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Heiner Goebbels | Les termes de la représentation
Stifters Dinge
lundi 1er juin 2009
Conception, musique et mise en scène de Heiner Goebbels
Scénographie, lumière et vidéo : Klaus Grünberg
Collaboration à la musique, programmation : Hubert Machnik
Création espace sonore : Willi Bopp / Assistant : Matthias Mohr
Ce qui commence avec une représentation théâtrale (ou musicale), c’est un temps autre ; une autre mesure du temps, une autre épaisseur, une autre durée. Il ne s’agit pas seulement du temps qui scande l’avancée de la représentation sur scène (celui de la diégèse) – mais aussi et surtout du temps perçu, par le spectateur, de cette durée – temps indivisé dont parle Bergson, temps « réel » éloigné du temps objectif et spatialisé des montres [1] qui sur scène s’expose avec le plus de visibilité. Parce que le temps au théâtre commence puis se termine, et c’est peut-être le seul lieu où s’éprouve une telle expérience aussi radicale du temps clos et déterminé. Au théâtre, c’est également un autre espace qui s’ouvre : ou plutôt, une sorte de vitre qui se dresse par laquelle est exposée la représentation et à laquelle on demeure extérieur. En somme, et pour reprendre la formule célèbre de Stendhal : « L’action se passe dans une salle dont un des murs a été enlevé par la baguette magique de Melpomène, et remplacé par le parterre. Les personnages ne savent pas qu’il y a un public » [2].
Ces conceptions traditionnelles du temps et de l’espace, ici rapidement esquissées, ont longtemps prévalu – celles-ci (se) fondent (sur) le charme d’un théâtre séparé, clos en termes exacts par un début signé (telle est la fonction rituelle des coups frappés au sol qui avertissent autant qu’ils ouvrent, sas d’entrée dans la représentation avant un lever de rideau dont la disparition matérialise paradoxalement le mur dont parle Stendhal) et une fin marquée (le baisser de rideau et le salut des acteurs qui rompt le charme) – et par un espace qui se donne comme autre, se définit dans l’altérité qui fonde le spectacle. La représentation se définit a minima par cette détermination absolue – elle est strictement ce qui se déroule entre ces deux termes, au sein d’un espace coupé.
Or, ce que remet en cause le spectacle Stifters Dinge de Heiner Goebbels, outre les codes de la représentation, la soustraction des corps [3], la neutralisation et même l’effacement de la fable, la dématérialisation (ou la surmatérialisation) de la scène – c’est cette perception du temps théâtral commencé et clos, et de l’espace à la fois exposé et fermé. Il semble même que le travail d’un tel spectacle peut se percevoir comme celui qui agit activement sur ce temps et cet espace – que leur élaboration engage dès lors une appréhension neuve de la représentation, des corps, de la fable, et de la scène. C’est que Stifters Dinge travaille, ce n’est ni le temps ni l’espace, pas même le temps réel et indivisible ou l’espace ouvert, mais le temps et l’espace perçus dans un jeu de circulation complexe avec les codes – c’est en somme la perception du temps et de l’espace élaborée en question ; et c’est depuis cette perception que vont être travaillés en retour le spectacle et le drame qui s’y joue, puisque dès lors toute perception est subordonnée à celle primordiale du temps et de l’espace [4].
La question du commencement est tout d’abord spectaculairement mise en scène. Sur scène, le spectateur voit tout d’abord des techniciens remplir d’eau trois bassins disposés sur le devant du plateau avant de déverser dans ces bassins un concentré chimique qui aura son rôle plus tard dans le spectacle. Puis ils s’éloignent en coulisse, et un premier jeu de lumière et de musique se met en place. Quand le spectacle a-t-il commencé ? Dans les articles qui en rendent compte, on note souvent la disparition des acteurs, des corps – pourtant les techniciens qui ont mis en place les conditions (au double sens du terme : cause et fondement) de la représentation peuvent très bien appartenir au temps et au lieu du spectacle ; ce qui a eu lieu précisément, c’est l’indétermination du commencement. Celui-ci a-t-il eu lieu avant le début ? Ou n’est-ce pas justement le début ?
La mécanique rodée de ces mises en place, la froideur ordonnée des gestes des techniciens, la rigueur et la géométrie des déplacements, la symétrie de cette chorégraphie mécanique tranchent par ailleurs avec ce qui va avoir lieu, le ballet désordonné des machines, le chaos joyeux des mouvements des pianos, la liberté de la musique atonale et affranchie de l’harmonie – on peut ainsi lire cette mise en place inaugurale concertée, partition écrite et rigoureusement scénographiée (on pourrait aussi souligner le costume des techniciens qui les rend semblables, noirs et désindividualisés – et conclure par là qu’il s’agit peut-être de rôle de techniciens) comme une première séquence du spectacle, et concevoir ce contraste dans une dialectique complexe entre l’homme et la machine, l’organique machinale auquel succède la machine organique. C’est ainsi du moins que peut être perçu un tel agencement par le spectateur qui voit autant une mise en place qu’un prélude de l’œuvre à venir.
Conjonction du commencement et de la disposition du commencement, le spectacle à peine commencé – ou sur le point de commencer – rend imperceptible le commencement non en le brouillant, mais en le multipliant, rendant possible d’autres commencements, ou pour le dire autrement, en le recommençant plusieurs fois. Ainsi, le véritable début pourrait peut-être se situer un cran en amont de l’arrivée sur scène des techniciens, lorsque le spectateur, une fois assis, fait face au plateau dont les éléments sont déjà installés [5], perçoit la disposition des pianos, devine la profondeur des bassins, se tient devant un toile encore vide qui est dans l’attente de se remplir.
Ce début coïnciderait avec l’entrée du spectateur dans la salle – il serait donc différent aux yeux de chacun : le spectacle serait relatif aux yeux du spectateur non dans le contenu de la perception (au juste, chaque représentation diffère pour chaque spectateur), mais dans le temps de la représentation. Le commencement ne se situe pas dans la donnée a priori inscrite par le spectacle, mais dans la perception du spectateur : il n’est donc plus une décision de metteur en scène, mais une volonté de spectateur. C’est ce renversement, ou cette inquiétude quant au temps premier du spectacle qui est remarquable ici : le temps augural est fractal, fractionné, voire absent, en tout cas insituable ; il est non pas indéterminé, mais plusieurs fois déterminé comme possible, et se superposant les uns aux autres, les débuts finissent par constituer la pièce, la commencer sans vraiment qu’on le perçoive – car l’effet produit est alors celui paradoxal de l’abstraction du commencement : la multiplication des débuts conduit à dissoudre le commencement dans un toujours déjà de la représentation qui la désigne en cours (puisque lorsque nous nous asseyons, peut-être le spectacle a-t-il commencé sans nous), et comme insaisissable.
À ce titre, lire ainsi cet agencement, non pas seulement la mise en place du dispositif par les techniciens, mais tout ce qui conduit à différer ou à anticiper le début pour mieux le multiplier, c’est le concevoir en prélude de l’œuvre – c’est-à-dire, selon la stricte signification musicale de ce terme, en loi de l’ensemble qui va lui succéder. Le prélude enclos en lui-même la logique structurelle et thématique des mouvements qui le suit. Et c’est en ce sens peut-être qu’il faudrait interpréter la succession des tableaux : davantage comme des débuts recommencés que comme des séquences coordonnées, juxtaposées ou subordonnées. Ces séquences se succèdent librement et le spectateur ne peut pas les percevoir selon une logique causale : des conjurations Karuabu de Papouasie laissent la place à un écran qui dévoile partiellement l’image projetée du Marais de Van Ruisdael, puis est éclairée jusqu’à la surexposition la Chasse nocturne de Paolo Ucello tandis qu’est lu un extrait des Cartons de mon grand-père de Adalbert Stifter, avant de laisser place à un entretien de Claude Lévi-Strauss avec Jacques Chancelle ; enfin se font entendre les voix de Malcom X et de William Burroughs alors que les pianos jouent le concerto italien en fa majeur BMW 971 de Bach – des chants d’indiens de Colombie, et la reconstitution, datant de 1930, d’un chant antique grec terminent le spectacle.

À chaque fois, les termes de la représentation se redistribuent – c’est un nouveau commencement qui a lieu et qui tend à s’imposer, de lui-même. Il ne s’agit pas d’un autre acte qui débute, comme dans le théâtre fabulaire, mais parce que la fable est celle de la perception du temps même, la structuration du temps est celle de la ligne brisée : la pression cumulative du temps fabuleux est ici remplacée par le temps renouvelé sans cesse par lui-même. Les chants de conjuration peuvent être perçus en miroir réfléchissant de cette structure : pour les tribus dites primitives, c’est le chant rituel qui renouvelait l’énergie du monde et qui le faisait exister, le maintenait dans l’existence chaque année et pour une année [6]. Le spectacle joue de la même dimension rituelle : rechargeant son énergie par la production endogène de ses forces. La durée perçue est alors éprouvée différemment : ces lignes brisées fonctionnent par flux successifs, organisés de manière séparée, mais circulant de fait par articulation problématique. Car s’il n’y a pas de liens rationnels entre les séquences, la perception les unifie (ne serait-ce que comme objet de la représentation) : cette relation objective conçue par la subjectivité est expérience du temps par le seul fait de sa présence.
Présences successives qui s’échangent sur le plateau au même lieu de leur présentation, les séquences finissent par se produire depuis les flux déchargés par les séquences précédentes – et c’est pourquoi la durée de la représentation, ou plutôt celle de la présentation, s’épaissit dans l’esprit du spectateur : l’heure ne dure pas plus d’une heure, mais elle devient nombreuse des multiples percepts que l’on reçoit et qui se nourrissent les uns les autres. À l’exposition graduée du tableau de Ucello répond bien sûr la lecture du texte de Stifter, narration qui expose de plus en plus le mystère d’un lieu dont on ne percevra la nature qu’au terme du récit (il s’agit d’une forêt prisonnière du gel et qui se brise sur elle-même) ; à cette exposition lente répond également la perception multiple et fragmentée du tableau de Van Ruisdael, et les jeux d’eau des bassins qui dissocient la lumière et la matière (liquide/gazeux) pour la transformer…
Tous ces jeux de circulations thématiques organisent une superposition des perceptions qui tendent à dilater la durée du spectacle, sans cesse recommencée, c’est-à-dire jamais définitivement achevée, réalisée, mais progressivement nourrie par sa propre énergie. Ce qui se termine à chaque fois, c’est peut-être moins le début que ce qui l’initie ; le geste d’un commencement produit par ondes propagées, et par ces déplacements se configure une durée expansive traversée par des motifs qui jouent de concentration et d’extension : suites musicales indéterminées ; explosions successives d’instantanés – suite de présents en somme, présents actualisés sans cesse, présents sans mémoire et présents chargés de toutes les mémoires (celle du temps restreint de la représentation, et celle du temps plus long et plus subjective de la pensée), présent du récit de rêve, aussi.
Au même titre que le commencement, la fin questionne la perception de la terminaison du spectacle : non pas, comme le commencement, en la décentrant, en la multipliant et en la rendant finalement introuvable, mais plutôt, sur un mode mineur et relativement ludique, en l’exposant, en l’ouvrant, comme l’on dirait d’un corps. Au terme supposé du spectacle, un technicien nous invite en effet à nous rendre sur le plateau pour examiner l’agencement des pianos et les mécanismes informatiques qui les font fonctionner. Cette exposition, au sens strict, des rouages du charme est bien sûr un jeu sur les codes de la représentation – l’envers du décor ainsi montré ne révèle cependant pas un dedans caché sous le dehors des machines, mais une même machinerie complexe et insaisissable, qui, loin de dévoiler le mystère du fonctionnement machinique, le renforce du fait de sa complexité, de sa densité.
La fin du spectacle fait en outre du plateau une installation tenant moins du théâtre que des arts plastiques : la disposition de la représentation semble se prolonger alors, et la fin ouvre sur autre chose qui commence et n’a pas de fin – le spectacle de l’inertie de la représentation débranchée, éventrée au même titre que le sont les pianos sur scène pendant le spectacle. Des pianos justement, nous avons vu les marteaux frapper les cordes, et c’est comme si nous regardions la musique se faire – le voir-entendre dont parle C. Triau [7] est matériellement, concrètement figuré là. Lorsque nous nous rendons sur le plateau à la fin de la représentation (ou plutôt pendant la fin de celle-ci), c’est une même exposition que nous voyons : nous percevons les signes du spectacle, mais nous sommes tenus à l’écart de ce que celles-ci produisent – nous voyons les marteaux des pianos, mais leurs mouvements échappent à notre perception. La fin ne dévoile pas – elle engage là encore la réflexion : réflexion du spectateur sur ce qu’il a perçu, réflexion du spectacle comme représentation, réflexion du temps comme durée qui, réfléchissant son propre terme, recommence : le spectacle n’est-il dès lors pas celui va s’éprouver, les jours suivant, en mémoire et selon une durée qui échappe au temps sensible de la représentation ?
Surtout, ce que cette fin met en lumière, c’est sa spatialisation : si cette fin a un terme problématique, ouvert et épais, celle-ci a lieu sur le plateau débranché, entre les bassins d’eaux mortes désormais d’avoir été remuées. Et c’est finalement l’espace qui permet de comprendre ce qui se joue dans cette question de la perception des termes de la représentation. Car l’espace du spectacle ne saurait plus être, à la lumière de ce qu’on dit, ce lieu coupé. Si le temps commence avant le début, et non pas avec lui, c’est que ce temps n’appartient plus à l’espace clos du plateau. La perception est soumise à ce décentrement du lieu de la scène, qui se reforme constamment au gré du temps auquel il est subordonné. Les bassins au début n’appartiennent pas au plateau, mais sont un décor : ce décor est bientôt un agent du spectacle – avant d’être une surface (sur laquelle de l’eau, puis les pianos, vont se poser). De même, la scène multiplie ses espaces : par des jeux de lumière subtiles et concertés, elle va à chaque séquence se configurer différemment, selon que tel endroit va être plongé dans l’obscurité, que tel autre va soudain être allumé. Le temps de la représentation va produire l’espace, va le produire en nombre et en puissance (c’est-à-dire en virtualités). Le drame de ce spectacle pourrait être finalement celui-ci : drame de la perception d’un espace unifié en fragments, qui fait de chaque fragments une totalité unique de laquelle va naître l’autre fragment destiné à être lui aussi une totalité. La séquence avec le tableau de Ucello (l’écran qui dévoile une partie seulement, mais chaque partie figurant comme le tout de l’œuvre) peut en ce sens être comme une structuration partielle perçue à l’image de la structure d’ensemble – monade de cette totalité.
En somme, dans la constitution de ces termes problématiques qui travaillent la perception non comme réception passive, mais comme puissance multiple, ouverte, élaborée au fur et à mesure du spectacle, le temps devient un espace (il est occupé, abandonné, repris…), et l’espace devient un temps (il peut durer, ralentir sous l’effet d’une averse d’eau, s’accélérer dans la musique qui semble animer les mouvements des pianos). Si la perception est ainsi questionnée depuis le temps et l’espace, ce n’est dès lors pas tant parce que les corps sont évacués [8], mais parce la sensation est directement en jeu comme durée et espace. Ce qui nous est donné à voir, ce sont dès lors le parcours de l’espace et du temps à travers le spectacle ; non leur objet (leur objectivité transparente et réaliste), mais leur trajet depuis la scène jusqu’à l’espace mental qui leur donne corps : notre subjectivité – et dans le vagabondage sensible de notre esprit, c’est la sensation non plus d’être un corps, mais d’avoir un corps qui une heure durant s’affirme, dans la libre dissociation permise par cette abstraction entièrement sensible. L’épreuve de la perception dès lors, au sein de ce vide de signification lisible, visible, est autant celle de l’objet qui est devant nous, que celle de notre propre corps qu’on éprouve pensant, regardant, éprouvant, immobile et pesant.
Il convient finalement de s’interroger sur le titre de l’œuvre – Stifter’s Dinge, traduit communément par Les Choses de Stifter. Sylvie Flécheux a judicieusement rappelé la conception du philosophe français Bruno Latour, pour qui l’on serait passé d’un monde de l’objet (du XVIIème au XXème) à un monde de la chose, amas qui échappe à toute appréhension (ce qu’il nomme Dingepolitik). En allemand, Dinge est la chose animée, qui existe seule, et n’est pas liée à une activité de perception active. Les choses de Stifter seraient, dans l’idéal conservateur d’un romantisme finissant, une collection de choses hétéroclites, sans ordre, ni début ni fin, dépourvu de sens hors le geste qui les assemble. Cependant, la perception est-elle liée à la nature de l’objet ou à l’activité elle-même ? Ce dont se ressaisit l’art, ce sont de ces choses inertes qu’il renouvelle, introduisant une énergie neuve, non pas seulement dans les choses, mais dans le regard qui les appréhende. L’art serait alors, non pas le monde infini des choses, mais ce qui donne un terme aux choses – par le regard qui le perçoit, le termine pour mieux l’ouvrir ensuite et le redéployer dans l’imaginaire de la sensation.