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Brûlé vif | Un récit

Aux éditions de l’Arbre Vengeur, janvier 2023

jeudi 10 novembre 2022


Cet hiver paraîtra aux éditions de l’Arbre Vengeur [1] un récit autour d’une silhouette perdue quelque part dans notre histoire. La vie à hauteur d’épaules d’un coureur de bois de l’Ouest au temps où le Nouveau Monde naissait, autant dire où on finissait déjà de le massacrer.

L’homme s’appelait Étienne Brûlé. On ne sait rien de sa vie, ou presque : et c’est dans le presque qu’on écrit sans doute.

Dans ces pages, je déposerai le carnet de feuilles volantes qui m’a conduit à raconter cette histoire. Ici, une première façon de m’expliquer avec cette vie.


Comment devient-on Étienne Brûlé ? L’Histoire raconte que l’Amérique fut découverte pleine de Sauvages et vierge, Nouveau Monde qui patientait pendant tout ce temps, attendant qu’on lui apporte des villes et d’être sauvé par Dieu. C’était presque par hasard : la vieille Europe cherchait la voie des Indes et de la soie, de l’or et des encens ; elle voulait seulement passer de l’autre côté. Mais en travers de la route, elle trébucha sur un monde tout entier avec ses hivers insoutenables, ses bisons et des peuples nomades adorateurs des pierres et des arbres, hommes et femmes à moitié nus qui parlaient une langue sans âge.

L’Histoire ne raconte pas les hivers.

Elle ne dit pas, ou à mots couverts, que l’Amérique fut inventée de toutes pièces et baptisée dans le sang. L’Histoire préfère rappeler les noms glorieux de Samuel de Champlain, explorateur des terres inconnues, navigateur sur la Mer Océane et Lieutenant du Roi, fondateur de Québec et Gouverneur général de la Nouvelle-France ; ou de Guillaume de Caën, adjudicataire de la traite par-delà les mondes, baron des caps et Général des flottes du royaume. Elle prononce moins souvent le nom d’Étienne Brûlé, garçon analphabète de Champigny-sur-Marne. Quand elle le fait, elle a un peu honte, relate quelques aventures et se tait, ignorante. Il faut raconter cette histoire pour mieux lire entre les lignes ce que l’Histoire a fait de nous.

Ce que l’on sait : au printemps 1608, Étienne Brûlé a peut-être quinze ans, il embarque avec moins de trente hommes dans l’expédition de Champlain qui s’est donné la mission de fonder une ville à l’embouchure du Saint-Laurent. Une poignée d’hommes survivent aux premiers mois. Pour mieux connaître le pays et ses chemins, il faut envoyer un homme vivre parmi les sauvages. Etienne Brûlé fut celui-là. C’est l’un des premiers Occidentaux à avoir franchi ce pas. Il apprit les langues et les coutumes, les routes. Durant quelques années cruciales où les mondes se sont rencontrés et ont cherché à se parler, Brûlé servit de traducteur. Témoin de ce début des âges qui est aussi un crépuscule, Étienne Brûlé repoussa l’expérience radicale du Nouveau Monde jusqu’à l’extrême : vivant auprès des indigènes hurons au bord des Grands Lacs, ce premier coureur de bois fut peu à peu englouti par cette vie. Surtout, preuve vivante que la vie la plus désirable n’était pas là où l’Europe le pensait, il retourna le projet « civilisateur » de l’Occident comme un gant.

Devenir Étienne Brûlé, c’est tourner les armes contre ses origines et soi-même, et c’est être condamné à vivre écartelé entre les mondes. C’est rendre visibles d’autres manières d’exister et dévoiler l’atrocité des conquêtes. C’est apprendre, dans les rituels des Premières Nations, d’autres significations aux mots, par exemple, celui de mort, celui de vie.

On ne sait presque rien de l’existence d’Étienne Brûlé qui n’a été racontée, en pointillés, que par les prêtres et les conquérants qui le méprisaient. Nul besoin d’inventer cependant pour aller, suivant son pas, là où personne n’est allé, où personne n’ira plus — seulement se mettre à l’écoute des langues éteintes, des anciens chants et des rituels perdus.


[1Et grand merci de nouveau à David Vincent pour la confiance et l’accompagnement. Et à Nicolas Etienne pour la couverture.