouloir, à emplir le geste fixé de tout temps, soit à le faire lutter contre — ce qui est une autre manière de lui donner un sens. Certainement, autant le temps réduit ; que mes limites, que les limites des comédiens empêcheront d’arriver exactement — et de loin — au choc envisagé. Mais du moins pourrons-nous, je pense, faire entrevoir au public un peu d’un déferlement poétique […]
La préface du livre Vers un théâtre pauvre de Peter Brook est ainsi toute structurée selon cette série de chocs — ici pour l’acteur, mais plus loin dans le propos pour le spectateur — que cherche à élaborer le travail du Théâtre-Laboratoire :
Qu’a apporté ce travail ?
Il a donné à chaque acteur une série de chocs. Le choc de se confronter à soi-même à des défis simples et irréfutables.
Le choc de percevoir ses propres évasions, ses trucs, ses clichés.
Le choc de pressentir quelque chose de ses propres ressources, vastes et inexplorées.
Le choc d’être forcé de reconnaître que de telles questions existent et que — en dépit d’une longue tradition anglaise d’éviter le sérieux dans l’art théâtral — le temps est venu de les affronter. Et de découvrir qu’on veut les affronter.
Le choc de voir que quelque part dans le monde, le jeu théâtral est un art auquel on se donne absolument, monastique et total. Que l’expression déjà rebattue d’Artaud, « cruel envers moi-même », est réellement un mode de vie total — quelque part — pour moins d’une douzaine de personne.À une condition. Se consacrer au jeu ne fait pas du jeu une fin en soi. Au contraire. Pour Grotowski, jouer est un véhicule. Comment dire ? Le théâtre n’est pas une échappatoire, un refuge. Un mode de vie est un mode de vie. Cela a l’allure d’un slogan religieux ? Il le faudrait .
Comme chez Grotowski donc, la scène de Koltès est le lieu de la confrontation des corps et de l’affrontement : avec le récit même qu’il est censé supporter ou représenter, avec les spectateurs que les acteurs doivent défier, et avec le corps même de l’acteur qui doit se battre contre lui-même. Reprenons le « programme » énoncé par le metteur en scène du ‘Théâtre du Laboratoire’.
Je m’impatiente toujours un peu quand on me demande : « quelle est l’origine de vos travaux expérimentaux ? » cela semble postuler que le travail « expérimental » est tangentiel (jouer avec quelque « nouvelle » technique à chaque fois) et tributaire. Le résultat est supposé être une contribution à la mise en scène moderne. (…) Les productions du Théâtre Laboratoire vont dans une autre direction .
Mais quelle direction proposait Grotowski ?
En premier lieu, nous essayons d’éviter l’éclectisme, tentant de résister à l’idée que le théâtre est un composé de disciplines. Nous tâchons de définir ce qui distingue le théâtre, ce qui sépare ses activités des autres catégories de spectacles …
Le Théâtre du Quai ne recourt pas à des dramaturgies composites, contrairement à beaucoup d’essais de l’époque, qui utilisent souvent des musiques contemporaines, des stéréotypes clownesques ou de cabaret — Koltès fait rarement usage d’autres disciplines. Mais une différence radicale, essentielle, oppose l’entreprise de Koltès à celle de Grotowsi : c’est précisément sur l’essence présupposée telle du théâtre par Grotowski qui exclut tout autre matériau que l’acteur (et le public ).
Koltès cherchera lui à travailler un spectaculaire dans le corps de l’acteur — dans sa surcharge même : costume, maquillage —, et ce qui l’entoure — décor, musique, scénographie sur praticables… Il ne s’agit donc pas d’identifier ces deux dramaturgies, qui sur cet enjeu fondamental de l’esthétique (les moyens du spectaculaire) s’écartent l’une de l’autre. En fait, le point d’articulation commun, c’est bien le travail sur le corps, et avec le comédien : c’est ici que se joue l’enjeu d’un rapport, et surtout d’un rapport narratif.
Centrée sur l’acteur, cette dramaturgie du corps n’est en pas moins une proposition toujours déplacée dans ses postulations : la représentation n’est pas la répétition de ce qui a été établi, elle vise plus nécessairement une sorte de naissance de soi à soi-même, et donc hors de soi, qui passe par une violence infligée aux conventions théâtrales.
Nous ne voulons pas enseigner à l’acteur un ensemble prédéterminé de moyens ou lui donner un « bagage d’artifices ». Notre méthode n’est pas une méthode déductive qui additionne les « moyens ». Ici, tout est concentré sur un « mûrissement » de l’acteur qui se révèle par un une tension vers l’extrême, par un dépouillement complet, par la mise à nu de sa propre intimité. (…) L’acteur offre un don total de lui-même. C’est une technique de l’intégration des puissances psychiques-charnelles de l’acteur, qui émergent de la base de son être et de son instinct, jaillissant en une espèce de « translumination » .
Le théâtre de Grotowski n’est pas un enseignement : mais un devenir — ce devenir de translumination, n’est-il pas le programme que se donne (et effectue) Les Amertumes ? Du silence premier à l’illumination rageuse finale, le don de concentration et d’intégration se fait de la scène à l’expérience vitale qu’il relate, qu’il conduit jusqu’à sa folie terminale.
L’impulsion et l’action sont concurrentes : le corps disparaît, brûle, et le spectateur ne voit qu’une série d’impulsions visibles .
N’y-a-t-il pas là de nouveau une incitation à faire d’Alexis, corps-acteur d’une scène qui s’invente, le personnage de la brûlure, de la disparition initiale à la transfiguration finale, sur fond de flashs rouges qui le déréalisent et lui donnent naissance ?
Arraché, brûlé, debout enfin, il a arrêté les éléments comme on souffle une bougie. Et sa voix a cloué le silence .
Si le projet suit une voie non-naturaliste et contre-psychologique, ce n’est pas pour se séparer de la vie radicale, mais pour la rejoindre dans son essence (sa vérité essentielle, qui est une épure d’être) :
Les formes d’un comportement commun « quotidien » obscurcissent la vérité ; nous « articulons » un rôle comme un fleuve de signes qui dévoile ce qui se trouve sous le masque de la vision commune : la dialectique du comportement humain. Au moment d’un choc psychique, de terreur, de danger mortel ou de joie incommensurable, un homme ne se conduit pas « quotidiennement ». Emporté par l’enthou-siasme, (dans le vieux sens de ce mot), l’homme utilise des signes rythmiques, il commence à danser, à chanter. Le signe organique, et non le geste commun, est pour nous l’expression élémentaire .
C’est pourquoi la diction, le geste, le mouvement n’est pas un raffinement dans les premières scénographies de Koltès : dans le film, La Nuit perdue, ce qui tient de la danse ou du geste se rejoignent dans cette joie de renouer à la structure essentielle de sa présence : Dantale qui se jette sur le sol (plusieurs fois), « Le Personnage aux symboles » (c’est ainsi que le nom la liste des personnages dans Récits morts ) qui danse autour du feu : geste élémentaire, élémental, d’une scène qui conjoint le signe et le sens.
Mais le trait le plus essentiel qui réunit, ou du moins relie, les deux expériences, c’est l’approche de cette dramaturgie du corps (de tous les corps : de l’acteur comme du spectateur) par élimination plus que par accumulations (c’est la fameuse via negativa du Théâtre du Laboratoire : « non pas un ensemble de moyens, mais une élimination des blocages » ) — évoquée en termes très proches par Koltès dans la lettre à Gignoux :
Il s’agit avant toute chose de décanter, de se purifier au maximum des encombrements de l’intelligence à fleur de peau, décentralisée jusqu’à l’extrême. Il s’agit de retrouver les facultés de perception premières, et d’autant plus profondes qu’elles sont premières .
L’ignorance se donne là une règle qui la délivre et l’oblige : le non-savoir donné s’arrache dans la volonté de naître à son théâtre et à sa langue — de se percevoir à la racine de l’être, non pas d’essentialiser la pratique, mais de rendre la pratique essentielle, comme première : ancrée sur le corps qui saura déchiffrer son propre mystère d’être au monde. La parole ne sert là principalement qu’à traverser le corps, le secouer, pas à porter un sens informatif, ni platement narratif, mais à déplier le corps dans une narration inventée dans le geste et la voix par lesquels il perçoit ce qu’il ne peut savoir :
Mme Weiss : Il y a des moments où par la respiration, par la voix, par la présence, c’était assez extraordinaire. Je pense que ce qui se dit n’est pas ce qui se lit.
Du trajet que parcourt le corps entre diction et profération, de la lisibilité du mot à la visibilité du sens, c’est tout un tremblement de savoir qui s’opère sur scène. Dans ce théâtre ignorant, Koltès touche une certitude : l’horizon indépassable du corps. Avant de formuler le projet de La Nuit perdue, Koltès aura déjà le projet vague d’un film — où le thème serait, d’évidence, l’aphasie :
Je rêve inefficacement à un film avec Casarès. Thème : l’aphasie. Film à point de départ autobiographique, fictivement autobiographique, exactement : en puissance prophétiquement autobiographique. Tu vois le genre. Casarès parlerait beaucoup .
Si Casarès est le corps-source de ce théâtre en recherche d’une voix, c’est de sa voix, de sa présence dite que peuvent se penser seulement le silence, l’absence de ce qui l’entoure, le désir de vivre et d’écrire depuis ce silence parlé en elle. Dans les enregistrements de Jacques Taroni des spectacles de Strasbourg, on peut entendre une scansion extrêmement précise et spectaculaire, à la limite d’une tension qui efface le mot pour ne faire entendre que la puissance de ce mot, de la voix qui l’expulse. C’est par l’effort de l’articulation, une désarticulation du mot et de son sens, afin qu’on puisse entendre l’un et l’autre séparément — instruit en cela par le travail d’Artaud sur la voix et le corps excessifs de l’acteur, Koltès recherche une certaine violence sur le corps, qu’il trouve au prix d’un très long et concerté travail avec (et contre) le comédien.
Louis Ziegler : je garde en mémoire de manière relativement précise, sur un certain nombre de phrases, les intonations et la respiration même. Il y a une chose qu’on voit dans le film, c’est que tout ce qui était déplacements, tout ce qui était manière de mettre en place le corps de l’acteur pour exprimer ce qui y avait à faire, c’était réglé de manière relativement précise, au millimètre près. On répétait énormément et la respiration et les déplacements et la posture, c’était très poussé comme travail. Et à écouter le texte, pour moi, c’est indissociable de l’écriture même. Je trouve que dans l’écriture, dans tout ce travail sur la répétition, sur les réponses de répliques, ce travail rythmique, c’est quelque chose de tout à fait important qui est à l’intérieur même de l’écriture. […]
C’était vraiment toute une chorégraphie. On avait travaillé sur le rituel, on avait travaillé beaucoup de choses comme ça. Sans rien y connaître, en le faisant au pif. Et en cherchant ce qui pouvait fonctionner. Bernard nous guidait. Pour moi c’était une expérience très forte parce que cela, c’était donc avec les années soixante dix. Moi j’étais à l’époque au centre de chorégraphie de danse contemporaine au centre national à Angers, 1979, 1980, 1981. Mais du côté théâtral, c’était un travail qui était tout aussi précis. La respiration, c’était vraiment s’il fallait souffler, aspirer, à quel rythme, pendant quelle longueur, et on répétait pour que cela tombe exactement. Tout était vraiment très très précis. C’était une musique, et on faisait des marquages du spectacle sans texte aussi. Tout était écrit. Et cela, il [Koltès] y a toujours tenu de manière très très forte à cela. Dans Récits morts, la scène des lunettes, je me souviens très très bien de cette scène avec Josiane à l’Eglise Saint-Nicolas, on répétait précisément comment attraper les lunettes comment les laisser tomber, où cela arrivait, tout cela etc. C’était très très écrit. […]
Il n’y avait jamais, dans notre manière de dire le texte, à aucun moment dans le travail qu’on a fait, il n’y avait de manière de dire cursive ou normale. Tout était rythmé. J’entends encore les « Moi-tié » « Moi-tié ». C’était vraiment précis à la hauteur de note près. C’était « Moi-tié » et pas « moitié ». Et on répétait des heures pour parvenir à cela. Et c’était « a-mour ». Il fallait vraiment que le rythme de la respiration tombe pile, et qu’on puisse enchaîner. Tout était comme ça .
Chorégraphie des corps, des mouvements, des mots et des rythmes dans les voix, l’espace charnel du verbe est d’une exigence qui pousse très loin les limites de ce travail : et jusqu’à un rituel intuitif, dont on verra que s’il est dénué de transcendance ou de religiosité, tend d’une certaine manière à rejoindre l’expérience sacrée de la beauté. Le récit qui naît ne peut qu’être non « cursif », comme le dit L. Ziegler sur la scansion du mot, mais évidemment fixé sur la déliaison de l’événement et du verbe — c’est en cela que le corps porte en lui la seule charge fabulaire du spectacle, parce que c’est en lui que se raconte ce qui doit être raconté : la puissance d’expression de l’être à la racine de son devenir.
Plus que Les Amertumes, c’est La Marche qui va radicaliser la lecture de Grotowski et la porter à son comble — avant de l’abandonner en partie. Pour les répétitions, Koltès décide de prendre à la lettre ou presque les consignes de Grotowski : le travail se fera entre les quatre comédiens uniquement, enfermés de longues heures en vase clos total.
Madeleine Comparot — Pour Les Amertumes, il avait accepté que des gens proches viennent voir les répétitions. Mais pour La Marche, au départ, cela a été très radical, cela a été un huis clos. Personne ne pouvait venir voir. Parce que je pense que c’était très dur. Elisabeth me racontait encore qu’elle passait des journées avec pas de rapports entre vous quand vous sortiez de répétitions.
[…]
Louis Ziegler — Il nous faisait faire des expériences très bizarres… Quand on a monté La Marche à partir du Cantique des cantiques, on devait arriver à tenir notre souffle le plus longtemps possible. Alors on retenait notre souffle dans la rue n’importe où. Et puis, quand on a monté Procès ivre, il nous a expliqué qu’on pouvait évoluer dans le monde comme si c’était une carte postale. C’est-à-dire avoir une vision panoramique du monde, l’objectiver complètement et l’aplatir. Et donc cela donnait une qualité au théâtre très particulière. Alors quand on allait répéter, on était comme cela, on se baladait en écarquillant les yeux. On était étudiants, on faisait d’autres choses, mais on ne pensait qu’aux répéts. […] Quand on partait dans un projet, on voulait monter le projet et on cherchait comment le faire. Et on n’avait pas dans l’idée de chercher une forme. On avait une idée de scénographie et puis on avançait dans le texte. Alors il y avait, oui, oui, pour la vie — dans la carte postale… Pour essayer de trouver une présence qui pouvait fonctionner pour le projet qu’on était en train de faire. Je peux dire encore… On répétait dans la salle de l’église protestante de la rue des bouchers et je me vois encore ressortir sur le trottoir, essayer de remonter sur le boulevard essayer de remonter vers la grand‘rue. Comme ça. On cherchait vraiment, on s’arrêtait. Et avec Elisabeth on piquait des fous rires. Bernard se marrait aussi.
Les exercices rapportés par Louis Ziegler peuvent s’inspirer de ceux que citent et exploitent Grotowski : l’apprentissage de son corps, la perception différente (et forcée) du monde, le refus d’opérer des ruptures entre les répétitions et la vie… toutes choses que Vers un théâtre pauvre défend et illustre, notamment dans ses annexes qui décrit des exercices similaires. C’est surtout dans la précision recherchée par la technique vocale et les déplacements, que se fixent les mêmes préoccupations :
Nous savons que le texte en soi n’est pas du théâtre, qu’il ne devient théâtre que par l’utilisation qu’en fait l’acteur — autrement dit, grâce aux intonations, à l’association de mots, à la musicalité du langage.
Le texte est donc un support, une base de travail du corps, un aliment préalable : ce qui précède la représentation et la permet certes, mais qui reste en-deçà du spectacle. Bien plus que des applications scolaires d’exercices de comédiens, ce qui légitime le rapprochement entre les deux expérimentations, si différentes dans les intentions (et faut-il le dire, dans l’écho qu’elles ont eues…), ce sont précisément les questions qui touchent à l’ignorance revendiquée des règles de composition dramaturgique qu’elles se proposaient de découvrir — posant en avant leur pratique et écartant toute théorisation a priori.
Cela veut dire que les productions ne jaillissent pas de postulats esthétiques a priori mais plutôt comme le disait Sartre, « chaque technique renvoie à une métaphysique »
Métaphysique du corps qui offre pour les autres et pour soi une immanence sacrée sans religiosité, une infinitude sans horizon, sans référent, une puissance inconnue par celui qui y assiste, traversant l’acte et défaisant dans le geste tout l’amont de sa trajectoire : telle serait la métaphysique du Théâtre du Quai. Avec quelles techniques ? Koltès n’a sans doute pas su/lu les exercices de rythme de Dullin, n’a pas non plus suivi les recherches de Delsarte sur les réactions extraverties et introverties, les travaux de Stanislavski sur « les actions physiques », l’entraînement biomécanique de Meyerhold, les synthèses de Vakhtangov, les techniques d’entraînement du théâtre oriental (celle de l’Opéra de Pékin, du Kathakali hindou, du théâtre Nô japonais) : toutes techniques que Grotowski a étudiées précisément, et qui ont nourri sa propre approche, non dans la combinaison dialectique et systématique mais dans l’usage ponctuel en fonction de telle ou telle objectif donnée, telles contraintes que la pièce (ou telle scène) posait. Mais si Grotowski a appris l’ignorance nécessaire au dépouillement qu’il se donnait comme objectif suprême, on pourrait dire que le Théâtre du Quai s’est fait riche de ce non-savoir qui les entraînait à inventer pour eux seuls leurs techniques. Le théâtre-Laboratoire, Grotowski s’en explique suffisamment, n’est pas un réservoir de techniques.
[Le théâtre] n’est pas une condition, mais un processus au cours duquel ce qui est sombre en nous devient lentement transparent.
Cette expression se retrouve presque littéralement — et physiquement… — dans une didascalie du treizième tableau des Amertumes :
Varvara — Vous avez bien dit : me traîner ? (Elle a un hoquet.) Me traîner ? (Elle rit.) Me traîner. Me traîner. Me traîner.
Commence une lente métamorphose. Le visage de Varvara devient transparent. Elle arrache d’abord sa robe, qui laisse voir des dessous difformes. […] La jambe droite de Varvara se plie, maintenant elle boite. […] Varvara enlève sa perruque pour monter un crâne presque nu. […] Successivement, Varvara enlève ses cils, ses sourcils, ses bijoux .
La transparence du visage est le premier stade d’un dénuement qui arrache l’acteur à son rôle et le fait naître à un corps, difforme mais glorieux, exposé dans sa nudité obscène.
Dans ce combat pour la propre vérité de chacun, cet effort pour arracher le masque de la vie, le théâtre avec sa perception de chair, m’a toujours semblé une sorte de provocation. Il est capable de se défier et de défier le spectateur en violant des stéréotypes acceptés de la vision, du sentiment et du jugement — le défi est d’autant plus grand qu’il est incarné par la respiration, le corps, et d’autres impulsions de l’organisme humain. Ce défi du tabou, de la transgression, provoque le choc qui arrache nos enveloppes, nous permettant de nous offrir à un quelque chose qui est impossible de définir, mais qui comprend Eros et Caritas .
Ces propos résonnent fortement avec le travail élaboré par Koltès et ses comédiens : violence du théâtre comme projection infligée aux spectateurs (car ce n’est pas le spectateur qui se projette sur la scène, mais bien l’inverse…), comme arrachement ; c’est là que réside tout le sens de la narration du corps koltèsien. C’est que l’expérience n’est pas établie dans un déroulé (on n’apprend rien du récit achevé), mais se donne en ponction ponctuelle de l’arrachement du mot sur le corps exposé, et par l’exposition successive par le mot et le corps de sensations et d’expériences qui activent les processus. Face à de tels spectacles, toute possibilité de comprendre de quoi il s’agit est évacuée : et on le regarde instant après instant, dans la défiguration du drame qui se donne puis se dérobe pour mieux se donner comme instant nu, faisant violence au temps, à l’acteur qui le fracture, au spectateur qui s’en arrache lui aussi.
3. L’acteur : le « degré zéro de l’histoire à raconter »
Corps réel, corps imaginaire, corps symbolique
La fin du Théâtre du Quai marque le terme d’un certain rapport de l’écriture avec le corps, parce que Koltès n’aura plus de prise directement sur la plasticité du comédien à diriger — mais elle ouvre sur d’autres usages, d’autres manières de raconter par l’incarnation. La Nuit juste avant les forêts, comme souvent, représente en cela un point final, et un autre début. La mise en scène d’Avignon n’en est pas vraiment une, qui expose seulement le corps immobile de Yves Ferry en surexposant son visage — c’est Koltès qui tient le projecteur, derrière le public, et aveugle l’acteur : image assez juste du nouveau statut de son travail sur le corps.
En fait, celui-ci ne s’inscrira plus que par le texte, qui tentera de déterminer d’emblée le jeu. Écrite pour Yves Ferry, la pièce cherche précisément à rejoindre dans le verbe l’acteur, à trouver en lui le corps qui pourrait le plus justement la dire, comme la pièce s’écrira en corps capable d’être endossé par l’acteur : « J’espère qu[e le texte] te plaira, t’intéressera, extirpera de toi le génie latent, car, l’écrivant tout exprès pour toi . » C’est pourquoi la mise en scène est secondaire — travail qui vient après, et qui n’est que de pure exposition : en ce sens, on peut dire que La Nuit juste avant les forêts est le premier texte écrit pour lequel il délèguera la mise en scène à un tiers — même s’il s’agit ici de lui-même. Dans l’écriture de cette pièce, il y a toute la portée de ce présent, les directions multiples de l’adresse aussi, et une certaine érotique de cette réponse : si on a dit combien cette adresse écrite par Koltès pour Ferry (adresse renversée dans le spectacle) prenait son sens dans l’amitié, il faut ajouter que c’est aussi ce corps là, au proche de l’adresse et au lointain de ce qui ne peut se dire, que construit le texte.
À partir du moment où Koltès ne monte plus ses pièces, le rapport avec le corps écrit et le corps joué sera donc plus complexe, d’une transitivité indirecte, et recouvrira de multiples formes, toutes engagées dans une relation spécifique, souvent violente, paradoxale, à bien des égards impossible, entre le corps rêvé et le corps écrit, entre le corps de la vie qui s’écrit et celui du jeu qui l’interprète, entre le corps de soi qui cherche sa langue, et celui d’un tiers, avec sa propre langue, qui va la prononcer — tout cela dans la distance, et via un metteur en scène lui-même créateur de ces corps.
Le premier corps écrit, avec lequel se confrontent et s’écrivent les récits de Koltès, c’est celui, réel, de l’acteur que Koltès cotoie, sur les plateaux ou en dehors (plus rarement) — cette relation n’ira pour lui jamais de soi. C’est encore et toujours cette méfiance du théâtre qui s’élabore là, en chair : à de nombreuses reprises Koltès déplore l’endogamie du théâtre, qui bien souvent n’est alimenté que par des émotions théâtrales — or, l’acteur risque bien d’être l’incarnation de ce vice, car susceptible d’être dépositaire d’un rapport théâtral avec le théâtre. C’est pourquoi se joue une lutte contre l’acteur et avec lui, entre fascination pour sa capacité à se laisser absorber par la fable reçue et répulsion quant à sa faculté à être vide de fable antérieur. En 1984, il précise les termes de ce rapport — dans la version brute de l’entretien accordé à Alain Prique : et c’est sur le champ de l’histoire à raconter que se formule la lutte.
B.-M. Koltès. — Les acteurs, c’est très différent [les propos qui précèdent concernent les contraintes fécondes du théâtre]. Soit le groupe d’acteurs : c’est quelque chose que j’ai beaucoup de mal à supporter ; l’idée de l’acteur, ça c’est terrible. »
A. Prique. — comment tu peux penser à ça ?
B.-M. K. — En même temps, je ne sais pas, j’ai une émotion folle quand je les vois comme ça…des éponges, incroyablement. En même temps, j’ai une admiration, une fascination pour eux, en même temps il me terrorisent parce que ce n’est rien… Par exemple, on ne peut rien écrire sur l’acteur, rien. Je ne pourrai jamais faire un personnage d’acteur, jamais. C’est le degré zéro de l’histoire à raconter (rire) et ça c’est un truc qui me terrorise quand même : chez tout le monde, il y a des histoires à raconter et chez l’acteur, je ne vois pas. Ce n’est pas qu’elle n’existe pas, mais c’est qu’il est acteur, donc elle est à un endroit où je ne peux absolument pas la trouver. Ceci dit, dans les rapports personnels que j’ai eus avec des grands acteurs, c’est toujours à la scène que c’est le mieux — non, mais c’est vrai — parce qu’ils sont un peu perdus, là, ils sont en train de dire …
Propos plein de contradictions, labyrinthiques, scandé par ce « en même temps » qui dit moins le balancement que la simultanéité du sentiment : irréductibilité du corps de l’acteur à son récit frontal, et impossibilité dès lors de le raconter. Mais de cette impossibilité, Koltès va prendre le parti. Ainsi, puisqu’on ne saurait raconter un acteur, et même écrire sur l’acteur — refus du méta-théâtre parce qu’il n’est qu’une formulation centripète des énergies de l’écriture, et donc mortifère —, l’auteur va essayer de dire les histoires qui sauront les défaire. Puisque l’acteur est l’espace d’un dépôt d’histoires, il est lui-même sans histoire propre — c’est parce qu’il est là pour accomplir une finalité sans origine, corps fabulaire, qu’il est dépourvu de fable originelle. L’histoire de l’acteur est ce lieu introuvable du récit, lieu sans récit, degré zéro de l’histoire parce qu’il est le lieu où la vie et l’écriture se confondent, où se défait toute possibilité de les séparer dans un théâtre qui n’est pas la vie, alors que c’est à partir d’elle que l’auteur désire raconter. Les paradoxes ne sont pourtant pas tétanisants mais sont toujours des appels à les dépasser. L’acteur, lieu interdit, hors-lieu du récit en ce qu’il est le réceptacle du récit à venir, du récit à raconter, mais non dépositaire de sa propre histoire, est une figure possible du dépassement par l’écriture précisément parce que l’acteur appelle à être effacé par le personnage. L’acteur n’est qu’une figure transitoire du spectacle, qu’un instrument de la parole du personnage.
Ultime paradoxe : « Je ne pourrai jamais faire un personnage d’acteur, jamais », affirme-t-il, et pourtant, Koltès en a écrit un, à cette date : Leslie, dans Salinger. Manière une fois encore de renier Salinger ? Ce personnage énonce pourtant assez fidèlement, paradoxalement, cette impossibilité de raconter un acteur, dans ces termes mêmes : c’est d’ailleurs, jeu sur le jeu, l’acteur lui-même qui se raconte en racontant le drame de cette impossibilité.
Je ne suis qu’un pauvre comédien, jamais soi-même, toujours entre deux décors, maladroit, incertain, amoureux ; je ne suis rien d’autre qu’une feuille de papier poussée par le vent, que n’importe qui ramasse ; et il jette un coup d’œil en fronçant les sourcils. Pourtant, moi, je n’ai rien contre rien, enfin, je suis sans opinion réelle sur ce qui est préférable à autre chose, sur ce qui est méprisable ; je m’accommoderais de tout, comme de faire une famille, de décorer un home, mais réellement, je ne sais pas par où commencer, comment m’y prendre, enfin, je ne saurais pas comment m’intéresser à tout cela. Qu’on me donne cependant un amour d’homme, enfin : un amour posé quelque part, solide, épais, un amour à toucher, à palper, à saisir, à torturer sous mes doigts ; j’ai des besoins, moi, de toucher, je suis profondément physique et tactile, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je demeure une feuille de papier amoureuse, je suis amoureux, point final — d’un amour global, général, indéterminé, vague, abstrait .
Avec une certaine ironie, Koltès fait du personnage du comédien, un comédien-personnage, qui n’a d’existence que théâtrale. La confusion de la vie et du théâtre est ici exploitée jusqu’à l’absurde mélancolie d’une vie en attente de théâtralité, c’est-à-dire d’événements les plus littéraires, clichés sentimentaux. Dès lors, le personnage est littéralement une page blanche, et se montre tel : c’est lui qui raconte qu’il n’a rien à raconter, le récit est tout entier tissé de ce vide narratif qui le constitue. C’est que Koltès ne peut nourrir son théâtre que d’énergies puisées à la vie, alors quand il dresse sur son théâtre un personnage de théâtre, il est de fait déconnecté de ces énergies. Koltès repoussait un certain type de théâtre (celui de son temps) que les auteurs ne fabriquaient qu’« à partir d’émotions que le théâtre seul leur fournit ; ça s’auto-reproduit à l’intérieur du théâtre ». Cette auto-production est pour Koltès un mouvement inerte, celui-là même qui anime Leslie, qui « stationne » comme les « cons » de La Nuit juste avant les forêts, au pied d’immeubles immobiles dans des rues où ne passent que des taxis (payés pour se rendre aux lieux où on leur dit d’aller), où « tout le monde marche à reculons », vie qui est le contraire de la vie : un théâtre où « les cabines téléphoniques ont les fils arrachés et servent de poubelles », communication impossible, un dedans sans dehors : « Et je suis descendu là où [le chauffeur de taxi] m’a dit : ‘ Vous y êtes, monsieur.’ » — ce lieu désigne le théâtre même, espace vide, qu’arpentent Leslie et l’acteur qui le joue au moment de ce monologue.
Ainsi le monologue est situé, dit la didascalie qui l’introduit, « Dans un New York abstrait, nocturne, déconnecté » — abstraction et déconnection qui disent la relation de ce personnage à ces flux d’existence contraires à ceux qui seuls pour Koltès permettent l’écriture. Il n’y aurait ici qu’une parole en creux, nocturne (mais abstraitement nocturne, c’est-à-dire : invisible), qui ne ferait du récit qu’un récit vide, potentiel, désirable. Pouvant vivre partout, c’est-à-dire n’habitant aucun lieu du monde en propre, un personnage d’acteur ne peut être qu’abstrait, et donc théorique, non incarné, en attente d’un corps qu’il ne trouvera qu’en cessant d’être acteur. Geste théorique de l’écriture ici, le récit de l’acteur ne saurait dire autre chose que cet impossible, cet angle mort du récit et de l’acteur, dérision du récit d’un acteur dérisoire.
Alain Prique — Et la passion de la scène, pour toi ?
B.-M. Koltès — Ah ? Moi j’aime bien. Par exemple, c’est là où j’aime à nouveau le théâtre, c’est quand je vais voir les répétitions. Mais la passion de la scène, je ne la comprends par exemple mieux chez un éclairagiste ; je me sens mieux avec un éclairagiste — comme au cinéma quand je vois un tournage c’est toujours avec eux que je vais, parce que je me sens… — alors ça, c’est une passion de la scène que je vais traduire immédiatement en termes concrets, c’est-à-dire voir des gars comme ça qui passent quatorze heures sur une scène pour l’éclairer, sans débander, alors là je vois un rapport de la passion à l’acte, et ça je le sens très bien. Mais les acteurs, c’est beaucoup plus complexe. Non, non, non… je pense beaucoup plus, je pense vraiment un personnage. Quand je pense à un acteur, c’est toujours un acteur-personnage, c’est-à-dire que je ne l’ai pas connu, que je le défie un peu ; alors ça vient comme pour Quai ouest où il y a des acteurs que j’ai connus : j’ai écrit le rôle pour eux — mais encore, ce n’est pas vraiment pour eux —, et je peux penser à eux sans que ça me gène .
Défier l’acteur-personnage, c’est écrire l’inconnu de l’acteur que l’auteur porte en lui : c’est ne pas s’en tenir au degré zéro de l’histoire, mais essayer d’en trouver une malgré lui — et c’est également ne pas se complaire dans le mythe du personnage comme page blanche sur laquelle écrire à travers l’acteur, parce que celui-ci est toujours traversé de fables, d’histoires qu’il a jouées et qui le constituent, que ce soient des histoires de théâtre, ou des histoires intimes, quand Koltès connaît l’acteur. Écrire pour lui, c’est ainsi traverser l’acteur pour atteindre le personnage au-devant de lui. À la dialectique acteur/personnage, un troisième terme vient s’ajouter pour mieux accomplir l’écriture dramaturgique, c’est celui de rôle. Le rôle, ce serait moins la fonction que la partition en corps, le rouleau d’écriture que le corps délie en lui et au-delà de lui : le rôle, ce serait ce qui permet de rejoindre l’écriture posée en avant. Il permet la libération de la terreur de l’acteur, et il engage un processus de déréalisation du personnage. Le rôle, ce serait enfin le récit possible d’un théâtre puisant dans l’acte l’instant de sa profération toujours en cours. L’histoire de l’acteur est introuvable précisément parce qu’elle est prise dans le flux de l’histoire du personnage et de la pièce qui l’emporte — et ce qui s’écrit en lui n’est pas la variation d’une histoire mais la prise des flux intérieurs qui l’animent et remuent en lui sa profondeur à sa surface : en surface, le masque de l’acteur ; en profondeur, les remous du personnage : et dans les croisements, le rôle qui se constitue à mesure.
Penser l’acteur-personnage, pour Quai Ouest, c’est par exemple écrire pour Maria Casarès, et écrire Maria Casarès, c’est-à-dire une part d’un fantasme, lui inventer un autre corps, celui-là même qu’elle pourrait porter, qu’elle a en fait déjà porté comme malgré elle, car c’est celui qu’elle porte aux yeux de l’écrivain. De là, l’écriture de ce personnage-acteur qu’est Cécile, dont la liste de la dramatis personae indique qu’elle a 60 ans — l’âge de Maria Casarès en 1982, au milieu de la rédaction de la pièce. L’entrée en scène de Cécile est bien celle d’un acteur-personnage, mise en scène justement dans la puissance solaire et obscure de son rôle à jouer dans la pièce
Cécile apparaît, le soleil monte dans le ciel à toute vitesse.
Quand Charles la voit, il ferme les yeux.
Fak et Claire se regardent puis sortent chacun d’un côté.* Au pied du mur blanc inondé de soleil.
Cécile s’est approchée de Charles.— Cécile — Dis-moi, Carlos,[…]
— Charles — J’ai le soleil dans la figure.Elle bouge et lui fait de l’ombre.
— Cécile — Je veux être dans ton plan, au beau milieu de ton plan ,
Le souci de la mettre en lumière, c’est celui qui fera de Maria Casarès-Cécile l’ordonnatrice de l’ombre, puisque c’est elle qui réglera les déplacements des lumières sur les corps des autres. Se lit ici aussi sa volonté obstinée de se mettre en travers de de la lumière, comme de toute chose — comme Casarès, en quelque sorte, s’est placée en travers de Koltès, interceptant peut-être pour lui ce qui allait être l’exigence impérieuse de l’écriture. Mais il ne s’agira pas d’écrire Maria Casarès telle qu’en elle-même — c’est pourquoi, l’auteur inventera pour elle d’autres origines, celles mythiques d’une terre d’Amérique Centrale, Lomas Altas, les hauts-plateaux. Attribuer ces origines — un en-deçà de toute origine dans les légendes mayas au fond desquelles elle s’abîmera — à l’actrice espagnole, c’est jouer avec son corps spectral, celui, fantastique d’une origine absolue : figurant l’origine mythique du désir de théâtre de Koltès, elle ne pouvait s’incarner dans le jeu que dans une parole inouïe, absolument étrangère et mythique. De là ce choix de la faire parler en quechua, la langue propre à dire et faire parler le corps de cet acteur-personnage : étrangère à Koltès et à Casarès, langue originaire du personnage, dont le regard fait coucher le soleil — dernière diffusion de sa lumière.
— Rodolfe — C’est l’Indienne qui se réveille. (Il sourit. )
— Claire — Qu’est-ce qu’elle dit ? qu’est-ce qu’elle dit, papa ?
— Cécile — Cheqnisqa kachun Ilapallan tuta, chay warmikunapa tutan, waytarukuspa, pantasqa supaywan wachuchikuna tuta, paykuna waytakurukuspa, satirachikuspa isqon killamanta anchata qaparinqaku qanra qocha patanpi ; cheqnisqa kachun warmipa qaparitynin, chawpi tutapi warmi wawata wachakuspa ; chay warmi wawakunapas, wanaspa, waytarikunqaku, wachuchikunqaku, qaparinqaku. Cheqnisqa kachun Ilapa warmikunapa rakan, cheqnisqa kachun Runa Kamaq, cheqnispa warmita rurarqa, pantasqa, yarqasqa runapa pisqonwan satichikunanpaq.
— Rodolfe — L’Indienne s’endort. (Cécile regarde le soleil, le soleil dégringole .)
D’autres rôles s’écriront ainsi à partir de la fable rêvée sur le corps d’autres acteurs, dans cette conjonction de projection, de fantasme, et de réalité : la loi du désir portera sur Jacqueline Maillan, Michel Piccoli, Isaach de Bankolé, et se destinait déjà à d’autres figures, Roland Bertin, Brigitte Bardot… Le récit qui s’écrit en eux permet celui qui s’écrit à travers eux : c’est toujours un mouvement qui part d’un terrain d’entente — intime, secret, partage entre l’auteur et son acteur, dans l’amitié qui outrepasse le théâtre —, pour tendre vers un champ inconnu, d’invention, de territoires qui n’appartiennent ni à l’auteur ni à l’acteur, mais à leur relation, c’est-à-dire au récit que l’écriture compose pour elle. Chacun des rôles et de la pièce qui les enveloppe est façonné par cette relation que Koltès pouvait avoir avec ces acteurs, et sont constitués de ce rapport entre une écriture et son ombre portée sur la paroi du corps de l’acteur. Enfin, il y aurait davantage à dire concernant le degré ultime du corps inatteignable et irraccontable de l’acteur absolu : le corps noir de l’acteur qui ne joue pas, qui ne joue plus — car, « on ne joue pas la race, pas plus que le sexe » affirmait Koltès. Surface opaque capable d’arracher le masque du jeu et de l’adresser en retour au spectacle, négatif d’une surface phosphoreuse irréductible, le corps de l’acteur Noir est un autre, un ultime dépassement du paradoxe de l’acteur — parce qu’il touche à l’éthique même du théâtre conçu dans un rapport au monde qui engage tous les autres relations (érotiques, dramaturgiques, phénoménologiques) : le rapport politique. Il faudra y revenir.
Mais ces relations ne sont qu’une part de l’agencement de ce désir. Il est des corps d’acteurs qui organisent différemment la relation : par exemple, le corps purement fantasmé d’un acteur rêvé.
Il m’arrive souvent d’écrire en pensant à des comédiens — dans ce cas, mes choix sont la plupart dud’u temps irréalistes, j’écris pour de Niro ou Brando !
Quand il écrit Fak, c’est par exemple (et entre autres) à Bruce Lee qu’il pensera — quand il écrira Tony, à John Travolta . Parmi les autres acteurs fétiches : Robert de Niro, John Lurie… Les plus grands à ses yeux, les plus inaccessibles, sont les seuls capables de faire écrire dans cette distance du corps, entièrement chargé de cette articulation entre impossibilité et exigence intérieure. Le locuteur de La Nuit juste avant les forêts reformule à sa manière une réponse au monologue du miroir interprété par Robert de Niro dans Taxi Driver : « Are you talkin’ to me ? » ; et l’ensemble du scénario de Nickel Stuff, réécriture du cinéma, est une suite de La Fièvre du samedi Soir. La mort n’arrête pas le désir — James Dean a pu aussi cristalliser la projection. « Ils sont tous morts, pleurait E. E., dans Nickel Stuff, Bruce Lee est mort ; Bob Marley est mort. Qu’est-ce qu’on fout là ? » Tâche de l’écrivain d’écrire le corps glorieux de l’acteur, peut-être : son corps imaginaire qui s’est déposé dans la conscience de l’auteur, que le théâtre a charge de faire revenir, comme un retour dans un récit qui racontera aussi ces revenants, qu’on pense aux dépôts de James Dean dans Roberto Zucco, sa fureur de vivre ; à la rémanence des fantômes de Bob Marley et son art dans la musique d’Ali ; à la présence en creux de Bruce Lee dans les combats de force et d’élégance de Dans les Solitudes des champs de coton.
Il est enfin un troisième corps : ni symbolique dans la relation avec l’acteur, ni imaginaire dans le rêve d’un acteur idéal, mais réel — c’est le corps d’un devenir personnage que la vie aurait fait naître, et que l’écriture raconterait en retour. Combien de corps ainsi rencontrés dans la vie, des européens du chantier Dumez aux silhouettes marginales des quais de New York ; du punk, blondinet méchant, au bluesman imperturbable ; des figures de son enfance au visage de Succo. À chaque fois, la réappropriation de ces corps dans le champ de force de l’écriture les transforme en rôles, c’est-à-dire en personnages, et de fait, dans le cercle narratif qui se constitue peu à peu, en destins. Ce troisième temps, on l’a placé largement sous l’angle de l’incitation d’écriture au début de ce travail — il a toute sa place ici parce qu’il engage un travail sur la nature corporelle du travail d’écriture. C’est en somme un peu un mouvement inverse au premier corps : prendre possession des énergies de la vie pour en faire des puissances agissantes de théâtre — et la boucle est bouclée, elle peut permettre aussi de conjurer la terreur de l’acteur en utilisant les forces de la vie pour le créer.
Si la part érotique (le désir de l’autre), politique (figures souvent élues de corps mineur, « étranger tout-à-fait »), métaphysique (l’au-delà de soi) du corps de l’autre est aussi essentielle dans ces processus de composition — on le verra, quand il s’agira de réfléchir à la question éthique de ces rapports —, c’est bien parce qu’il permet à Koltès de raconter ce qu’il n’est pas (un Noir, par exemple), ce que le corps n’est pas, ce qui ne saurait avoir lieu en dehors du lieu du récit. Or, le corps de l’acteur est la cristallisation la plus singulière, la plus radicale aussi, la plus simple et immédiate, de ce dehors de soi que le récit va chercher à raconter, c’est-à-dire à la fois à interroger et à investir. C’est dans le récit que s’établissent donc et se déploient ces rapports, récit qui porte le parcours de ces approches, parce que c’est toujours dans une narration que Koltès place la tension de ses écritures du corps, dans une durée qui viendra peu à peu en quelque sorte incarner l’incarnation, ou décrire tout ce qui l’en sépare — corps blanc contre corps noir ; corps d’écrivain contre corps d’acteur ; corps d’amant qui deale et s’échange ce qui ne peut se dire sans abolir, avec le secret, le terme de l’échange des « rôles ». L’écriture koltésienne du corps raconte un trajet : il faudrait être ailleurs.
Chapitre VI.
Le territoire du lieu
Raconter des espaces : le plateau, les seuils, l’ailleurs
Territoire ultime du récit : le lieu. Ces deux termes recouvrent deux sens différents : si par territoire, on a pu désigner la notion abstraite de déploiement d’un espace conceptuel, une étendue capable d’accueillir en son sein l’autre déploiement temporel qu’est le récit, le lieu est lui la concrétude qu’on dira physique, matérielle, mesurable. C’est pourquoi il est le territoire ultime, parce que si on a approché la poétique koltésienne en termes de territoires, c’est bien parce qu’elle tend à une spatialisation tous azimuts de ses objets et de ses sujets, et que le lieu peut en ce sens figurer comme sa synthèse et sa plus immédiate formulation, la plus « simple » aussi, la plus efficace : soit l’idéal de cette poétique. C’est sur la question du lieu que Koltès est revenu le plus souvent dans ses entretiens, et c’est la spécifité de son approche du lieu qui a pu, dès les premières représentations des spectacles mise en scène par Patrice Chéreau, rendre remarquable son écriture dramaturgique aux yeux de ses premiers spectateurs. Plus qu’un trait de sa poétique, le lieu a ainsi très vite représenté comme une matrice de celle-ci, au moins comme un fondement de l’œuvre — au risque des malentendus et de biens des raccourcis.
C’est ce point plus qu’un autre que la critique a très vite remarqué, et sur laquelle elle est revenue à de nombreuses reprises . Il semble bien d’ailleurs que le lieu soit la topique majeure de la lecture de cette œuvre, tant elle a fait naître parmi les textes critiques les plus décisifs pour la formulation et la compréhension de l’écriture koltésienne. Mais en étant devenu rapidement le lieu commun de son approche (avec lequel sans doute Koltès a joué dans les dernières œuvres, s’enorgueillissant ouvertement d’avoir écrit des scènes d’intérieur, — lui qui faisait de la scène de véranda un repoussoir, et même de cuisine !), le lieu demeure un espace d’interrogations à la croisée de multiples tensions qui à la fois œuvrent pour en produire la texture singulière, et la minent aussi, dans des jeux d’oppositions créatrices qui sont aussi le cœur des impossibles de la narration — réduire le lieu à un espace qui ne fait que contenir le récit manque le sens plus complexe qui organise cette question, et la portée de son usage, ses multiples usages.
Qu’il soit indexé sur le réel ou représentation abstraite, qu’il figure une projection d’un espace intérieur, ou qu’il re-présente un endroit du monde, qu’il s’ancre sur une expérience autobiographique, ou qu’il le fabrique dans le désir de le rejoindre, le récit construit un espace et est construit par lui dans un jeu de circulation, de retour et de fuite, de ruptures, dont il s’agira de voir les lignes de force et les puissances qui l’organisent au-delà de — ou à travers — ces oppositions pour structurer le récit d’un lieu. Car c’est sur ce point que s’opèrent les différents renversements de sa dramaturgie, ruptures qui affectent la conception même du récit, entre les pièces strasbourgeoises et les premières œuvres de Nanterre, puis avec Le Retour au désert et Roberto Zucco.
Ces trois moments sont trois manières radicalement différentes pour Koltès d’envisager le lieu, ils dessinent une trajectoire qui informe grandement la relation que l’auteur entretenait avec la représentation théâtrale (ses conditions de représentations). Comprendre ces enjeux du lieu — qui n’est ainsi pas seulement, comme on le réduit souvent, un point de départ théorique, une condition concrète d’énonciation —, c’est situer où le récit, non seulement s’enclenche, mais se déploie, et hors duquel il tend ; c’est chercher à voir que l’espace du récit est celui d’un rapport jamais résolu entre l’écriture et le plateau (ou le mot et l’image), le dedans et le dehors, le réel et le symbolique, le soi et l’autre, l’ici et l’ailleurs. C’est enfin tenter de mesurer comment l’histoire que raconte le récit pourrait être celle d’un endroit du monde que l’écriture rendrait, dans ses fins ou ses dehors, possible.
1. Le plateau : enjeux de la matérialité
Le lieu inaugural du théâtre de Koltès est un trou, qu’un Boucheur vient de préparer. La représentation d’une terre creusée, qui va recevoir la tombe du Père, ouvre Les Amertumes dans un cérémonial qui dit déjà beaucoup de la conception première du lieu théâtral. C’est une même image qui ouvrait déjà le théâtre de Claudel, avec l’enterrement du corps de la femme par Simon Agnel, dans Tête d’Or — dans les deux cas, il s’agit dans la mise en lumière d’une mise en terre (d’autant plus forte dans Les Amertumes, que l’espace de la scène est fracturé à Cour et à Jardin par des flashs alternés sur les deux parties du plateau, qui figurent deux lieux distincts) de souligner, dans l’horizontalité de la surface, sa verticalité qui pèse, ancre, empêche, fixe. « Le cinéma et le roman voyagent, le théâtre pèse de tout notre poids sur le sol » dira Koltès bien plus tard. D’emblée, ce poids sur « le sol », dont le mot plus qu’un autre dit la concrétude, est désignée tel : enfoncement, lourdeur d’un poids qu’on enfouit, comme pour ancrer le théâtre dans cette immobilité de corps mort.
C’est l’inscription d’un ici qui s’affirme et ne se démentira que dans les derniers textes (et encore, on verra la violence que cela infligera à tous points de vue à la représentation) — le théâtre est un sol de même nature qu’un cimetière, et le rôle premier du dramaturge sur le lieu est celui d’un « Boucheur au travail », dont l’image première est fondatrice, socle définitif. Le lieu n’est pourtant pas celui d’une réalité référentielle, et tout un processus de déréalisation vise à le neutraliser : jamais Koltès ici ne cherche à représenter un cimetière. Au contraire, par le jeu des lumières, de la fracture du plateau, de la simultanéité des actions, puis, ensuite, de l’enchaînement des tableaux, la concrétude du lieu n’est pas celle d’un quelconque réel auquel le plateau fait référence, ou qu’il représenterait, mais du théâtre lui-même, sans cesse présenté tel qu’en lui-même, désigné de l’intérieur comme espace unique du drame, dans la matérialité duquel tout, dans le temps du spectacle, existe. Comme le note Cyril Desclés :
Le plateau est envisagé dans sa matérialité même, sans renvoyer à un univers référentiel. […] Le lieu n’a donc d’autre référent que lui-même. On comprend alors que cette « première manière » de l’auteur soit indissociable de la performance qu’elle envisage dès l’écriture et il se pourrait que le texte de ces trois premières pièces n’ait été composé qu’à « usage interne » de sa compagnie, le Théâtre du Quai .
L’indication scénique première des Amertumes désigne en effet, après l’exposé du projet, mais avant la présentation des personnages, sous le titre Le Lieu, l’espace du drame, qui ne peut être que celui du plateau — et qui tient lieu d’espace de l’action, hors de tout ancrage. Quand il s’agit de présenter le lieu, Koltès décrit donc la scénographie : les praticables et leurs répartition dans l’espace de la scène du Temple Saint-Nicolas.
L’espace et le lieu se confondent donc , si on entend espace comme la matérialité du plateau de théâtre, et le lieu comme la figuration concrète d’une représentation indexée sur un endroit réel (par exemple, un cimetière) — nul autre cimetière que l’image théâtrale d’un cimetière, dont le symbolisme tend à l’annulation de sa réalité, pour ne plus désigner que le théâtre lieu de l’espace, articulant plusieurs lieux successivement certes, voire simultanément sur un espace unique, mais jamais lieu référentiel.
Ce qui fabrique l’espace du drame, c’est la lumière plus que la représentation du lieu — lumière qui vient faire surgir des fragments de lieu, les interrompre dans des flashs, les prolonger. Le lieu a surtout, dans ce travail sur le transitoire et l’effacement, une nature temporelle, et on a vu combien ce temps obéit à la loi de la présence. Entièrement théâtral donc, le lieu finalement n’intéresse pas un dramaturge plus soucieux de travailler le récit sur le plan de l’immanence, celui de l’instant comme du corps, celui du surgissement plus que celui de la fabrication d’un espace capable de sous-tendre une fable qui n’a besoin que d’un support, une surface de profération, plus que d’un espace indexé sur un espace réel. De là cette faveur pour la partition nette de lieux scéniques séparés au sein de l’espace uniforme du plateau : dispositif (dés)articulant trois lieux dans Les Amertumes ; espace dialectique de La Marche entre hauteur des praticables et surface ; plateau érigé de plusieurs praticables aux hauteurs diverses pour Procès ivre. À l’occasion de la tournée en Bretagne de Procès Ivre, le metteur en scène n’hésite pas à prendre le parti de l’espace qu’il occupe, en adaptant la scénographie aux endroits où la pièce est jouée. Ainsi, un soir, c’est à l’abbaye de Boquem que la pièce est jouée, et Koltès demande à Jean-Louis Bertsch (qui joue Porphyre, l’accusateur) de prendre place en chaire . L’espace théâtral est conçu dans une verticalité (qu’elle soit celle de la hauteur, dans La Marche ou Procès ivre, ou de la profondeur, dans le début des Amertumes) pour mieux souligner que son paradigme d’élaboration impose un régime de hauteur qui structure moins un espace-paysage qu’une représentation intérieure à laquelle son artificialité ne cesse finalement de renvoyer. Récits morts est la pièce qui va le plus loin dans l’expérimentation de cette verticalité spatiale qui finit par annuler la construction d’un espace horizontal du dehors, au profit d’un agencement de la profondeur, topique d’un espace du dedans :
Deux éléments déterminent le rêve autant que le texte et la nature des personnages : la lumière d’une part (sa forme et son intensité), d’autre part la hauteur ou la profondeur qu’occupent les visions dans le cerveau endormi .
C’est en ce sens qu’Anne-Françoise Benhamou a pu parler de « théâtre mental », Koltès « posant la scène comme le lieu de l’inconscient et des fantasmes ». Espace intérieur, au sens où il est le produit d’une projection, la scène est en effet l’enjeu d’une confrontation entre une subjectivité et un dehors souvent hostile : ce que l’on voit, dans Les Amertumes, est la représentation fantasmatique des visions d’un enfant en prises avec les violences qui l’entourent ; ce que l’on perçoit de La Marche est la nature conflictuelle et allégorique de la relation, de toute relation ; ce que l’on devine de l’espace Procès Ivre est le morcellement spatial de bribes de fictions. Si cette fabrication paradoxale d’un espace du dedans trouve son point d’accomplissement dans Récits morts, c’est aussi en partie en raison du certain échec rencontré avec L’Héritage (son manque d’écho) qui, pour la première fois, ancrait la fable depuis un lieu : mais un lieu intérieur ici encore, la maison familiale. Cependant ce lieu ne cessait d’être miné de l’intérieur par le désir de fuite de Pahiquial, et la pièce finissait par faire de la tension, entre la maison et la ville au loin que désire rejoindre le personnage, le véritable espace de la pièce — mais c’est un espace du fantasme et de l’ailleurs qui structurait en négatif le refus de l’ici dans lequel la fable se développait. Dans Récits morts, l’espace ne cesse d’être dit pour mieux replier la narration sur sa performance, et le lieu sur son système d’énonciation. La matérialité du plateau était celle de l’esprit d’où émanait les visions : espace intérieur et projeté, espace hermétique et clos comme une boîte (crânienne), creux comme une caverne que représenteront spectaculairement les grottes et les souterrains des chateaux des Vosges dans La Nuit perdue.
Dantale : Personne n’a entendu, cela est sûr, sinon il y aurait déjà du monde, plein, ici. J’ai fait construire ce lieu, creusé dans le rocher, et les interstices bouchés par de la lave, et les portes sont tout à fait hermétiques. Point de fenêtres, celles que vos voyez sont dessinées dans le mur, mais rien n’atteint l’épaisseur des parois. Le tout immergé dès que la marée monte, et il est alors impossible de sortir ou d’entrer ; et lorsque c’est à découvert, cela se présente comme une avancée rocheuse dans l’eau, que personne ne soupçonne.
De là tels passages qu’on peut lire comme métalinguistiques, décrivant au moins autant la nature de la parole que les pensées d’un personnage : le rêve prend très vite l’allure d’une métaphore, ou d’une allégorie de l’écriture telle que Koltès la conçoit, dans un théâtre construit par la parole (« j’ai fait construire ce lieu »), fermé sur le dehors (« les portes sont tout à fait hermétiques »), et occupé seulement par la parole qui l’énonce et la fait exister en même temps qu’elle le sature (« le tout immergé dès que la marée monte ») et ,en faisant circuler les mots, l’engloutit et le recouvre.
Ces pièces exposent des dedans sans dehors, dont le dehors est tout à la fois inacessible et mortel. L’autre radicalisation après Récits morts produit une évacuation complète de l’espace : des Voix sourdes n’ont qu’un espace, celui du corps désincarné (la pièce est écrite pour la radio) de figures qui ne sont que des voix. Exemplaire est le fait que la pièce s’achève sur l’évocation d’un incendie qui ravage tout. Faire table rase de l’espace comme représentation d’un dehors, au profit de lieux intérieurs que la conscience dévorante déforme et invente, formule à mesure de ses désirs et de ses terreurs, telle a été la première entreprise de Koltès.
Puis, le renversement s’opère — et Koltès va renoncer à cette auto-référentialité de l’espace théâtral en lieu diégétique, pour une fabrication plus mimétique de la référence spatiale : le lieu va se séparer de l’espace pour s’écrire différemment, non plus ancré sur l’immédiateté de la représentation, mais désormais indexé sur le réel. Qu’est-ce qui a conduit ce mouvement ? À travers l’hésitation générique qui préside ces années, entre la rédaction du scénario/roman de La Fuite à cheval très loin dans la ville, du monologue/récit de La Nuit juste avant les forêts, de l’adaptation/dramatisation de Salinger, Koltès finit par changer totalement de paradigme d’énonciation spatiale avec la pièce Combat de nègre et de chiens, paradigme référentiel qui sera celui de la plupart des pièces qui suivront.
Cyril Desclés explique cette révolution par la maturation des leçons que lui prodiguait Hubert Gignoux sur la rigueur de la composition ; Anne-Françoise Benhamou la situe davantage dans la découverte de la « beauté ravageuse et indiscutable » qu’avait pu être à ses yeux la mise en scène de La Dispute de Patrice Chéreau en 1973. Pourrait en effet s’expliquer l’élaboration d’une dramaturgie pour Chéreau (et même plus spécifiquement pour Peduzzi), avant même la rencontre des deux hommes — pourrait s’expliquer aussi la reconnaissance en retour de Chéreau d’une dramaturgie qu’il a su reconnaître proche de la sienne, puisque Koltès avait su lire suffisamment en elle pour la rejoindre. D’une part une conception de la langue qui change d’axe ; d’autre part un ajustement aux scénographies que l’auteur être les plus à même de supporter cette langue neuve : on formulera l’hypothèse d’un basculement sur le plan du récit lui-même. C’est dans l’écriture même, non seulement dramatique ou scénographique, mais aussi sur son appui premier, une bascule dont le pivot réside dans la structuration désormais narrative. Après les impasses de la poétique première s’impose la nécessité de la refonder sur d’autres bases, et pas seulement de l’infléchir. Cette refondation ne pouvait être ni celle d’un temps ponctionné au présent, ni celle d’une langue surgie dans la profération immédiate d’elle-même, ni sur les corps de ses comédiens désormais engagés ailleurs — mais c’est sur une structure de narration, matière sur laquelle adosser durée, langue, et corps, tous élaborés dans le souci de ne pas en faire des fins de l’écriture, mais des moyens capables de rendre autonome la composition en dehors d’un spectacle conçu par et pour lui. Cette révolution copernicienne change la nature de la matérialité : celle-ci n’est plus celle du plateau, mais d’un dehors, qu’on le nomme réel, ou espace référentiel. « Le goût pour les lieux abstraits » l’abandonne, pour une concrétude autre, celle d’un plateau allégorique, qui représente d’autres lieux que lui-même.
De là la composition de lieux qui seront in fine le contenant d’un récit. Il importait de voir combien il s’agit d’un mouvement vers le lieu, et non d’une conception première. Dès lors, la construction des lieux ne sera pas un amont de la rédaction, comme on l’évoque souvent, mais part intégrante de l’écriture au sens où en lui se situe déjà le récit, et même se situe pleinement le récit que va raconter ensuite le propre récit de la pièce. « Le lieu est très important. Je ne peux écrire une pièce, m’enfoncer dans les personnages, que si j’ai trouvé le contenant. Un lieu qui, à lui seul, raconte à peu près tout. » disait Koltès dans l’entretien radiophonique à Lucien Attoun, en 1988. Le lieu des pièces de Koltès raconte de lui-même, c’est-à-dire qu’il n’est pas seulement le réceptacle d’histoires à venir, ou propice à des situations, mais qu’il est récit en tant que tel. C’est pourquoi son choix est décisif, et il n’est jamais n’importe quel lieu. Au contraire, les lieux privilégiés du récit sont toujours ceux qui sont pétris de narration : c’est ce critère qui décide de leur élection.
On comprend dès lors pourquoi une relation va se créer entre lieux réels et espaces écrits, entre lieux vécus et espaces représentés. La part autobiographique de tels lieux est donc primordiale pour comprendre que le récit ne peut avoir lieu que si au préalable l’histoire (intime) les a éprouvés dans le flux d’une histoire. Seront d’autant plus des nœuds d’intensité narratifs ces lieux qui auront accomplis dans l’histoire personnelle des histoires qui les auront révélés à la conscience de l’auteur. Il faut ici redéfinir la distinction entre lieux et espaces : le lieu sera cette fois l’endroit réel, vécu, parcelle du monde rencontrée. L’espace sera son écriture, sa réécriture, comme une transposition à l’échelle du théâtre, ou de la page.
« J’y ai passé beaucoup de temps [Koltès parle de « ce fameux hangar qui faisait face au New Jersey, sur le West Pier, le long de l’Hudson River et qui aujourd’hui n’existe plus »] pendant les quatre mois où j’étais à New York ; et j’en suis revenu non pas avec une histoire, mais avec un plan d’architecture pour une pièce ; j’ai un peu conçu Quai Ouest comme on pourrait bâtir un hangar, c’est-à-dire en bâtissant d’abord une structure, qui va des fondations jusqu’au toit, avant même de savoir ce qu’on va exactement y entreposer ; un espace le plus large et le plus mobile possible, à la fois ouvert aux courants d’air et aux lumières et étanche si on le veut : une forme suffisamment solide pour pouvoir contenir d’autres formes en elle. (...) Peu d’endroits vous donnent comme ce hangar disparu le sentiment de pouvoir abriter n’importe quoi — je veux dire par là : n’importe quel événement impensable ailleurs. »
Koltès a donc eu l’idée de réécrire ce hangar comme un hangar, sous la forme d’un hangar, un texte-hangar (aux déterminations larges, et ouvertes aux possibles). Ce faisant, il n’écrivait plus ce hangar précisément, mais avec une langue devenue le matériau de ce bâtiment, le monde comme hangar. Ce qu’il retrouve, c’est le sentiment d’habiter un lieu suffisamment concret pour être éprouvé avec violence et beauté et assez large pour recueillir, en ce lieu qui n’en est pas un vraiment (un non-lieu), les rencontres qui en dehors de là n’auraient pas lieu. Ce hangar, c’est aussi bien sûr l’image du plateau de théâtre, ce lieu qu’on quitte souvent pour un ailleurs improbable — matière et idée, lieu et espace, concrétude et abstraction.
Dans le renversement de la nature de cette matérialité, mais dans le maintien de sa condition, on peut souligner ainsi la nature paradoxale de ce qu’on pourrait appeler le croisement entre lieux narratifs et espaces de la narration. Il faut en effet que les lieux réels aient une « détermination » au récit mais une « indétermination » de fable, pour qu’elle puisse, dans ce jeu, raconter, mais aussi être racontés par l’auteur, qui peuplera ces lieux d’un espace fabulaire qui n’appartient pas à l’existence vécue. En somme, les lieux privilégiés, dont on essaiera d’esquisser une typologie narrative et narratrice, dans le double sens qu’on envisage ici de récit intérieur (produit par lui-même) et de récits apportés de l’extérieur (par le personnage) sont du récit en continu : en amont et en aval d’eux, ils sont parcourus d’histoires possibles, que ne racontent pas la pièce. Celle-ci se branche sur une histoire en son milieu. Le hangar de Quai Ouest par exemple peut très bien être le cadre d’autres rencontres, d’autres échanges, et la lumière du jour et de la nuit tombera sur d’autres gestes, elle sera toujours capable de fabriquer des rencontres telles que celles qui sont racontées dans le texte qui se nomme Quai Ouest. Il y a de même une autonomie du chantier néo-colonial d’Afrique : les personnages font d’ailleurs allusions à d’autres récits, qu’on dira diégétiques, par rapport au récit mimétique, celui qui appartient à la représentation. C’est ce lieu qui produit des histoires, comme par exemple, mais un exemple qui pourrait être parmi d’autres, celui que raconte la pièce.
C’est pourquoi demeure la notion première, éprouvée à Strasbourg, de la matérialité, même si elle se déplace : c’est la plasticité d’un lieu que Koltès recherche dès lors (et qu’il provoque dans ses voyages, en Afrique ou à New York) en même temps que sa puissance fabuleuse.
Je vois aussi de si belles choses, si invraisemblables de beauté, que j’espère avoir un jour assez de talent pour m’en approprier une parcelle ; si j’y arrivais, je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération. Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience .
Les lieux que cherche l’auteur sont des parcelles de lieux, en tant que ceux-ci sont un ensemble sur laquelle l’écriture vient ponctionner une part, de même que l’auteur vient arracher ces lieux pour venir y greffer une histoire qu’il composera sur elle. Terrain vague d’un chantier (Combat de nègre et de chien), table de café (La Nuit juste avant les forêts), hangar (Quai Ouest), rue (Dans la solitude des champs de coton), cour intérieur d’une maison (Tabataba) sont des lieux qui seraient à la fois banals et singuliers : objectivement communs (reconnaissables en tant que tel), mais susceptibles, dans leur plasticité, d’un usage aux possibilités infinies. Ce double mouvement, d’arrachement (d’un lieu commun) et de greffe (d’une histoire singulière), est prise de possession d’un lieu et reformulation — c’est parce qu’il est commun et ouvert à toutes histoires que le lieu permet d’en raconter des plus fortes, qu’il porte en fait en lui : c’est pourquoi ces histoires ne sont pas seulement des événements, des actions, mais n’importe quels faits qui le traversent, et de fait le constituent en tant que lieu, dépôt du monde en ce qu’il accueille en son sein, de la lumière aux corps et jusqu’aux moindres bruits, tout ce qui pourrait en faire un champ de force capable de raconter, comme la lumière se dépose sur les corps et le bruit qui se fait en même temps comme s’il en était produit. Le lieu est cette force d’agencement des éléments qui produit ensemble un système organique, interdépendant, simultané, puisant à tout ce qui est capable de rendre ce lieu perceptible, pour s’élaborer sans cesse, c’est-à-dire se raconter indéfiniment.
Imaginez qu’un matin, dans ce hangar, vous assistiez à deux événements simultanés ; d’une part le jour qui se lève, d’une manière si étrange, si antinaturelle, se glissant dans chaque trou de la tôle, laissant des parties dans l’ombre et modifiant cette ombre, bref, comme un rapport amoureux entre la lumière et un objet qui résiste, et vous dites : je veux raconter cela. Et puis en même temps, vous écoutez le dialogue entre un homme d’âge mûr, inquiet nerveux, venu là pour chercher de la came ou autre chose, avec un grand type qui s’amuse à le terroriser et qui, peut-être, finira par le frapper pour de bon, et vous dites : c’est cette rencontre-là que je veux raconter. Et puis très vite, vous comprenez que les deux événements sont indissociables, qu’ils sont un seul événement selon deux points de vue, alors vient le moment où il faut choisir entre les deux, ou plus exactement : quelle est l’histoire qu’on va mettre sur le devant du plateau et quelle autre deviendra le décor. Et ce n’est pas obligatoirement l’aube qui deviendra le décor .
Raconter un lieu, c’est se brancher aux récits qu’il raconte lui-même déjà, qui le racontent aussi, c’est se situer à l’endroit où les récits que racontent la lumière, les corps, et les bruits se rencontrent, rendent indiscernables ce qui est la cause ou la conséquence de faits qui s’interpénètrent. Quai Ouest raconte moins l’histoire de Koch, ou de Charles, ou de Cécile, ou d’Abad, ou de Fak, ou de Rodolfe, que ces jeux de lumières et de bruits, et des corps qui s’y rencontrent. De même, le cri des gardes dans la nuit que raconte Combat de nègre et de chiens est ce que raconte aussi la pièce, et ce qui a été à l’origine de la pièce, cris qui finalement ont lentement sculpté dans les gestes des personnages pour en régler une part de leur ordonnancement dans la terreur qu’ils inspirent pour les Blancs, le courage qu’ils suscitent aussi chez Alboury.
Ces lieux « privilégiés » sont donc toujours en puissance théâtraux au sens où ils doivent être capable de révéler au théâtre leur énergie fabulatrice. Dans ce va-et-vient entre lieux théâtraux référentiels et théâtre de lieux fabuleux, traversé d’une esthétique particulière qui donne donc à l’histoire le rôle central, Koltès perçoit ainsi dans certains lieux une théâtralité forte, et c’est en fonction de cette charge théâtrale qu’il les choisit : celle de la rencontre, on le verra, de l’affrontement.
Notons pour l’heure cette puissance d’évocation autonome du lieu, et sa capacité à produire des récits. Quand l’auteur lui fait raconter des histoires, il ne fait en somme qu’exploiter ce qui était déjà à l’œuvre dans le lieu, et qui apparaît en fait en partie comme l’œuvre du lieu. Du lieu ? En effet, c’est toujours d’un seul lieu unique qu’il s’agit, que l’espace théâtral reçoit et reformule dans son bloc d’immensité vague et englobante. Le lieu est d’abord seul, parce qu’il est une force déterminante de l’action. Là où Koltès retrouve les unités du théâtre classique, c’est dans ce rapport à l’articulation et à la production interne de l’action par le lieu, parce que l’action est le lieu ainsi produit : ces lois classiques « n’ont rien d’arbitraire », précisément parce quƒquil ’elles sont forgées dans l’exigence de cohérence organique qui fait de la pièce un même ensemble arraché à un temps, un lieu, et une action, pour être attaché à un autre temps, un autre lieu, une autre action. Par exemple, pour Dans la Solitude des champs de coton : contre (et après) un temps légal propice aux commerces les plus normés, normaux, c’est un espace interlope qui s’ouvre, au lieu même des échanges légaux, et qui produit un autre type d’échange. Comme le jour se change en nuit, il change la rue en espace de deal. Là encore, Dans la Solitude des champs de coton est l’œuvre somme, réduction chimique de la formule qui vient l’épuiser : la pièce est l’essai formel où l’espace théâtral se confond avec le lieu, celui-ci d’une matérialité référentielle telle qu’il devient pure abstraction — une rue. Précisément, ni illusion comique qui fait de l’espace un lieu, ni jeu sur le code du lieu qui ferait semblant d’être un espace, la pièce, en soulignant d’emblée qu’elle se déroule (s’énonce) « à cette heure et en ce lieu », travaille une présence problématique.
L’insistance du déictique fabrique un actualisateur toujours branché à une situation d’énonciation qui est doublement ancrée sur la mimèsis de l’acte théâtral, et sur la diégèse de son récit : de part et d’autre du lieu et du récit, la pièce se passe, cherchant moins la confusion des territoires que leur passage, et ce qui se monnaie dans le deal pourrait bien être, on le verra, le change de ce passage.
Comment ensuite aller plus loin ? En cessant de poursuivre dans cette direction. C’est la seconde bifurcation — tout aussi décisive que la première. Et toujours pourtant la matérialité sera au cœur de ce changement de paradigme. Est-ce la volonté de rompre avec Chéreau, et d’écrire pour une autre dramaturgie (celle de Grüber, ou de Stein), selon l’hypothèse de Anne-Françoise Benhamou ; ou est-ce provoqué par le travail au plus près du texte de Shakespeare, selon celle de Sophie Lucet, comme on l’a évoqué dans notre Première Partie — ou est-ce encore une fois suscité par un désir de remise à niveau des données de l’écriture une fois achevé un état de la question, et celle-ci intérieurement réglée, le besoin de disposer différemment des énergies, désormais nourries de l’écriture cinéma ? Koltès rompt avec le lieu unique, et décide de faire voyager le théâtre, pourtant l’apanage selon lui du roman. Le Retour au désert — tissé de compromis avec la deuxième dramaturgie du lieu — et plus encore Roberto Zucco — libéré assez largement de tout ce qui l’avait fondée —, travaille sur l’espace unique du plateau des lieux divers. Lieux d’intérieur pour Le Retour au désert, encore dépendant d’un lieu englobant massif qui est la maison Serpenoise ; lieux éclatés de Roberto Zucco, sans lien entre eux, variant intérieurs et extérieurs, étroitesse d’une cuisine et vastitude d’un quai de métro, profondeur de celui-ci et hauteur des toits d’une prison, largeur de celle-ci bornée par le ciel et enfermement d’un square cerné par la police : le récit est celui de leur traversée. À chaque scène correspond son lieu, et son action, son enjeu, qui est souvent celui de le rejoindre pour le traverser, rejoindre l’autre lieu, l’autre scène, l’après, et l’autre action avec laquelle en finir encore.
Difficile de tirer des conclusions d’envergure sur cette dernière dramaturgie du lieu éclaté — plutôt que fragmenté, parce qu’il demeure dans les limites d’un récit qui donne sens à chacun de ses lieux et les oriente, contrairement aux fragmentations que travaillait le Théâtre du Quai : il y a moins ici retour que dépassement. Disons seulement que la matérialité est celle d’une fable qui s’ancre davantage dans un prosaïsme du lieu : les lieux sont d’une banalité qui pourrait paraître confondante si leur usage ne les rendait en fait étrangers à eux-mêmes. Car c’est finalement cet usage qui devient majeur. Le lieu ne raconte plus en tant que tel : c’est le récit qui va le faire parler, en dehors de ce qu’il est censé dire. Dès lors, la question se pose — et en retour, envisage chaque lieu qu’on a voulu départager pour mieux ensuite les approcher ensemble : quels usages des lieux ? Quelles forces d’organisation ?
2. Les seuils — franchissement, de la plasticité des lieux
Dynamique interne
Le lieu n’existe pas en effet sans ce qui le peuple et l’anime. Pour Koltès, si l’immobilité essentielle de l’espace du plateau demeure, cela n’empêche pas, au contraire, l’agencement de processus qui visent à le déplacer de l’intérieur (l’immobilité première est même la condition de sa mise en mouvement interne et seconde) — et dont le mouvement implique et produit un temps dans le temps du spectacle, un espace au sein de l’espace du plateau, des faits sur l’action du jeu : c’est-à-dire du récit. Une approche poétique de la dramaturgie du récit doit en effet chercher à comprendre les dynamiques qui le travaillent pour mieux situer ces puissances qui le défont pour mieux l’élaborer. Si le récit est un mouvement (de temps et d’actions), il est aussi déplacement, non seulement dans le lieu, mais du lieu lui-même : récit est ce qui précisément fait du lieu une force agissante. Or, cette force, entendue en termes de dynamique, pourrait se définir en termes de franchissement : c’est cela qui à la fois altère et reconfigure le lieu, c’est en lui que se joue la mise en récit du lieu.
Cherchant à qualifier ces espaces, la critique a souvent utilisé la notion de lisière, ou de frontière — mais s’agissant de les situer dans leur dynamisme narratif, on pourrait aussi les envisager comme des seuils. Comme la lisière, le seuil est un espace de délimitation qui fracture un dehors et un dedans, tout en étant le « moment » où le dehors et le dedans tendent à se rejoindre ; comme la frontière, le seuil est la ligne de partage qui vise à moins à établir les identités respectives, qu’à appeler son passage ; mais plus que la lisière et la frontière, le seuil implique un changement de nature du corps qui le franchit et de l’espace ainsi franchi. Le seuil est matrice de récit au sens où on l’entendait déjà pour qualifier le temps : changement de plateau, changement de vitesse, il est le lieu d’un changement qui défigure et reconfigure l’espace et le corps.
Il y a toujours ainsi entre les personnages des espaces qu’il faut parcourir et franchir pour accéder à l’autre, et s’adresser à lui : et tout le plateau ne cesse de dresser de tels espaces, pour mieux désigner le plateau lui-même comme espace de passage, du passage. On y est souvent derrière ou devant quelques chose : « derrière les bougainvilliers », et « l’arbre », puis « devant la porte entr’ouverte » dans Combat de nègre et de chiens, « devant un mur d’obscurité » dans Quai Ouest, ou devant l’entrée d’un club danse (Nickel Stuff) ou d’un hammam (Prologue), dans le hall d’entrée de la maison familiale (Le Retour au désert), au seuil d’une prison ou de la maison de la mère (Roberto Zucco)…
L’entr’ouvert est ce qui définit le lieu, appelant au passage, au franchissement dont le personnage toujours paiera le prix : source d’altération. Ainsi, dans Combat de nègre et de chiens, l’espace est explicitement dessiné comme des murs surmontés de miradors qui délimitent l’espace d’un dedans, celui du chantier européen, rejetant au dehors le vase ensemble de l’Afrique. Le chantier est une île, ou plutôt une presqu’île reliée à l’ensemble par le corps de l’ouvrier mort, que vient chercher Alboury. Celui-ci ne franchit les limites du chantier que pour faire violence à ce territoire, en violer l’intégrité : mais c’est parce que dans un premier temps, les colons ont en premier lieu franchi l’espace africain que ces jeux de circulation se retourne. Au récit premier de la colonisation répond, comme pour le défier et le défigurer, le récit second de la pièce qui vise, en rapatriant le corps du frère, à reprendre possession du territoire — même via un corps trépassé. Le corps de l’ouvrier noir, en franchissant les limites (« sans casque ») est en effet mort d’être passé de ce côté-ci du territoire : le faire passer de l’autre côté est ainsi impossible, et il faudra qu’Alboury obtienne en échange, la mort d’un corps — celui de Cal —, dont le passage rendra quitte la balance du territoire. Quant à Léone, figure de franchissement radical, passant de sa province à l’Afrique, elle fait l’épreuve de ses préjugés : le territoire n’est pas celui intérieur de ses rêves, mais l’altérité radicale, étrangère, inconnaissable, qu’une marque sur le corps ne suffit pas à réduire. Ce n’est pas en ressemblant au Noir qu’elle deviendra noire : mais la blessure qu’elle s’inflige est la marque d’un franchissement vers l’autre, qui matérialise, incarne même, violemment, le seuil. Le franchir y est ainsi épreuve d’une altération, changement d’intensité.
Le « mur d’obscurité » que dresse le début de Quai Ouest n’est pas une cloison infranchissable, au contraire : il est mur dans la mesure où il sépare, mais seuil au sens où il est lieu de passage. Jean-Pierre Sarrazac avait bien relevé l’importance du motif du pas (que souligne l’exergue hugolienne) : mais ce motif n’a de sens qu’en tant qu’il n’est justement pas un motif qui fait image, plutôt l’élément incarné d’un processus — le pas est le geste du passage. Et l’ensemble de la pièce peut se lire comme un récit de passage, où chacun des personnages fera l’épreuve d’un franchissement qui les fera changer de nature. Koch monnaie ce passage au Charon que figure pour lui Charles : il se dépouille de ses biens, au pied de ce mur (invisible, symbolique) dans une reprise dégradée — altérée — du geste antique, pour, passant de l’autre côté, devenir autre ; ici : mort. Mais Koch ne mourra pas immédiatement, il devra franchir deux fois le passage, — comme « le ferry qui fait la liaison deux fois par jour avec le nouveau port » —, et tomber à deux reprises dans l’eau : une première fois, baptême, au commencement, pour naître à ce lieu, et une seconde fois, au terme de la pièce, pour y mourir. Autre passage, autre altération du lieu et de soi, autre mort — petite mort cette fois : c’est Claire, invitée par Fak à « passer là-dedans », dans une allusion claire à l’acte de chair vécu comme un passage, et accompli ensuite par le viol ; Claire perd sa virginité : le dehors désigné par Fak, d’un lieu à traverser, n’était finalement que son propre corps, utilisé littéralement par Fak comme espace de passage de son propre corps, satisfaction de son désir, passage de l’état de désir à celui de corps satisfait, « comme un poids dont il faut qu’il se débarrasse », comme le dira le Dealer. On pourrait évoquer d’autres passages vers la mort, de Cécile via la langue (en deux temps ici encore, en deux langues), ou de Charles, via Abad, mais sans doute le passage d’Abad est-il le plus puissant, celui dont le seuil est justement question d’intensité parce qu’il trace le parcours énigmatique d’un retournement. C’est finalement lui qui devient figure de Charon véritable, plus que Charles, et qui opère le passage des corps : c’est lui qui après l’avoir sauvé, tue Koch en le jetant à l’eau (peut-être en lui tirant dessus), dialectique renversée du passage fatal ; et, suivant les conseils de Rodolfe qui l’incite à tuer deux fois pour dépasser les limites de sa vie, tuera une seconde fois : et abattra Charles.
Dans la Solitude des champs de coton explicitera plus littéralement et plus symboliquement encore ces processus de passage, quand l’enjeu de la pièce, narratif et éthique, est de trouver des lieux de passage : le Client cherchera à passer, et le Dealer intercepte son passage ; ce dernier voudra trouver les lieux du passage de son désir — du désir du premier venu, quand le Client lui, dira qu’il ne désire rien, mais ne fait que passer. « Sur quiconque passe devant moi », dira le Dealer, s’exercera le désir de faire passer le désir : de se décharger de ce désir sur l’autre, comme on fait passer le poids d’un objet d’un corps sur l’autre, passage qui ne peut se faire que plusieurs fois.
Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux, d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela .
Ainsi, le seuil — dont on pourrait généraliser la lecture en ces termes de dynamiques narratives —, défigure, altère, dépossède souvent le corps qui le franchit : il est aussi processus de reconfiguration du lieu lui-même. On a remarqué combien les choix des lieux procédait à une élection par extension : il s’agit pour Koltès de trouver des lieux précis et indéterminés, des lieux « précisément » indéterminés. Indéterminés, ils peuvent tout figurer parce qu’on peut en manipuler la nature : d’où le privilège accordé à des lieux liminaires, seuils de lumière ou d’espace — lieux interlopes, de l’entre-deux, dans la lumière crépusculaire qui fait qu’on perçoit moins bien, et donc qu’on imagine mieux :
On peut sans doute dire que les choses sont toujours plus belles dans la pénombre, précisément parce qu’on ne les voit pas bien, qu’on ne les reconnaît pas vraiment. Ainsi, une plus grande liberté est laissée à l’imagination .
Là où la référentialité arrête le récit sur une image, l’indétermination du lieu par la lumière l’ouvre à des possibles qui construisent du récit au-delà, et même en dépit du récit premier que l’on voit : les lieux liminaires, propices aux rencontres entre chiens et loups, non pas en cachant seulement, mais en montrant ce qu’ils cachent, sont des réserves d’images, qui fabriquent des récits, non pas à l’indicatif, mais comme au subjonctif. C’est cette modalité verbale du récit que le seuil permet. De là, dans la perception troublée du lieu — un hangar, un coin de rue, zones de transit, espaces périphériques —, on ne saurait assigner une fonction propre au lieu. La neutralité de l’espace neutralise ce qu’on y fait : dans un chantier (après la fin des heures de travail), dans un hangar (qui n’est plus utilisé comme un hangar), dans une rue la nuit (qui n’est plus destinée à ses usages diurnes), que faire, si ce n’est inventer le lieu, lui trouver des usages neufs — le raconter. Le peupler, c’est recharger son énergie, l’intensifier après son abandon.
Mais après le point de radicalité extrême qu’atteint Dans la Solitude des champs de coton, qui faisait de la rue l’espace à la fois vide de sens (puisque investi après le temps de sa fonction) et plein de son usage potentiel, accomplissant le programme qu’avait déjà évoqué La Nuit juste avant les forêts, qui appelait à sortir des « zones que les salauds ont tracées nous, sur leurs plans, et dans lesquelles ils nous enferment par un trait au crayon », Le Retour au désert et surtout Roberto Zucco opèrent une manière diffèrente de fabriquer les seuils : il ne s’agit plus de choisir des lieux du seuil, déjà constitués dans le réel comme tels, friches du monde, parcelles abandonnées et donc déjà traversées de récits possibles, mais de prendre possession de lieux prosaïques, d’une grande banalité, et justement surinvestis d’une fonction qui la détermine, en sature le récit. À partir de ce lieu, il s’agira pour Koltès de travailler sur des écarts, de tricher sur l’usage conforme aux lieux, d’en inventer d’autres dans le lieu lui-même. L’espace est principe de transgression, c’est-à-dire, suivant l’étymologie, d’une traversée : passé, le lieu n’est plus ce qu’il était ; défiguré, il change de statut, ne donne plus lieu à ce pourquoi il est traditionnellement fait. C’est l’autre dynamique du seuil : non seulement de faire passer le personnage à un autre état, mais aussi de faire passer le lieu d’un état à un autre. La plasticité n’est pas contenue dans le lieu, mais issue d’une violence faite à celui-ci.
Dans Roberto Zucco, chaque lieu est l’occasion de sa transgression, d’un usage qui lui fait violence : la prison, lieu de l’enfermement, est celui d’une évasion (I et XV) ; la maison familiale, lieu de repos, est le cadre du meurtre de celle qui a donné la vie (II) — la scène monte en intensité dans la gradation notée de l’intrusion : « devant la porte fermée », « Zucco cogne contre la porte », « Zucco défonce la porte » ; la gamine entre chez elle par la fenêtre entrouverte, et fait entrer Zucco par cette même fenêtre, le garçon violant son domicile avant le corps de la jeune fille (III) ; la réception d’un bordel est l’espace de l’épanchement mélancolique de l’inspecteur (IV) ; le métro est mise en scène quand plus aucun métro ne passe : il n’est plus lieu de circulation mais un labyrinthe fermé (VI) ; le bar de nuit n’est pas un refuge, mais un lieu interdit, à travers lequel Zucco est projeté par le Balèze : on n’y tient pas des conversations de comptoirs, mais au milieu des éclats de verre, Zucco y déclame les vers de Hugo ou de Dante. Devant le bar, se trouve une cabine téléphonique : elle ne sert pas à la communication mais au monologue. Et quand « l’aube se lève, Zucco s’endort » : mouvement d’occupation de l’espace inverse à la scansion normée du temps (VIII) ; le jardin public est l’espace d’un jeu avec la mort : une prise d’otage « en plein jour » et en public (X) ; personne ne prend de train sur les quais de la gare, ni Zucco ni la dame qui les regarde passer (XII), ni la sœur qui le soir chante la saleté de la ville et la perte de sa « colombe » (XII).
De ces lieux renversés s’impose l’idée que toute typologie des espaces serait non seulement vaine mais fautive : puisque c’est en termes de dynamique et de reconfiguration qu’ils se tissent. Il n’y a pas d’essence du lieu, il n’y a que des usages (contre l’usage pré-établi du lieu, les zones tracées par les salauds) : « il n’y a pas de règle, il n’y a que des moyens, que des armes ». Le lieu est ce qu’on en fait, et pour Koltès, c’est le plus souvent contre lui qu’il se fait, se défaisant de l’usage normé, normal ; ainsi seulement peut-il se raconter : le hammam de la rue de Tombouctou sera mouroir tout comme le cimetière de La fuite à cheval très loin dans la ville était refuge, et l’hôtel du locuteur de La Nuit juste avant les forêts deviendra un chez soi tout à fait convenable, comme celui Del Lago, foyer d’une humanité perdue, retrouvée là, « lointaine Babel blanche. »
On reviendra sur la fonction déterritorialisante de l’hôtel, et comment celui-ci dit quelque chose du déracinement — mais plus que les zones de transit et les friches urbaines auxquelles on réduit l’espace koltésien, plus même que les gares et autres quais qui en sont devenus le cliché, il est un lieu qui peut situer justement l’espace de ses récits : le pont. Du pont de Salinger à celui de Battersea dans Nickel Stuff, du pont inachevé de Combat de nègre et de chiens au pont de l’autoroute de Quai Ouest qui relie l’autre rive, tant désiré par Charles, et jusqu’au pont de Mama, le pont est l’espace qui désigne le lieu d’une séparation et l’espace de la jonction, celui qui dit la fracture du lieu et l’endroit où elle peut se résorber. C’est aussi l’espace qui nomme le flux du récit. « Je ne peux aimer que là, dit Mama, ailleurs je suis comme morte ». Sur le pont seulement, parce qu’il organise en partie la circulation de la ville, la vie semble être sa propre vitesse : il fait jouer des déplacements permanents, de l’eau sous les ponts, ou des corps qui d’un pont à l’autre viennent franchir. Dès lors, le récit situe en lui sa possibilité vive. Le locuteur reviendra tous les jours sur le pont, écrira sur lui et les murs, le nom de mama comme si ce nom disait aussi l’écriture en elle-même, et sa reprise : « j’ai recommencé les murs » :
[…] j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre plusieurs fois, chaque nuit, il y a trente-et-un ponts, sans compter les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu […]
Si le pont est la surface d’écriture, incontournable, il est aussi espace de temps qui le sature et rend ce lieu emblématique du passage non seulement de l’espace — le fleuve sous lui —, mais du temps : « il y a trente-et-un ponts », comme le nombre de jours dans un mois. Lieu de la perception des surfaces et des profondeurs, celles de l’eau, le pont est l’espace des jeux de miroitement qui structurent aussi le récit on le verra. Il est l’endroit de seuil par excellence parce que d’une rive à l’autre il organise le passage et est le passage ; parce qu’il est une frontière latérale en travers de la ligne du fleuve et dans la ville ; parce qu’il permet l’invention et la reprise du pas, de la démarche et d’une allure de la narration qui se recharge aux énergies du pont, celles qui altèrent et singularisent :
Vers les six heures du matin, sur le pont de Battersea.
Progressivement, en quelques secondes, le bruit du pont monte et se multiplie — moteurs, klaxons, voix, radios, sirènes. Parallèlement, Tony accélère le pas, le rend plus léger, jusqu’à reprendre la démarche bizarre qu’il a sur le boulevard. En même temps, il se remet à sourire, à se retourner sur les filles.
Musique. Tandis que la musique continue, et que la démarche de Tony devient de plus en plus bizarre, l’image devient toute blanche .
3. L’ailleurs — fuites, de l’aura aux utopies
Dynamique externe
Il est une autre puissance d’organisation du lieu : non plus interne, dans le lieu lui-même, mais selon les lois de la force centrifuge — le récit opère en effet non seulement des jonctions mais aussi des disjonctions qui complotent contre le lieu et se faisant élaborent aussi un contre-récit. Cette autre dynamique agissante du lieu n’est pas une puissance de rencontre, mais d’éloignement. Le lieu est en effet agi en tant qu’on pourrait le quitter, qu’on s’efforce de quitter sans cesse. Le mouvement du récit serait donc celle, contradictoire, d’une tentative de fuite arrêtée : formuler ici les rêves de lointain.
« Ici, je n’arrive pas à te dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs » — la phrase du locuteur de La Nuit juste avant les forêts ne cesse de revenir sur cette obsession, sa joie et sa douleur : elle peut figurer l’emblême de ce mouvement, qui articule l’indicible parole qui se dit ici, à la diction d’un lointain inaccessible. La phrase dit sur le plan dramaturgique, poétique et politique une loi du théâtre de Koltès : celle du décentrement, du point de fuite, de l’utopie — entendue ici au sens le plus pauvre, ce non-lieu qu’on pose en avant de soi, qu’on invente pour mieux le désirer, le peupler dans la parole et l’imaginaire : l’ailleurs inapprochable.
« Ici, je n’arrive pas à te dire » — car ici est toujours l’endroit où la parole ne peut être possible. Te dire ce que je dois te dire : toujours ici est l’endroit où l’on dira que la parole ne saurait être possible : et l’espace circonscrit d’une parole qui n’est pas celle qui doit se dire. Une parole seconde, donc, par rapport à une parole première soufflée, inouïe, jamais prononcée : parole seconde qui devient la première en ce qu’elle appelle la parole véritable tout en disant l’impossibilité de rejoindre — trace d’un effacement, non pas signe d’une réalisation. Il faudrait être ailleurs : redire cela encore et encore, six fois au cours de la pièce, il faudrait être ailleurs, suffit sans doute à rendre l’ailleurs plus désirable, la parole davantage possible, et peut-être, son éternité — ainsi que l’ouvre la vertigineuse fin de Prologue, et comme le produit l’absence de point de final de la phrase-langue de La Nuit juste avant les forêts, récit interrompu plus qu’achevé.
Paradoxe étrange de cet « ailleurs » énoncé, de ce « présent » dérobé, mais paradoxe évident dans son exposition sur scène, complexe si on veut l’expliciter (« pour moi-même, c’est dur pour tout bien comprendre, sans rien mélanger » — oui, « quel fouillis, camarade ») — paradoxe qui fait se dresser la condition du théâtre dans le désir de l’abolir. Paradoxe, ou dialectique d’un proche et d’un lointain qui rend compte d’une violente tension dans l’écriture dramaturgique, signe d’un arrachement toujours en instance, d’une blessure entre la scène et son contraire, ce contraire que Koltès nomme la vie, c’est-à-dire l’ailleurs, ou, avec Rimbaud, l’absence. « J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde ».
Partant de cet ici (et maintenant) — car il faudrait « partir » de cet ici et maintenant, commencer par lui, et le quitter, en finir avec lui : mais d’abord faut-il le traverser —, Koltès n’oublie pas qu’il est la condition et le lieu et le temps du théâtre et de son écriture. De La Nuit juste avant les forêts jusqu’à Roberto Zucco à partir de ce désir d’ailleurs et de l’impossibilité du ici et maintenant, ce mouvement en somme d’une parole qui ne peut se faire que là où elle est impossible, apparaît une multitude d’ailleurs ainsi désirés, d’arrière-mondes désirables, à chaque fois différents, mais tous semblables dans leurs articulations avec ce proche et ce lointain : arrière-mondes lointains et inapprochables vers lesquels aller, malgré tout — le plateau ou le lieu du drame n’étant que l’endroit où en nommer le désir, et le brûler peut-être en le nommant, s’y brûler, et provoquer la fuite que le désir cherchait. « Mon désir, s’il en est un, et si je vous l’exprimais, brûlerait votre visage, vous ferait retirer le mains avec un cri, et vous vous enfuiriez dans l’obscurité comme un chien qui court si vite qu’on n’en aperçoit pas la queue . »
L’aura des récits : l’exemple des forêts (du Nicaragua), juste après la nuit
Ce lointain inapprochable, ces arrières-mondes, espaces utopiques qui sont la fabrique conjointe du théâtre et de la parole, s’apparente à ce que Walter Benjamin nommait l’aura . C’est ainsi une quête de l’aura que l’écriture et la scène de Bernard-Marie Koltès propose, le désir d’un lieu de parole plus propice à l’échange, non contraint, dépourvu d’urgence : lieu d’une immobilité centrale, non plus fuyante : « comme assis dans l’herbe ou des choses comme ça, qu’on n’ait plus à bouger, tout son temps devant soi, avec l’ombre des arbres ».
La Nuit juste avant les forêts est tout entier construit avec en arrière-plan, ou en avant de lui, ce lointain absolu : c’est-à-dire détaché, arraché, manque éprouvé d’un lieu sans jamais l’avoir vu : et qu’il faudrait rejoindre. La nuit de cette nuit, celle qui se raconte, est une nuit perdue, derrière soi, qu’on cherche à retrouver plus loin : comme le locuteur a perdu mama, comme il a perdu l’endroit où dormir. Elle évoque ainsi l’autre nuit, La Nuit perdue, le film de 1973, qui est aussi de manière spectaculaire une plongée dans l’aura à double fond que constituent le rêve et ses désirs, et c’est bien parce que la Nuit est perdue qu’elle peut se dire, se rêver, se laisser voir et se dérober à nouveau, infiniment. Ici, la nuit est différemment perdue, au sens où l’on s’est perdu dans cette nuit : et comment en sortir ? — peut-être en la racontant, et l’échangeant : éprouvant littéralement ce change du dehors, dont parle Christophe Bident : « Changer de dehors devient alors le seul dehors possible : dehors jamais fixe, jamais donné, toujours présent dans son seul mouvement de change . » Quel est ce dehors à échanger, et contre quel autre dedans ? Quelle est l’aura que le texte appelle, que le locuteur, dans la nuit où il est plongé, désire ? De quoi, en somme, ces forêts sont-elles le nom, le lieu et la formule de quel désir, et de quel ailleurs ?
L’ouverture du texte est construite selon la double opposition du mouvement et de l’immobilité : le mouvement pour le locuteur, l’immobilité pour les autres : et entre les deux, à l’intersection, dans l’angle de la course, l’interception de celui qu’on saisit pour lui dire : du feu, camarade (« même si ce n’était pas tant pour fumer que je disais : du feu, camarade »). C’était davantage pour lui dire : qu’il a quelque chose à lui dire. Et cette chose, évidemment, ne sera jamais dite : l’idée du syndicat international (« pour la défense des loulous pas bien forts… ») n’étant qu’un moyen de dire cette chose : demeurée suspendue, inouïe, parole souffle et soufflée aux paroles véritables restées tues.
L’immobilité appartient à l’ici et maintenant de cette nuit : ici, où sont « les cons qui stationnent », tandis que celui qui parle, lui qui n’est pas d’ici, « étranger tout à fait », voudrait s’enfuir, se dérober à cette nuit dressée comme un mur entre lui et les forêts, l’ailleurs où il faudrait aller pour s’immobiliser. Cet ailleurs se situe presque entièrement dans l’image de la forêt, des arbres, de l’ombre, l’herbe qui ne cesse de revenir dans les mots du locuteur pour figurer cet arrière-monde : « je veux de l’herbe, l’ombre des arbres ».
Alors cette image, premier arrière-monde énoncé comme tel, surgit : les forêts du Nicaragua, aura fabuleuse qui est l’horizon de ce texte, sa fin, son impossible . Car demeure une impossibilité fatale, sorte de tragédie du récit : quand on se retrouvera ensuite là-bas, cet ailleurs deviendra un ici, un maintenant. Impossibilité d’en finir — on pourra seulement le dire (ou plutôt : seulement ne pas le dire : seul, « seul, comme on ne peut pas le dire ») : double mouvement fatal parce que ceux de là-bas, du Nicaragua, sont poussés à venir ici, quand lui sera là-bas, étranger, de plus en plus étranger, continuera de s’établir dans l’ici ainsi obtenu. Le monde aura basculé et les deux pôles de l’ailleurs et de l’ici auront été inversés . Le texte peut-être recommencera : l’ailleurs devenu ici se reformulera pour se projeter dans son autre ailleurs. L’écriture aura trouvé le manque dans lequel dire le désir, et de la même manière que le silence de l’autre permet de relancer la parole sans cesse, c’est cet ailleurs dérobé qui permet de dresser l’ici et maintenant dans l’urgence de le fuir.
Étrange contingence d’un titre : la pièce s’appelait, pendant son écriture, La Nuit juste avant les forêts du Nicaragua — on a vu que, pour des raisons de place sur l’affiche, le nom exact du pays fut enlevé, et que Koltès fut séduit par le retranchement de ce mot : peut-être parce que ce retrait de l’espace donné comme ailleurs figure bien le mouvement entier du texte, son écriture, et sa diction : un espace qui se soustrait, mais dont la soustraction appelle précisément son désir, l’énigme dont la solution ne résiderait qu’au pas qui l’emporterait.
Les forêts du Nicaragua sont l’aura singulière de ce texte — et demeureront comme l’espace littéraire décentrée du texte : ce mouvement d’appel. Avec Benjamin, on qualifiera « l’aura » de bizarre, étrange tissage, « ein sonderbares Gespinst von Raum und Zeit » — singulier tressage d’espace et de temps, c’est « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-elle ». Précisons qu’il ne s’agit pas d’identifier l’aura tel que Benjamin le travaille. Mais cette notion nous paraît qualifier une des structurations majeures de l’écriture du récit koltésien, dans sa tension (géographique) entre un proche et un lointain, lointain qui semble aussi bien proche qu’inapprochable.
Le rêve de trouver la forêt dans La Nuit juste avant les forêts, « quelque chose comme de l’herbe au milieu de ce bordel », apparaît comme un lointain — le titre dit bien cette tension entre la nuit, l’ici et maintenant, et les forêts, posées comme ailleurs, après, au lointain —, avant de s’effacer dans la formulation impossible des mots, puisque les mots ne diront que l’immobilité de ce lieu, quand ce lieu est pour toujours le lointain inapprochable et horizontal, horizon pur. C’est pourquoi à la fin ne reste que l’impossible, et l’ivresse de la langue-phrase, et le monde dehors, qui continue de tomber dans l’immobilité sale de sa verticalité : « et le reste, de la bière, de la bière, je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie ». La bière, l’impossible, la pluie — et demeure finalement au terme de la parole ce mot de camarade : la relation comme utopie terminale ? L’éthique, comme point de fuite ultime de l’écriture.
En effet, le seul lieu où cette utopie a lieu, c’est précisément dans le texte : dans la parole donnée, concédée, offerte — son présent, son don ; et ainsi, dans le geste de la main qui saisit celui qui passe parce qu’on l’a reconnu semblable, aussi léger que soi, perdu dans un désœuvrement identique. Lui dire cela ne suffit pas à réduire la blessure, mais permet peut-être d’en localiser la plaie, dire un peu la joie du partage ainsi arraché. Si le texte est une boucle qui commence là où il s’achève, dans la course affolée, c’est bien parce qu’il finit aussi là où il recommence, les mots qui disent la rencontre, lieu infini de l’utopie, l’aura ouverte de la relation à venir — quand bien même ce lieu, l’espace du monde où aura lieu sa réalisation n’est pas nommable, puisque ce qui compte, c’est comment nommer, comment la relation passe et s’échange dans le mot qui l’établit.
Il y a d’autres traces d’aura, ce monde d’herbes et d’ombres au lointain désirable dans les textes de Koltès. Il serait possible de faire de ce mouvement de décentrement et de fuite une loi quasi physique de l’écriture (quand bien même se déploierait-elle à chaque fois différemment). On trouve même une sorte de réécriture décentrée, par écho lointain, inapprochable donc, de l’aura singulière de La Nuit juste avant les forêts dans Quai Ouest. Cet écho n’est pas un texte de Koltès — quoique. Il s’agit de la seconde épigraphe : les paroles de Resting Place (le « cimetière », et mot à mot, l’endroit où se reposer, se poser) de Burning Spear, extrait de l’album Marcus Gravey, daté de 1976. Koltès connaissait donc ces paroles, sans doute, en 1977, au moment de La Nuit juste avant les forêts. Voici les paroles telles qu’elles sont transcrites dans la version éditée du texte de Koltès :
I would like to see the shade and tree
where I can rest my head
En fait, ces paroles ne sont pas celles de Burning Spear, mais comme leur écho déformé. Les mots véritables (en tout cas authentiques) sont ceux-ci :
I would like to see the broad shaded tree
Just I can rest my head underneath
On peut rêver un peu à partir de ce geste qui a fait déplacer la réécriture.
La première hypothèse serait celle d’une modification volontaire, qui aurait donné lieu à une sorte de traduction presque littérale de certains passages de La Nuit juste avant les forêts, par exemple : « il faut que l’on trouve l’herbe où on pourra se coucher, avec un ciel tout entier au-dessus de nos têtes, et l’ombre des arbres » —, une traduction via l’ailleurs anglais (et l’ailleurs politique, l’ailleurs si familier cependant, que constitue le reggae pour Koltès, entre Afrique et Amérique). Décentrement de sa propre écriture pour la réécriture d’une autre pièce, par le passage d’une « itérabilité », l’altération de la langue première sous le régime de l’altérité radicale : la musique, l’anglais, le reggae — altérité jusqu’à l’attribuer à cet autre qui figure un soi-même rêvé, soi-même comme impossible : Burning Spear. Autre hypothèse, autre aura : Koltès aurait écrit ces paroles à l’oreille, générant l’approximation, certes, mais à travers cette inexactitude, ce que ces mots gagnent en justesse dépasse largement son authenticité première, parce qu’elle porte trace d’une écriture qui serait la sienne, réappropriée : une aura déformée. Ces mots de Burning Spear nous parviennent peut-être au début de Quai Ouest comme depuis les vitres ouvertes d’une voiture qui passerait, au lointain inapprochable — et ce serait, en cela, dans le geste de les réécrire, qu’on arracherait un home :
J’ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j’avais entendu parler, qui est celle qu’éprouve l’homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les cas, il n’y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour — je ne sais, vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé —, tout à coup, venant d’un bar ou d’une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j’ai entendu quelques mesures d’un vieux disque de Bob Marley ; j’ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s’asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n’importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je ressens l’odeur, la familiarité, et le sentiment d’invulnérabilité, le repos de la maison .
« Étrange tissage d’espace et de temps », écrit Benjamin pour définir l’aura : n’est-ce pas cela dont il est question ici, écrit chez Koltès en termes de processus et de mouvement : « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-elle », lointain entr’aperçu, arraché comme pour toujours, reconquis dans le désir d’un ailleurs, d’un lointain, d’un passé reconquis au futur ?
Quitter le plateau, trouver la vie
C’est à propos de Quai Ouest que Koltès définira sa conception du théâtre (du moins, au moment de la mise en scène de Quai Ouest…), conception tant commentée, si complexe et paradoxale, et qui paraît relever de cette esthétique de l’aura telle qu’on a pu l’approcher jusqu’à présent :
Je vois un peu le plateau de théâtre comme un lieu provisoire que les personnages ne cessent d’envisager de quitter. C’est comme le lieu où l’on se poserait le problème : ceci n’est pas la vraie vie, comment faire pour s’échapper d’ici. Les solutions apparaissent toujours comme devant se jouer hors du plateau, un peu comme dans le théâtre classique.
L’automobile, pour nous qui sommes de la génération du cinéma, pourrait alors être, sur un plateau, le symbole de l’envers du théâtre : la vitesse, le changement de lieu, etc. Et l’enjeu du théâtre devient : quitter le plateau pour retrouver la vraie vie. Etant bien entendu que je ne sais pas du tout si la vraie vie existe quelque part, et si, quittant finalement la scène, les personnages ne se retrouvent pas sur une autre scène, dans un autre théâtre, et ainsi de suite. C’est peut-être cette question, essentielle, qui permet au théâtre de durer .
De fait, Quai Ouest est la grande pièce des arrière-mondes, celle qui ne cesse de dresser des réalités possibles et impossibles à rejoindre : et toute la dynamique de la pièce est celle d’une sortie, d’un mouvement de dégagement : il faudrait être ailleurs, c’est ce que ne cesse de dire chaque personnage, rêvant chacun à un ailleurs différent. La vraie vie est loin, elle manque, au sens où elle est dérobée, et où on la désire en son absence. On prend ici des distances avec l’aura telle que l’entend Walter Benjamin — l’aura, dans le récit de Koltès, ce serait de miroitement d’ailleurs qui s’altère, et qui fonde la dynamique des mouvements hors du plateau.
L’aura de Koch, c’est bien sûr sa propre mort : et quand on lui impose d’exposer ses raisons, il est évidemment incapable de se justifier, car son ailleurs est une décision qui l’emporte au-delà de toute raison et le définit ; l’arrière-monde de Fak, le désir dans sa brutalité sexuelle, un là-bas au trajet précis : c’est l’injonction du « passe là-dedans » répété à Claire, voile à peine métaphorique de la violence du corps, mais qui doit prendre corps justement dans une trajectoire de secrets et de promesses : « si tu passes là-dedans avec moi, je te parlerai de quelque chose à propos de quelque chose dont je te parlerai si on passe tous les deux là-dedans ». L’ailleurs rêvé par Charles est d’autant plus intéressant qu’il semble vouloir faire le trajet inverse du locuteur de La Nuit juste avant les forêts : Charles rêve de rejoindre l’autre rive, de trouver un patron, et travailler à l’usine — « et l’usine, moi, jamais » — ; lui voit tout de suite la jaguar comme sa voie de sortie.
De l’autre côté, là-bas, c’est le haut ; ici, c’est le bas ; ici même, on est le bas du bas, on ne peut pas aller plus bas, et il n’y a pas beaucoup d’espoir de monter un peu. Le plus haut qu’on montera, de toute façon, on ne sera jamais rien d’autre que le haut du bas. C’est pour cela que je préfère changer de côté, moricaud, je préfère aller là-bas ; je réfère être, là-bas, le bas du haut qu’ici, le haut du bas. Cherche pas à comprendre .
Quand, au contraire, dans La Nuit juste avant les forêts, on essayait par tous les moyens de chercher à être compris, au risque de la complexité exposée : ici, la clarté médiocre de l’ambition se résume à des jeux d’ascension sociale de parvenus, et les jeux d’ailleurs se rabattent à une scénographie théologico-sociologique parodique et dégradée, de haut et de bas, d’ici et de là-bas. Attardons-nous plus précisément sur l’aura de Cécile — dont l’ailleurs figure étrangement son origine : Lomas Altas, les Collines Hautes. Cécile désire par tous les moyens sortir d’ici : c’est qu’elle se trouve déjà dans un monde coupé, et qu’elle se trouve arrachée à sa terre — sorte de nostalgie d’une vie ancienne, presque mythique, où la vie était possible. Mais puisque nous sommes au théâtre, et un théâtre qui ne se résout jamais en formulations psychologiques, le trajet de retour ne peut se faire que dans le mythe, son récit utopique — le récit comme utopie — et dans la langue. La mort de Cécile est ce parcours, sur quelques lignes, d’un retour à l’origine qu’elle va situer cependant au-devant d’elle : sa trajectoire fabrique dans la parole la mort comme origine, parole dont l’enjeu est de retrouver une maternité au sein du verbe : la mort comme processus visant à se donner naissance dans la mort — et pour Cécile, ce verbe ne peut être que d’insulte et de malédiction. Ce sont les derniers mots de Cécile, en espagnol, sa langue maternelle, puis en Quechua, la langue maternelle de sa terre :
Pourquoi Maria , dis-moi : pourquoi avoir forniqué avec un chacal aux yeux rouges et m’avoir fait naître ? Dis-moi, Dolorès, mère de Maria , dis moi pourquoi avoir forniqué avec un chacal et avoir accouché de Maria ?
Et Cécile de continuer sa généalogie maudite — remontant dans la parole les origines de sa naissance : le secret de sa mort à venir qui s’accomplit ainsi dans l’utopie du verbe.
Tant d’autres ailleurs dans ces théâtres et ces récits ; l’ailleurs ne me semble pas configurer seulement l’espace de la scène, le plateau, mais aussi toute une conception de l’écriture du récit : de Dans la Solitude des champs de coton — autre nuit, autre coin de rue, autres désirs — à Prologue (Babel de la Nuit triste), ou Nickel Stuff (la ville sous la ville…), mais un dernier exemple pourrait figurer une somme, d’écriture et de vie, dans sa contradiction, sa violence et sa joie, capable de dépasser les oppositions entre ici et ailleurs et les rejoindre ; entre maintenant et un temps à venir ; lumière et obscurité : figure susceptible d’esquisser en acte la possibilité de l’utopie. Il s’agit de Roberto Zucco.
Zucco est le personnage qui fuit, dans une pièce elle-même fuyante, précipitée ; Zucco comme la pièce qui porte le même nom que lui — c’est que l’une et l’autre obéissent au même mouvement en avant — ne cessent de se déporter ailleurs, pour s’enfuir en dehors de, peu importe où finalement : et fuir au dehors même qui les a fabriqués. La sortie de prison (mur conçu comme ventre d’où on ne sort pas) et le meurtre de la mère, seraient ainsi deux scènes miroirs, deux formulations différentes d’une même échappée d’un corps, de tout corps déterminant. Zucco est la figure de « l’Exécuteur » (comme le dit le personnage de La Nuit juste avant les forêts) : l’aura ultime, personnage-signe d’une conjonction de la scène et de la vie, aura mythique et réelle d’un personnage issu d’un fait-divers et élevé au mythe, parce que le fait-divers lui-même rejoignait le mythe. Il est en lui-même l’aura, que l’on entend ici l’ailleurs impossible, mais dont l’impossibilité pousse au départ : la beauté dans sa nature même, mythique, sauvage, insoutenable. L’altérité radicale et trajectoire « exemplaire ».
Le point de fuite dernier, c’est cette sortie de scène ultime qui se joue dans la scène finale — c’est comme si l’on retrouvait là un lointain, mais si proche, écho dramaturgique du premier dispositif : en bas, ceux qui stationnent, réduits au rôle de commentateurs de ce qui se passe réellement : le vieux geste épique, ici ironique, grotesque. Et là-haut, la célébration du rite en messe noire en plein soleil : parole et geste qui dictent les mouvements à la lumière dans un complet renversement des champs de force.
— Zucco. — Regardez le soleil. (un silence complet s’établit dans la cour). Vous ne voyez rien ? Vous ne voyez pas comme il bouge d’un côté à l’autre ?
— Une voix. — On ne voit rien.
— Une voix. — Le soleil nous fait mal aux yeux. Il nous éblouit.
— Zucco. — Regardez ce qui sort du soleil. C’est le sexe du soleil ; c’est de là que vient le vent .
Zucco jouera le rôle d’intercesseur de cet ailleurs cosmique et c’est lui qui dira véritablement le proche : lui qui fera le véritable geste épique, commentant non pas pauvrement ce qui se passe sur scène, ici et maintenant (d’ailleurs, les voix font un contre-sens : Zucco ne tombe pas, il s’envole), mais disant plus profondément l’origine de l’ailleurs, celui du vent qui finira par l’emporter, annonçant l’acte de chair avec le monde qui pourrait lui donner naissance. Zucco finit par rejoindre le lointain, et être la conjonction de l’ici et de l’ailleurs, être l’aura même, ce rayonnement qui lui donne une force surnaturelle et qui l’éternise dans le temps indéfini du dernier verbe de la pièce : « Il tombe » — présent d’énonciation, mais aussi de vérité générale, et commentaire de toute la pièce : « il tombe » — cette chute ascensionnelle qui ne rencontre jamais le sol, présent suspendu sans borne, sans fin.
« Alors, quelle arme ? »
FORMES ET FORCES DU RÉCIT
Chapitre VII.
Surface et profondeur
L’articulation entre proche et lointain recouvre des mouvements d’organisation plus vastes qui ne portent strictement ni sur l’espace, ni sur le temps, mais sur ce qui peut lier l’un à l’autre dans leur processus d’engendrement et d’agencement du récit, comme on l’a vu dans le chapitre précédent. Entre le présent de l’énoncé et la durée de son énonciation, « l’ici » posé dans sa centralité, son poids, l’acte de l’écriture ou de la représentation, et « l’ailleurs » éprouvé comme tension, désir, puissance du récit ; entre les corps et leurs secrets, le plateau et sa référence, l’écriture et la vie, tout un jeu d’échanges et de correspondances travaille le texte selon deux plans qui toujours reviennent : il y aurait ce qui se donne et ce qui se refuse ; ce qui s’établit dans une présence et ce qui s’éloigne — il y aurait un don du sujet et un contre-don qui en déroberait l’objet. Dans ces rapports, qui touchent aussi bien au temps, à l’espace, au personnage ou à la fiction dans laquelle tout est pris, s’élaborent de complexes structurations de miroitement et d’enfouissement : des formes / forces .
Cette question de la dualité de l’œuvre, entre formulation d’une évidence et ouverture d’un mystère, a été l’une des premières qu’a posée la critique, comme si l’abord de ces textes /pièces ne pouvait partir que d’un effet de lecture : l’étrangeté paradoxale qui provoque une approche par le retrait, rejouant ainsi le mouvement même de la fascination, ou du vertige. Le geste critique interrogeait ainsi par l’œuvre son propre regard sur elle ; ou est-ce l’œuvre qui incluait dans son processus de constitution le regard qui en retour allait l’envisager ? Œuvre de la séduction paradoxale, elle appellerait ainsi une lecture qui s’élaborerait selon son propre paradigme d’écriture. Des textes du numéro d’Alternatives Théâtrales consacré à l’auteur, ceux des premiers textes d’Anne-Françoise Benhamou, du livre de Bernard Desportes aux articles de Christophe Triau sur la blessure secrète ou la dialectique de la langue , c’est la question du secret voilé, de l’énigme obsédante, de la parole qui cache et du silence qui révèle ; du jour qui montre et détruit en brûlant ; de la nuit qui occulte mais préserve : autant de « reflets d’abîmes » qui laissent voir et dérobent en même temps des mondes et des subjectivités.
— Ariée. — […] Horreur ! Horreur de l’aube ! Empêchez le jour de se lever, car cette aube est mortelle. Il faut forcer le soleil à rester enfoui dans les collines ; il faut tirer un voile sur le ciel ; il faut se couvrir le visage. Empêchez la nuit de se dissoudre. Empêchez les arbres et les maisons de sortir de l’ombre. Que la nuit dure, dure, que le soleil n’existe plus. Car cette aube est mortelle.Dès qu’il fera jour, dès que le soleil braquera sur nous comme un projecteur, tout ici va briller sans qu’il soit possible de rien cacher. La maison va s’ouvrir en deux comme un ventre brisé et voilà que monteront à la surface les profondeurs impures qui s’exposeront au soleil .
Le « projecteur » du soleil — métaphore théâtrale évidente qui dénonce le fonctionnement de la référence ici, pouvant valoir aussi plus généralement pour l’écriture — dit assez bien ce processus contradictoire et mouvant de ces jeux de surface et de profondeur : les deux mots « surface » et « profondeur » sont d’ailleurs posés l’un à côté de l’autre, et s’ils appartiennent à deux plans différents de la syntaxe, apparaît comme un frottement sur le plan de la profération qui les conjoint, de sorte qu’ils surgissent, engendrés l’un par l’autre. À la parole de mettre à jour des intériorités enfouies, de les révéler malgré elle, car la mise à jour est aussi une mise à mort (du secret du personnage qui souvent le constitue et que la profondeur garde). L’opposition de la lumière et de l’obscurité joue ainsi aussi sur ce plan du miroitement entre surface et profondeur. Les profondeurs remontent à la surface, et s’exposent à l’impression photographique du récit dans la représentation. Si l’écriture est l’aube, le jour établi sur les consciences, les lieux, les paroles, jamais le jour ne se fait sans qu’une altération aussi ait lieu. La parole expose l’être à l’autre et à lui-même en faisant remonter à la surface ces profondeurs : mais il ne s’agit pas d’une révélation transparente pour autant : au contraire. Une double altération joue : en profondeur, le silence occulte ; en surface, la lumière détruit. Récit est ce qui dans ces flux déjoue l’une et l’autre, et plutôt joue avec l’une et l’autre, silence et brûlure, loi du désir qui appelle et cache, et use de stratégies (de détour, de contournement, et aussi de court-circuit du langage et de l’être) afin, non pas de mettre à jour la profondeur, mais de raconter ces remontées et ces enfouissements qui tissent le personnage et fabriquent du récit.
En ce sens, la relation de surface et de profondeur n’est pas seulement une image pour approcher la forme/force qu’est le récit, mais une matrice essentielle à l’œuvre sur tous les plans, qui nous permet de les saisir ensemble. Ce sont ces plans du récit qu’il faut désormais approcher, niveaux horizontaux d’une surface lisible remuée par des profondeurs invisibles qui la déplacent, plans qui ne s’ajustent pas mais frottent l’un contre l’autre et parfois s’échangent lors de brusques remontées de profondeurs à la surface, pour établir ses puissances mouvantes d’organisation du récit de la fable, celui de l’écriture et des personnages.
[metaphores]
1. Métaphores et métaphorisations
La dialectique du récit
L’une des puissances premières permettant d’appréhender la fabrication du récit en termes de surface et de profondeur tient dans une synthèse de ce qu’on a approché comme motifs, mais qui sont aussi des processus. Le temps et la durée, le corps et son fantasme, le proche et le lointain, s’organisent dans des flux croisés qui constituent la présence en signe vers une absence, creux qui désigne cette absence et la détermine. Or, ce processus reproduit le fonctionnement dynamique de la métaphore, telle que Paul Ricœur par exemple la définit. À partir de Combat de nègre et de chiens, les textes de Koltès témoignent en effet d’un idéal métaphorique de l’histoire racontée, métaphore d’une autre histoire, qui raconterait autre chose : à la surface, une fable exposée ; en profondeur, une autre fable, plus secrète, à laquelle ferait signe la première, qui serait son image — la métaphore de son récit. « La littérature a un rapport différent avec le monde : elle exige la métaphore » disait Antonio Tabucchi. C’est ce rapport, et cette exigence, que l’on essaiera tout d’abord ici d’approcher.
Paul Ricœur, au début de Temps et Récit — que l’auteur présente comme la suite logique de La Métaphore vive — décrit justement l’analogie de structure entre « récit » et « métaphore », qui réside dans le fait que l’une et l’autre partagent le même processus d’élaboration de synthèses et de constitution de niveaux. La métaphore, entendue dans sa définition aristotélicienne, est « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre, transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après un rapport d’analogie . » Mais comment le récit peut-il obéir à un fonctionnement métaphorique ?
Synthèse du littéral et de l’image, la métaphore est vive dans la mesure où le mot résiste à son emploi habituel, mais continue de dire le signifié ainsi déplacé, renouvelé dans sa nomination, non dans essence ; d’autre part, synthèse de buts et d’actions, de hasards devenus causalités et de vies transformées de fait(s) en destins, le récit, pour demeurer vif, produit lui aussi une synthèse du temps et de l’espace en l’approchant sous une image complète.
C’est cette synthèse de l’hétérogène qui rapproche le récit de la métaphore. Dans les deux cas, du nouveau — du non encore dit, de l’inédit — surgit dans le langage : ici la métaphore vive, c’est-à-dire une nouvelle pertinence dans la prédication, là une intrigue feinte, c’est-à-dire une nouvelle congruence dans l’agencement des incidents .
Cette détermination de la métaphore par le transport (la substitution) et l’analogie (la correspondance au-delà de la différence), déplacement qui à la fois refonde et préserve, désigne par l’autre ce qui est radicalement le même, est justement au fondement du principe de constitution et de fonctionnement des pièces de Koltès, dans leur rapport au réel et à la fable elle-même. Remarquable est le fait que l’auteur utilise à de nombreuses reprises le terme de « métaphore », parfois même pour désigner des processus qui n’en sont pas — et là où, en toute rigueur stylistique, on attendrait l’usage de termes comme « allégorie », « métonymie », ou « symbole », voire « image », c’est toujours le mot de « métaphore » qui revient, on le verra. Simple glissement et facilité de langage, pour un auteur qui n’est pas théoricien, et fréquente peu « les cours de linguistique » auxquels dit se rendre Zucco ? Il est utile cependant de prendre ce glissement pour ce qu’il est : une métaphore d’un processus, qu’il soit allégorisation ou symbolisation de la fable. Glissement voulu ou non, le terme est en tous cas motivé — et c’est pourquoi nous le reprenons ici dans cet usage extensif, non rigoureux — par le fait que Koltès renouvelle, on verra comment, l’approche pourtant ancienne et assez canonique du récit métaphorique, entendant dans un sens large et dynamique « métaphore » pour déplacement, en images, d’une autre chose ; récit qui fait signe vers un (ou des) autre(s) récit(s).
La métaphore se situe d’abord sur le plan du verbe, et c’est par analogie qu’on l’entendra au niveau plus large de l’écriture du récit. Bien sûr, on sait que Koltès aimait travailler les tropes, et la métaphore est une figure de style des plus privilégiées — sans doute est-ce parce que cet usage n’est qu’un reflet d’un privilège macrostructural qui lui donne sens, sur le plan de la narration. Le récit partage avec la métaphore ce mouvement apte à déplacer un premier plan de signification pour l’épaissir, voire le multiplier. La métaphore en effet, par le recours à un autre mot diffuse l’éclat de la chose via des signifiants qui possèdent aussi une référence propre, des connotations et des dénotations singulières, dans des jeux de miroirs qu’on peut imaginer infinis . Raconter une histoire métaphorique, c’est ainsi raconter plusieurs histoires : celle que le récit expose littéralement, et celle(s) dont elle est la métaphore, avec tous les jeux infinis entre le littéral et le figuré — le récit n’est plus seulement une ligne, mais des strates aux épaisseurs qui s’entremêlent.
Le récit métaphorise au double sens d’une approche et d’une distinction : « Bien métaphoriser, c’est apercevoir le semblable » rappelle Paul Ricœur, citant Aristote. Mais « apercevoir le semblable » ne peut avoir lieu que dans un récit qui d’abord éloigne, crée du lointain. Il y aurait une série de rapports qui le structurent, et avant tout, une question d’écart qui fonde la métaphore, dans sa tendance à l’allégorie (littéralement, « dire autre chose que ce qui est dit »). Le récit raconterait une fable, dont le fonctionnement se rapporterait à une autre fable, non dans un jeu métalinguistique (qui serait dès lors pauvrement ludique, ou systématiquement symbolique), mais d’articulation qui témoignerait aussi d’un rapport au monde. En ce sens pourrait-on sortir de la dualité un peu vaine des relations de la vie vécue et de l’œuvre qui la transcrirait, traquant l’anecdote sous le récit. C’est davantage en recherchant le fonctionnement et le signe de la métaphore que l’on saura situer ce qu’elle engage d’un rapport avec la vie en retour. Un rapport dialectique donc, suivant ainsi les voies ouvertes par l’article de Christophe Triau — mais là où il situait son approche sur la langue, c’est sur le récit en tant que tel et dans son usage que l’on étendra cette notion : quelle dialectique du récit mettent en jeu les textes de Koltès ?
Métaphores : la condition du récit
La métaphore est tout ce que Koltès recherche et aime dans ses auteurs préférés — qui le sont précisément parce qu’ils ont « un sens extraordinaire de la métaphore » :
Prenez Au Cœur des ténèbres de Conrad. C’est l’histoire d’un bateau qui remonte un fleuve à travers la forêt vierge. C’est une métaphore grandiose. Le génie de Melville et de Conrad, c’est de mettre les histoires des hommes sur la mer. Si on lit Typhon de Conrad et Les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo, on trouve dans les deux romans une vision cosmique du monde que l’on trouve rarement ailleurs. Une expérience ordinaire prend ainsi chez ces écrivains les dimensions d’un océan et la complexité des phénomènes naturels. La nature peut souvent réécrire un roman .
Avancer ces préférences, c’est décrire un idéal d’écriture : c’est ainsi une manière d’exposer ce qui sera le processus de fonctionnement de ses propres fables. On peut dégager ces principes structurants : une histoire première, qui raconte des faits d’apparence ordinaire, s’élève à une dimension qui la transcende, c’est-à-dire qui la révèle et porte un enjeu plus profond que la stricte résolution de l’intrigue. Par une situation extraordinaire se raconte non pas seulement une autre histoire, mais une vision du monde qui fait de cette fable première un appui de la seconde : « je suis plus intéressé par un drame ordinaire qui se joue à l’intérieur d’un cyclone que par un drame sublime qui se joue dans une villa ». Par exemple, Combat de nègre et de chiens ne se singularise pas tant pour sa fable — banale : un homme vient chercher le corps de son frère mort ; une jeune fille vient rejoindre l’homme qui l’a choisit pour l’épouser —, que parce que le récit (à l’intersection de ces deux fables) se déroule dans le chantier européen en Afrique : « Tout cela peut aussi bien arriver dans une HLM de Sarcelles. Le lieu « Afrique » est en même temps une métaphore ». L’Afrique est le cyclone (sa métaphore). Il donne une autre force à l’intrigue de Sarcelles : le cyclone est ce qui produit sa force, son mouvement, sa nécessité. La métaphore de la nature revient ici encore pour raconter ce processus d’écriture ; c’est très souvent ainsi que pour l’expliciter, Koltès fera usage de la métaphore, souvent marine . Reprenant justement une opposition traditionnelle entre l’ordre littéral de la fable, humaine, et l’ordre qui le dépasse, sublime, l’auteur décrit le décollement de la fable : c’est précisément par sa situation, ou sa localisation, non pas géographique, mais émotionnelle qu’elle accède à la métaphore. L’image du cyclone évoquée par Koltès révèle ce fonctionnement dialectique, qui joue par frottement, non pas entre deux récits liés par une résolution ou une morale conjointe (comme dans le cas d’un apologue ou d’une parabole), mais d’une intrigue articulée à une situation d’énonciation qui la dépasse et la met en perpective.
Claude Stratz disait que Koltès avait compris ce qu’était écrire (au début des 1970) quand il avait saisi le sens de la métaphore rimbaldienne : porter le mot ailleurs et le faire vibrer différemment. Il se reconnaîtra écrivain que dans la mesure où il portera la figure (de style) à la fable — et fera de la métaphore un geste de réécriture de l’expérience dans un récit qui concentrera ses forces et intensifiera ses énergies. La métaphore sera donc un processus : une métaphorisation d’un ensemble pour déplacer sa portée afin de l’élargir : c’est faire que tel lieu, lumière, désir, ne dit pas ce lieu-là seulement, mais peut valoir aussi, par extension, pour tous les autres lieux auxquels l’expérience se rapporte. Que ce lieu-là devienne donc l’expérience qu’on raconte. Le toit de la prison de Zucco n’est plus celui de Succo, mais le fil tendu au-dessus du précipice où la parole est possible, et le passage du criminel funambule vers sa libération ; et l’obscurité sur laquelle débute Quai Ouest vaut bien sûr pour elle-même (et comme condition de représentation de la pièce) mais figure en même temps comme la paroi invisible contre laquelle se heurtent les êtres, qui constitue le monde et qui s’évanouit à mesure qu’on s’avance vers lui et qu’on le nomme ; c’est peut-être aussi le coin de la rue de La Nuit juste avant les forêts et c’est peut-être également celle où se rencontre Le Dealer et Le Client.
Dans la plupart des pièces, on a vu combien le cadre déterminait la fable : mais cette détermination n’est pas celle d’une coloration, d’une atmosphère — on sait combien Koltès s’élevait contre les jugements qui qualifiaient ces pièces de « sombres », parce qu’elles se déroulaient dans des lieux « sombres ». La métaphore n’est pas pauvrement une métonymie illustrative de l’atmosphère sur le sens — mais un rapport narratif. Car ce serait ne pas voir que la métaphore agit dans un décollement : si Koltès se saisit de lieux et de temps les plus singuliers, c’est pour en faire des leviers qui permettront de raconter dans le récit aussi autre chose.
On rencontre parfois des lieux qui sont, je ne dis pas des reproductions un monde entier, mais des sortes de métaphores de la vie ou d’un aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident, comme chez Conrad par exemple, les rivières qui remontent dans la jungle. […] Devant un sujet qui nous paraît tout à coup immense et compliqué, il me semble bon d’utiliser, et éventuellement de fabriquer, pour le saisir, des instruments à notre mesure. […] Parce que j’ai cru comprendre que c’était seulement si ce que je racontais avait l’apparence d’une « hypothèse réaliste » que la métaphore prenait son sens et ne devenait pas une simple fantaisie .
La métaphore est cet « instrument à notre mesure » : mesure d’écrivain face à l’immense complexité du monde, qui resterait inacessible à l’intelligence humaine sans ce travail de reconfiguration et de densification dans le récit. La métaphore en effet permet de synthétiser le récit vaste du monde, de concentrer sur le champ minimal d’une fable une masse de signes qui demeurerait immense et donc invisibles. Si le récit est espace de concentration (une faculté à rassembler des énergies), son instrument de condensation (sa puissance de travailler sur des épures de fable), c’est l’écriture métaphorique. De décollement et de transport, il en est question ainsi pour la condition même de l’écriture, par exemple de Combat de nègre et de chiens — ce n’est pas en Afrique qu’il l’écrit, mais en Amérique. Métaphore de la rédaction de la pièce en elle-même, ce déplacement dit assez que dans l’élément de la fable, l’écriture ne peut rien en voir, et il faut une mise à distance qui permettra de l’appréhender, de la raconter. De même qu’en Amérique Centrale, il lui sera impossible de raconter ce qu’il voit dans les lieux où il en éprouve la violence : « Quand on est au Guatemala pendant la guerre civile, ou au Nicaragua pendant le coup d’État, on se trouve devant une telle confusion, devant une telle complication des choses, qu’il n’est plus possible d’écrire la pièce sous un angle politique. Tout devient plus irrationnel. En découvrant la violence politique de l’intérieur, je ne pouvais plus en parler en termes politique, mais en termes affectifs, et en même temps cet état de fait me révoltait . » Si les considérations ici politiques mettent en jeu des questionnements éthiques qu’il faudra interroger en tant que tels, il voit ici comment s’organise le déplacement et où se travaille le recomposition : la métaphore est l’espace et l’outil d’un recul et d’une reconstruction — ce qu’en peinture, on nomme la perspective.
Perspectives de la fable
Cette mise en perspective que permet la métaphore, on la lit d’abord puissamment (et presque ainsi théoriquement, puisque elle s’élabore pour la première fois dans ces termes) dans Combat de nègre et de chiens. Un chantier européen en Afrique, un homme qui vient réclamer le cadavre de son « frère » dont le corps est perdu, et ce sont toutes les relations de l’Europe et de l’Afrique qui prennent ici tout leur sens. Le cadavre de l’ouvrier, Nwofia, porte avec lui toute la violence de la colonisation : le récit est métaphorique de ces rapports, c’est pourquoi la métaphore de la pièce ne porte pas sur l’Afrique, mais sur la situation de l’Europe en Afrique. L’anecdote (la « fantaisie ») que raconte la fable est ainsi rehaussée à un niveau global, accède à un plan autre, « grave et évident », qui fait de cette mort l’image du crime de l’Occident dans les pays du sud. Les égouts dans lesquels le corps est précipité figure la métaphore clé : son efficacité tient au fait qu’elle échappe au symbolisme plaqué, à l’allégorie démonstrative, mais qu’elle porte en elle l’image et son processus. En effet, les égouts sont les souterrains du récit, au sens où la fable les raconte, et où ils situent bien sa position dans la poétique et le politique de cette fable. Là, le corps est précipité pour le nier : mais le geste d’Alboury ne cesse de le convoquer, et en le réclamant, de faire lever sa présence dans les mots. C’est tout le geste de la pièce ainsi — et le sens de sa métaphore. On sait que le titre du texte dans sa première version était Pour Nwofia : retirer du titre le nom de ce corps obéit à un même mouvement, celui de soustraction de la présence pour mieux faire signe vers une absence qui fait scandale, et sera le moteur dramaturgique de l’intrigue. Rappeler le corps mort, conjurer l’oubli dans lequel l’Occident est plongé en regard de ses crimes est un programme narratif en même temps qu’un mouvement interne de l’œuvre qui fait de la métaphore une structure. La pièce est, métaphoriquement, cet égout où le corps (de l’Afrique) est enfoui, et son processus est celui d’une mise au jour de ses profondeurs. C’est pourquoi, ce n’est qu’au terme de la pièce, dans son accomplissement, que la mise au jour de la profondeur survient, dans le reflet d’une image qui met en lumière le récit :
Le jour se lève, doucement. Cris d’éperviers dans le ciel. À la surface d’égouts à ciel ouvert, des bouteilles de whisky se heurtent. Klaxon d’une camionnette. Les fleurs de bougainvillées balancent ; toutes reflètent l’aube .
Le jour se fait, en cette fin, sur les égouts désormais à ciel ouvert : le corps de l’ouvrier, s’il est absent, est transfiguré en récit qui a raconté sa lente remontée à la surface. La négativité du corps réel de la fable renvoie à la positivité de son retour verbal sous le geste d’Alboury qui vient venger sa mort, et venger le réel, par le meurtre de Cal à la fois concret dans la fable et métaphorique dans son enjeu — non pas simplement symbolique. Le cadavre du chiot blanc que surmonte le visage détruit du blanc redouble la métaphore, en souligne la violence : si la couleur est métonymique de son maître, c’est aussi parce que celle-ci est métaphorique de sa situation au monde : le blanc est un chien, comme l’annonçait déjà le titre.
Le jour n’altère ici plus la profondeur, comme dans L’Héritage dont on a cité plus haut l’extrait ou dans les pièces précédentes, qui se constituaient comme images directement, qui mettaient directement à jour leurs secrets comme secrets : d’où la menace que faisait peser sur la surface la profondeur qui se refusait, ne faisant qu’exposer sa nature de profondeur insondable. Ici, et à partir de cette pièce jusqu’à la fin, le récit a développé la métaphore, ainsi que la lumière a développé l’image, comme en photographie, renversant le négatif et le positif, rappelant à lui les mémoires enfouies, opérant un recouvrement de l’écriture sur le réel.
Notons enfin que ce qui a motivé l’usage de la métaphore des égouts n’est pas un caprice artificiel de composition, une gratuité esthétique : l’image tire chez Koltès sa nécessité aussi d’un rapport à la vie qui en fait usage. On sait en effet que la première « image » que vit Koltès en arrivant en Afrique, et qui le guérit à tout jamais des clichés qui pouvaient l’habiter, telle Léone débarquant pleine d’illusions sur l’exotisme supposé de la terre sauvage, fut celle d’un corps flottant à la surface des eaux : la sauvagerie neutralise l’imagerie ; à l’écriture ensuite de déminer les préjugés pour reconstruire une image plus juste de cette sauvagerie débarrassée des scories de l’exotisme, mais libérant sa charge violente, authentique, réelle. Cette surface des eaux par laquelle Koltès fit la rencontre de l’Afrique est surface de perception du réel qui sera le creux du récit, puisque jamais le corps de Nwofia n’aura droit, lui, à un tel régime de présence : il sera toujours le corps absent, qui jamais ne remonte à la surface. Le creux de la fable, sa présence révélée en son absence, pourrait bien être le choc de cette première image, surface révélatrice de profondeurs brutales. En écho à cette première image, il convient de rappeler aussi la dernière image d’Afrique : il ne s’agit pas d’un corps flottant à la surface, mais (dialectique qui n’est pas revers pourtant, plutôt même mouvement englobant dont le récit va se resaisir) d’une chute dans les égouts de Lagos.
Le petit truc que j’avais dans le dos au moment de quitter Ahoada a pris des proportions impressionnantes, suite à une chute dans… les égouts de Lagos, la veille de mon départ (il faudra que je vous raconte cela : une superbe métaphore !)
C’est cette fois Koltès lui-même, ce corps tombé dans les profondeurs — lui qui, au terme de son expérience africaine, rejouera en ce sens la trajectoire de Léone, écrivant sur son corps, par la blessure, le devenir africain de son être, scarifiée à l’image de Alboury. Charge à la pièce de raconter la « superbe métaphore » : celle d’une chute dans les profondeurs de l’Afrique, que l’anecdote ici — qui a finalement l’importance d’une anecdote, ni plus ni moins — raconte en elle-même, mais il permet de fixer l’image dans sa nécessité qui appartient à l’écriture, et finit par boucler la boucle d’un voyage métaphorique.
Métaphores : d’autres récits dans le récit
Chaque pièce ainsi racontera autre chose qu’elle-même. Le hangar de Quai Ouest est le comble de l’Occident, celui où se retrouve sa part secrète : la part qu’elle désire voir cacher, et que le théâtre est là pour révéler, mettre au jour, mais dans sa lumière d’ombres : métaphore d’un Occident où le quai pourrait figurer le désir d’un départ — mais qu’on ne quitte plus. Le temps des aventures, celles de Conrad, de London, est terminé : il y a, sous l’image du quai, moins celui d’un départ qu’une arrivée, un terminal qui raconte le deuil des départs. Revient l’image, obsédante, du corps flottant : c’est Koch cette fois qui prend la place du corps imaginaire de Nwofia — au meurtre de l’Afrique succède le suicide d’un certain Occident.
Puis, Dans la Solitude des champs de coton figure, comme toujours, le paradigme radical de cet usage métaphorique, en même temps que sa représentation essentielle, sa réduction absolue. Sous les figures du Dealer et du Client, dont les majuscules signent déjà une référentialité allégorique — notion qui ne se superpose évidemment pas à la métaphore, mais qui ouvre un espace où le littéral est appelé à une dimension figurée —, ce sont des positions ontologiques qui s’incarnent : et la fable racontera non pas (seulement) un deal, mais, favorisée par le retrait de la détermination de l’objet du deal, comment la relation de deux êtres fonctionne sur le modèle paradigmatique de l’échange relatif, du commerce du temps, du marchandage des désirs. La pièce est dans sa structure métaphorique et dans sa formulation, tant elle abonde d’images et de métaphores ne cessent de relancer la parole, tant il semble que l’échange porte sur la circulation de la métaphore : celle de la lumière par exemple .
De la métaphore du Retour au désert, on a déjà évoqué la transposition de la guerre civile en guerre fraternelle ; elle porte également la fable d’un combat plus allégorique du passé avec le présent, jusqu’à la provocation de l’image finale, la naissance outrancièrement métaphorique (et comique) de Rémus et Romulus censés refonder une civilisation depuis la province française (mais on n’oublie pas non plus que cette refondation a précédé le combat à mort des frères : comme si la guerre civile était appelée à se rejouer encore et encore). Les nombreuses figures du retour ne cessent de faire signe vers un rapport spectral avec le temps : le temps politique (des conflits des années 1960 toujours d’actualité), le temps mythique (de la fondation problématique), le temps intime (de l’enfance).
La dernière pièce, Roberto Zucco travaille le déplacement métaphorique dans chacune de ses scènes — comme l’a bien montré Jérémie Majorel dans son article consacré à la métaphore et portant plus spécifiquement sur Roberto Zucco, la métaphore est la matrice du récit tant au niveau microstructurel (avec les motifs de la neige en Afrique, du nom, de la mort) qu’au niveau macrostrurel : la course vers / de la mort . Sur tous les plans de la dramaturgie, Koltès accentue ce qui tire le fait-divers vers l’exemplarité, c’est-à-dire vers l’achronie, l’universel, le non-lieu valant pour chaque espace du monde et de l’homme, mais sans sacrifier (au contraire) au goût artificiel pour l’abstraction. Les profondeurs souterraines, dans lesquelles Zucco endossera la rôle d’un Minotaure chargé de guider les âmes hors du (ou dans le) labyrinthe, figureront sous l’image du Métro, enfer urbain retravaillé par la réflexion sur l’alternance du jour et de la nuit ; le Petit Chicago, lieu réel de Toulon, est réduit pour une large part au hall d’hôtel tenu par la patronne où circulent prostituées exaltées et policiers mélancolique ou violents. L’espace de Zucco synthétise tous les lieux possibles de transit, de passage, de tristesse : ville-monde en somme, Babylone moderne, tout à la fois excentrée et noyau métaphorisant l’univers urbain. La référence à Succo s’estompe alors, et s’efface dès lors qu’est amorcée l’inscription vers cette exemplarité, qui est une tentative, non pas de créer un nouveau mythe, mais de lire le monde tel que Koltès le perçoit, traversé par la trajectoire du même mythe (celui des grands héros invincibles et vaincus). En somme, si Zucco fait signe vers quelqu’un, c’est davantage vers Samson, Goliath, ou le Minotaure, que vers Succo.
Mais la métaphore n’est pas l’apanage des pièces : et c’est même dans le récit lui-même qu’il peut se développer avec la plus grande liberté et la plus vertigineuse réécriture. Dans Prologue, le récit s’expose ainsi comme métaphorique dans son régime de narration, qui surexploite les stylèmes mythiques. Récit de la naissance d’un homme, il décrira celle de l’Homme — non pas cependant, comme dans les mythes anciens, pour raconter métaphoriquement l’origine de l’Homme, mais pour en inventer ses fins, ses fuites hors de tout récit. Il devient métaphore du récit lui-même, ou comment ce récit parvient à raconter le fait de raconter, et racontant son processus, à affronter le paradoxe suprême d’inscrire en son sein son propre oubli, et la survie de cet oubli dans le langage sans mots du bongo d’Ali. Mais le récit échappe à l’écueil méta-littéraire uniquement, en construisant aussi l’utopie idéale d’une ville-Babel, où l’on ne sait plus si le récit est le miroitement de Paris/Barbès qui lui invente des formes fantasmatiques, ou si c’est Paris/Barbès qui se reflète dans ce récit et s’y dépose.
Cerner le sens pour ne jamais l’atteindre : les secrets gardés de la métaphore
Ainsi rappelés les principes structurants de la métaphore, qui frotte deux niveaux (le littéral et l’image), il reste à comprendre le sens de cet usage. Koltès semble en effet renouveler celui-ci, car il ne semble pas que la métaphore soit dans ses textes la résolution de la fable, et localiser l’endroit de la métaphore n’en résout pour autant ni le sens ni le secret. Si on a pu rappeler les métaphores qui sont à la base des récits, le sens de ces métaphores n’absorbent pas la totalité de la signification des récits. Soit par effet de brouillage, soit par multiplication des niveaux de lecture, la métaphore n’est pas une solution terminale. La métaphore africaine de Combat de nègre et de chiens ne recouvre pas l’ensemble de l’image du chantier, qui est lui-même aussi une image d’un espace retranché dans un autre — qui pourrait fonctionner et valoir pour tout autre lieu qui reproduirait cet agencement : « Ce qui se passe dans la pièce, ce sont des choses que j’ai également trouvées à Paris. Ce n’est pas une enquête sur la vie sur les chantiers en Afrique. Tout cela peut aussi bien arriver dans une HLM de Sarcelles. Le lieu « Afrique » est en même temps une métaphore ». Métaphore des relations Nords / Sud, des espaces de précipice, qui fait se dresser les en face des autres des êtres qui ne peuvent cohabiter, l’Afrique est l’image d’un espace de l’hostilité, d’une reconnaissance impossible. La métaphore est métaphore d’elle-même, dans un jeu de miroitement sans fond, comme une profondeur qui contiendrait elle-même ses profondeurs et ses surfaces — elle est tout autant infinie et interrompue en sa résolution, à l’image du pont inachevé, censé relier, mais qui ne porte trace que d’une direction arrêtée, d’un mouvement qui tend et ne rejoint pas. De même pour Dans la Solitude des champs de coton, où à force de mots, l’objet du deal échappe à la nomination. Et Koltès aura beau jeu de défendre que, « pour qu’un sens apparaisse, il faut une accumulation de mots, un rythme, une musique […] On a besoin de beaucoup de mots pour essayer de cerner un sens et pour le définir plus précisément », c’est au contraire dans l’accumulation de mots que le sens se dérobe — au centre, il ne peut y avoir que l’immobilité d’une résolution tautologique, plus opaque encore que l’opacité traversée. En atteignant le centre, on ne rejoindrait que le trou noir du sens, où le personnage comme la langue s’abîmerait : « Ici, je n’arrive pas à te dire ce que je dois te dire, il faudrait être ailleurs ». Peut-être faudrait-il dès lors prendre littéralement l’expression « cerner un sens » : en décrivant des cercles autour du sens, comme justement pour ne jamais atteindre directement sa cible, mais l’approchant toujours au plus près. Le récit métaphorique n’est ainsi jamais identification de l’image et de la référence, mais coups successifs portés vers elle, et jamais rejointe en son entier — reproduisant à son échelle la structure par cercles concentriques qu’avait expérimentée Lowry dans Under The Volcano, revenant au même jour des Morts à des années différentes, pour réexplorer cette journée, et ce faisant approcher au plus près cette métaphore du voyage de la mort sur un seul lieu, et plusieurs jours, en un récit.
La métaphore ne porte pas sa résolution, de même que la fable racontée ne devient pas secondaire en regard de la primauté de son secret. Koltès a appris la leçon de Conrad, ou de Faulkner, pour lesquels la métaphore est d’autant plus forte (« grave et évidente ») que lorsqu’elle se tait : jamais ces auteurs ne racontent la métaphore, mais s’en tiennent toujours au plus près de la fable. Là où par exemple Zola ou le roman qu’on dira positiviste, désignaient dans leur œuvre l’endroit où la métaphore prenait son sens, ces auteurs travaillent une relation qui demeure tue dans les termes de ses échanges, et donc incessamment vertige toujours mouvant.
Par conséquent, il n’y a pas de renversement de la fable première, exposée et secondaire, dans la fable seconde, qui serait finalement dépositaire du sens premier. Il n’y a pas plus de hiérarchie entre les niveaux de récit que de résolution de sens — en cette perspective (perspective perdue comme on dit dans les arts picturaux ), la métaphore n’est pas chez Koltès la clé du sens, mais le mouvement de celui-ci, d’un niveau à l’autre, mouvement en lequel réside à la fois le processus de l’écriture et celui de la lecture, obéissant à la loi du désir qui l’emporte.
[…] elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et je reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluses, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi, je ne peux parler que sur les ponts ou les berges, et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte […]
Comme mama, le lecteur est appelé à aller « d’une berge à l’autre », d’une rive du récit à l’autre, parce que le récit lui-même est ce mouvement sans fin ni origine, mouvement qui permet la parole (ne parler que sur « les ponts » ou les berges — dont on a vu l’importance du thème), entre le littéral et le figuré. La métaphore, ou plutôt le processus de métaphorisation continuelle de l’écriture en récit, joue donc sur les plans, non pas du littéral et du figuré, de la latéralité résolutive, mais comme une dialectique infiniment rejouée entre surface et profondeur. Entre creux et plein, exposition et retrait, caché appelant à la présence, jeu qui se dérobe pour se constituer, c’est ce mouvement qui organise la métaphore en structurant la fable de l’intérieur et sa lecture. Dès lors, entre surface et profondeur se joue la relation du récit et du lecteur : toujours déjoué, toujours rejoué.
Devant un plan d’eau, rien qu’à le regarder, on devine s’il est profond ou si ce n’est qu’un mince filet posé sur des cailloux. Je ne dis pas qu’on devine la profondeur exacte ; peut-être n’est-il qu’un peu profond, peut-être n’a-t-on pas pied. Mais on devine, quand même un peu .
Dans ce texte issu du seul article critique de l’auteur, et qui peut se lire autant comme une lecture du film Le Dernier dragon que comme une défense et illustration de sa conception de l’écriture, se dit peut-être là, précisément sous la forme d’une métaphore, la conception de cette approche du récit métaphorique. Pour Koltès, la métaphore n’est pas une image, mais une relation. Elle est ce qui fonde, structure, et anime le récit — elle est finalement un rapport qui ne cesse de se nourrir mais ne se résout jamais et ne se laisse pas absorber. Les plans du récit, métaphorique et littéral, s’ils se devinent, sont toujours brouillés par des forces d’opacité qui loin de mettre à distance le récit, prolongent son désir.
2. L’écriture souterraine contre la scène
Il est un autre plan qui redispose les forces du récit sur la dialectique incessante de la surface et de la profondeur — celui de l’écriture de la scène, ou plutôt des écritures scéniques. Point marginal en apparence, il pourrait ne toucher en effet qu’un aspect mineur de l’œuvre — le plaisir de l’écriture théâtrale consistant à jouer avec le code de sa rédaction. Et pourtant, c’est l’occasion pour Koltès de creuser le récit d’autres profondeurs et de multiplier des strates. Publié, Koltès ne se résout pas à faire éditer la seule partition dite par les acteurs — mais va exploiter l’espace de la page qui témoignera de l’exercice d’une grande liberté : celle qui se pose aussi contre la scène, tout contre elle aussi.
Le double récit de l’écriture et de la scène
« Je n’écris pas des spectacles, j’écris des pièces ». Cette phrase peut s’entendre de bien des manières, et après l’écriture du Retour au désert, elle peut se comprendre d’abord comme un refus des grandes machineries auxquelles on l’avait peut-être destiné malgré lui — projet à la Cour d’Honneur d’Avignon, Zénith, etc. Mais elle peut se lire aussi comme une façon d’opposer l’écriture à la scène : de concentrer l’énergie de la fabrique du récit sur l’espace de la page ; si Koltès écrit en vue d’une représentation théâtrale, et bien souvent en fonction de ces conditions (du Théâtre du Quai jusqu’à la scénographie de Peduzzi, l’écriture scénique sait exploiter le matériau dont il dispose), cette vue est bien souvent agonistique, et témoigne d’une « insolence poétique », selon l’expression de Patricia Duquenet-Krämer. Koltès ne veut pas se soumettre en effet à une syntaxe donnée du plateau — surtout celle de son temps, qu’il juge durement, on l’ a vu, que ce soient pour l’usage des lumières ou celui des enchaînements, ou pour la construction d’une auto-référentialité vaine .
Dès lors, les « pièces » qu’il évoque pourraient résonner (métaphoriquement) avec le jeu mécanique qui coulisse sur la surface d’un plateau pour s’agencer, glisser, ne pas correspondre et surtout jouer avec le vide pour se déplacer. Si Koltès écrit des pièces, c’est bien dans cette double portée de primauté de l’écriture et du jeu avec et contre la scène — dès lors, des récits se côtoient au sein d’une même œuvre, tirant parti de ce que la scène ne peut pas jouer pour le dire, investissant les vides, mais travaillant aussi à constituer de tels vides. Il y aurait la pièce jouée et la pièce écrite — et de l’une à l’autre, il serait moins question de la traditionnelle perte, dont on se demande ce qu’elle est à chaque fois qu’on l’évoque s’agissant d’une mise en scène d’un texte, mais d’une relation conflictuelle que Koltès fait dialoguer, entre l’idéal de l’incarnation qui s’écrit, et les procédures qui visent à en diffuser la portée, à les miner ou les déconstruire. Il est dès lors utile de se pencher sur les éditions de ses textes pour voir quels récits sont à l’œuvre dans l’œuvre écrite et destinée à être jouée — quelles conceptions de la scène et de l’écriture ces stratégies portent, quelles profondeurs creusées dans le récit cela permet.
Comme d’autres de ses contemporains (Beckett, Pinget, Duras…), le soin portée à l’édition des pièces, et la volonté d’autonomiser le texte publié de la scène ne s’expliquerait pas seulement en raison d’une méfiance vis-à-vis des metteurs en scène, ou d’une volonté de contrôle de la partition, mais il réside aussi dans la volonté d’écrire un texte double, autant à jouer qu’à lire, un double texte avec dans chaque espace (le plateau ou la page), des éléments spécifiques de chacun, tirant parti au maximum de leur force, non poreux l’un à l’autre. Chez Koltès, d’autres raisons l’expliquent encore, et ne cesseront de s’affirmer. La composition de la pièce témoigne d’un goût d’un certain plaisir (ici encore central) de jouer avec les codes écrits du théâtre : de là, les jeux ironiques qu’il fait subir aux dramatis personae, ou dans l’écriture de certains sous-titres des scènes, évidemment non destinés au plateau, mais qui sont une manière d’interpréter la scène, de lui donner une direction, de la représenter aussi, de convoquer des images. C’est surtout une manière de défier le théâtre.
L’exemple de Quai Ouest : texte publié et texte joué
Dans Quai Ouest, première pièce écrite dans la certitude qu’elle sera jouée et publiée, Koltès excerce sa liberté partout où le peut. En prenant l’exemple de ce texte, non pour le rendre exemplaire, mais afin de mieux situer les lieux de l’écriture de ce contre-récit, on essaiera d’approcher les formes et les forces que l’auteur creuse dans la pièce, pour en déterminer des enjeux plus généraux quant aux profondeurs de l’écriture scénique. Ici, cinq types de textes — qui n’appartiennent pas à la partition à jouer — élaborent un récit clandestin.
Avant de les aborder, précisons qu’on n’envisagera pas ici spécifiquement le texte didascalique, qui obéit à des stratégies d’écriture propres, mais qui sont aussi un lieu commun de l’écriture théâtrale. Et si Koltès surinvestit cet espace d’écriture, c’est dans le mouvement d’ensemble décrit ici — et même comme une synthèse de cette composition, censée accompagner et soutenir la scène et qui pourtant lutte contre elle en travaillant des impossibles scéniques . C’est pourquoi le matériau didascalique ne sera pas traité à part entière . On n’abordera pas non plus deux textes annexes : « Pour mettre en scène Quai Ouest » d’une part, qui sont des notes autour de la mise en scène et des considérations générales sur les rapports entre l’écriture et le plateau ; et « Un hangar à l’Ouest », réédité dans l’édition de Roberto Zucco, qui reprennent des propos d’entretiens avec Alain Prique. Il s’agit moins de paratextes que de péritextes, qu’on envisagera par ailleurs.
Le premier de ces cinq types de textes, c’est d’abord l’étonnant résumé de la pièce, en quatrième de couverture — que Koltès avait rédigé pour le programme du spectacle.
Un homme voudrait mourir. Il prévoit de se jeter dans le fleuve, dans un endroit désert, et, parce qu’il craint de flotter, il dit : « Je mettrai deux lourdes pierres dans les poches de ma veste ; ainsi, mon corps collera au fond comme un pneu dégonflé de camion, personne n’y verra rien. »
Il se fait conduire (dans sa Jaguar, qu’il ne sait pas conduire lui-même), sur l’autre rive du fleuve, dans un quartier abandonné, près d’un hangar abandonné, dans une nuit plus noire qu’une nuit ordinaire, et il dit à celle qui l’a conduit : « Voilà, c’est ici, vous pouvez rentrer chez vous. »
Il traverse le hangar, avance sur la jetée, met deux pierres dans les poches de sa veste, se jette à l’eau en disant : « Et voilà » ; et, avec de l’eau sale et des coquillages pleins la bouche, il disparaît au fond du fleuve comme le pneu dégonflé d’un camion.
Quelqu’un, qu’il ne connaît pas, plonge derrière lui et le repêche. Trempé, grelottant, il se fâche et dit : « Qui vous a autorisé à me repêcher ? » Puis, en regardant autour de lui, il se met à avoir peur : « Qu’est-ce que vous me voulez ? » En voulant repartir, il s’aperçoit que sa voiture est toujours là, qu’on a mis le moteur hors d’usage, qu’on a crevé les pneus. Il dit : « Qu’est-ce que vous me voulez, exactement ? »
Un résumé ? Plutôt la reformulation du début de la pièce sous une autre forme (et même un peu avant le début), avec des indications qui ne seront pas données dans la pièce : une narration dans les termes d’un récit traditionnel, au présent, avec alternance des descriptions d’action, et des discours. Pourtant, aucune des paroles rapportées ici ne seront prononcées dans la pièce. En outre, les personnages ne sont pas ici nommés : s’agit-il vraiment des personnages de la pièce que l’on va lire ? Certes, on reconnaît Koch, qui cherche à se suicider en se jetant dans le fleuve, Monique, qui l’accompagne — et celui qui le repêche, Abad (qui n’est là pas du tout décrit). Mais qui l’entoure ? Lui seul, d’autres ? Il ne s’agit pas seulement d’une manière de raconter autrement le début du drame, mais aussi de raconter autre chose — processus proche de la métaphorisation. En insistant sur la tentative de suicide de Koch, l’auteur donne une fausse piste, puisque cette tentative ne sera que le point de départ de la pièce, un point de départ très rapidement évacué, et remplacé par d’autres enjeux. En mettant l’accent sur la menace muette de ces sauveurs, ce pseudo-résumé ouvre sur un mystère qui ne sera pas tout à fait celui de la pièce, mais qui sera plutôt déplacé. Profondeur feinte, qui dit un possible de la pièce, elle joue le rôle d’une narration déceptive, et en cela féconde parce qu’elle multiplie le récit premier.
Par ailleurs, cette situation (l’homme demande ce que les autres veulent, qui ne répondent pas) n’existe pas dans Quai Ouest — en revanche, le détail initial (le souci de placer des pierres dans ses poches « parce qu’il craint de flotter ») sera la préoccupation de Fak et de Charles, ou plutôt leur négligence, et la pièce s’achèvera justement sur ces mots de Fak : « Il flotte », en voyant le corps de Koch à la surface de l’eau insuffisamment lesté. La première et la dernière parole du texte dit (non de la pièce) porteront donc sur ce même fait : lester un corps pour qu’il plonge dans les profondeurs — manière de nommer, métaphoriquement, le geste d’écriture et sa dynamique : lester le corps du texte, mais pas trop, pour qu’on puisse le voir encore, et ce jeu entre surface et profondeur désignerait autant le fleuve que l’épaisseur des signes dans laquelle la pièce va flotter, entre manifestation d’évidences en surface et en profondeur secrets plus impalpables qui remuent .
Ainsi, le récit second du résumé (second dans le temps de l’écriture, mais premier pour le lecteur qui entrerait dans ce texte ici), à partir d’une variation sur la pièce, formulerait une espèce de conte, dont il possède les traits stylistiques jusque dans l’indétermination vague, le point de départ arbitraire et fabuleux : « un homme voudrait mourir », la désinvolture tragique propre à ce type de récit : « Et voilà ». Cette entrée en matière n’en est pas seulement une, mais devient à elle son propre récit. Fable autonome, elle travaille des motifs présents dans la pièce, et non un sujet. « Qu’est-ce que vous me voulez ? […] Qu’est-ce que vous me voulez, exactement ? ». La question qu’adresse l’homme ici à ses sauveurs, dans l’inquiétude qui se dégage de la répétition, joue avec l’attente du lecteur : oui, la pièce portera précisément et vaguement sur cet « exactement » qui sera l’un des enjeux généraux de la pièce — peut-on savoir ce que l’autre attend de nous, exactement, et qui ne sera pas seulement un peu d’argent, ou une parole ? Mais cet « exactement » pourrait tout aussi bien s’adresser à ce texte, question que poserait le lecteur à la pièce dans ce début de la lecture avant le début du texte, qui n’aura de cesse de déjouer les attentes de ce qu’on attendrait exactement d’un texte de théâtre.
C’est avec le même écart et le même jeu que Koltès va écrire la présentation des personnages, en surexposant l’écriture de ce passage obligé, par nature purement fonctionnelle, mais ici habilement manipulée.
Dans un quartier à l’abandon d’une grande ville portuaire occidentale, séparé du centre-ville par un fleuve, un hangar désaffecté de l’ancien port.
Koch, Maurice, soixante ans ; Pons, Monique, quarante-deux ans. Cécile, soixante ans ; sa fille Claire, quatorze ans ; son mari Rodolphe, cinquante-huit ans ; et Charles, leur fils de vingt-huit ans. Un garçon surnommé Fak, de vingt-deux ans environ. Et un homme d’une trentaine d’années, sans nom, que Charles, au début, appela deux ou trois fois « Abad » .
Si la présentation du lieu donne le change, à la fois objectif et neutre, imprécis et descriptif, l’exposé des noms des protagonistes étonne. Surjouant d’abord la neutralité de la dramatis personae pour tendre vers la fiche administrative (voire policière ?), ou faussement romanesque, jusqu’à la caricature naturaliste, avec inversion des noms / prénoms et âges à l’exactitude suspecte (« soixante ans, […] quarante-deux ans, […] cinquante-huit ans… ») elle abandonne ce stylème pour n’indiquer que les prénoms, puis un surnom, puis un surnom attribué, et des âges de plus en plus approximatifs (« vingt-deux ans environ […], une trentaine d’années ») — comme si se défaisait peu à peu l’entreprise de nomination et de caractérisation, pour atteindre une intimité plus forte avec l’attribution d’un nom à un homme qui n’en a pas : geste métathéâtral, mais pas uniquement. In fine, ce n’est plus l’auteur qui nomme ses personnages, mais l’un de ses personnages qui nomme un autre, comme par contamination. Dans sa tâche de nomination et d’écriture, elle annonce déjà le statut singulier, à part, de l’homme sans nom (qui sera sans parole) et de sa relation avec Charles.
Là se lit déjà tout le trajet du texte, celui qui consiste à se défaire des attributions normatives pour approcher dans l’indétermination fonctionnelle, quelque chose qui serait la singularité la plus énigmatique : geste d’écriture qui relèverait du geste de Charles auprès de « Abad », dans l’attribution d’une identité dont lui seul serait dépositaire, et non pas le texte. En ce sens, on ne sera pas étonné de ne jamais trouver dans la pièce cette situation (alors que le texte liminaire laissait entendre qu’elle se produit « deux ou trois fois ») où Charles appellera l’homme « Abad ». Didascalie interne, et charge au metteur en scène d’insérer dans le dialogue ces moments où Charles le nommera ? Ou indice qui signale que le « début » évoqué ici n’est pas celui de la pièce écrite, mais du récit plus général qui le porte, dont le texte n’évoque qu’un fragment découpé dans un ensemble plus vaste ? C’est cette deuxième hypothèse qui semble la plus juste, dans la conception du récit que porte Koltès, dans Quai Ouest en particulier, qui ne cesse de chercher son autonomie non seulement par rapport à la scène, mais même par rapport à l’écriture, et (fictivement, bien sûr) à son auteur. La pièce prend son indépendance sur la convention, et affirme d’emblée sa volonté d’émancipation par rapport aux codes, tout en donnant l’illusion de les suivre respectueusement : poétique qui sera celle de la pièce.
Le troisième texte qui fait violence aux conventions (écrites) du théâtre est celui qui ouvre la pièce avant qu’elle ne commence, en amont de son intrigue :
Une aube de tempête de neige, deux ans auparavant, Charles, qui rentrait par le ferry, fut averti par les ouvriers qu’il croisait chaque matin et qui embarquaient pour travailler au port, d’une présence anormale et inquiétante, le long du mur extérieur du hangar. Il s’y rendit et aperçut une sorte de tas, sombre et immobile, à demi recouvert par la neige, qui ressemblait vaguement à un sanglier mort ou assoupi. Il s’en approcha ; lorsqu’il en fut à deux mètres, la forme se dressa brusquement, grande épaisse, agitée de tremblements, les yeux brillants et avec une calotte de neige sur la tête ; elle prononça quelques mots inintelligibles, à ce point inintelligibles qu’ils firent rire Charles qui en retint les dernières consonances, probablement anglaises ou, peut-être, arabes, dont il baptisa provisoirement l’animal. Puis, car il était d’excellente humeur, il le prit par le bras, l’entraîna dans le hangar, lui découvrit un coin où l’étranger fut à l’abri de la neige. Il y déposa quelques cartons pour lui tenir chaud, et après l’avoir vu s’y terrer, dégageant une intense fumée de tout le corps, Charles s’éloigna en sifflotant et rentra chez lui .
Récit amont, se déroulant, dans la fiction, « deux ans avant », mais récit détaché structurellement de la pièce aussi, (et isolé par les italiques) ce texte ne semble entretenir que peu de rapports avec les enjeux narratifs de l’ensemble. En racontant la rencontre avec Charles et Abad, l’auteur choisit de fait d’occulter les autres personnages, qui seront privés du récit de leur origine — il met l’accent sur cette relation, une seconde fois après la présentation des personnages qui déjà les singularisait. Surtout, il construit déjà une poétique qui instituera un mode de lecture : réalisme du decorum, violence de celui-ci, animalisation des corps, beauté de celle-ci, onirisme quasi-magique de cet univers de parole et de matière, où une langue incompréhensible finit par nommer (dans ses terminaisons nerveuses : le b.-a. ba [ABA(D)] de la langue qui initie l’alphabet de la langue), et où un corps fume sans que cela n’étonne outre mesure Charles. Texte injouable, il est généralement injoué ; texte qui n’appartient pas à la scène, mais qui est comme la condition de ce théâtre : son préalable, sa matière première, ses prémices — puisque lui aussi initie un mode d’écriture et de lecture, un certain rire aussi ; scelle une relation dans son évidence et son mystère, qui sera l’un des nœuds de la pièce. Ultime (et puissant) lien avec le plateau, il détermine surtout, dans l’esprit de l’auteur, le choix de l’acteur qui doit jouer Abad, qui devra être choisi en fonction de la fumée que dégage son corps dans l’obscurité . La provocation évidente de Koltès quant à la distribution, l’humour sous l’apparente gravité (mais aussi la gravité sous l’apparence de l’humour), révèle la nature complexe de ce texte et sa portée, qui n’est celle de l’intrigue que secondairement, mais qui engage en partie la légitimité théâtrale de l’ensemble. C’est comme si ce texte disait l’épreuve initiatique de l’acteur devant jouer le personnage, et ce seuil serait comme un passage (pour le texte, l’acteur, l’auteur, et le lecteur) qu’il faut franchir, épreuve inaugurale de tout un théâtre qui se place en avant, en premier : où la matérialité du corps, sa réaction au dehors, les combinaisons chimiques qui en font un corps présent, travaille la présence de ce corps.
Il est un quatrième type de texte, de nouveau hors de la scène mais l’initiant aussi d’une certaine manière : ce sont les exergues, nombreuses, qui ouvrent plusieurs scènes. Quai Ouest est ainsi parsemé de citations qui apparaissent comme autant de clés de lecture, de serrures aussi le plus souvent, tant le lien avec ce qui suit semble secret. Aux deux épigraphes qui ouvrent l’ensemble — la Genèse et Resting Place, chanson reggae de Burning Spears — succèdent quelques citations : Les Misérables, de Victor Hugo ; Benito Cereno, de Herman Melville ; Lumière d’Août, de William Faulkner ; Martin Eden, de Jack London , Typhon, de Joseph Conrad ; La Dispute, de Marivaux — des romanciers, pour le plupart, anglo-saxons surtout, à l’exception de Hugo et Marivaux. Elles dessinent une cartographie littéraire, territoire élu de Koltès en matière de lecture : simple signe pour marquer ses préférences ? Plaisir d’évoquer des auteurs admirés, de s’inscrire en leur filiation ? Ou indices qui donneraient du sens à la partie de la pièce écrite sous leur patronage ? Voire, autre hypothèse localisée cette fois sur le plan du geste d’écriture : textes qui ont pu inciter, sous quelque point de la composition, la rédaction de tel ou tel passage ?… Hypothèses toutes possibles, et peut-être faut-il se situer au croisement de toutes celles-ci pour les envisager : gratuité ; filiation ; fausse-piste ; vraies signes pour indiquer le sens de la lecture ; leviers d’écriture.
« Il s’arrête pour s’orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont disparu. »
Victor Hugo.
La phrase des Misérables, parce qu’elle ouvre le texte, est en ce sens programmatique à la fois du sens que l’auteur confère à ces types de citations, et de leur fonctionnement. On sait l’importance des grands romans de Victor Hugo aux yeux de Koltès, leur force métaphorique — L’Homme qui rit, Les Travailleurs de la mer notamment. Le placer en ouverture, c’est indiquer par là le territoire de reconnaissance littéraire dans lequel l’auteur souhaite s’inscrire : et c’est au plus haut qu’il vient chercher celle-ci, chez des écrivains parmi les plus considérables. Mais cette épigraphe, en isolant cette phrase — qui prend des allures fantastiques, coupées de tout contexte —, semble comme introduire le texte, articulée étroitement avec la situation qui ouvre la pièce : l’entrée, dans la noirceur du hangar, de Koch et de Monique. La nuit recouvre d’emblée l’espace jusqu’à absorber en lui une partie du corps : la perte inaugure le texte, celle qui rend le repérage impossible — et la pièce dès lors possible. Cette coupure inaugure la situation concrète et métaphorique de personnages perdus, dans l’espace littéral et figuré du théâtre. Jean-Pierre Sarrazac fait de cette phrase l’une des approches majeures de Koltès, signe d’un rapport qui l’unirait à Beckett : la mise en valeur du pied. Mais là où Beckett insiste sur ses stigmates et la douleur qui empêche d’avancer, Koltès mettrait l’accent sur sa disparition .
Surtout, en occultant le titre de l’œuvre de Hugo, cette phrase ouvre à une caractérisation plus générale sur l’orientation non plus des personnages, mais de la pièce elle-même. Invitation à se perdre, à se laisser contaminer par le régime de vision, faite d’obscurité visible, d’invisibles chemins d’orientation, pour faire de la disparition l’outil de l’avancée : un mouvement entre le visible et l’invisible. En arrêtant le récit au moment où il commence, il rejoue, sur un mode beckettien, l’initiale interrompue, et les questions de Monique qui se lisent comme une réponse à la citation de Hugo (« Et maintenant : où ? Par où ? Comment Seigneur ! Par ici ? C’est un mur on ne peut plus avancer … » ) ne sont pas sans évoquer celles qui ouvrent l’Innommable (« Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant . ») Ces questions posent plus profondément celle de la possibilité d’un récit après ce début, et marquent d’emblée la volonté de dialoguer avec une littérature de l’effacement, de la possibilité d’un récit après l’effacement . Le « il » hugolien, qu’il désigne le personnage, l’auteur, le texte, ou le lecteur, ouvre en tous cas à la pluralité non contradictoire de ses possibilités. Peut-être dit-il aussi le mode de lecture de toutes les citations qui suivront : dans la disparition de la référence, l’orientation serait vaine, et celui qui chercherait l’origine et le sens de chacune de ses phrases se perdraient sans doute davantage — à trop regarder les pieds, on finit par ne plus savoir marcher dans le noir. La métaphore de la marche, présente depuis les premiers textes, persiste ici : elle désignerait autant l’écriture que la lecture : dans l’un comme dans l’autre geste, tout arrêt est une perte, l’illusion de l’orientation. Seule compte l’avancée, dans les égouts de Paris avec le corps à moitié mort de Marius sur le dos, ou à travers le mur d’obscurité, dans les opacités du langage et du monde, comme dans les hangars les plus invisibles à force de noirceur, l’en-aller qui emporte le sens, éparpille l’assignation d’une direction unique, tend à repousser la verticalité noire du monde et la menace d’obscurité de la langue, pour s’échapper hors d’elle.
La multiplicité de ces citations fait de Quai Ouest un texte composé aussi de paroles étrangères, incorporées à la pièce, devenue corpus multiple et pluriel, nourrie et irriguée de littératures : elle s’efface de la pièce jouée sur scène, comme si l’écriture opérait sur ces écritures la disparition des références quand il s’agira de les monter. Les citations seraient ainsi les pieds de ce texte, profondeur physique qui soutiennent et emportent, et sur lesquelles on serait tenté de s’appuyer pour « s’orienter » dans la lecture, mais qui disparaissent dans le noir de la représentation.
Le dernier type de texte présent dans le livre publié mais non destiné au spectacle est sans doute le plus original, le plus mystérieux aussi, pas le moins textuellement spectaculaire : il s’agit de trois longs monologues (non dramatiques) qui concernent, dans l’ordre, Abad , Rodolphe , et Fak , écrits suivant un même modèle : une parenthèse isole un long passage entre guillemets, clos par une phrase lapidaire qui désigne le locuteur du texte : « dit Abad, […] dit Rodolfe, […] dit Fak ». Le retrait et la disposition typographique mettent paradoxalement l’accent sur l’importance de ce texte — comme si se disait là un secret, dévoilé et en même temps opacifié, redoublant le mystère à la fois de chacun de ces personnages et de la nature de ces textes, de la portée de ces révélations sans objet, ou dont l’objet est fuyant. Ils prennent la forme de discours analeptiques sur des expériences assez précises de chacune de leurs vies. L’adresse de ces discours est problématique : Abad ouvre et clôt son monologue par deux indications de personne : « qui es-tu ? […] ne me demande plus qui je suis. », qui pourrait désigner Charles, tout aussi bien que le premier passant, le lecteur lui-même qui s’interroge sur son identité : l’auteur enfin, qui questionnerait son personnage dans une fiction de la fiction possible, vertigineuse. Le monologue de Rodolfe rejoue un dialogue entre lui et le Capitaine, mais à qui raconte-t-il ce dialogue ? Quand à Fak, au nom quasi-transparent, il semble relativement clair qu’il s’adresse directement à son sexe, à la fois directement par le « tu », et indirectement, puisque Fak passe ensuite à la troisième personne pour le désigner.
Ainsi aurait-on une vue sur les personnages, dans la parole confiée (mais à qui ? Non pas au spectateur, au lecteur seulement : une parole volée ?), quelque chose de confié qui serait à chacun sa blessure secrète, son for intérieur. Au centre de la série se situe le monologue de Rodolfe, qui raconte en creux le secret de son émasculation. Ici s’énonce la loi, le secret, de ce que raconte ces récits. De part et d’autre, et suivant donc la même logique voilée, chacun fera le récit d’une perte, d’un arrachement, d’une déchirure : la perte du nom pour Abad, celui d’une certaine innocence, la perte de la liberté et la contrainte par le corps, l’obéissance aux instincts sexuels pour Fak. Entre parenthèses se dirait ce qui ne peut se dire : mais comme l’on ne peut dire ce que l’on doit dire ici et maintenant (puisque, ici aussi, « il faudrait être ailleurs »), alors le texte invente en lui des utopies de langage et d’être, un espace marginal au sein même de la page, mais chargé d’une énergie différente : un ailleurs textuel, ailleurs du spectacle aussi — un espace qui ne peut en fait pas exister, n’existe nulle part, ni dans le texte ni dans le spectacle, mais dans une parenthèse qui dessine les contours d’une intériorité, souvent violente, douloureuse, basée sur un paradoxe (celui de la perte de ce qui constitue normalement l’être) enveloppé de secrets, qui en se disant ne se laisse pas résoudre pour autant. Dès lors, ces monologues pourraient se lire comme des textes en négatif de la pièce, de même que la pièce se jouerait en miroir et en regard de ceux-ci.
Ces ailleurs textuels ne manquent donc pas d’évoquer des récits de « fors intérieurs » — échos des « Carnets de Combat de nègre et de chiens ». Mais ces carnets sont ici insérés dans le texte lui-même. Sont-ils les traces des « Carnets de Quai Ouest », c’est-à-dire, selon la génétique du geste d’écriture de Koltès, des récits en amont de la pièce, amassés en essais de paroles et de personnages hors de tout récit, excepté celui de chacune de ces incarnations ? C’est une hypothèse — un mystère de plus. Récits intérieurs et souterrains, clandestins, les monologues non dramatiques narrent donc un souvenir ponctuel, et prennent une dimension emblématique et métaphorique par leur rareté et leur isolement — surtout, ils disent quelque chose de chacun d’eux qui n’est pas présent ailleurs dans la pièce : ce qui ne fait qu’épaissir leur secret, prolonger l’épaisseur de chacun aussi.
Si les mystères de ces textes sont nombreux, ils portent surtout sur ce qu’ils cachent davantage que ce qu’ils disent — en ce sens, on pourrait s’étonner de l’absence de monologues concernant les autres personnages : peut-être pourrait-on mieux en comprendre la portée en saisissant les raisons de ces silences. Koch et Monique, Claire et Cécile, ainsi que Charles sont privés d’une telle prise de parole. On pourrait penser que le couple introduit clandestinement dans le hangar n’appartient pas au même régime de discours que les autres ; on pourrait aussi supposer que les personnages féminins, mineures — l’une proche de l’enfance, l’autre de la mort — encore infans ou près de l’être, ne peuvent également prétendre à cette voix infra-textuelle. Mais Charles ? C’est que peut-être le discours souterrain de Charles est lui-même caché, et par conséquent présent, dans le secret du texte : qu’il se tapit dans le récit d’ouverture, celui de la rencontre avec le Noir, et résiderait ainsi entièrement dans le nom qu’il laisse à Abad — qu’on pourrait reformuler ainsi : (« Abad », dit Charles). Inscrit dans le texte, mais au discours indirect de l’italique d’ouverture (indirectement écrit et finalement silencieux dans la pièce), il s’agirait là d’un silence redoublé, échangé avec le mutisme d’Abad, parole en creux de ce silence — et pourtant, ici serait tout le secret de ce personnage, exposé, mais dans le même mouvement enfoui.
Ces propositions sont évidemment autant d’hypothèses, de rêves sur un texte absolument irréductible à toute solution : s’il est important de les formuler cependant, d’en formuler quelques-unes (il y en a sans doute bien d’autres possibles), c’est moins pour dégager ces résolutions de l’énigme que pour mettre en pratique ce que le texte appelle — cette activité de lecture comme dynamique à l’œuvre incessamment, prenant appui de toute partie du texte pour jouer en lui, parfois par-dessus ou en surplus du spectacle. Rêver ces dialectiques, c’est aussi jouer le jeu du plaisir du texte ; c’est entrer dans la logique d’un geste qui travaille la dualité de la surface et de la profondeur sur tous les plans, l’invitation à l’interprétation — et si, au fond du mausolée du texte que le regard critique (violeur de tombe égyptienne ) aura fouillé, il ne trouve qu’un peu de cendres, ce n’est pas contre le texte, mais appelé par lui qu’il se constituera.
Ces monologues, « écrits comme des monologues romanesques, ne doivent bien sûr pas être joués », précise Koltès, qui ajoute : « mais ce ne sont pas non plus des textes pour les programmes. Ils ont leur place, chacun, entre deux scènes, pour la lecture de la pièce ; et c’est là qu’ils doivent rester. Car la pièce a été écrite à la fois pour être lue et pour être jouée. » Double nature idéale du texte ici explicitement revendiquée, elle implique une dualité qui implique deux manques. Si le texte est manquant (d’un spectacle), le spectacle sera manquant (du texte) : œuvre déceptive, et féconde de part et d’autre de ses moyens d’existence, jamais achevée aussi. Surtout, Koltès permet « d’ouvrir des fenêtres sur les personnages », comme aime à le dire Catherine Marnas — d’une grande aide pour les metteurs en scène qui trouvent là, si ce n’est des clés, au moins l’endroit où la porte se dresse entre le personnage et son dehors. Nature d’un texte double qui n’est complété dans aucun temps (ni celui de la représentation, ni celui de la lecture) — là où Molière disait qu’il écrivait des pièces à voir, là où Musset ou Hugo écrivent des pièces à lire dans un canapé, là où aujourd’hui Joël Pommerat renverse la formule de Koltès en disant : « je n’écris pas de pièces, j’écris des spectacles », lui serait à la recherche, à partir de l’écriture, d’une synthèse sans dépassement, dans un jeu de va-etvient, de retour l’un sur l’autre, où la pièce porterait un spectaculaire de l’écriture, et l’écriture de la scène une littérarité exposée. Au centre et à la fin, le plaisir : celui d’écrire, de lire. Et dans le miroitement de l’écriture et de la scène, du jeu.
3. Énigmes des personnages
Les creux de l’être
Le miroitement du récit, s’il porte sur sa structuration et sur l’écriture, s’incarne finalement le plus fortement dans le personnage — parce que c’est lui qui raconte l’histoire comme il est raconté par elle, et parce qu’il fournit autant une métaphore du récit que de son écriture ; en cela le personnage est le dépôt ultime d’une narration élaborée selon ces jeux de surface et de profondeur : surface de la fable remuée par les profondeurs des personnages.
Moi, je crois toujours mes pièces très claires. S’il y a des énigmes, c’est sur la profondeur d’un personnage. Tout le monde est énigmatique, à un moment donné. Alors, quand on raconte un personnage, ce personnage se promène avec ses énigmes, et moi, je ne suis pas là pour les résoudre ; au contraire, je suis là pour les montrer .
Fable de Koltès : revendiquer des personnages énigmatiques comme s’il s’agissait d’êtres de chair et de sang, autonomes, alors que ce sont des artefacts imaginés et construits par l’auteur. Mais si celui-ci feint de confondre plan de la vie et plan de la fiction, passant de la « profondeur d’un personnage » à l’énigme que « tout le monde » porte, c’est moins pour superposer ces plans que pour les articuler au lieu précisément du secret, qui prend nécessairement forme dès lors que le récit les « raconte » — c’est-à-dire décrit les déplacements sur la surface du plateau/de la fable. Reprenant l’opposition de la narratologie américaine, suivant l’injontion des novelists — « Show, don’t tell » —, Koltès revendique une position de retrait dans la constitution du sens du texte. Mais Koltès, à y regarder de près, redéploie l’opposition : le tell n’est pas le contraire du show, mais son outil — et c’est à force de paroles, on l’a vu, que l’auteur montre et raconte. Ce qu’il refuse, c’est de démontrer : en cela, la véritable opposé du show, c’est l’explicitation. Bien raconter, c’est montrer :
On essaie souvent de nous montrer le sens des choses qu’on nous raconte, mais par contre, la chose elle-même, on la raconte mal, alors que c’est à bien la raconter que servent les auteurs et les metteurs en scène, et à rien d’autre .
Montrer, c’est-à-dire exposer une intrigue dans son déroulement. Revient encore et toujours l’image d’une promenade, de la marche : elle superpose l’écriture et le récit — qui elle serait formulée dans le verbe et emporterait ses mystères.
Ma prochaine pièce raconte un peu l’histoire d’un lieu et des gens qui y transitent. […] L’activité humaine s’y trouve comme grandie. C’est une activité tissée de mille drames ordinaires : le désir, le goût de l’argent, l’illusion de la complicité, la profondeur des secrets que chacun garde .
C’est sur cet axe-ci que Koltès articule le réel (« tout le monde ») et l’art (« les personnages ») — c’est par là que ces personnages s’incarnent. Il faut dire que le personnage est le lieu d’un récit autonome, organique — Koltès porte un soin tout particulier aux histoires que chacun d’eux portent. L’idéal romanesque — balzacien — de l’auteur se retrouve ainsi dans cette empathie scripturale qui le conduit à les écrire si profondément qu’il leur façonne plus qu’une personnalité : une intériorité. Cette épaisseur intérieure, dont se méfiait et se défiait Koltès à ses débuts, il s’y livre à partir ensuite radicalement, faisant de chaque personnage un monde, avec sa complexité, ses épaisseurs. « Un poète est un monde enfermé dans un homme », écrivait Victor Hugo : on pourrait faire de chaque personnage de Koltès un tel poète, possédant chacun sa langue, son système musical, une vision sa place dans l’ordre du monde, et sa manière de l’habiter. Dès lors, quand ils seront pris dans l’intrigue, ils porteront avec eux celles-ci, et « se promèneront avec leurs énigmes » que la fable n’explicitera pas, mais sur lesquelles ils seront adossés, ou desquelles ils puiseront les raisons de leurs actions. Cependant, ces raisons ne seront jamais exposées telles quelles : et bien au contraire, bien souvent opacifiées. Car bien souvent, l’énigme de ces personnages réside précisément dans une participation énigmatique au monde.
Fak. La voix du sexe. A toujours un coup comme objectif mais l’essentiel est la préoccupation parallèle ou souterraine qui accompagne ses efforts pour atteindre l’objectif ; et l’objectif une fois atteint la réaction est violente ou déroutante, faisant apparaître comme un raz-de-marée la préoccupation véritable sous une forme d’amoncellement de tous les désirs et les souffrances d’un homme .
Dans ces notes préparatoires, Koltès construit le personnage de Fak sur l’articulation d’une « préoccupation […] souterraine » (principale) et d’un « objectif » (secondaire) apparent. Le personnage est composé de strates, « d’amoncellement » que la pièce n’exposera pas. On en percevra seulement l’écume dans ses paroles de ce secret, qu’un raz-de-marée finira non par révéler, mais emporter, mêlant profondeur et surface. N’est-ce pas le viol de Claire, dont l’acte réalise l’objectif, mais dont la justification par la satisfaction d’un pur désir semble remise à cause par le monologue non-dramatique, qui disait sa volonté de dompter son instinct sexuel ?
Ce que Koltès cherche à fabriquer, c’est l’illusion d’une intimité, qu’il mettrait cependant à distance en tant que telle. L’auteur disait se sentir étranger à la dramaturgie américaine de son temps, et refusait qu’on le rapprochât d’un dramaturge comme Tenessee Williams, justement parce que lui ne faisait pas de la révélation d’une intimité l’enjeu psychologique de la pièce et du personnage. Ce que la langue construit, ce n’est pas une remontée à surface, mais des mouvements de masses qui ne se laissent voir que comme cachées, maelström de désirs et de souffrance d’un homme à lui-même occulte, comme en témoigne son monologue, en partie construit sur une objectivation de son corps, c’est-à-dire mesurant la distance qui sépare son être de son corps par la langue — étranger à lui-même et à ses propres secrets. Le secret est la dynamique miroitante d’un mouvement qui le creuse et le rend désirable : aux yeux des autres, comme à ceux des lecteurs . Elle est le mode d’écriture du personnage de Koltès — secret est ce qui se voile et se montre comme secret, où, comme chez Beckett, « le tu est la lumière du dit ».
C’est pourquoi, nul personnage plus énigmatique que celui qui se tait — il n’est pas de secret plus grand que ceux qui justement s’exposent comme tel, non pas dans le mutisme, mais dans le tu. Abad n’est pas muet, il est silencieux. C’est bien qu’il a quelque chose à cacher — et sa parole elle-même avant tout .
Tu as le droit de garder tes secrets ; même un frère a le droit d’avoir des secrets pour son frère ; même un frère qui a trop de secrets pour son frère, ça n’est pas un frère, c’est un étranger, et si ce n’est pas un étranger, alors, c’est un traître.
Mais Abad est le personnage limite : personnage silencieux qui serait comme « l’enfant », le passant que trouve le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, ou comme l’un des frères anonymes de Alboury — on verra dans quelle mesure il peut figurer comme le point zéro des personnages de l’œuvre de Koltès. Son énigme est son pouvoir d’attraction, et s’il ne parle pas, c’est sans doute parce qu’il garde le silence des autres — tous viennent à lui pour se confier et lui confier ces secrets dont il serait dépositaire, garant. L’énigme d’Abad est celle des autres : tuer Charles est ainsi une manière, comme le lisait Jean-Christophe Saïs, de le libérer .
Fak dit que tu as raison ; il a raison ; tu as toujours raison ; ça doit être parce que tu ne parles pas beaucoup et que tu gardes tes secrets ; alors, bien sûr, tu ne te trompes pas beaucoup. En tous les cas, moi, je ne ferai pas mon chemin sans toi, avec toi je n’aurai jamais de secrets, moricaud, jamais je ne serai un traître.
Tous les (autres) personnages koltésiens seraient ainsi construits sur le modèle d’un tel miroitement incessant entre l’évidence d’une parole qui ne cesse de s’exposer, et une énigme qui à la fois constitue le personnage et le soustrait à toute détermination totale : la parole est cet outil qui fait miroiter une évidence, et la dérobe. Et pourtant le secret sera toujours appelé dans le texte comme un espace à rejoindre, l’ailleurs essentiel, non pas seulement ce qui fonde mais ce qui constituerait comme l’horizon du personnage.
Cécile (bas) — Dans le secret, Carlos, tout au fond de ton cœur, est-ce que jamais tu ne songes à retourner au pays pour faire ta vie là-bas ! est-ce qu’en secret jamais tu ne rêves, au moins, au pays d’où l’on vient, où tout serait plus simple pour toi, où tu ne serais pas étranger, où l’on parle ta langue et où tu serais honoré ? En secret dis-le-moi, Carlos, si tu ne rêves jamais à notre pays où les rues sont si propres, où il fait tellement frais quand ici on transpire, et tiède quand nous on gèle de froid, où les gens sont chrétiens et où l’on nous respecte ? Dis-moi, dans le secret, combien de fois déjà tu as rêvé, Carlos, aux paysages de notre pays, aux maisons de notre pays, à l’eau, aux orages, aux printemps de là-bas, dis-moi au moins cela.
Ainsi, toujours le langage sera le miroitement à la fois d’une surface toujours mouvante, et d’une profondeur qui se creuse encore, le secret d’un secret sans fond, dont le fond serait le secret lui-même, soustrait : et cette dialectique peut-être infinie laisse voir un dehors de la langue qui ne se résout pas sans s’annuler. Affrontement entre l’écriture et son exposition, entre le personnage et les autres, entre l’être et lui-même — le texte bâtit le personnage comme une pyramide égyptienne : monument (ce qui édifie l’injonction au souvenir : le secret d’une origine) dressé sans porte ni fenêtre, scellé de l’intérieur, dont le dehors lève une surface pure aux arrêtes tranchantes, mais qui enferme un dedans labyrinthique, troué de chambres et d’anti-chambres qui sont autant de pièges tendus aux profanateurs qui voudraient piller le tombeau — la pyramide est un mausolée, une solitude — et qui ne trouveraient que pièces imbriquées les unes dans les autres, et ces pièces de dessiner un parcours dans le labyrinthe intérieur destiné à les perdre.
La vraie profondeur de Koch, s’il en est une, vient de la multitude de barrières qu’il a élevées entre ce qu’il révèle et son secret ; au point que, quand on croit avoir découvert enfin le cœur du problème, on peut être certain que ce n’est encore qu’une barrière façonnée pour empêcher qu’on pénètre davantage, au point qu’il n’est pas sûr du tout qu’à la fin il y ait un secret, sinon que Koch se présente comme une infinité de cercueils pharaoniques emboîtés les uns dans les autres et destinés à tromper le regard ; et que vouloir profaner l’infini mystère de cette tombe conduirait probablement l’explorateur à découvrir une dernière boîte renfermant quelques cendres mortes et dépourvues de sens .
Deviner la profondeur depuis la surface : et dans le miroitement, lire autant notre regard que celui que travaille le texte — face à Narcisse, le lac regarde, aussi, écrivait Bachelard . Ainsi, entre le personnage et la pièce, une dualité qui ne fait que redoubler le miroitement du personnage lui-même en prise avec ses secrets — hypothétiques. « La profondeur de Koch, s’il en est une », glisse malicieusement le texte, qui à force d’accumuler les secrets, évoque l’éventualité qu’il n’y en ait pas : mais peu importe, finalement, son existence. Ce mouvement sera celui de la rencontre du Dealer et du Client : « si vous marchez à cette heure et en ce lieu… » — cette condition suffit à la parole, parce que le théâtre lui-même, espace de fragilité, ne s’établir qu’en s’édifiant de lui-même entièrement, à la manière d’un geste cartésien, refondant la totalité de la réalité après avoir douté de tout, et reposant pierre sur pierre, les conditions de sa représentation. Mais le secret, qui échafaude l’être, pourrait bien n’être qu’un leurre. Seul importe cependant le geste qui vient le dresser, non pas la certitude de ses fondations, toujours suspectes de toute manière, dans un lieu qui n’est voué qu’à la poussière, théâtre que le « rayon blanc » (du réel) suffirait à anéantir .
Raconter une histoire, c’est pour Koltès plus qu’exposer une intrigue, travailler comment ces énigmes élaborent d’autres récits : elles sont autant les motifs de la pièce que tout ce qui pourrait paraître son decorum. Aucune pièce sans ces personnages miroitants, non pas doubles, mais duels : dont la surface ne reflète pas la profondeur, ou ne la reflète que de manière problématique, énigmatique. Sarah Hirshmuller évoque la figure du Rouquin, « être génial, surdoué, beau, et qui dès qu’il ouvre la bouche devient une horreur qui sort 150 obscénités à la seconde », dont la dialectique fonctionne un peu comme celle qui anime Rodion de Procès Ivre, ou Roberto Zucco, deux meurtriers magnifiques, dont l’atrocité des actions sont la contradiction de la beauté de leur figure.
De là, les sous-textes que porte chaque personnage, les détours et les détournements qu’ils opèrent sur le verbe et les autres : « Chaque personnage dans la pièce a son propre langage. Prenons celui de Cal, par exemple : tout ce qu’il dit n’a aucun rapport avec ce qu’il voudrait dire. C’est un langage qu’il faudrait toujours décoder. Cal ne dirait pas ‘‘je suis triste’’, il dirait ‘‘je vais faire un tour’’. À mon avis, c’est de cette manière que l’on devrait parler au théâtre ». Phrase beaucoup citée, sans qu’on interroge le paradoxe fondamental qui la régit : est-ce le langage propre à Cal, ou la manière de parler de tous les personnages au théâtre ? En fait, Cal résout la contradiction en étant le seul personnage du théâtre de Koltès à agir explicitement comme un personnage du théâtre pour Koltès — il est la formulation du secret de chacun d’entre eux. Ainsi les « songeries de l’ingénieur insomniaque », rapportées dans les ‘Carnets’ nous renseignent sur le secret des personnages sans le dévoiler totalement, au revers de Cal lui-même : « il y a trop de nuits, une par vingt-quatre heures, quoiqu’on fasse … ». S’ensuit un délire paranoïaque sur les dangers de la nuit :
Or qui sait le nombre et la taille, l’intention et le but de ce qui, dans la nuit, bouge ou est immobile, mais vit dans son élément naturel ? C’est donc le jour qu’il faut guetter, poursuivre, attraper, tuer, massacrer, exterminer, réduire en poudre tout ce qu’on peut reconnaître comme étant une menace possible .
Horreur proche de celle formulée par Ariée dans L’Héritage, mais ici racontée selon un point de vue inverse — la nuit est l’espace de l’enfouissement, et le jour, dans sa révélation, celui où ces menaces doivent brûler. La lumière et la transparence pourraient trahir celui qui s’y expose. Ainsi, les personnages de Koltès, souvent nocturnes, sont de ceux qui tiennent éveillés — quitte pour cela à boire tellement de café, qu’[ils] ne save[nt] plus si c’est le jour ou la nuit ou autre chose , comme Claire en fait l’expérience — parce que toujours ils font exister avec eux le monde souterrain qu’ils portent en eux, et qui émane d’eux. « Quand pourrai-je dormir sans aucune inquiétude ni cauchemar ? », s’interroge Cal à la fin de sa songerie. Jamais, répond chacun des textes de Koltès. Car c’est dans cette inquiétude que se lève l’écriture et se déploie le récit, et c’est elle que celui-ci raconte — l’inquiétude du récit lui-même est son mouvement ; dans sa fixité n’existe que le sommeil, c’est-à-dire l’abolition de l’image dans une intériorité tue, le récit non plus miroité de l’intériorité, mais intériorisé, et donc invisible.
Cette inquiétude se formule le plus radicalement au sein de Dans la Solitude des champs de coton, où les tours et détours de la pièce sont ceux du langage, où c’est l’objet de l’échange, le propos, qui est tenu secret par les deux protagonistes, au point où il n’est pas certain que le Dealer et le Client savent vraiment de quoi ils parlent — et c’est cela qui les fait parler, justement :
Mais plus un vendeur est correct, plus l’acheteur est pervers ; tout vendeur cherche à satisfaire un désir qu’il ne connaît pas encore, tandis que l’acheteur soumet toujours son désir à la satisfaction première de pouvoir refuser ce qu’on lui propose ; ainsi son désir inavoué est exalté par le refus, et il oublie son désir dans le plaisir qu’il a d’humilier le vendeur .
C’est surtout dans La Nuit juste avant les forêts que ces tours inquiets, nocturnes, détournés, sont matriciels. Du coin de la rue tourné par le passant jusqu’aux circonvolutions des paroles inquiètes de celui qui parle, toute la phrase tourne autour de ce qu’on ne saurait dire ici sans abolir l’ici et maintenant de la parole — une profondeur se laisse voir, un secret qui refuse de se formuler (sauf peut-être dans les ultimes mots du récit — et encore, il faudra s’interroger sur la portée de ce « je t’aime », échappé comme en désespoir de cause). Texte à quel propos ?
L’impression première est que le locuteur parle de tout sauf de ce dont il voudrait parler : et c’est ainsi qu’il en parle. En cela Koltès rejoint-il l’intuition qu’il porte sur le langage, qui se révèle véritablement dans toute son efficacité lorsqu’il est travaillé en creux, qu’il est le creux de l’être et de ses secrets, qu’il désigne dans son creux la puissance de ce qui reste à dire, encore.
C’est un texte sur le langage, je crois. C’était ma première expérience du langage pur, j’ai écrit ça après trois ans où je n’avais rien écrit [...] et je me suis raccroché au théâtre par le langage, je me suis rendu compte ou disons que ce qui m’a intéressé à un moment donné, c’était de me rendre compte que les choses importantes étaient dites en dessous, non pas par l’intermédiaire du langage, mais en négatif par rapport au langage. Je ne sais pas si je suis clair. Il y a un peu de ce qu’on appelle le sous-texte chez Tchékhov, mais qui est parfois même beaucoup plus que ça, et La Nuit juste avant les forêts, c’est ça. C’est si vous voulez, en gros : comment peut-on parler de n’importe quoi, de tout, très mal ou très joliment ou n’importe comment, tout en racontant complètement autre chose. Voilà, c’est ça qui m’intéressait, c’est ça qui m’intéresse le plus maintenant encore au théâtre. […] Ce qui est générateur d’un texte, c’est clair, c’est l’émotion, le désir, des choses de ce type et rien d’autre. Alors, évidemment, à partir du moment où, par exemple, on veut parler d’un désir, comme c’est le cas de La Nuit juste avant les forêts qui est en fait la longue expression d’un désir unique — bien que ce soit plus compliqué, pas simple —, mais en tous les cas, un désir unique, pas très formulé et pas très clair, ni chez la personne qui l’exprime, ni pour nous — c’est ça son intérêt, d’ailleurs, c’est ça qui serait le moteur de l’écriture… Par exemple, si vous voulez, pour prendre un des aspects de la pièce, je dirais qu’il y a un rapport de désir entre la personne qui parle et celui à qui il parle, c’est qu’il y a une manière d’exprimer son désir et de le satisfaire — entre guillemets — par les mots par le langage exclusivement. A partir du moment où on utilise un moyen comme le langage pour faire l’amour, en quelque sorte, on parle de tout, donc on parle aussi de politique .
Parole précieuse, brute dans sa formulation, quelque peu labyrinthique aussi, elle témoigne d’une réflexion qui reste en cours d’élaboration — réflexion riche qui devra aussi être interrogée sur les plans de ce qui reste en creux justement : politique du récit, soustraction de l’idéologie par et pour le désir. Reste l’affirmation d’un intérêt porté sur le théâtre au point précis de l’altérité du récit : raconter quelque chose en racontant autre chose. Écrire un récit double, en plus, ou en dessous, de la langue, c’est raconter deux récits : l’un, par son écriture, l’autre, dans son silence. Aucun privilège n’est accordé à l’un ou à l’autre — entre celui qui parle (trop, trop vite, trop fort) et celui qui garde le silence (il le garde aussi pour l’autre), ce qui importe dans La Nuit jute avant les forêts est ce qui les assemble, qui n’est ni la parole ni le silence, mais le récit qu’il partage ; il excède celui que relate le locuteur, et il est celui que raconte la pièce.
Chapitre VIII.
Les degrés du récit
Réceptions d’une écriture de biais
La dialectiques de l’évidence et du retrait, si elles permettent d’approcher les structurations du récit, ne rendent pas compte de ce qui est premier dans sa perception, et final dans sa réalisation : son effet. La force ne se voit, comme un coup porté, qu’à la mesure de la blessure qu’elle inflige à qui la reçoit. Le mouvement de la force est invisible, ce sont ses conséquences que l’on peut percevoir. Or, les effets de la force participent de part en part de la constitution du récit. Ceux-ci sont pour Koltès l’objet d’une attention toute particulière et sont en fait inclus dans le processus d’écriture. On a déjà pu voir que la fable n’était pas une, qu’elle possédait des niveaux de référence (la métaphore), des strates qui la multipliaient (ses abîmes). Elle est également, sur un plan différent des jeux de surface et de profondeur, travaillée par ce que l’on appellera des degrés. Ces degrés sont de plusieurs ordres mais participent tous à l’élaboration des pluralités internes du récit qui en affectent la réception.
Que le degré soit celui qui permette une compréhension problématique, organisant le passage d’un niveau (de lecture) à un autre ; qu’il soit une ouverture d’angle, faisant entendre un même fait sur le spectre élargi d’un registre ; ou qu’il marque l’intensité relative d’une action — les degrés du récit sont ce qui permet à celui-ci de se renouveler, de résister à l’assignation et de ne pas trouver un terme dans cette résistance. « On conçoit des degrés infinis dans toute la nature, et des degrés infinis en nous […] ; et ces derniers degrés, les plus obscurs, conduisent même à dire qu’on peut avoir des pensées sans savoir qu’on les a », écrivait Alain . Rapporté à l’échelle du récit, on essaiera de voir ces différents degrés, qui permettent non seulement de diffracter la puissance d’évocation de la fable, mais de donner à cette fable la possibilité de se développer en son sein, en fixant et dépassant des points de résistance et d’opacité.
« Moyen mis en œuvre pour parvenir à ses fins », tel est l’un des sens que propose Littré pour « degré », ainsi que : « Transition, acheminement » . Se saisir et localiser les degrés du récit pourra nous conduire à l’envisager dans ce cheminement ; ce sera voir comment le récit brise sa linéarité non plus dans la dialectique dynamique, mais dans les renversements incessants. ces renversements seront ce qui font de la fable et de la parole un accès toujours transitoire, toujours provisoire, à un terme qui n’est toujours que le moyen d’un autre moyen — où la règle ici comme en tout est de passer. Mais où ?
1. Opacité et transparence : raconter à travers
Vitesse (2)
— Koch. — Par quels chemins passe votre réflexion pour mettre tant de temps ! où en est-elle, maintenant ? à la ceinture, à la poitrine ? Accélérez, s’il vous plaît .
Le premier degré du récit est aussi le premier temps de son appréhension — il porte sur la compréhension de ses enjeux. Quand on interroge ceux qui ont assisté aux spectacles de Nanterre-Amandiers, c’est toujours à peu près les mêmes réflexions qui se formulent : le sentiment d’une impressionnante puissance, et l’incompréhension globale du spectacle, ou du moins l’impression que dans la reconnaissance quelque chose s’échappait : on voyait ce qu’on ne comprenait pas ; à un certain degré, une évidence, mais à un certain degré seulement — et ce qu’on supposait travaillé par l’enjeu véritable se dérobait. Dans ce double regard paradoxal d’une reconnaissance et d’un aveuglement, il y aurait comme un mouvement proche du miroitement dont on a parlé pour les personnages, touchant à la pièce elle-même, qui exposerait une opacité, trouée de suffisamment de lumière pour la voir telle, opaque, inapprochable, fond dont on ne perçoit que la profondeur, non ce qui la constitue. On a vu que ces jeux de profondeurs pouvaient toucher au personnage, mais ceux-ci sont aussi structurants dans la fable — sur un point sensiblement différent, qui porte sur ce qu’on pourrait appeler une phénoménologie du récit, phénoménologie successive même, tant elle joue sur des brusques revirements, latence opaque, et éclairs, même si souvent l’éclair ne permet que de voir l’immensité de la noirceur qui la cerne.
Le recul du temps, et les travaux qui ont approché l’œuvre, ont permis dans une certaine mesure de rendre ces pièces moins opaques qu’elles n’ont pu le paraître d’abord. Mais il n’est pas inutile de revenir au degré premier de cette réception, parce que cette altération constitue, malgré tout, une singularité de la fable : des effets d’opacité qui la troublent et dans laquelle elle se formule. Ce trouble ne concerne pas l’apparence d’un récit qu’on ne saisirait pas, il est aussi porteur d’une conception du récit en tant que tel, et c’est là que paradoxalement aussi réside son efficacité spectaculaire. Ces opacités, si on a pu voir qu’elles pouvaient résider dans un certain usage de la langue, fonctionnent aussi surtout dans la conduite de la fable. Pourtant, on pourrait y voir une contradiction, peut-être dans une certaine mesure aussi un échec, au moins un malentendu : Koltès se donnait tâche de vouloir « bien raconter » — comment cet artisanat du récit peut-il entraîner cette incompréhension ? Il s’agit en fait, comme le dit le Dealer de « reconnaître davantage les choses que [l’on] ne comprend pas ».
Dans un texte que Koltès ignorait sans doute, Ernest Hemingway expose la théorie de l’Iceberg, ou « théorie de l’omission » : « la dignité du mouvement de l’iceberg est due au fait que seulement un huitième de sa surface se trouve au-dessus de l’eau ». Cette poétique, répandue dans la littérature romanesque américaine, s’apparente grandement à ce que Koltès lui-même pratiquait — et affecte grandement sa réception. Construire un ensemble narratif vaste, duquel en retrancher une grande part pour ne laisser voir qu’un fragment — on a vu que Koltès pratiquait la romanisation de ses personnages, leur inventait passés, rêves, et parfois avenirs, et avouait couper énormément pour ne garder que peu. Il adosse ainsi sa fable sur un arrière-monde narratif intérieur, qui lui permet de faire paraître la fable tout à la fois justifiée (par un secret) et énigmatique (par ce qu’elle tait). L’omission favorise ainsi l’exposition de l’intrigue comme si elle était partie d’un tout absent : face à cela, le spectateur, penché sur ce qu’on lui retire, s’il « devine, quand même un peu » ces fondements submergés du récit, demeure à distance des motivations essentielles de la fable. Cela n’est pas sans incidence pour le déroulé du récit : celui-ci fonctionne non pas dans l’incompréhension uniforme des enjeux mais par de brusques moments d’illuminations, des remontées depuis la profondeur qui permettent soudain de comprendre à rebours ce qu’il s’est passé.
Parfois, quelque chose de reconnaissable monte pour un instant à la surface d’eaux troubles et stagnantes, avant de retomber à nouveau jusqu’au fond .
C’est justement ce processus que Koltès disait apprécier le plus dans les romans. Par exemple, chez Faulkner, qui « n’hésite pas à être obscur durant des chapitres et des chapitres, et, dès le moment où on comprend, tout s’éclaire ; c’est cela qui est prodigieux ». Les romanciers qu’il aime, de Joyce à Proust, de Dostoïevski à Faulkner donc, sont ainsi de ceux qui travaillent des procédés de perception troublée, de reconnaissance retardée , mais qui ne sont rien sans des accès de fulgurance.
Dans ses récits non théâtraux, c’est de cette manière qu’il usera pour élaborer des degrés divers de compréhensions différées et multiples — la technique principale qui le permettra sera celle de l’utilisation des points de vue. C’est aussi par une certaine diffraction des points de vue que Faulkner renouvela en partie l’art du récit : l’intrigue y est toujours perçue selon non pas seulement le regard, mais la pensée et la conception du monde d’un personnage, et le dehors y est appréhendé dès lors depuis ses motivations qui ne sont souvent pas dévoilées (ou qui le sont peu à peu, et dans l’action), parce qu’allant de soi pour celui qui les conçoit. C’est dans le frottement de ces points de vue, de fait contradictoires, parfois hostiles, que peut s’établir ce dehors dans une totalité qui sera toujours éclatée, mais dévoilée dans un kaléidoscope fragmentaire, cubiste, inachevé. Dans La Fuite à cheval très loin dans la ville ou Prologue, c’est bien le point de vue qui structure l’objet qui se raconte : si la narration du premier roman se fait à la troisième personne, c’est toujours en fonction des personnages qui accomplissent l’action que tout est perçu par le spectateur : cette perception est donc par nature incomplète, et toujours engagée dans un parti pris informulé. Dans le récit inachevé, Prologue, on a vu comment les deux points de vue, s’ils portaient sur un même objet de narration (Mann) étaient mus par des objectifs propres, qui échappaient même à cet objet. Ce qui se dit est manière d’échapper à ce qui doit être dit, et le lecteur, dont l’attention a été d’abord fixée sur Mann est détourné lui aussi — récit déceptif qui n’accomplit pas la narration annoncée, selon des raisons qui ne se dévoilent qu’au cours du récit, et qui forment en fait l’enjeu du texte : parler d’Ali, parler de Nécata (afin ensuite de ne plus en parler). Mais c’est sans doute dans Nickel Stuff que cette question des points de vue élabore l’opacité la plus grande. La caméra est l’œil objectif qui en montrant le visage d’un personnage ne sert qu’à exposer son intériorité et poser son regard sur le monde et la manière dont il l’envisage. C’est souvent ainsi que le récit sera intérieur — raconté de l’intérieur —, en vertu de motivations qui échappent en partie aux spectateurs, puisque seules comptent les actions qui se présentent, ou s’annoncent :
« Dans cette séquence, on voit seulement Tony et ce qu’il voit — sans digression, sans explication et sans autre cohérence que celle de ses yeux et de ses oreilles ; sans reprise de souffle dans le déroulement du temps et la vitesse à laquelle les choses et les émotions entourent et heurtent Tony . »
La seule cohérence qui prévaut sur le surplomb d’un narrateur absent dans la syntaxe cinématographique est celle du regard du personnage à l’image : cette cohérence sans « explication » articule l’objectif et le subjectif, et crée du temps, celui de la subjectivité qui en émane et s’y dépose. Nickel Stuff raconte ainsi, selon une logique proche des romans noirs, « l’histoire d’un meurtre comme une pyramide à trois côtés […] La vraie histoire de la mort du commerçant présente trois faces, qu’on ne découvre jamais ensemble, chacune différemment exposée à la lumière et à l’ombre » écrit Koltès dans ses notes préparatoires. Ainsi, en présentant la scène du crime et ce qui la précède du point de vue de Tony, de Robert et de Gourian, s’opère une opacité par explicitation — à force d’« ombres » et de « lumières », le meurtre de Gourian par Tony apparaît finalement comme inéluctable et surprenant. C’est la dilatation permise par le film, cette durée qui favorise le développement de ces mises en regard pour la production d’un récit confronté, qui jamais ne se résout dans l’un d’eux, ne s’achève ou ne se réalise : comme un portrait cubiste, le meurtre a autant de visages que de regards posés sur lui ; visages modelés les uns par les autres, scène historique au sens où il évolue avec/en chacun des personnages, se forme et prenne le temps de se déformer.
Mais dans son théâtre, Koltès n’a pas le loisir de travailler ces durées d’opacité, qui seront d’autant plus grandes que la reconnaissance sera violente et efficace : là où le romancier dispose théoriquement de tout son temps, « au théâtre, on ne peut user de ces façons […], il faut aller à l’essentiel très vite, en deux heures, et d’une façon qui soit compréhensible ». C’est là un infléchissement d’importance. Koltès est très soucieux des conditions de représentation et de l’efficacité de ces jeux — mais il ne faut pas voir une différence de nature entre les objectifs du romancier et ceux du dramaturge : il n’y aurait qu’une distinction quant aux moyens, aux « façons » de parvenir à la fabrication d’un récit ainsi prodigieusement révélé par de soudains éclairs. La « façon d’être compréhensible » ne tient pas à l’explication du récit par lui-même, mais à des accélérations qui permettent d’en saisir par instants les enjeux, saisie comme en retard sur le récit, sur ce qui l’a joué, ce qui s’y est joué. Dès lors, c’est sur l’action que Koltès va travailler la vitesse, tempo basé sur l’accélération où la fable aura toujours un temps d’avance sur le spectateur. Cette rapidité crée parfois, non pas seulement la surprise, mais comme des évidences dont le mécanisme nous échappe. On ne saisit pas, littéralement, parce qu’on n’a pas le temps de saisir l’enjeu de l’action qu’elle a déjà été exécutée. Le récit ne fait que raconter l’action en elle-même et non ses raisons.
[Pourquoi et qui a tué à Koch ?] Répondre à cette question, ce serait refuser de voir que, dans tous les cas, le résultat est le même, pour Koch, pour Abad, pour Charles, pour Rodolfe, pour tout le monde .
Ces processus d’opacité tiennent souvent au fait de court-circuiter la logique et le chronologique, en travaillant sur des retournements souvent rapides, des attitudes de personnages qui réorientent entièrement la fable. C’est par exemple le changement de stratégie de Horn, dans Combat de nègre et de chiens, qui pousse Cal au meurtre après l’avoir retenu, revirement qu’Anne-Françoise Benhamou a pu qualifier de « virage à 180° que Koltès a réussi à rendre presque imperceptible ! », le geste final d’Abad, scandaleux, d’une violence que rien n’avait semble-t-il préparé — mais qui invite cependant à un retour sur les amonts de la pièce qui en sont aussi les profondeurs. L’on verra alors que la volte-face peut s’expliquer par dépit amoureux, et comme pour se venger de Léone via Alboury via Cal ; que Rodolfe a tout fait pour inciter Abad au meurtre de son fils, et que l’assassinat de Koch ne pouvait suffire, qu’il fallait un deuxième cadavre pour s’accomplir. Les récits fonctionnent souvent ainsi selon l’amplitude de ces virages de degrés divers : 90 (le coin de rue de La Nuit juste avant les forêts qui initie la rencontre), 180 (le meurtre d’Abad dans Quai Ouest, qui tourne la Kalashnikov contre Charles) ou 360 (le retour de Mathilde à la maison Serpenoise d’où elle était partie). Ces métaboles changent l’angle de la pièce, comme « dans la vie, on peut changer de point de vue sur une même question . »
L’objectif du dramaturge n’est donc pas d’être opaque — mais « compréhensible » : en ce sens l’opacité est-elle souvent un moyen de la compréhension, qui ne sera pas de l’ordre de la révélation, ou de la reconnaissance pleine et entière des enjeux. C’est ici qu’il faut réentendre sa préoccupation de l’artisanat : raconter bien, ce n’est pas bien expliquer, comme on le suppose souvent, c’est raconter au plus proche du geste, non pas son intention, mais sa réalisation.
Dans Quai Ouest, j’ai tâché d’être le plus clair possible sur les enjeux ; ce qui m’a poussé à volontairement assombrir les faux enjeux.
Par exemple, Koch. On a trop souvent tendance, lorsqu’on vous raconte une histoire, à poser la question « pourquoi ? », alors que je pense que la seule question à se poser est « comment ? ». Si vous restez à votre fenêtre, et que vous regardez les gens passer, vous ne vous demandez pas tout le temps : pourquoi cet ivrogne s’est-il saoulé ? Pourquoi cette jeune femme a-t-elle des cheveux gris ? Pourquoi cet homme parle-t-il tout seul ? Parce qu’une réponse à cette question serait probablement banale, partielle, conduisant à toutes les erreurs et à tous les préjugés. Ainsi, en ce qui concerne Koch, je pose le fait qu’il veut se suicider comme une hypothèse préalable, et lui même est fort agacé quand on lui en demande les raisons ; car, effectivement, elles importent peu ; je peux en donner dix mille, toutes imparfaites et suffisantes. En tout cas, il est agi par cette volonté, et l’important est de savoir comment il va faire, ce que cela peut bien provoquer et révéler autour de l’intérieur de lui.
De même, la mort de Koch se passe hors scène ; uniquement pour ne pas répondre à cette question : est-ce Abad qui a tué Koch ou Koch s’est-il tué lui-même ? Répondre à cette question, ce serait refuser de voir que, dans tous les cas, le résultat est le même, pour Koch, pour Abad, pour Charles, pour Rodolphe, pour tout le monde ; Koch mort c’est comme si Abad l’avait tué, d’un certain point de vue ; et c’est comme si Koch s’était suicidé, d’un autre point de vue. Chacun peut bien avoir son opinion sur la question, qu’est-ce que cela change ?
Ainsi, « raconter bien » suppose un « raconter moins » — soustraction qui fonde la justesse du récit, sa force, et implique une énigme qui est celle qui finalement conjoint les énergies de l’art et de la vie, seule critère finalement de cette justesse. Cacher la cause de la mort de Koch, c’est éviter de la réduire justement à une cause mécanique (de type chronologique), quand ce sont des mouvements plus amples qui la fondent, la portent et l’ignorent. Cela ne change en effet rien à ce fait : il est mort. Et la tâche du conteur, ce n’est pas d’en retracer les mille raisons anecdotiques, qui s’accumuleront et s’annuleront (et réduiront la fable), mais de décrire le mouvement du corps qui flotte à la surface de l’eau parce qu’il n’a pas été assez lesté. C’est ce qui reste émergé : seul ce qui apparaît au-dessus de l’eau importe au spectacle pour être visible. Si le théâtre est ce que l’on voit, selon l’ancienne étymologie grecque, il a pour raison d’être de faire voir : ce corps n’est pas assez lesté de poids précisément pour cela, et les causes qui pourraient peser sur lui l’engloutiraient dans des profondeurs invisibles. Alors, Koltès laisse ses corps flotter, non pas corps flottants entre deux espaces, mais corps reposés à la surface, et c’est le mouvement de ces corps à cette surface, tremblé par les mouvements des forces sous eux, qu’il s’agit de décrire, c’est-à-dire d’en raconter les naissances et les anéantissements.
Comprendre, ce serait moins englober le sens que percevoir ce qu’il trouble et où il le trouble. Comprendre surtout, c’est ne pas régler l’histoire par le sens mais par son accomplissement — c’est lorsqu’il n’y a plus rien à raconter, que le sens a été achevé, épuisé du moins dans le cadre de ce que l’histoire s’était donné à accomplir, que le récit cesse : ce n’est pas pour autant que tout est révélé, mais du moins l’essentiel aura été réalisé, en chacun des personnages. Au contraire : la résolution épaissit souvent l’énigme, ce qui se résout n’est pas le secret, mais presque comme son élaboration plus profonde. De là l’enjeu considérable, quant à la question de la réception et du sens du récit, des fins de pièce : la résolution n’est jamais règlement des enjeux mais disparition de ceux-ci dans une violence qui emporte la pièce et l’achève littéralement par la mort de ceux qui l’ont accomplie. On verra la portée de cette mise à mort de la fable par celle de ses personnages, et en quoi elle peut aussi se comprendre dans la volonté d’une dévastation vengeresse de la fiction sur la vie : un raz-de-marée .
À la fin de la pièce, il n’y a pas établissement d’un ordre du monde nouveau, mais le brouillage se poursuit et contamine même ce qui peut succéder à cette fin : soit que la fin n’appelle qu’à son recommencement (dès lors, le début était déjà la fin qui avait eu lieu ?) pour La Nuit juste avant les forêts, soit que la fin ait lieu avant la fin pour Dans la Solitude des champs de coton, la fin est l’espace d’un escamotage qui empêche l’assignation d’un terme. Mais outre ces deux dramaturgies limites, si Combat de nègre et de chiens, Quai Ouest ou Roberto Zucco s’achèvent tous trois par la mort des personnages (Cal, Charles, Roberto Zucco), il ne s’agit que de l’apparence d’un point final, scansion signifiante qui conclurait logiquement le drame. Les procédures de brouillage sont telles que les fins procèdent davantage d’un affolement et sidèrent le sens : ces morts semblent tout à la fois « violente[s] et déroutante[s] », comme le disait la note au sujet de Fak : « amoncellement de tous les désirs et les souffrances » de ceux qui se vengent et sont vengés. D’une pièce à l’autre, les brouillages grandissent : si l’on perçoit le sens du geste d’Alboury qui venge Nwofia en tuant son meurtrier (même si la violence de ce geste au milieu des feux d’artifice trahit aussi une participation du monde plus englobante qui demeure mystérieuse), on comprend moins la signification du geste d’Abad sur Charles. Est-ce une façon de se délier de Charles, ou d’un don qui accomplit le lien jusqu’à ce terme — le meurtre comme une manière de « littéralement offrir la mort de l’autre », dit Koltès , dans une formule tout aussi énigmatique, qu’on interrogera plus loin. Enfin, on a vu combien la mort de Zucco était problématique : disparition par l’éclat plutôt, effacement dans la lumière, et envol dans la chute — Zucco meurt de la manière dont il a tué son père (en se jetant dans le vide), mais cette mort renverse les polarités de la vie, et apparaît davantage comme une sortie de scène, une fuite vers un ailleurs. Quant au spectateur, a-t-il perçu la portée du meurtre de Cal, le sens du geste d’Abad, a-t-il seulement assisté à la mort de Zucco ? Incapable de se prononcer sur ces causes (le spectateur voit son jugement neutralisé) : comment se situer dans le sens de la pièce, et l’appréciation du spectacle ?
La portée de ce spectacle se situe dans l’immédiat, — dans l’expérience immédiate — et, de ce fait, devrait interdire, je crois toute espèce d’appréciation, en ce sens que l’expérience aura eu lieu ou n’aura pas lieu. En dehors de cela rien ne vaut la peine d’être envisagé.
Les mots de Koltès, portant sur les premiers essais de Strasbourg, demeurent pertinents dans une certaine mesure pour dire cet idéal d’ébranlement immédiat, et de faire du spectacle le lieu de la pensée, d’une pensée sensible, d’une impression immédiate. Le sens de la chose n’est pas montré, pour paraphraser l’auteur, et c’est seulement la chose qui est montrée , dans sa matérialité théâtrale qui est l’évidence du spectacle et l’altération de son image ; la chose, c’est-à-dire de la lumière (les feux d’artifice au-dessus de Cal, l’éclat de la bombe atomique qui nimbe la chute de Zucco, le coup de feu d’Abad), les éléments (la pluie de La Nuit juste avant les forêts). Et, finalement, toute une part du trouble de la dramaturgie réside dans le sens accordé à l’énonciation de la question qui clôt Dans la solitude des champs de coton : « Alors, quelle arme ? » Question du Client au Dealer, elle est celle du théâtre au spectateur, du texte à son lecteur : alors, quelle arme a été utilisée pour venir jusque là, de quelle arme maintenant se servir, pour affronter quel territoire de l’art ou de la vie ; clôture ouverte, question sans réponse, ou plutôt à réponses, qui n’appartiennent définitivement pas à l’art, mais à la vie. La dramaturgie troublée n’est qu’une arme finalement, une arme de biais, pour intercepter le regard de la vie sur l’art et pour le retourner sur elle.
2. Ironie et mélancolie : raconter de biais
Volonté comique et tensions tragiques
Il faudrait, a priori, considérer que tout langage est ironique, et tout déplacement grave ; cela éviterait de prendre au sérieux des choses qui ne le sont pas, de rendre tristes des scènes qui devraient être drôles, et d’éliminer tout le tragique de cette histoire .
C’est le degré le plus complexe, celui qui travaille le récit contre lui. Davantage qu’une question de compréhension, c’est bien celle de l’appréhension juste du sens de ce qui se dit dans le récit et du récit qui est en jeu. Ce degré porte sur le langage, sur l’entente de sa référence, degré premier ou deuxième, qui préside à son intellection. « Tout langage est ironique », écrit Koltès, et c’est même par ces mots que commence le court texte, ‘Pour mettre en scène Quai Ouest’, notes de mises en scène, ou plutôt commentaires à propos de quelques répétitions que l’auteur a pu voir à l’étranger de sa pièce. Et c’est justement en réaction à ce qu’il voyait qu’il rédigea ces notes. Manière de prendre ses distances, de désamorcer un tragique qu’il considérait comme un risque, on verra pourquoi. Mais l’ironie, qui implique un écart entre ce qui se dit et ce qui veut se dire (c’est, dans sa conception minimale, et pragmatique, dire le contraire de ce que l’on pense dans l’intention de faire penser le contraire de ce que l’on dit), nécessite un décodage permanent, et surtout un accord quant à l’objet sur lequel porte la parole. Pour qu’elle soit entendue comme ironique, il faut ainsi un cadre énonciatif qui le révèle. L’ironie exige un terrain d’entente, sauf à vouloir être une arme contre celui qui reçoit la parole : quand ce terrain est absent, l’ironie ne se laisse pas voir, aveugle l’autre, multiplie les strates de compréhension entre ce que l’on croit entendre et l’intention de celui qui fait (mal)entendre. Mais sur quel plan joue l’ironie ? Celui de la diégèse, ou celui de la mimèsis ? L’ironie de la parole d’un personnage est-elle formulée à destination de son interlocuteur, ou de l’auteur à celle du lecteur/spectateur ? La double énonciation peut ainsi fonctionner contre l’énonciation — et c’est parfois ainsi que Koltès va la travailler.
« Si tout langage est ironique », on peut même se demander si une telle entente serait seulement possible, parce que la parole tournerait incessamment sur elle-même, ne se fixerait jamais sur une référence fixe. Elle ne serait qu’une manière d’attester d’un écart entre le verbe et la chose, jusqu’à faire peser sur le langage lui-même le soupçon d’une ironie au second degré, ironie de l’ironie. D’ailleurs, n’y a-t-il pas, dans la radicalité de cet énoncé, une manière ironique de l’entendre ? Car finalement, la phrase « tout langage est ironique », comporte la possibilité que celle-ci puisse aussi être ironique — et qu’aucune ne pourrait l’être par conséquent ? En fait, c’est l’ensemble d’une stratégie complexe et retorse qui est à l’œuvre, et qu’il faudrait pouvoir remonter pour élucider au plus juste le sens qu’il recouvre, touchant non seulement la question du langage, de son usage dans la parole, de son inscription par l’écriture, de son organisation via le récit — toutes choses ainsi dissemblables mais qui pourraient se rejoindre sur ce point : ce qui se dit n’est pas tout à fait ce qui s’entend, ce qui se raconte ne doit pas se comprendre comme il se raconte. Surtout, l’écart entre le dit et le dire est fondamental, non pas seulement parce qu’il créé des malentendus, mais parce qu’il nous semble surtout être la condition d’une entente dans un deuxième temps, au second degré justement.
La question du degré du langage est donc centrale : il faudra cependant la remettre dans sa perpective — il y a ce que l’auteur tend à mettre en avant, et ce que l’écriture déploie en elle-même. Il n’y a qu’à parcourir quelques textes de Koltès pour voir qu’il ne s’agit pas d’une écriture ostensiblement ironique, que l’ironie n’y est pas une figure, ou un trait stylistique. Entre ce que soutient l’auteur et ce que portent les textes, il ne s’agit cependant pas de mesurer les différences pour prendre l’auteur en contradiction, mais comprendre pourquoi et pour quoi elles existent, ce que cela implique surtout dans l’entente du récit. Si Koltès tend à revendiquer une ironie qui ne paraît pas centrale, c’est peut-être pour détourner le regard, et faire signe vers un biais. Ces réflexions sous-tendent ainsi une conception complexe de la question des registres et de l’entente de la fable, engageant plus largement une réflexion sur les rapports entre humour et gravité , légèreté et sérieux, comique et tragique.
L’exemple donné immédiatement après ces propos par Koltès porte sur la scène d’ouverture de Quai Ouest — Monique et Koch avancent dans le noir, et si leur dialogue est empreint d’une certaine inquiétude (« dites-moi dans quel trou vous préférez qu’on tombe ! »), l’auteur précise que la scène est drôle « en fait », c’est-à-dire risible en raison d’un écart entre ce qui se dit et la situation d’énonciation : un sol glissant, deux personnages avançant en essayant de ne pas tomber. Mais la scène qui suit formule plus fortement encore le régime ironique : Koch est seul, à l’entrée du hangar. Il demande, à quelqu’un qu’on ne voit pas, de l’aider pour « traverser ce hangar et [le] mener au bord du fleuve », l’aider également « à trouver deux pierres à mettre dans [s]es poches » — puis il se dépouille de ses biens, les dépose sur le sol, avant que Charles le saisisse par le bras. Scène ironique, à divers degrés, et sur des plans du récit différents qui s’entremêlent, elle l’est d’abord au niveau de la situation elle-même : un homme demande de l’aide pour mourir. La contradiction révèle un renversement entre la demande et l’acte, et fait de la mort un service que requiert Koch, en attente d’un « coup de main » — qui l’enverrait au fond de l’eau : « je promets que c’est tout ce que je demanderai », croit bon d’ajouter Koch, qui, mort, ne sera en effet plus en situation de demander quoi que ce soit. Elle l’est également sur le plan plus large de sa référence : ce n’est plus la parole qui est ironique, mais son écriture. La scène rejoue en effet le passage de la vie à la mort tel qu’on se le représentait sous l’antiquité, en Grèce ou à Rome. Pour passer l’Achéron ou le Styx, il fallait payer d’une obole le passeur Charon. Mais Koch n’a pas de monnaie : seulement des cartes de crédit, un briquet « Dupont » dont il ne sait pas se servir, et une Rolex. La scène mythique, transposée au présent, est dégradée dans sa pompe et sa gravité, dans le respect dû au rite surtout : et pourtant, cette scène la reproduit. « Je ne connais rien à l’Histoire », affirme Koch — façon pour l’auteur de souligner ironiquement combien cependant il n’y échappe pas, qu’il rejoue encore et encore le théâtre de la mort, avec ses armes, vulgairement prosaïques, ridiculeusement modernes : Koch endosse pourtant le « rôle » du mort de bonne grâce : « si vous savez comment vous servir [des cartes de crédit], je sais que ce n’est pas facile ; mais si vous savez, alors tant mieux pour vous ; moi, je m’en fous. (Il avance de quelques pas dans la pénombre, pose son portefeuille sur le sol, recule à nouveau. ) ». Mais l’ironie joue à un degré supérieur encore, se retournant contre elle-même. Le risque serait en effet de faire de cette scène un renversement schématique qui jouerait le jeu du mythe pour dégrader seulement le tragique en farce. Le simple ludisme littéraire de la scène n’y est pourtant pas l’horizon du sens. Quand Koch se dépouille de ses biens, c’est avec des gestes qui prennent mesure de la puissance mythique de ceux-ci, quand bien même leur répétition est grotesque, du moins puisent-ils aussi dans des racines qui les transcendaient. Si la transcendance est désormais perdue et le temple transformé en hangar, la rive des Morts en quai délabré « où l’on a une bonne vue sur le nouveau port », l’embarcation du Nocher, un ferry, tout ceci tire cependant son sens du rite ancien. D’ailleurs, Koch (dont le nom évoque aussi, selon la manière dont on le prononce, le corps — le cadavre) ne prend pas la peine de retirer ses bagues et boutons de manchette : « foutaises ». Au contraire du briquet, attribut du feu, objet prométhéen essentiel dans le noir métaphorique et ontologique où il est plongé, et instrument vital dans sa noirceur, et surtout de la Rolex, qu’il lui coûte de déposer, parce qu’il l’a achetée lui-même — douleur de s’en séparer qui donne tout le prix de ce sacrifice. Le sacré de la scène réside bien dans cette séparation essentielle entre outils du rituel qui concentrent les forces du passage, et simples objets profanes : « foutaises ». Les objets qui importent sont ceux que l’on charge d’une puissance magique, non en fonction de leur usage, mais de ce qu’on dépose en eux de soi… Double ironie donc : scène ironiquement tragique, et ironiquement comique — chacune de ces lectures n’annulant pas l’autre, mais font jouer ce mot de « foutaises » à la puissance : foutaise qu’est cette scène, foutaise qu’est le mythe, et pourtant : Koch joue le jeu. Et le passeur qui se révèle être Charles, (appelé plus loin « Carlos », nom qui porte les sonorités fantômes de Charon), lui prend le bras et l’entraîne plus loin, dans le noir, le hors-champ du jeu, sa mort (le sursis de sa mort, plutôt).
Ainsi se jouent les relations complexes entre une volonté de mettre à distance le tragique, tout en la maintenant, et en travaillant l’ironie contre elle. Neutraliser, ou plutôt désamorcer le tragique (en lui conservant son dynamisme) peut être le grand mouvement de l’écriture dans sa volonté de se ressaisir et de travailler contre elle. On a vu que La Nuit juste avant les forêts avait été écrit, formellement, contre les « pentes naturelles » de l’écrivain — et toujours l’écriture semble ainsi s’établir contre des tendances natives, instinctives, à l’œuvre dans un premier mouvement. La critique a tout de suite relevé ainsi une certaine obsession pour ces tonalités obscures, inquiétantes et quasi tragiques qui hantent la dramaturgie des premières pièces de Nanterre, et dont on note l’évidente prégnance dans le répertoire strasbourgeois. Combat de nègre et de chiens n’est-il pas en un sens une réécriture d’Antigone, mais tragédie sans le corps tragique, retiré, jeté au fond des égouts, comme est retirée toute possibilité d’assomption et de salut par une force divine ? C’est contre ces forces que Koltès va écrire, en essayant de travailler dans un premier temps l’ironie interne, comme dans Quai Ouest, qui maintient le tragique dans sa dérision même. Ces jeux ont peut-être été par trop complexes pour la critique (qui a salué le tragique) et le public (qui n’a pas ri), en tous cas pour Koltès lui-même, qui jugera l’entreprise échouée de n’avoir pas réussi à faire rire plus fortement — il en imputera la faute à Chéreau, capable de susciter le rire lors des scènes ouvertement comiques, mais incapable de le faire dans des situations plus ambivalentes. Dès lors, Koltès voudra aller « vers plus de simplicité, je cherche l’immédiat. Un comique direct . » Cette formule, on a vu qu’elle pouvait se trouver diffractée dans les deux pièces suivantes de l’auteur : Dans la Solitude des champs de coton pour l’approche d’une dramaturgie de l’affrontement absolument direct en prise avec une syntaxe théâtrale immédiate ; et surtout Le Retour au désert pour le comique — les deux pièces étant travaillées par une ironie ambiguë.
Quoi de plus ironique en effet que le dialogue d’un dealer et de son client dans une langue de la plus haute tenue, de la plus belle et articulée élégance ? L’ironie de la pièce se situerait là, par-delà les personnages, dans l’énonciation même en écart avec leurs positions : il y aurait comme une contradiction touchant au decorum classique, qui exigeait que les héros ne puissent parler que dans la langue la plus haute, et que la langue basse ou prosaïque fût l’apanage des hommes du monde, d’un rang moins élevé. Le chiasme qui opère le renversement élève ces hommes de la rue en maîtres de la langue, et abaisse cette langue, instrument de personnages vulgaires, du vulgaire. Les implications, quant à la politique de la langue, à la violence éthique infligée au langage, seront examinées plus avant ensuite. La question du registre n’en demeure pas moins élaborée au sein de cet affrontement ironique du decorum, tout à la fois dégradé dans sa forme et rehaussé par son usage.
Le Retour au désert construit alors un comique dans la syntaxe du comique. On a vu en quoi cette pièce était un infléchissement — elle est finalement une prolongation d’un mouvement antérieur, cette fois ici clairement affiché.
Je pense surtout que, là, j’arrive mieux à faire comprendre qu’il ne faut pas prendre ma pièce au sérieux. Avant, il me semblait évident que j’étais ironique, mais on ne le voyait pas, cela devenait pénible. Maintenant, avec Le Retour au désert, il est impossible de faire quelque chose de tragique .
Si l’histoire ne se répète que sous le mode de la farce, disait Marx, on peut lire l’ensemble de ce récit comme une reformulation de ce mouvement : reprise dramaturgique, elle refonde le mythe de Combat de nègre et de chiens (la vengeance) et celui de Quai Ouest (le passage) dans une évidence grotesque — Atrides farcesques, les Serpenoise ne sont que des figures grotesques d’un drame bourgeois et provincial en surface, qu’un récit souterrain ne cesse de dénoncer pour désigner la vacuité. Le mythe de la mort est cette fois celui de la refondation, dont on a vu l’humour si exposé à la fin, avec la naissance des deux jumeaux noirs, nommés Rémus et Romulus. La pièce est aussi reprise personnelle et intime, qui réécrit les impressions violentes d’enfance en vaudeville ; elle est reprise historique enfin, qui récupère le récit national pour le réduire dans un drame provincial, entre complots minables et attentats commis par erreur, guerre de pieds nickelés ou de pieds plats.
Mais le comique est-il pour autant direct ? Koltès dans ses déclarations semble allumer des contre-feux pour orienter sa réception : se départir d’une certaine image, celle d’un dramaturge des violences et des marginalités, en laquelle il ne se reconnaissait pas. Mais on ne saurait cependant le suivre dans ce contre-pied comique : là encore, le degré du registre est d’une ouverture en tension. Une fois de plus, c’est la pièce qui de l’intérieur se charge de formuler son mode d’écriture et de réception, dans une métaphore qui dira assez justement la détermination des degrés ironiques. Lors d’un monologue adressé au public, Édouard, personnage mineur, développe une large réflexion sur les calculs sur la rotation de la terre et de la vitesse de sa course dans l’univers, suivant les mesures les plus savantes :
Ainsi, à moins que j’ai oublié une règle, à moins qu’une loi ne m’ait échappé, qu’une page soit restée collée sans que je m’en aperçoive, si tout cela est vrai, si je sautais en l’air, que la Terre maintient sa course dans l’espace, si je saute en l’air et ne m’y maintiens que deux secondes, je devrais me retrouver, en tombant, à mille quatre cents kilomètres d’ici dans l’espace, la Terre s’échappera de moi à une vitesse folle, elle m’aura échappé, et j’aurai échappé à la Terre. […] J’espère que je n’ai pas oublié une loi. Je vais savoir .
Ce monologue de « la relativité très restreinte » porte évidemment sur l’objet du discours et sur sa situation d’énonciation : propos relatif en effet à un certain rapport au savoir, qui dépend de la perspective dans laquelle elle se prononce. Car Édouard oublie une règle — une seule : la loi de la gravité. Et pourtant : « Il prend son élan, saute, et disparaît dans l’espace. » L’ensemble de la dramaturgie semble ainsi revendiquer l’oubli, et même tend à récuser cette loi de la gravité : non pas seulement sur le plan euclidien et orthonormé, mais dans la dimension dramaturgique, qui privilégiera la légèreté sur le pesanteur. Nulle métaphore de la mort ici, donc, juste la volonté contre les règles élémentaires de la physique et de la morale de choisir le léger sur le grave.
Faire disparaître quelqu’un dans les airs, c’est un vieux truc de théâtre, qui se faisait déjà il y a trois siècles et que n’importe quel homme de théâtre devrait connaître. Au lieu de le faire, on m’envoie à la figure des histoires de métaphore de la mort. Mais on s’en fout, de la métaphore de la mort ! Je m’en fous, moi, de la mort, de toute façon. Alors, comment voulez-vous que je parle d’une métaphore de la mort ? C’est une idiotie. On ne fait pas la métaphore d’une chose qui est la négation de tout .
Cependant, on lit dans cet effort d’écarter la loi de la gravité comme une insistance sur ce qui finalement ne cesse de revenir, de faire retour — et la mort de Saïd à la fin n’est pas une métaphore ; comme le viol de Fatima par le Parachutiste Noir.
Le Retour au désert est la première pièce dans laquelle j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait — ou seulement un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française — que j’ai bien connue, les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu .
Au genre de porter la structure du rire, à son sujet de l’envelopper d’inquiétude : il n’y a ainsi aucun rire qui ne soit pas travaillé de biais par un tragique, et aucun tragique qui ne soit en retour comme biaisé par le comique.
J’essaie de faire ressentir au public ce que l’on éprouve lorsqu’on lit Flaubert, Bouvard et Pécuchet ; ou le Dictionnaire des idées reçues. On verra si c’est possible au théâtre .
Étonnant rapprochement que le dramaturge fait avec Flaubert — il s’explique justement au point d’articulation de l’ironie et de sa violence : l’ironie flaubertienne, on le sait, n’est pas celle issue du classicisme, qui raille et se moque, avec désinvolture — son ironie au contraire « n’enlève rien au pathétique, elle l’outre au contraire ». L’ironie de Flaubert, nourrie du romantisme allemand, proche également du pessimisme philosophique de Schopenhauer, est volontiers tragique, quand elle tend à porter un regard sur l’homme en général.
[Le Dictionnaire des idées reçues], cette apologie de la canaillerie humaine sous toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile), est dans le but, dirais-je, d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient .
Sur le plan de la poétique du récit, on dira pour l’heure, et sans entrer encore dans la question du rapport de Koltès au monde et au pessimisme, que traquer la bêtise derrière les préjugés, démonter les mécanismes des lieux communs éculés, dévoiler les réflexes de pensée des stéréotypes est l’autre grand récit que raconte en biais Le Retour au désert : « Tu nais, tu têtes, tu grandis, tu fumes en cachette, tu te fais battre par ton père, tu vas à l’armée, tu travailles, tu te maries, tu as des enfants, tu bats tes enfants, tu vieillis et tu meurs plein de sagesse. Toutes les vie sont comme cela . » C’est précisément parce que toutes les vies ne doivent pas être comme cela qu’il faut que la sentence soit si lapidaire et définitive, dénoncée comme une vérité, moquée en biais. L’idée reçue de la mort (« Plus besoin d’argent, plus besoin de lit pour te coucher, plus de travail du tout, pas de souffrance, je suppose que ce n’est pas trop mal ») est de la sorte ironiquement rappelée pour souligner, sur le plan de l’énonciation oblique de l’auteur à son spectateur qu’elle est tout le contraire.
La véritable pièce qui fera de cette ironie pathétique une arme, et même un instrument de mort, sera Roberto Zucco. Tous ceux qui s’opposent au personnage éponyme (à la pièce, donc…) sont ridiculisés : des gardiens, de la police à la foule, une armée de lâches qui ne font que dire et redire les pensées mille fois dites avant eux. « Vous croyez vraiment que c’est le moment de se disputer ? Un peu de dignité. Nous sommes témoins d’un drame. Nous sommes devant la mort », proclame pompeusement un homme de la foule au moment de la prise d’otage de l’enfant. Le dispositif épique est ici ironiquement utilisé pour souligner sa suffisance, sa grandiloquence vaine, et son ridicule complaisant : la mort est devenue un spectacle, et la foule n’est qu’un public de théâtre qui est en quelque sorte complice de la scène à laquelle elle assiste, qu’elle assiste. L’ironie est d’autant plus complexe qu’elle se situe donc au niveau de la pièce elle-même, qu’elle met en réflexion. Roberto Zucco n’est pas un personnage ironique, et lui évolue au premier degré de son action, de son discours, de ses mouvements. La tragédie, s’il en est une, — et on la qualifiera ainsi précisément en fonction de cette structure —, existe parce qu’il y a frottement de deux plans : le plan de la nécessité totale qui anime Zucco, accomplissant sa geste selon les lois du destin qu’il ne cesse de rappeler, traçant sa ligne comme celle d’un « hippopotame », et le plan d’une contingence idiote et capricieuse, qui cependant finira par arrêter la course de Zucco. C’est bien la confrontation de ces deux plateaux que le biais du récit se formule et se produit.
La course de Zucco s’arrête-t-elle vraiment ? Lui aussi semble échapper à la loi de la gravité qui avait libéré Édouard de la pesanteur du drame, du plateau, de la vie , en s’envolant ironiquement dans sa chute, dans un noir final lui aussi ironique parce qu’il est une pleine lumière. L’envol est semble-t-il le privilège des personnages élus, destinés à s’arracher à la pesanteur du sol, tandis que la plupart d’entre eux sont condamnés à la lourdeur de l’ici et maintenant : on pense à la fraction du monde telle que l’imaginait le locuteur de La Nuit juste avant les forêts :
[…] mais maintenant, niqués ! c’est l’usine, ou devenir légers, comme toi, comme moi, pour se faire emporter au moindre souffle de vent […] [et moi] qui deviens de jour en jour plus léger, qui ne m’alourdis pas pour pouvoir en cachette chercher ce que je cherche, au-delà des bouffeurs stationnés tout en cercle, dehors, dans les cafés, j’approuvais, j’approuvais, je m’enivrais de la bouffe dont ils parlent, sentant que le vent dans mon dos me faisait vaciller, m’aurait soulevé si je ne m’étais pas accroché discrètement aux bouffeurs alourdis et à leur connerie de plomb, il m’aurait emporté tant je deviens léger, comme les courants d’air te faisaient disparaître au coin des rues, lorsque je t’ai aperçu, une fois, deux fois, trois fois, voyant bien de loin que tu étais encore un enfant, alors j’ai tout lâché, le vent m’a soulevé, et j’ai couru, sentant à peine si je touchais le sol, aussi vite que toi, sans obstacle cette fois, pour enfin t’aborder […]
L’envol est finalement l’espace de la rencontre, il est comme une interception qui condense et synthétise la conception d’un récit de biais : à la tentation tragique répond une violente impulsion de légèreté, dont l’ironie se révèle l’instrument, moins pour railler que pour se libérer des conceptions fausses d’un collectif lourd, pesant le plomb, formant un cercle fermé sur ses vanités et ses certitudes. Au spectateur / lecteur de faire ce travail qui consiste à traverser ce codage, nécessaire pour s’arracher aux lois de la gravité — essentielle pour ne pas oublier que ces lois sont aussi celles qui permettent l’appui décisif avant l’échappée.
3. L’amour : raconter autre chose
« Il n’y a pas d’amour » (il n’y a pas d’amour)
C’est le récit qui porte en lui, à son plus haut degré, les enjeux et les formes de poétique dans son ensemble — ceux qui se disent en refusant de dire, se racontent dans les détours, se révèlent dans le secret de son nom. L’amour est plus qu’un thème (refusé), un mot (récusé), il est la forme/force du récit dans ses tensions les plus vives : une puissance de recomposition permanente qui fait de l’avancée du récit l’espace de son invention. L’amour est ce récit qui non seulement reproduit le fonctionnement de tous les récits, mais qui semble être comme le récit ultime que traverse chaque pièce de Koltès. L’amour n’y est cependant jamais une histoire à raconter : et précisément, c’est parce qu’il ne s’agit pas de raconter des histoires d’amour qu’il y a là comme un lieu exemplaire du récit.
Je n’ai jamais aimé les histoires d’amour. Ça ne raconte pas beaucoup de choses. Je ne crois pas au rapport amoureux en soi. C’est une invention des romantiques, de je ne sais pas trop qui. Si vous voulez recouvrir les rapports entre deux personnes en disant : c’est de l’amour, point, et on n’en parle plus… c’est un truc qui m’a toujours révolté. Déjà avant. Quand vous voyez un couple, qu’ils n’arrêtent pas de s’engueuler, qu’ils sont odieux mutuellement, et qu’on vous explique, oui, mais ils s’aiment, je sais que les bras m’en tombent ! ça recouvre quoi, le mot “amour”, alors ? ça recouvre tout, ça recouvre rien ! Si on veut raconter d’une manière un peu plus fine quand même, on est obligé de prendre d’autres chemins. Je trouve que le deal, c’est quand même un moyen sublime. Alors ça recouvre vraiment tout le reste !
Les histoires d’amour « ne raconte[nt] pas beaucoup de choses » parce qu’elles prennent appui sur le lieu commun de la relation, et sont souvent figées par les conventions (littéraires ou morales) — le mot lui-même est déjà trop plein de récits épuisés, saturé d’histoires mille fois racontées . Il est surtout, à la fois et inversement, trop pauvre en regard de ce qu’il désigne. Le récit d’amour ne peut être que platement une histoire de l’amour, où tout se résout finalement dans une relation qui sert à réduire les contradictions et les émotions ; davantage une solution donc, qu’un processus, l’amour en cela est loin de pouvoir fournir matière à une structure narrative viable, à raconter le monde et les êtres par lui.
Ça serait bien de pouvoir écrire une pièce entre un homme et une femme où ils soit question de business. Seulement, on ne peut pas imaginer… Là, Dans la solitude des champs de coton, on vous branche tout de suite sur une histoire de pédés. Alors je me dis : quand est-ce qu’on m’épargnera à la fois le désir et l’amour, au sens le plus banal du terme ? Non, non, il y a d’autres choses, et beaucoup plus les autres choses que ça ! parler du désir, ou parler de ce qu’on appelle l’amour, c’est la choses les plus banales, les plus dépourvues d’intérêt qui puissent exister .
Koltès se défie donc de parler d’amour, parce qu’il se méfie de cette forme vide dans laquelle on peut tout placer, ou de cette forme déjà pleine en laquelle rien ne peut plus se dire — c’est un peu avec les mêmes arguments qu’il récusera le fait de parler de la mort, question « terriblement banale ». « Il n’y a pas d’amour », dit le Client, et ainsi beaucoup de conclure à son absence. Il est vrai que le motif amoureux est toujours moqué, insulté, congédié. Tabataba pourrait en ce sens être la pièce théorique de ce refus. La scène se déroule autour de la Harley Davidson, objet de tous les soins de Abou, objet au sens racinien aussi : la véritable maîtresse de l’amant Abou — moto au sujet de laquelle on a vu que le dramaturge avait pris soin d’accorder une singulière et précieuse place au sein de la dramatis personae. La mécanique y est une métaphore et une fuite, qui permet de médiatiser et d’escamoter le sentiment, cette fois au premier degré : quel besoin Abou a des femmes, puisqu’il a sa moto ? La pièce (sa narration) peut se lire comme une amplification du refrain de la chanson de Gainsbourg : « je n’ai besoin de personne en Harley Davidson » — la moto était déjà dans la chanson l’objet métaphorique du désir sexuel, l’objet tiers de la relation amoureuse entre Gainsbourg et Brigitte Bardot (que Koltès disait aduler). Cette fois, la métaphore est prise au pied de la lettre et du mot : la Harley est l’amour de Abou, donc il n’y a pas d’amour (en dehors d’elle). Telle serait la formule mathématique, la quintessence de l’équation amoureuse.
Mais l’amour, et en ce sens l’amour plus que la mort — qui est souvent un outil narratif de résolution de la fable, une puissance spectaculaire et sidérante — permet de penser plus avant la manière dont le texte, subtilement, s’élabore dans ses angles morts. L’insistance avec laquelle Koltès s’en défie doit être signe, au contraire, de l’importance par lui accordée à ce qui s’y joue. On sait que la stratégie de l’auteur consiste souvent à éclaircir les faux enjeux, pour assombrir les vrais enjeux . Une seule fois Koltès parlera d’amour comme acte théâtral — et encore, il ne lâchera le mot que dans l’entretien libre avec Alain Prique, avant réécriture, qui le fera disparaître.
Par exemple, si vous voulez, pour prendre un des aspects de la pièce, je dirais qu’il y a un rapport de désir entre la personne qui parle et celui à qui il parle, c’est qu’il y a une manière d’exprimer son désir et de le satisfaire — entre guillemets — par les mots par le langage exclusivement. À partir du moment où on utilise un moyen comme le langage pour faire l’amour, en quelque sorte, on parle de tout, donc on parle aussi de politique .
La Nuit juste avant les forêts dont il est question ici formule assez fortement la position, qui demeurera peu ou prou la même jusqu’à la fin, dans ses variations, quant au statut du récit d’amour (plutôt qu’ « histoire d’amour », qui implique un contenu amoureux de l’histoire, le « récit d’amour » désigne davantage l’amour comme la force de structuration de la poétique narrative). La parole se donne là comme transposition théâtrale (ou littéraire) de l’acte d’amour, que le langage incarne et déplace : puissance de décentrement de l’amour et du théâtre, de l’amour dans le théâtre, et du théâtre hors de lui-même — puisqu’il est dès lors tout à fait question d’autre chose que seulement ce dont on parle —, le texte fait exister une équivalence (cachée) entre l’acte de chair et l’échange dans la parole. Cachée, cette équivalence l’est à plus d’un titre : c’est précisément parce que l’amour ne se dit pas qu’il se dit le plus, c’est en tant qu’il se tait qu’il se révèle le plus puissamment, puisque que jamais le mot ne pourra le dire. Et pourtant, ce voilement, ou ce décentrement, n’est qu’une manière de toujours revenir à lui : non pas pour en faire la solution, mais pour constituer une sorte de point de fuite du récit. Non, la pièce ne parle pas d’amour, mais elle cherche à inventer sa possibilité, à faire se lever au-devant d’elle et des mots qu’elle dresse entre celui qui parle et celui qui écoute, un espace qui saura nommer la relation et ce qu’elle porte. « Je t’aime, camarade » ne peut venir qu’au terme de la pièce, qui aura fait travailler le temps pour donner la possibilité de cet objet — ce coin de rue étant lui-même bâti, fabriqué (comme il fait l’amour avec le langage, de même fait-il cette ville de sa parole) de ce monologue affolé, pour justement, là et nulle par ailleurs, dire ce qu’on ne saurait jamais dire ailleurs.
Un homme tente de retenir par tous les mots qu’il peut trouver un inconnu qu’il a abordé au coin d’une rue, un soir où il est seul. Il lui parle de son univers. Une banlieue où il pleut, où l’on est étranger, où l’on ne travaille plus ; un monde nocturne qu’il traverse, pour fuir, sans se retourner ; il lui parle de tout et de l’amour comme on ne peut jamais en parler, sauf à un inconnu comme celui-là, un enfant peut-être, silencieux, immobile .
« L’amour comme on ne peut jamais en parler » — le théâtre devenant le seul lieu où ne pas en parler ainsi, de cette manière qui ne saura pas la dire, c’est-à-dire, qui saura le plus justement le raconter. Car « je t’aime » n’est pas le terme de la pièce, le mot lâché est ensuite corrigé, infléchi (et en un sens relancé) par une figure qui ruine son assignation finale : « et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire ». Ainsi dit, « je t’aime » ne dit littéralement rien : ce qui compte, c’est comment le dire. Ce « comment » est précisément le récit lui-même, son vecteur, son degré narratif (son avancée dans le rang de la langue), sa puissance aussi libératoire qui permet d’échapper au sens hérité du mot par son usage éculé :
Quand tu me dis [l’auteur répond à une lettre de sa mère] : « il n’y a pas que le sexe dans la vie, et ton texte ne parle que de cela », je te répondrai, entre autres que mon personnage parle de tout sauf de cela, qui est pour lui un sujet tellement familier, donc facile, que c’est de celui-là qu’il se sert pour parler du reste. Quant à ce qu’est ce reste, je ne peux pas te le dire comme cela, puisqu’il m’a fallu une pièce pour l’exprimer et qu’il n’y a pas d’autres moyens .
Dans cette belle lettre — fondamentale pour comprendre la morale de la relation amoureuse, on le verra —, il est singulier que Koltès en repasse par un dialogue écrit, en recomposant les phrases de sa mère : comme si l’échange joué dans La Nuit juste avant les forêts se reformulait ici dans un dialogue qu’avait appelé le monologue. La pièce est un vecteur, une puissance de déplacement (une motricité). Elle est le récit qui permet de ne pas le dire dans ses propres termes, c’est pourquoi le décentrement est total à la fin, quand la pièce elle-même ignore comment elle pourrait le dire : c’est cette interrogation pourtant qui tient finalement lieu de formulation la plus juste de l’amour que raconte le texte.
Bien sûr, l’enjeu éthique est ici capital et on verra de quoi cet amour est le nom, de quelle nature cette invention est faite (contre les lois de la syntaxe elle-même : puisqu’on ne peut « jamais mal aimer », la grammaire se trompe en insistant sur « mal »). Mais sur le plan de la poétique de la narration, on voit comment l’amour peut être cette puissance de déplacement et de dépassement, ce qui met en mouvement dans ce qui se fuit et propulse : en cela réside bien ce qu’on a essayé de dégager comme moteurs dynamiques de la fable. Et l’amour, « irracontable » en cela que son récit excède justement ce mot, est la forme et la force du récit qui le traverse.
Pour en revenir à mon personnage, la question est de savoir s’il a d’autres moyens que celui-là d’avoir un rapport d’amour avec les autres ; pendant toute la durée du texte, précisément, il explique pourquoi tous les autres moyens lui ont été ôtés ; il y a un degré de misère (sociale, ou morale, ou tout ce que tu veux) où le langage ne sert plus à rien, où la faculté de s’expliquer par les mots (qui est un luxe donné aux riches par l’éducation, et voilà le fond de la question) n’existe plus. Or, (crois-moi sur parole !) il y a parfois un degré de connaissance, de tendresse, d’amour, de compréhension, de solidarité, etc… qui est atteint en une nuit, entre deux inconnus, supérieur à celui que parfois deux êtres en une vie ne peuvent atteindre ; ce mystère-là mérite bien qu’on ne méprise aucun moyen d’expression dont on est témoin, mais que l’on passe au contraire son temps à tenter de les comprendre tous, pour ne pas risquer de passer à côté de choses essentielles .
L’amour est ce degré ultime de la relation narrative — il l’est aussi sur le plan plus métaphysique du rapport à l’autre —, le degré atteint par la soustraction de tout ce qui fonde normalement la vie. Or, c’est à ce point là que souvent la narration s’ancre : dans cette soustraction de l’espace et du temps, des ressources de la vie : là où le langage ne peut plus s’affronter à la banalité de l’échange, là où l’espace et le temps et la vie sont le théâtre d’une limite atteinte, territoire pauvre, nu, vidé, espace d’intensité dont l’écriture se saisit pour le raconter. Toujours le récit d’amour prend pied sur la dévastation qui empêche tout sentimentalisme de seconde main, mais ouvre à un amour de la catastrophe même. Ainsi de Combat de nègre et de chiens, où la mort du frère est le moment de chanter son amour pour lui ; ainsi de Quai Ouest, où l’extrémité du monde qu’est ce hangar, et l’extrémité de la vie où s’est rendu Koch, est l’espace de la relation la plus essentielle : non pas seulement entre lui et Monique, mais entre tous par concaténation. Koch est le catalyseur dans la relation de Charles et de sa mère Cécile ; relation qui favorise ensuite celles entre Rodolfe et son fils Charles, et dans laquelle s’insère Abad — relation entre Abad et Charles au sein de laquelle la relation de Fak à l’un et l’autre va également se jouer… L’amour n’est pas l’état de la relation, mais sa dynamique féroce, qui joue de la haine et de la tendresse, en même temps et successivement, qui travaille contre l’amour lui-même pour constituer une relation qui ne sera pas d’amour, mais du « mystère » de l’amour. Dans la Solitude des champs de coton traversera l’enjeu de l’amour en parole de deal : c’est parce que le deal « recouvre tout le reste » qu’il dira l’amour — qu’il sera la parole prononcée de l’amour qui ne peut se dire. Car « s’il n’y a pas d’amour », la négation même inscrit son absence comme condition de la réalisation de la rencontre : absence présente ainsi, formulée négativement dans le récit pour mieux inscrire la nomination du degré de relation qui les unit — à la fois phrase performative, et anti-phrase.
Une loi dramaturgique donc : « il n’y a pas d’amour » — non pas que l’amour soit absent, mais que cette absence-là soit comme la relation même, qui peut-être ainsi la condition de l’échange, le vide élaboré qui permet la parole. C’est le cas par exemple d’Ali qui considère d’abord Nécata « sans l’ombre d’un sentiment humain », comme de tous les personnages, qui refusent de s’établir dans le regard de l’autre par l’amour :
Dans ce qui lie Charles et Abad et qui conduit l’un à littéralement offrir la mort de l’autre, il n’y a aucun « je t’aime » par en-dessous. D’ailleurs, ce ne sont pratiquement jamais les situations complexes qui dissimulent des « je t’aime » ; ce sont plutôt les « je t’aime » qui dissimulent des situations compliquées ; Monique en est un exemple .
Il n’y a pas d’amour entre Charles et Abad, mais des jeux de dissimulation de l’amour même dans le récit de leur relation : des insultes qui cachent la tendresse, et la mort offerte comme une offrande, une preuve. L’amour est un paravent qui cache la complexité de relation qui ne se recouvre pas sous ce terme : c’est pourquoi, l’amour existe surtout ailleurs que dans la phrase qui veut l’énoncer. C’est ainsi que Koltès dira que la seule scène d’amour (où se dit l’amour) a lieu lorsque Monique et Charles, discutent du châssis de la voiture, et de carrosserie. Tabataba est en fait la réécriture et l’amplification de cette courte scène : la mécanique de l’amour est une pure mécanique, de courroies de transmissions, de bougies, de vitesse. Manière grossière de passer par un objet transitionnel pour nommer le désir ? Façon surtout pour l’auteur d’user une fois encore du contre-pied (de l’humour), d’un décentrement (par l’amour en dehors des territoires et des lieux du langage où il peut exister) qui formule comment et à partir de quoi le récit devient possible. S’il s’agit d’une scène de séduction, elle ne l’est qu’au second degré, ironique en regard de la fable, puisque rien ne peut relier Monique et Charles, en dehors de leur amour pour les voitures.
Le seul passage qui pourrait être abordé comme une scène d’amour, c’est le dialogue de Monique et de Charles, l’après-midi sur l’autoroute, qui traite des performances techniques, des freins et du nombre de cylindres de la Jaguar .
Sur un autre degré se situe l’amour de Monique pour Koch, et pourtant il fonctionne aussi sur le fabrication d’un objet tiers : celui-ci est dans ce cas un récit en tant que tel, celui de leur relation. C’est un attachement qui confine à la projection : le récit qu’elle formule sur lui, avec lui, contre lui aussi, outrepasse de beaucoup ce qu’il raconte de lui. Ce qui donne le prix à cette écriture fabulaire de l’amour, c’est bien parce qu’il est moins un récit unifié par l’accord, que l’intersection de deux récits qui trouvent dans le malentendu concédé, matière à un partage : rien d’autre que le partage de ce récit-là, en commun. C’est ainsi que se bâtit la narration amoureuse des personnages, qui outrepassent le sentiment : qu’on pense au couple du Dealer et du Client, centré sur l’objet à échanger (« l’amour, disait Lacan, c’est donner ce qu’on n’a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas » — la formule ne dit-elle pas une partie de ce qui constitue le récit de leur échange ?) ; qu’on pense au couple de Adrien et Mathilde, unis par la maison ; qu’on pense au couple de Roberto Zucco et de la Gamine, unis par le secret du nom de Zucco. En ce dernier point se dit quelque chose de la diction de l’amour — qui est plus qu’un indicible, mais un secret : secret des personnages, dont on a vu combien il les structurait chacun, et dont on voit comme il pourrait construire ce qui est entre eux ; secret du récit ; secret de la langue qui, comme on l’a relevé pour La Nuit juste avant les forêts, finissait par faire du moyen de raconter le mot la matière vive et recommençante du récit. Il n’y a pas d’amour, tout simplement parce que l’amour ne se dit pas — l’amour, cela ne se dit pas. C’est ainsi en ces termes (dans l’absence de son terme) que la Cocotte, dans Prologue — roman dont on a pu voir qu’il était récit du nom, de la nomination — prononce et nomme l’amour. Ceci (« qu’il me répugne absolument de nommer ») nomme la manière avec laquelle Nécata fait l’amour : figure rhétorique du retranchement qui cependant à force de signaler le fait qu’elle refuse de dire souligne ce refus et renverse l’absence en présence surévaluée. Mais s’il répugne à la Cocotte de dire « ceci », qui est la tâche à laquelle elle employait Nécata, c’est autant pour jouer sur ce refus qui attise le désir (et de manière joyeuse et perverse, l’auteur place son lecteur dans la position des cosaques, clients de la maquerelle, curieux de l’art de secret de Nécata), que de désigner « l’envers » de l’amour. La Cocotte finira, de sous-entendus en sous-entendus, à force de ne pas dire, à révéler « ceci », cette image de Nécata offerte au désir des hommes, ces « chiens » :
Chère fleur, je serais capable de pleurer, maintenant, au souvenir de ta présence immobile au pied du grand lit, si frêle, si mince, et si attirante pourtant, Nécata, couchée sur le ventre, la chemise retroussée, prête à Ceci, Seigneur ! Mais rien n’était contre-nature pour Nécata, puisque personne ne pourrait jamais dire qu’il lui ait un jour découvert une quelconque nature .
Dans ce récit interrompu (dont on remarque l’adresse à l’amour perdu) de la sodomie de Nécata, se révèle bien quelque chose de l’amour : non celui qui se fait, perversion contre-nature et répugnante aux yeux de la Cocotte, mais celui qui se dit. Si la maquerelle revendique son travail comme un art de l’amour, elle est aussi conteuse dont l’art est celui de dire l’histoire. Art de l’amour et du conte se croisent et se mêlent ici, se formulent dans cette diction impossible au seuil de laquelle la Cocotte s’arrête pour ne pas dire qu’elle dit, et ce faisant ce qu’elle dit, qui lui échappe, fait de l’amour l’image même du récit, fuyante. C’est celle d’un corps posé comme un objet en dehors de soi, lieu d’une action qui se joue devant soi, et comme pour soi (la Cocotte est la spectatrice du théâtre de l’acte de chair de Nécata, dont elle jouit aussi, par procuration). C’est celle surtout d’un récit de lui-même qui s’engendre de ses propres images : « la fleur » Nécata, mot par lequel l’amante nomme l’objet de son amour, se transforme ultimement en fleur, après sa mort et la dispersion de ses cendres, en pluie (que matérialisent déjà les larmes de la Cocotte, dans un échange amoureux entre le fantasme, l’écriture et le réel de la fable) qui raconte quelque chose de la relation qui les unit).
Il tomba dans la nuit une petite pluie fine et silencieuse ; dès le matin suivant apparut, dans une boulette de terre oubliée au fond d’un pot, au coin de la terrasse, le germe vert d’une fleur qui, en quelques jours, sans soin, sans eau, malgré un ciel couvert et pesant, s’épanouit cependant sur le rebord de ma terrasse, fleur bâtarde et inconnue même de l’Encyclopedia Universalis, innommable, à mi-chemin de la marguerite et du cattleya. Je m’installai à côté, dans un peignoir de coton, et je la regarde tranquillement .
L’amour se réinvente donc en fleur sans nom, que le récit ne peut qualifier : tout juste l’approche-t-elle sous deux termes qui le décentrent vers d’autres amours et d’autres récits. La Cocotte est l’avatar à mi-chemin de la Marguerite de Dumas dans La Dame aux Camélias, et de Odette dans Du côté de chez Swann de Proust, ancienne prostituée devenue la maîtresse de Swann. Odette répugne comme la Cocotte à parler d’amour, et préfère dire « faire les cattleyas », ou « arranger le cattleya », pour faire comprendre à Swann son désir de faire l’amour — d’un livre à l’autre, un usage proche, mais non pas similaire. Koltès joue en effet à pervertir l’intertexte proustien, en renforçant la scène d’une certaine cruauté, d’une violence voilée derrière l’amour : les cosaqueries que subit une Nécata passive, soumise.
L’amour tel qu’il se raconte (et refuse de se dire tel) semble bien figurer comme la monade structurelle du récit : en lui réside l’enjeu de l’histoire au point où Koltès veut la conduire, c’est-à-dire la renouveler. Intéressant en ce sens est le recours à ce motif (narratif) lorsqu’il veut souligner l’importance des mises en scène d’auteurs contemporains.
Il est évident que les metteurs en scène montent trop de théâtre dit « de répertoire ». Un metteur en scène se croit en règle avec son époque s’il monte un auteur d’aujourd’hui au milieu de six Shakespeare ou Tchékhov ou Marivaux ou Brecht. Ce n’est pas vrai que des auteurs qui ont cent ou deux cent ans ou trois cents ans racontent des histoires d’aujourd’hui ; on peut toujours trouver des équivalences ; mais non, on ne me fera pas croire que les histoires d’amour de Lisette et d’Arlequin sont contemporaines ; aujourd’hui, l’amour se dit autrement, donc ce n’est pas le même. Que dirait-on des auteurs s’ils se mettaient à écrire aujourd’hui des histoires de valets et de comtesse dans des châteaux du XVIIIe ? Je suis le premier à admirer Shakespeare ou Tchékhov ou Marivaux et à tâcher d’en tirer des leçons. Mais même si notre époque ne compte pas d’auteurs de cette qualité, je donnerais dix Shakespeare pour un auteur contemporain avec tous ses défauts .
Complexe dialectique : c’est parce que le monde a changé que l’amour a changé de forme, c’est pourquoi le récit qui voudra raconter le monde devra inventer d’autres formes pour le raconter, et raconter l’amour différemment, qui ne sera pas « le même ». Ainsi peut-on entendre différemment la formule étendard du Client : « il n’y a pas d’amour ». C’est que le mot est resté pour désigner une chose qui elle s’est déplacée, a varié d’angle, changé de degré de perspective et d’énonciation. « On traite parfois les sentiments comme on traitait le mouvement à l’ère préscientifique, avec une explication du genre : la flamme monte et la pierre tombe . » Les lois du sentiment et du langage suivent celle du progrès humain : c’est avec un certain humour que s’opère un rapprochement, sans doute pour souligner que la causalité qui a régi longtemps l’écriture du sentiment n’était qu’une convention — est-ce un hasard s’il évoque ici, parlant de science, la flamme, catachrèse de la dramaturgie pour désigner l’amour ? Le monde a changé, le sentiment lui-même ne peut plus obéir aux mêmes mouvements (de l’âme ou de la chute des corps), dès lors, peut-on toujours utiliser le même mot ? Rimbaud déjà avait formulé à peu près la même idée, qui prophétisait des « révolutions de l’amour » : « l’amour est à réinventer, on le sait ».
Là où le poète plaçait ces révolutions de l’amour dans une refondation métaphysique, Koltès s’en saisit d’abord dans la forme narrative qu’elle doit prendre : celle d’un point de fuite, d’une absence désignée telle, d’une tension qui toujours propulse, d’une relation sans cesse en jeu : « les sentiments éternels, ce sont comme les lois éternelles en mécanique : des conneries provisoires ». Force transitoire mais posée au moment de sa diction comme éternité absolue, l’amour est bien cette puissance narrative au dernier degré du récit entendu comme relation et invention du monde, au deuxième degré comme la réinvention de la relation dans le monde ainsi créé par elle. Elle figure bien la forme/force du récit — à la fois sa dynamique (le décentrement) et sa puissance (l’irracontable qui produit la fable). S’il n’y a pas d’amour, ni même des preuves d’amour, il n’y a que des récits qui inventent des manières de ne pas le dire , c’est-à-dire incessamment d’en raconter sa résistance.
Chapitre IX.
Utopie du récit — ‘Nouvelle III’
« Dans le secret d’un lieu »
(C’est un lieu terrible, celui où tout s’entend, où aucun mur n’est suffisamment épais pour dissimuler un dialogue, où les portes et les vitres n’existent pas, où seuls de légers voiles séparent les êtres, où l’air porte mille fois plus les paroles et les bruits, un univers où rien ne peut être dit sans que tous l’entendent, où rien ne pourra être jamais fait, dans le secret d’un lieu, sans qu’on perçoive partout les échos) .
Parenthèse au milieu d’un récit qui sera finalement lui-même une parenthèse d’écriture au milieu de la rédaction de Combat de nègre et de chiens, cette phrase de Nouvelle III (ou III ) ne fait pas que décrire le lieu de la fable, mais raconte aussi la situation d’un idéal de récit : espace qui pourrait tout aussi bien situer la condition de tout récit — roman, cinéma ou théâtre — que de désigner l’objet que racontera un récit idéal. Territoire allégorique : lieu dramatique en raison de son ouverture, poreux aux paroles qui s’échangent, il est espace à la fois d’une clôture sur laquelle portent les échos, et d’une transparence qui énonce et diffuse les secrets ; constitué seulement, pourrait-on dire, de quatrièmes murs : cloison transparente qui séparent et permettent la perception. Ce bâtiment de la narration fait de murs qui rejettent les êtres de part et d’autre de leur espace mais font circuler la parole, dresse ce lieu de terreur comme une chambre d’échos : il est l’image du théâtre, comme celui de l’énonciation du roman, ou de celle d’un film.
À l’Hôtel del Lago, à l’heure de la musique, de la beuverie et des bagarres, s’élève un murmure mystérieux fait de messages urgents et de mots nécessaires, de cris d’oiseaux et des jappements des chiens rôdant autour des tables .
Aussi se propose-t-on de lire la nouvelle comme une formulation exemplaire de la poétique du récit — comme on a pu lire Prologue, mais sur un autre plan, cette nouvelle semble en effet réfléchir les formes et forces de la narration. Il ne s’agira pas de dire qu’elle est un système, énoncé là à titre de programme théorique, mais plutôt un idéal que la nouvelle aurait saisi plus frontalement, précisément en raison de sa position décentrée par rapport aux autres productions. Idéal d’une technique et plus profondément d’une poétique, la nouvelle — et l’histoire qu’elle raconte comme l’hôtel qu’elle représente — nous semble bien en sa situation même, marginale, dense, sans exemple, être le lieu exemplaire et à tous points de vue utopique du récit .
Il s’ouvre sur la description d’une moustiquaire : plutôt sur celle des « moustiquaires ordinaires », aux maillages trop rigides que toute réparation rend pénible, et qui sont en même temps inefficaces, parce qu’immanquablement trouées, ce qui « donne[nt] à l’habitation un air vulgaire, l’air d’un garde-manger abandonné aux ordures ». Mais « la moustiquaire parfaite existe » : celle de l’Hôtel del Lago, qui sera au centre du récit. En quoi est-elle parfaite ? Parce qu’elle est multiple, composée de trois voiles tendues successivement, attachées chacune à un côté différent, en quinconce (pour perdre le moustique), et formée de plusieurs voiles « au tissage si serré et d’un fil si fin qu’il semble transparent » — pour le franchir, il faut donc passer plusieurs couches de voiles, traverser ses transparences.
L’ouverture de la nouvelle, sous couvert d’une description anodine — même si la moustiquaire a un rôle dans la narration (elle fera retour à la fin de la nouvelle, pour la boucler structurellement et thématiquement) —, est une manière aussi de décrire le processus de son écriture. Ce qui se raconte est, dans ce prologue, l’écriture elle-même, ce tissage rigoureux aux multiples surfaces qui finissent par constituer des profondeurs (de champ) ; autant lieu de passage que piège, exigeant le détour plutôt que la direction frontale qui provoquerait la déchirure, supposant dans l’écriture une intelligence du franchissement : filtre du dehors pour composer au dedans une lumière tamisée des cadavres de ceux qui n’ont pu entrer. L’Hôtel del Lago, c’est l’image de la nouvelle elle-même. On a évoqué plus haut, quant à l’artisanat du récit revendiqué par Koltès, la métaphore de la couture utilisée par l’auteur dans une lettre, rédigée précisément au moment où il allait commencer l’écriture de cette nouvelle :
Mon propos, et je pense déjà au numéro III, est de faire du tissage, avec la trame et la chose dans l’autre sens dont le nom m’échappe, mais non pas avec, comme chez les tisserands de luxe, une trame solide et le reste pour la frime, mais comme pour une bonne toile, même matière, bien serrée ; bref, écrire du jean solide comme un Levis lisible et utilisable dans tous les sens, écrire comme ça et non plus comme ça ou comme ça ou comme ça, si tu vois ce que je veux dire ; enfin, la prochaine sera plus nette je crois (vais essayer des choses du côté de la ponctuation entre autres), et je ne sais pas où cela va me mener, au n° XII .
L’image du tissage de la moustiquaire ne répond-elle pas à celle-ci ? Ainsi, Koltès, au début de la nouvelle écrirait la manière de sa poétique : en repoussant le modèle de récit traditionnel à la fois trop rigide et inefficace, il énonce d’emblée la voie d’une construction par surfaces successives, tissages qui laissent du jeu, un maillage serré mais lâche, faits de nombreux fils, et de surfaces de narrations successives.
1. Premier voile : le « geste furieux » d’une fable criminelle
Blonde jeune fille et récit noir
Le premier maillage, c’est l’histoire d’une seule nuit — l’unité longtemps tenue comme infranchissable du récit —, dans un seul hôtel. Ce lieu est mis en mouvement par l’arrivée d’une « blonde jeune fille » qui à la descente de l’avion y réserve une chambre. Elle jouera le rôle de catalyseur et de révélatrice des autres clients, du lieu et du temps. Elle est d’abord pleine d’illusion sur le monde neuf qu’elle entrevoit, l’appareil photo en bandoulière et prête à en fixer l’image — en cela est-elle une sorte de double analeptique de Léone, débarquée en Afrique avec autant d’illusions et de candeur —, mais sera finalement victime de la violence de ce territoire qui ne se laissera pas faire, et surtout pas prendre son image.
Le récit se construit selon la dialectique tranchante d’une mise en regard de la jeune fille avec la faune sauvage du lieu, ces hommes qui immédiatement la toisent, chemises ouvertes et allures de singes, ou de chiens, parmi lesquels : Santiago, un homme à tout faire, dont le patron hurle sans cesse le nom ; Régalamé Régalamé, au langage approximatif mais fort suggestif pour faire comprendre son désir ; un Yankee, présent à intervalles réguliers dans des parenthèses qui l’isolent et soulignent son mystère, son activité étrange qui consiste à rôder, et surveiller (mais qui ?) ; un vieillard terrifié par les chiens qui gardent l’entrée, insulté par sa femme à l’abri auprès d’eux ; un Assis, qui deviendra la nuit venue l’Allongé ; Mariju enfin, un Noir, beau parleur, tout en ongles et en bagues, dont l’attention oscille entre la jeune fille et « un point à l’infini au travers de la bouteille de bière, au-delà de la fille, au-delà de l’Hôtel del Lago ».
Le récit est scandé par les heures qui notent à la fois l’avancée de la nuit, de l’alcool, de la fatigue de tous, des approches de plus en plus assidues de Mariju sur la jeune fille, du relâchement de celle-ci enfin : « première heure du soir », « deuxième heure du soir », etc. Puis, « à bout d’ivresse et de parole », la jeune fille accepte d’être raccompagnée par Mariju dans sa chambre — mais ce qu’on pensait être une tentative de séduction se révèlera une stratégie détournée, destinée à voler son précieux appareil photo et tout son argent.
L’ensemble du récit est conduit ainsi à la manière d’un roman noir . S’il n’en concerne pas la matière profonde et les enjeux sociaux ou politiques, l’écrivain emprunte cependant sa forme : on pourrait structurellement définir le roman noir, ou policier, comme un récit consacré à l’exposition d’un crime et à la découverte de son assassin, dans un cadre relativement réaliste, et une violence explicitement transcrite. La nouvelle donne une image idéale de la manière dont Koltès peut se saisir de telles formes pour en déconstruire l’usage, par une série de fausses pistes qui décentrent et réorganisent au fur et à mesure l’intrigue. Du roman noir, Koltès reprend les grandes lignes de force, un climat d’étrangeté et de menaces, des figures louches, des victimes innocentes (semble-t-il), des ombres et des armes. Mais il ne s’en saisit que pour en détourner les usages : on le voit déjà dans une écriture qui surjoue le code, que ce soient par les motifs ou les injures en anglais/américain, qui soulignent le polar dans son vocabulaire, mais dont l’insistance relève plus de l’effet qui permet de s’en distancier, que de l’emprunt : « facking day », « okay » « hey girl », etc.
En outre, le crime (qui n’est finalement qu’un délit banal) n’arrive qu’à la fin : le vol des biens de la jeune fille. Et ce n’est que lorsqu’il est raconté que le lecteur est invité à reconsidérer tout ce qui s’est déroulé auparavant comme les préparatifs de ce forfait. La scène de séduction n’était qu’un alibi, le véritable objectif de Mariju, souterrain, était bien de dépouiller la jeune crédule. Ainsi comprend-on finalement de quoi ce « point à l’infini » à travers l’alcool et la jeune fille était fait — et où il devait conduire : point de fuite de l’action de Mariju, point de fuite du récit lui-même, qui en racontant une action et en cachant les motivations de celle-ci ménage surprise et violence, raconte en ce sens plusieurs choses à la fois et successivement à partir d’un même fait. Dès lors, on comprend vite que la narration du crime n’était pas le ressort dramatique du récit, comme il l’est dans le roman noir ; et que le récit ne cesse lui aussi, en envisageant le polar, de regarder « un point à l’infini » au-delà de lui. Mais le délit de Mariju est-il le seul de l’histoire ? N’est-il pas l’alibi du récit pour le véritable crime ? Une fois le forfait commis par Mariju devant la jeune fille impuissante, le narrateur s’éloigne peu à peu de cette chambre, prend de la hauteur, et trouve l’image du cadavre de la vieille femme, celle qui n’avait pas peur des chiens, et que vient d’abattre le Yankee. Le crime est raconté en une seule longue phrase, elliptique, trouée, allusive et impressionniste, à la fois riche de détails mais assez peu visible comme ensemble, fragmentée en multiples gros plans qui juxtaposent images, émotions, bruits, cris, couleurs, lumières, tout ce que Koltès dira plus tard vouloir raconter :
La vieille assise bouge grande ouverte tourne la casquette blanche le coin vite, vite ; un lambeau de paroles cocaïne pot marijuana flotte comme du brouillard qui quand il le saisit s’effiloche sheethon gococaïne, un vieillard dont seule la tête émerge aboie près du buisson, un moustique, une meute de chiens piétine, énorme moustique brillant porteur d’une poche de sang ovale, pas un être humain, pas un regard — personne n’est resté éveillé avec moi, crie-t-il — lunettes-miroir tout contre ses yeux, un autre lambeau de bruit de respiration, de voiles frottées, de moustiques, de pas étouffés passe comme du brouillard, trois gueules de chiens contractées par la colère, les yeux sortis du visage du vieillard enlisé fixent la vieille étalée dans le sang au milieu de chemises les jambes écartées et près d’elle, chemisette rouge aux motifs verts, pantalon vert, casquette, lunettes, Smith and Watson zéro soixante-quinze millimètres, le Yankee, et enfin Mariju tomba dans une profonde torpeur .
Commis en dehors de la phrase, comme dans le hors-champ d’un angle de l’hôtel, le crime surgit au détour d’une proposition, le cadavre, puis son meurtrier apparaît, ou plutôt les couleurs de ses vêtements, puis son arme , son identité enfin : « le Yankee », homme de la parenthèse, dont la présence discrète n’était pas moins lourde de menaces au début, qui s’avèreront annonciatrices.
(« Il y a aussi un type : un Yankee, un gros ; quand on le rencontre, on se sent inquiet, comme si c’était la nuit ; or, on le croise trop souvent […] ; avec sa chemisette rouge aux gros motifs verts, son pantalon vert, sa casquette blanche et surtout ses lunettes : comme la nuit, quand on la regarde de la salle éclairée, invention de Yankee, crachent les vieilles. En tous les cas lui, n’importe quand et n’importe où, visiblement, il suit quelqu’un. Qui ? Voilà le mystère, se disent tout bas les vieilles qui le craignent.)
La description n’était qu’une manière de disposer les signes : de fabriquer les preuves du crime qu’il allait être commis contre « la vieille » — mais qui ne se révèlent indices qu’a posteriori. C’est ainsi que Koltès déconstruit les invariants du roman noir en le bâtissant depuis la fin : c’est au terme du récit qu’on réalise qu’il s’agissait d’un polar.
Polar ? Celui-ci se fonde traditionnellement sur le décodage rationnel des raisons du crime ; or celles-ci demeurent même à la fin totalement mystérieuses : la drogue, la vengeance du mari de cette « vieille » ? Car à qui profite le crime, si ce n’est au vieillard, humilié le récit durant par sa femme, et qui le premier peut se réjouir de sa disparition ? Mais « quand vient le jour sur l’Hôtel del Lago », la lumière ne se fait pas sur le crime, qui reste tout aussi énigmatique que celui qui l’a commis — et la nouvelle s’achève en fait là où un roman policier aurait commencé. Si l’enquête n’aura pas lieu, c’est peut-être qu’elle n’a pu avoir lieu que dans le récit lui-même. Celui-ci aura disposé au fur et à mesure les indices mystérieux de son forfait : la cause de son crime pourrait bien être l’énigme de sa narration. La nouvelle se clôt ainsi à l’aube, et sur « le geste furieux » du mari de cette femme — geste de l’écriture même —, qui « tire sa jupe sur ses genoux » : rideau sur l’obscénité, fin de l’histoire.
2. Deuxième voile : « un lieu terrible » au comble du monde
Suspension, entre-deux, et métaphore
Ce serait cependant réduire à peu de choses, et tout d’abord à un récit d’actions, cette nouvelle dont l’action n’est que la première surface, la plus visible sans doute (celle qui fixe le plus l’attention), le premier voile, mais qui laisse voir aussi, à travers elle, d’autres plans. La Nouvelle III paraît accomplir radicalement l’envie d’un récit capable de représenter une réalité complète dans un ancrage concret. On l’ a vu, l’Hôtel del Lago est la transcription d’une découverte faite au hasard d’un voyage. La narration est d’autant plus concrète qu’elle va se soucier de raconter, plus qu’une histoire, un lieu, et plus encore : à partir de l’expérience vécue, et à partir de l’invention de sa fiction, s’écrira la métaphore de cette fiction — triple passage de l’écriture. C’est qu’il ne s’agit pas de n’importe quel lieu : mais d’un lieu qui justement sera capable de contenir une somme de lieux, et en cela ne sera pas un espace donné du monde qui détermine ceux qui l’occupent, plutôt un territoire dynamique du fait de son indétermination fondamentale, espace d’usage, changeant au passage de ceux qui le traverse : un hôtel.
La situation même de cet hôtel est symbolique : comme le coin de rue qui infléchit la ville et dans l’intersection de laquelle on peut intercepter le passant (dans La Nuit juste avant les forêts ou Dans la Solitude des champs de coton), il est placé « au détour d’une jungle, et au bord d’un lac où se baignent des enfants nus » — « détour » et « bord » qui permettent de faire de cet espace, plus qu’un coin du monde, mais un « bout de notre monde », au double sens d’une parcelle et d’une extrémité. L’Hôtel est un comble — c’est-à-dire, selon Littré, « ce qui tient au-dessus des bords d’une mesure déjà pleine » : étage supplémentaire ajouté à ce qui est déjà clos.
C’est un château en ruines, désert et indécouvert ; au sommet duquel depuis des éternités sèchent trois paires de draps suspendus très haut sur la terrasse .
Comme si l’art se chargeait d’ajouter à la vie des espaces qui en serait le terme : au sommet d’une architecture saturée, une pièce supplémentaire, un hôtel. Le comble est aussi « le dernier degré, le plus haut point » — la démesure d’une émotion qui cependant en est comme l’expression la plus intense. « L’Hôtel » est un champ de force : la fiction est cet excès de corps, de visages, d’émotions, et tout le récit se déroule ainsi dans une énergie portée à l’incandescence, images de cauchemars, onirisme fantastique qui tient de Garcia Marquez, Castaneda, Lowry, voire de Lovecraft :
Illuminé, solitaire, comme un bateau sous la pluie, dans la nuit silencieuse, l’Hôtel del Lago gonfle ses voiles, poussées de l’intérieur par les souffles mêlés des paroles et de l’ivresse des animaux dans la fumée et les vapeurs de l’alcool .
Ce bout du monde ressemble un peu à ce que trouve Charles Marlow dans la nouvelle de Conrad, au terme de son périple dans le cœur des ténèbres de l’Afrique, là où la terre et les hommes sont livrés à une sauvagerie originelle. L’hôtel est même explicitement métaphorique, décrit comme une « lointaine Babel blanche ». Mais de Conrad, Koltès retient la double leçon : faire fonctionner l’image seulement sur le plan littéral pour rendre la métaphore plus puissamment efficace, et ne pas l’expliciter. L’hôtel sera donc aussi et surtout un hôtel, décrit par conséquent avec minutie et force détails, non sans ironie — les chambres et le personnel, l’organisation du lieu, les services qu’il offre et leur tarif : « eau froide et même ! chaude (avec supplément), draps sur tous les lits, chambre à une personne (coûte deux), à deux personnes (coûte deux fois deux), sécurité des biens … ». Détail, certes, mais d’importance quant à cette double dimension : tout coûte le double (« two, tout coûtait deux à l’Hôtel del Lago, la chambre, la bière, le bain, ce qui faisait la chambre très bon marché, le bain cher et la bière hors de prix, mais simplifiait les comptes »). Outre l’humour évident du trait, l’effet de réel qu’il produit, cela ne donne-t-il pas l’indice d’un espace qui fonctionnerait à la « puissance deux », chaque signe valant pour lui et autre chose que lui, dans un plan qui le dépasserait mais l’engloberait ? Le récit est un passage, qui ne cesse de fuir vers ce « point à l’infini au travers de la bouteille de bière, au-delà de la fille, au-delà de l’Hôtel del Lago » ; soit un passage au travers de l’ivresse qui se raconte ; au travers de ses personnages racontés ; au travers du cadre spatial — passage qui est le mouvement de ce transport.
La métaphore est une équation avec laquelle Koltès semble jouer — elle permet de lire le texte dans une dualité qui ne réduit pas la fable à un prétexte, mais à un jeu, entre les plans du concret et ceux du symbole, ou de l’image. C’est le deuxième voile du récit : celui qui élabore l’image et sa référence — qui fait de cet hôtel « un no man’s land éblouissant et suspendu dans l’air ». La suspension du lieu le fait tenir dans un entre-deux qui n’est pas spatial, mais plutôt conceptuel ; il pourrait paraître étrange d’ailleurs de qualifier de no man’s land un tel espace saturé de présences et de corps : c’est bien que ce no man’s land porte moins sur la caractérisation du vide du territoire que sur celui de sa détermination.
Hôtel du bout du monde, il prend peu à peu l’accent symbolique d’un lieu plus qu’inquiétant, et livré aux chiens. L’atmosphère fantastique qui le nimbe à la fin pourrait même faire penser à une sorte de métamorphose des hommes du hall qui dans l’obscurité se changent en bêtes — toujours est-il qu’une image diabolique se dégage, et l’hôtel devient bouche des enfers gardés par des Cerbères enragés, qui sont les grands ordonnateurs du tempo final :
Avant l’aube, au temps du plus profond silence dans la maison des hommes, retentit le grand cri de la faim des chiens, qui se vengent d’une journée de sollicitations et de mépris, qui se vengent de leurs ventres vides, du sommeil digestif de l’Allongé. Ils encerclent la bâtisse, sous chaque fenêtre, devant l’entrée et hurlent l’un après l’autre, ménageant leur faiblesse, ou en se relayant par petits groupes de trois, et parfois, d’enthousiasme, s’y mettent tous ensemble. Ils aboient avec la régularité d’une goutte d’eau pénétrant petit à petit le crâne des endormis qui parfois leur jettent des pierres au hasard de la nuit par la fenêtre ; sans que cesse un instant le hurlement des bêtes .
À intervalles réguliers dans le récit s’inscrit ce cri des chiens, passage de grande beauté formelle et de puissante évocation ; c’est autour de ces passages que s’articule la métaphore, ou du moins que le texte signe un décollement par rapport à la forme du roman noir, fondé par convention sur un certain réalisme. C’est pourquoi on a pu évoquer l’esthétique onirique des auteurs du « réalisme magique » : on n’oublie pas que c’est en Amérique Latine que Koltès rédige cette nouvelle, au lieu où justement ces écrivains ont opéré le croisement entre fantastique et réalisme. La notion est suffisamment floue pour ne pas qu’on l’applique trop systématiquement : il s’agit moins d’un genre, encore moins d’une forme, voire d’un mouvement littéraire, que d’une vague synthèse où la narration à partir d’un ancrage réaliste élabore un merveilleux, souvent inquiétant, aux puissances hallucinatoires, quasi surnaturelles. Dans la narration, les chiens jouent le rôle de vecteurs d’une terreur immédiate, énigme sans solution : intercesseur de forces inconnues autant animales que sacrées, dont le grognement est plus qu’un motif, mais une enveloppe sensorielle, l’élément naturel dans lequel évoluent personnages et fable :
Dans le premier salon désert grogne un chien ; murs de bois, odeur de bois, pâle clarté à travers les rideaux ; long grognement du chien. Dans le second salon désert bruitent les machines ; clartés par la fenêtre, lueurs douces par la porte du fond. Dans le dernier salon, le rideau soulevé : la lumière des bougies, l’odeur du bois, l’odeur des fleurs et les femmes aux machines penchées à coudre des voiles et des mètres de voiles légers, aériens, roulant sur le tapis à leurs pieds .
Mais Koltès, lecteur fervent de Rimbaud a peut-être aussi en tête la force d’évocation des cris des chiens dans la nuit, telle qu’on peut la trouver dans le poème « Nocturne vulgaire », images nées d’un alliage entre drogue, alcool, cauchemar, tous leviers qui à la fois altèrent les visions et en produisent, à travers le cri des chiens.
Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image . Dételage aux environs d’une tache de gravier.
— Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, — et les Solymes, — et les bêtes féroces et les armées,
— (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
— Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…
— Un souffle disperse les limites du foyer .
Conte fantastique, dont la fable, par la métaphore, disperse les limites, il est ainsi une image : celle d’un « nulle part porté sur la surface du monde », comme l’écrit François Bon , où la vision locale permet une approche globale de sa situation. De là ces mouvements d’arrachement à la situation d’énonciation, ces passages brusques au présent dans un récit au passé, ces transports dans la phrase qui font agir la métaphore sans faire du point de départ un prétexte. C’est que dans le récit en prose, Koltès retrouve le procès théâtral d’une diction qui ne cesse de nommer le territoire de la fable pour le produire, et l’inventer à mesure des pas que ces personnages font dans un lieu qu’ils agrandissent en avançant sur lui — justifiant l’appartenance du lieu par le simple fait qu’on s’y trouve face à lui, personnages comme lecteurs, parcourant la surface même de ce présent (de la fiction, ou de l’acte qui s’en saisit).
Ainsi peut s’expliquer la précision insistante des heures, qui ne fait pas que relater l’instant où se passe le drame, mais transforme le moment où on le lit en « heure noire » ainsi qualifiée et produite, et peu importe le moment du jour puisqu’il sera dès lors celui qui s’écrit : le récit ne cesse de faire signe vers ce dépli du temps comme une anfractuosité d’espace et d’instant capable d’accueillir cette masse immense d’émotions et de gestes ; le récit, lieu de concentration :
Heure noire ; le courant qui s’arrête annonce l’orage, les nuages s’arrêtent au-dessus de l’Hôtel del Lago, les gens à demi-couchés sur les tables ; troisième heure du soir .
L’écriture est cette heure, et ce branchement (de courant), interruption du réel pour qu’agisse une prise sur la fiction, puissance de concentration au-dessus d’un lieu unique qui pourrait en dire d’autres (lieux transitoires, tous lieux de passage, de confins, qui peuvent se trouver dans les centres…). Pour Koltès, est récit (devient récit) ce qui, en vertu d’une telle prise sur un territoire local dont les murs appellent toujours un franchissement à l’universel , singularité d’espace, d’affects, peut valoir pour tout autre chose : construire un Hôtel monde parce que le monde est cet Hôtel (qu’en quelques instants, le locuteur de La Nuit juste avant les forêts dira faire un chez-soi), précipité de destins agglutinés en son sein, comme arraisonné par la fiction.
Injuste destin des êtres, les uns faits pour jouir un long temps de vie, les autres pour ne rien connaître du plaisir et subir leur vie comme une torture, tous faits pour mourir, au bout du compte, sans qu’aucun dédommagement soit donné par les uns aux les autres. Et puis, amen pour l’injustice, que pourrait-on dire de plus ?
À la narration charge de ce « dire », et de ce « plus », qui racontera destins et injustices, non pour établir des équilibres, mais déplier les comptes.
3. Troisième voile : « Babel blanche » de tous les mots de toutes langues
« Personne ici ne parle de langue maternelle »
(À peine une moustiquaire est-elle ici déchirée que les femmes accourent du fond porteuses d’un nouveau voile qui vole derrière elles.
Entre le second et le troisième voile, pâle, liquide, parfois on découvre Santiago accroupi .)
Voile du récit, voile de sa métaphore — il est un troisième voile, plus tendu encore, plus serré : la troisième surface du texte est celle de sa profondeur, le plan de la langue elle-même qui se raconte en racontant l’histoire, et dont le lieu est l’image.
Il est des endroits du monde où ne se parle aucune langue, enclos fermés, zones de transit, îles et oasis sans drapeau officiel, sans heure légale, sans mœurs, sans histoire que celle du jour, de table en table, de personne à personne, d’étranges idiomes compliqués, de tous les mots de toutes les langues entendues et mêlés et simples au point que tout ce qui est essentiel se comprend immédiatement. (mais les Nord-Américains disent d’un air agacé : you don’t speak english ? et froncent le sourcil). Personne ici ne parle de langue maternelle et personne ne l’entend parler, personne n’aborde personne dans une langue définie (sauf les Nord-Américains disent d’un air agacé : you don’t speak english ? et froncent le sourcil) .
Si cette nouvelle peut concentrer non seulement les énergies du récit koltésien, mais pourrait figurer tout aussi bien la métaphore de son élaboration, c’est dans sa capacité à représenter en elle le lieu allégorique de sa production, à ériger l’endroit où se déroule la fable en espace symbolique de la littérature, celle que l’auteur cherche à construire — une utopie de langage et de fables.
Personne ici ne parle de langue maternelle et personne ne l’entend parler, personne n’aborde personne dans une langue définie (sauf les Nord-Américains qui insistent d’un air incrédule : really, you don’t), sujet polonais, verbe espagnol, adjectif italien, complément français, interjection anglaise, colère russe et secret yiddish, menu allemand, rire grec et ivresse portugaise, malaise néerlandais, bain turc et sommeil arabe, tendresse tchèque, baiser hindou, amour quaotchikell, soutouhill, quiché, amour en dialectes inconnus de tous (mais les Nord-Américains crachent d’un air de dégoût : well what kind of langage can you speak ?) .
Dans le pays où semble se dérouler le récit, approximativement (cette indétermination donne tout le prix à la métaphore) en Amérique Latine, l’ailleurs y est étranger doublement, parce que ce sont des territoires où la langue du pays (l’espagnol ) n’est pas parlée, mais seulement des dialectes indiens ; puis, ceux qui se retrouvent dans ces hôtels sont bien souvent des voyageurs qui apportent avec eux leur langue . Dans ces « lointaines Babel », la langue n’est plus une donnée première de la communication mais l’espace souple et réinventé sans cesse d’une rencontre qui se produit dans les intersections du terrain d’entente : un champ de possibles et de conflits, un champ où finalement peut se dire, « en dialectes inconnus de tous » l’amour (terme final de l’énumération) — parce que sans doute l’amour est ce dialecte inconnu, l’inconnu de tout dialecte —, l’amour, c’est-à-dire l’accord quasi indicible des êtres dont la réalité dépasse toute nomination, s’arrache dans l’innommé essentiel de ces langages, l’inouï que laisse entendre une langue terminale dont le nom même semble inconnu .
L’interjection est anglaise (celle de Shakespeare ?), la colère est russe (souvenirs de Dostoïevski) et le secret yiddish (celui qui crypte la parole sacrée), comme le bain est naturellement turc et le chaste et sage baiser hindou : point de condensation des lieux où la langue se retourne soit en signe transparent de l’identité (le cliché humoristique), soit en altération radicale de son origine pour s’inventer ailleurs (le mystère du sommeil arabe) — quant à la langue américaine, dialecte de pur usage, langue du système et norme arrogante incapable d’accueillir un autre langage, elle restera toujours en dehors de l’échange. Si le français est nécessairement complément, c’est peut-être parce que revient finalement à la langue de l’auteur le rôle d’ajouter à ce maelström de vies une destination qui seraient le livre — celui qui ne s’écrira jamais (car le recueil de nouvelles s’arrêtera ici) — ou du moins ce récit. L’Hôtel est un creuset : de corps, de lumières et surtout de langues — à l’intersection de tout cela se constitue le langage du texte, somme de langues et de signes, verbaux, non non-verbaux, gestes, mouvement. Le récit du texte sera celui qui établira ce creuset dans la langue.
De là, une fable dont le ressort dramatique est plus qu’un éventuel meurtre (code du polar avec lequel joue le texte plus qu’il ne l’affronte), plus que la dimension allégorique (dont le référent demeure mystérieux), mais bien plutôt cette infinie transaction du sens, ce passage d’une langue à l’autre, d’un corps étranger à un autre, volontés et désirs et violences des êtres tous constitués du langage qu’ils expriment et qui les exprime, les incarne même avant leur corps. À chaque personnage une manière de parler, issue à la fois d’une altération et d’une transposition. Ce n’est pas l’oralité que le récit va ici retranscrire, mais au contraire son écriture : les personnages en effet sont censés, dans la fiction, parler un anglais approximatif, puisque né de leur propre langue maternelle, mais redonné ici en français… François Bon a bien localisé ce « fait technique du glissement des monologues intérieurs de narrateur en narrateur du même dispositif des corps simplement à partir de l’énoncé des perceptions subjectives » — or, ces glissements se produisent aussi dans le langage même d’un personnage, fabriqué de langues diverses : espagnol (mais altéré par les dialectes locaux), anglais (parlé et prononcé comme par un américain), le tout écrit dans un français qui glisse entre la littérarité et l’oralité. Ainsi, dans les monologues (en fait, les soliloques) de Mariju, le texte exhibe ces multiples passages, ou glissements, en les dévoilant dans le français qui les enveloppe : langage qui finit par constituer cette langue étrangère dans la langue française qui est le trajet narratif du texte.
Tu es exactement mon genre, girl, lueur bleue, ne me regarde pas comme cela, tu ne sais pas ce que ça peut te coûter : vou-lez-vous-cou-cher-avec-moi, dans toutes les langues je te le dis, il y en a bien une que tu peux comprendre ? Toutes les langues je les connais, come on, vou-lez-vous-cou-cher, chimar chingada puta, il y a bien là-dedans quelque chose qui te va ? Je te promets que pendant deux heures tu as du plaisir avant de jouir, deux heures, girl, tu ne connais pas les nègres, hein, tu as déjà vou-lez-vous avec un nègre ? — elle rit : mon dieu non, pudique — alors tu ne sais pas, girl, mais le nègre, il n’y a rien de mieux …
Les décrochages sont là nombreux entre parole attribuée (« tu es exactement mon genre, girl ») et note descriptive à la manière de didascalies (« lueur bleue » — formule elliptique qui désigne les bagues de Mariju) ; récit et discours (« elle rit : mon dieu non, pudique » : pudique donnant la couleur à la parole prononcée, l’allure de celle qui la dit) ; anglais, espagnol, idiome français (l’universel « voulez-vous coucher avec moi »), le tout tissé dans la trame linguistique du français — glissements qui travaillent une extrême expressivité du langage, une théâtralité au sens où le procès narratif du texte est celui du discours qui se bâtit depuis la langue elle-même, et s’engendre de ses propres ressources. Si Mariju « conna[ît] toutes les langues », le récit se donne pour but de fabriquer de la langue dans la langue :
Ainsi : Estimé ami, lui avait secrètement murmuré le garçon, depuis des nuits, des nuits je rêve avec toi, avec ton visage et tes gestes et tes bagues et ta grande taille, je rêve avec l’idée de vivre près de toi à la table des gringos, boire la bière, comprendre ce qu’ils disent pour savoir quand rire et quand parler bas, avec une tête qui te ressemblât dans laquelle seraient toutes les langues, et toutes les explications des gestes que font les gens, des regards qu’ils ont, des habits qu’il portent, et dans ma tête aussi seraient les idées qu’il faut avoir sur les habits à porter et les choses à faire .
Le subjonctif imparfait côtoie des anglicismes grossiers, des formulations enfantines qui trahissent le manque de maîtrise, ou la transposition trop rapide d’une langue à l’autre — tout cela pousse la syntaxe dans une limite en laquelle s’invente une langue propre au personnage : « je rêve avec toi », ce n’est pas tout à fait « je rêve de toi », ni « je voudrais rêver à côté de toi », mais ce croisement des possibles de cette nouvelle langue qui dit le désir et ses mystères. « Dans sa tête » sont « toutes les langues », comme dans celles de ces personnages — c’est aussi cela que raconte ce récit.
De là ce plaisir évident pris par l’auteur pour écrire et raconter cette langue, faire de celle-ci non pas le vecteur d’une histoire mais l’événement même, l’action du texte. « J’espère que tu aimeras des passages comme : ‘dans la lourde chaleur…’, […] dont je suis, entre autres très fier . »
Dans la lourde chaleur de la salle obscure où dorment dans la sciure les bêtes bouches ouvertes veille le patron. Santiago ! crie-t-il, le lac plat comme une mare reflète deux volcans gris et vert brûlants, du bord de la forêt d’entre les arbres comme un serpent Régalamé surgit, se glisse sur la terre sèche jusqu’aux murs de l’hôtel, sans bruit, le lac fume doucement, Santiago ! Mes chaussures sans tacher la cheville noire en dessous marron dessus lustre frotte secoue-toi, pendant ce temps il regarde son visage dans une glace et aplatit ses cheveux, dans les profondeurs du lac couvent de gros bouillons et déjà s’attend la chute du soleil .
La « fierté » provient sans doute de ce que l’auteur parvient là plus qu’ailleurs à faire tenir dans l’espace de la page ce que l’on a décrit comme dynamique interne du récit propulsé par ses propres forces — tissage qu’il serait sans doute réducteur de qualifier de poétique, alors qu’il semble plus justement narratif, au sens où tout y est événement : ponctuation ; rythme (autour des séquences alternés paires / impaires [6] + [5]) ; sonorités ([u], [ã], [s]…) ; décrochages entre les plans ; surgissement de discours ; double fond des descriptions, des paroles, et des actions ; syntaxe qui joue de l’inversion pour agir sur la phrase… Se constitue une surface glissante entre tous ces niveaux pour produire un récit flottant entre la description, l’action inerte, dynamique, et enveloppante, la parole imagée d’un narrateur qui en prononce l’arrêt — théâtre d’une fable immergée dans le monde qu’elle dresse et qui existe immédiatement dans le mot, et pas seulement dans sa référence.
L’Hôtel del Lago est ce bout du monde qui devient non pas seulement l’espace d’un récit, mais son récit lui-même : hôtel où se fonde comme un pacte d’écriture. Les énergies déployées là n’appartiennent qu’à la nouvelle, exécutée et mise à mort dans le même temps — il ne s’agira pas de la reprendre, d’y revenir. Les lieux de la fiction, surtout quand il s’agit d’hôtel, surtout quand il s’agit de lieux du crime, l’auteur n’y retourne jamais. Et pourtant, dans ce jeu entre la surface de la glace où le personnage regarde son visage et les profondeurs du lac où vient s’abîmer le soleil, dans les tensions entre l’homme et le monde, entre l’image et ce qui viendra la transpercer, entre l’explosion de lumière d’un volcan qu’on pressent comme dans le roman de Lowry imminente, et la mort du soleil, ce sont termes d’une large équation qui se posent, elle ne sera pas sans lendemain.
Si l’Hôtel del Lago est le creuset que l’on a évoqué, creuset de cette fable, de ces personnages, de la langue, et du récit, il est aussi singulièrement le précipité d’une humanité ici incarnée. Et la question du rapport dont on avait fait les termes de la question poétiques, se déploie aussi, finalement, sur ce terrain-là : quel rapport entre cette fable, cette langue, cet hôtel, et le dehors que ne cesse d’appeler ce récit, le récit ? Car « le point infini » qu’envisage Mariju, obsédant, trace dans la fable un dehors de l’Hôtel qui le constitue aussi en partie, et peut-être davantage que ses cloisons minces. Ce dehors, loin d’être seulement celui du contre-champ de la fable, pourrait bien être celui dans lequel le monde est pris. Le dernier mot du récit ne revient en effet pas à la narration, mais, via un ultime glissement semble-t-il imperceptible, d’hôtel à hôtel, tout un basculement s’opère de la fiction au réel :
Hôtel Santana, septembre-octobre 1978.
Référence qui fait signe vers le réel — qui constitue la signature du texte avant le nom de l’auteur (où qui est cette nappe de réel qui inclut le nom de l’auteur) —, elle signe le récit par l’appartenance à cet ailleurs qui l’avait en partie aussi écrite. Ce réel, qui se présente du moins comme tel, on a vu dans la première partie qu’il était problématique, tant il est fort peu probable que Koltès ait pu écrire cette nouvelle dans un seul hôtel, durant ces mois où les transferts furent nombreux : fiction du réel par conséquent. Et pourtant, c’est comme si Koltès avait voulu tenir pour garant la notation réelle (qui ressortit d’une expérience), cette fiction de la notation. Dans le passage à la ligne de la fable qui se donne comme réelle, au réel fictif qui se masque, dans ce saut de ligne (et ces italiques qui soulignent la différence de nature entre les inscriptions) se donne à lire finalement la visée de la fable : son rapport au monde.
« Raconter bien, désirait Koltès, un bout de notre monde et qui appartienne à tous . » L’artisanat poétique n’a de sens et de valeur que rapporté à cette articulation de l’appartenance : ce qui fait l’énigme de ce texte, c’est comment le récit en construisant un hôtel le plus éloigné possible du réel parvient à le dresser comme monde dans lequel on habite, et la fable dès lors n’est pas écrite pour le caprice formel, ni pour expliquer le réel, mais comme pour le raconter — et dresser les territoires utopiques (littéraires) d’une appartenance possible.