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Bernard-Marie Koltès | 15 avril, et peut-être l’éternité

D’un quinze avril l’autre

samedi 15 avril 2023

image : sur la pierre, seulement le nom, et les dates
Bernard-Marie Koltès (9 avril 1948 - 15 avril 1989)

dans le bruissement des vagues sur les falaises, dans le silence glacial du vide avant la création
et dans les explosions du cosmos qui empliront peut-être l’éternité.


Note du samedi 15 avril 2023

Nous sommes trente quatre ans après le 15 avril 1989. Hier, 14 avril, mourait Jean Genet. Chaque jour le calendrier scande l’élégie inconsolable et rappelle la dette qui ne sera jamais payée à l’égard de ce nous sommes, de ce à quoi nous sommes liés malgré nous — non, pas la mort, mais ce qui la suit, qui est notre vie. Nous sommes toujours après, autant que nous sommes avant, devant : nous ne sommes au présent que lorsque, relisant telles ou telles phrases, le monde s’ouvre brutalement, le vent passe, on croit entendre une voix, une ombre là-bas se dessine, s’efface, on ferme le livre ; la mort est une croyance de plus qu’il faut traverser pour en faire ce qui rend la vie plus terrible encore qu’elle.

« P.-S. Je viens d’assister à la fête des morts. Une grande fête dans le village. Le cimetière était transformé en kermesse ; un orchestre y était installé et tout le monde a dansé toute la journée. Les gars, armés de bêches, creusent les vieilles tombes pour en sortir les ossements, pour qu’ils participent à la fête. Tant d’irrespect et tant de tendresse, surtout, font plaisir à voir. Je crois que si tu avais vécu avec un tel rapport envers les morts, tu n’aurais plus de crainte. J’ai pensé, pour ma part, que j’aimerais être enterré dans un lieu comme cela, loin de la froideur, des larmes et du sinistre des cimetières occidentaux. »

San Pedro de la Laguna, Guatemala, lettre à sa mère, 1er novembre 1978


Note du vendredi 15 avril 2022

Je ne suis pas repassé devant la pierre depuis plusieurs années, je ne sais si l’inscription s’efface, se confond avec les dates et davantage devient de la pierre, je sais cependant combien la ville contre quoi est posée la pierre change, se confond avec autre chose que de la pierre qui est l’envers de la pierre et des arbres, ce qui leur fait violence, ou défaut, je sais que le temps se couvre, que l’air mauvais donne aux ombres le midi l’allure qu’ils ont le soir sans rien de désirable ou de troublant, et ces pensées — celle des inscriptions enfoncées dans la pierre et celle de l’air du temps, âcre et pesant — se mêlent étrangement quand il faut trouver les forces, qu’il faut se dire que demain arrivera bien, qu’hier a eu lieu pour cela : et qu’on doute que quelque chose puisse advenir de tout cela sans nous écraser, et sans rendre vain brutalement ce qui a autrefois eu lieu de férocement indocile, d’intraitablement doux, puisant dans la beauté même les raisons d’en finir avec ce monde pour mieux recommencer d’autres manières de vivre : on doute, oui, mais on se souvient, on se redit pour soi les phrases, on invente les ombres sur le sol et comme elle dansait avec les fureurs qui menaçaient déjà, les domptaient. On se dit que le passé saura bien venger notre présent et on regarde la pierre devenir de la pierre : en passant le doigt sur elle, on recompose les dates et le nom afin qu’ils s’enfoncent en retour aux terminaisons de notre corps et on retourne dans la ville.


Note du 15 avril 2021

Le jour avait fini par se lever, ce matin, sur les pensées que le jour était tombé, autrefois, un autre quinze avril. On ne fait rien avec ces pensées. On les abandonne avec la nuit, les rêves bizarres et tenaces ; on se lève, on ouvre quelques livres qu’on parcourt au hasard (non), et les mots lèvent des présences confuses et sereines, qui tiennent à distance la consolation et la solitude. Il y a ce qui perce derrière l’absence, le deuil de l’homme qu’on n’a pas connu, la force que donnent des livres pour vivre ; et si le ciel est voilé, il y a du vent que le vent emporte.

 « Des fleuves de goudron et de sueur mêlés jaillissaient de la racine des cheveux ; ils s’engouffraient dans les lits du visage, remplissaient le creux des aisselles, inondaient le corps jusqu’aux pieds, et doublaient la peau d’une odeur qui ronge.
L’ombre et le trou profond de la fosse le soustrayaient au monde à l’heure de la faim. (Avoir connu le désir de la rue pour son oisiveté, et les assouvissements dans l’air libre, s’arracher à cela, plonger dans l’ombre et le trou profond de la fosse, à l’heure de la faim qui fuit !)
Quelque part traînait encore l’empreinte d’un ver gigantesque, comme une montagne couchée, désarticulée, passant au-dessus de lui au rythme lent de la mort. Cela s’était oublié, à la vitesse du soleil qui se lève sur un jour inoccupé. Il n’en restait qu’une tache – goudron et sueur mêlés, et l’âcre odeur qui ronge. »

La Fuite à cheval très loin dans la ville


note du 15 avril 2020

Je n’irai pas sur la tombe de Bernard-Marie Koltès aujourd’hui. Sous la terre, rien ne changera à la solitude ; d’ailleurs, rien ne peut changer la solitude, sous la terre. Seulement, alors que les rues sont vides, cette pensée vient ce jour, comme chaque 15 avril qu’elles le sont davantage depuis 31 ans. Alors je relis certaines lettres, comme celles écrites de New York (ravagé ces jours, par la maladie — New York vide comme un cimetière), en juin 1981. Tout près de l’Hudson River, il aimait aller dans ce bar, le Peter Rabbit : à Dieu, c’est ce lieu que Koltès aurait décrit pour y passer l’éternité. Le bar existe-t-il encore ? Est-ce qu’on y passe le même reggae jusqu’à la fin des temps ?

À Madeleine
carte postale de New York, juin 1981

Ma petite chérie,
Mon nouveau tee-shirt noir et le rose sont en train de sécher, j’espère que j’arriverai à les repasser. Quand ils seront secs, j’irai m’allonger au soleil à Central Park, sans idées noires et plein d’idées noires. Puis je descendrai Broadway pour aller à mon bar préféré, Peter Rabbit, un lieu que j’aime plus que mon lit, que le ventre de ma mère, où il me pousse des racines sous les pieds, un lieu que le bon dieu me dirait à ma mort : connard, dessine exactement comment tu veux que ça soit pour pas te faire chier l’éternité, je dessinerais exactement Peter Rabbit, encore que ça ait plutôt les couleurs de l’enfer. Il y a toujours une magnifique femme qui fait des vocalises blues sur la musique, je la regarde la bouche ouverte et après elle me fait un clin d’œil qui me fait tomber de la chaise. C’est sur les quais de l’Hudson, et après, ivre de Coca, de whisky, de sourires, d’images de romans de Jack London, je vais au bord de l’eau, les docks à droite les docks à gauche, personne n’assassine personne, les « les bars de voyous sont d’une douceur à faire trembler, je tremble. Je te promets que la prochaine sera une vraie lettre où je te raconterai. Je suis en train de créer à l’intérieur de moi des besoins et des accoutumances qu’il me sera « difficile de satisfaire ailleurs. Peut-être suis-je né pour habiter une chambre au-dessus de Peter Rabbit, dans l’extrême West Side de Manhattan, New York, USA.

Je t’aime, à bientôt.

M. [1]


note du 15 avril 2019

On est trente ans après. Presque une vie d’homme : une vie d’homme et de femme, presque, avec ses amours et ses peines, ses amours définitives et perdues, ses échecs et ses réussites qui font hausser les épaules sur ce que veut dire réussir, et échouer : toute une vie déjà, avec les cicatrices sur la jambe et sur la peau déjà les marques au bord des yeux, les leçons apprises et perdues, le corps sur son corps qui porte déjà la beauté de ce qui a eu lieu au nom de ce qui va avoir lieu. On est trente ans après la mort, et de ce côté de l’histoire où on pourrait se dire appartenir au même monde.

À Metz il y a quelques jours, je marchais au hasard. Dans cette bonne ville de Metz qui est un désert, il faisait presque beau. La vie pouvait être possible, ici, à travers les vitraux de Chagall et la couleur de la pierre, les reflets de la Moselle et de la Seille. Je marchais, c’était le hasard. On m’avait pourtant raconté, la veille, cette histoire : que certains défenseur de la Mémoire de l’Auteur avait demandé à la ville qu’on nomme une rue à son nom, si ce n’est un boulevard, une avenue. Un adjoint influent avait eu cette réponse : « on fera mieux que cela ! »

C’est vers le nord, justement en franchissant la Moselle, et je ne sais pas si on est sur une île, ou sur un bras mort. Désormais, quand on marche dans Metz, dans ce fragment vert que la Moselle encercle, on tombe ainsi par hasard sur ce jardin. Un arbre y est planté au milieu, et c’est peut-être l’arbre de la Nuit Triste de Mann, ou le rejeton de cette plante bâtarde et inconnue que regarde infiniment pousser la Cocotte dans la terre fécondée par la pluie chargée des cendres de Nécata.

C’est le jardin « Bernard-Marie Koltès », trente ans après sa mort, sur lequel on peut s’allonger à la recherche de l’ombre.


note du 15 avril 2018

On est donc vingt-neuf ans après le 15 avril où quarante-et-un ans devinrent pour toujours l’âge d’une vie, et soixante-dix ans après le premier cri : toutes ces dates donnent le vertige, et ne disent finalement rien de ce dont pourrait témoigner une vie – la vie elle-même.


« On entend des sirènes de bateaux sur le fleuve.
Tony s’approche lentement de la portière ouverte ; s’appuie à celle-ci, regarde E.E. avec un petit sourire.
E.E. a des larmes dans les yeux ; il est couvert de sueur.

E.E. – Ils sont tous morts. Bruce Lee est mort ; Bob Marley est mort. Qu’est-ce qu’on fout là ? » [2]


note du 15 avril 2016

(27 ans plus tard, c’est presque une vie)



Note du 15 avril 2015

C’est pourquoi ne voulant parler d’Ali, je ne parlerai donc plus de rien, laissant la parole aux chroniqueurs des apparences et de l’éphémère, sachant de toute évidence que ce Mann, et toute cette population de Babylone, et moi-même, et vous bien sûr, serons autant de fois oubliés que l’on nous a connus, davantage peut-être même, oubliés au point que notre souvenir à nous ne sera plus nulle part, ni même sur un bout de pavé battu par la pluie, ni même sur un bout de papier porté par le vent ; tandis que celui d’Ali existe dans le battement du bongo et dans celui du cœur de l’homme, dans le claquement des feuilles contre les branches, dans le bruissement des vagues sur les falaises, dans le silence glacial du vide avant la création et dans les explosions du cosmos qui empliront peut-être l’éternité .

Prologue, fin du roman inachevé


Portfolio

[1à ses proches, Koltès s’inventait des noms, signait ainsi parfois Manu, ou seulement M.

[2Bernard-Marie Koltès, Nickel Stuff