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Le Radeau | La vie ne suffira pas

Item

jeudi 8 décembre 2022

Note du 8 décembre 2022.

Ce jour, nous apprenons la disparition de François Tanguy, nouvelle incompréhensible. Relire pour moi ces quelques notes éparses autour de ce travail qui aura été sans doute le plus considérable de ces dernières années.


Article du 6 juillet 2021

Item, mise en scène de François Tanguy,
avec Laurence Chable, Frode BjØrnstad, Martine Dupré, Erik Gerken, Vincent Joly
Bois de L’Aune, Aix-en-Provence, le 30 juin 2021

C’est la fin. Quand les lumières s’allument, après le noir, que tout se dissipe, que les acteurs, salués, ont salué, que tout est vide devant nous, que la poussière est retombée sur le bric-à-brac de tables et de chaises, de cadres dressés, de poussière, que les premiers rangs ont déguerpi, qu’on reste sagement parce qu’on évacue le théâtre avec méthode, l’un après l’autre, comme on quitte le bateau qui prend l’eau lentement, sans panique, mais résolu — dehors il fait jour encore —, soudain la silhouette de François Tanguy surgit à Cour ; non, c’est sa voix d’abord qui précède son corps, et qui dit : qui implore presque : si vous voulez qu’on en parle, s’il vous plaît, parlons-en (quelque chose comme cela, de simple et d’humble, de fragile et de terriblement inquiet). Et il ajoute, avec ce sourire triste : « s’il reste quelques énigmes, on pourra peut-être vous les éclairer ». Derrière moi, une femme, debout, qui partait, comme agacée, mais sans méchanceté, lui lancera : Éclairer les énigmes ? La nuit ne suffira pas. Et Tanguy, désolé, sincèrement, répondra alors, dans un souffle : la vie non plus. C’était Item, un soir d’ouverture des théâtres à Aix-en-Provence, au Bois de l’Aune, c’était le Théâtre du Radeau et ces énigmes que rien ne pourrait épuiser.


« Si en moi l’écrivain est éveillé »

Un spectacle après l’autre, le Radeau est à sa tâche, qu’on dirait une et seule. Bien sûr, il est dans l’air du temps de réclamer à l’artiste du neuf, qu’il soit l’homme nouveau à chaque instant, et que les spectacles réinventent à chaque pas l’art de marcher. Cette soif de nouveau, comme elle épuise aussi, assèche — on sait aussi ce qu’il en a coûté à notre Histoire de fonder son avenir sur le désir pur du nouveau. Non, le théâtre du Radeau vogue en ces directions, sur le même bateau forgé à sa mesure ; la mer autour change et le ciel, pas les forces qu’il faut pour l’affronter.

« Comme les marins, nous sommes de ceux qui doivent transformer leur bateau en pleine mer sans jamais pouvoir le démonter en cale sèche et le remonter avec de meilleurs morceaux… La voile colorée et puissamment gonflée se prend pour la cause du mouvement du bateau alors qu’elle ne fait que capter le vent qui à tout instant peut tourner ou retomber… »

Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur

Il y a donc ces cadres levés, vraies portes pour de faux par où les corps ne cesseront de passer, de traverser : plateau encombré fait de mille espaces, puisque le théâtre est ce lieu forgé de temps, et qu’on passe le lieu comme on passe le temps et comme on le franchit : qu’à chaque franchissement sous tels panneaux on change de corps, d’espace. Si l’enjeu du théâtre tient à entrer et sortir, ici, on ne cesse pas d’entrer et de sortir, mais à vue — l’effacement est façon de resplendir dans ce demi-jour. Il y a ces corps d’acteurs accoutrés qui signent l’artifice, le drapé : théâtre fait de théâtres rapiécés — costumes qui sont l’étoffe dont le rêve est tramé et qui, chaque instant, fait signe vers cette vie d’à côté de la vie que le théâtre dresse, ne se prend pas pour l’illusion de la vie, seulement son envers. Accoutrements qui sont l’image même de cette grande toile de textes qui façonnent la densité des temps : textes tissés, raccordés, rapiécés — Walser, Dostoïevski, L’Arioste, Goethe et Brecht dans cet ordre —, et qu’il n’existe pas de surplomb, seulement des forces qui passent, elles aussi, sous ou à travers l’autre, et qu’à chaque passage, chaque porte levée par le texte, une décharge électrique le relance, le secoue ou l’emporte. Théâtre en toile d’araignée : chaque texte comme un fil que parcourt l’acteur, funambule, qui viendra secouer par résonance l’autre bord de la toile qu’il viendra arpenter plus tard, ou qu’il a déjà parcouru : et par résonnance, échos — les mots de Walser dialogue avec ceux de Dostoïevski, pour dire : dire quoi ?

Si en moi l’écrivain est éveillé, je passe sans faire attention à côté de la vie, je dors en tant qu’homme, je néglige peut-être le concitoyen en moi qui m’empêcherait tant de fumer des cigarettes que de faire l’écrivain si je lui donnais forme.

L’ouverture, par Minotaurus de Walser donne le ton : non, le thème. Plutôt la note par quoi s’accordera musicalement l’ensemble ensuite. États mêlés : le rêve n’est pas l’envers de la veille, mais une attitude au sein de la vie éveillée ; schize essentielle et incontournable par quoi on fait face à ce qui passe et nous traverse : comme écrivain, l’écoute du réel est flottante ; comme individu, elle écrase et étouffe. C’est d’aller de l’une à l’autre : ni plongé dans le rêve sans quoi le monde est perdu ; ni enfoncé dans la réalité sans quoi il est ce poids mort sur la poitrine. Ainsi s’énonce une sorte de théorème, mais sans rigueur : quelque chose qui exigera un ajustement permanent. Là est peut-être la puissance politique d’une œuvre qui postule un état de rêve sans en faire un refuge, un abri : plutôt une force d’appui. Une force ? Une fragilité tout aussi bien, peu sur d’elle-même, avançant chaque mot comme autant d’hypothèses essayées à l’aune de ce qu’on trouve devant soi, qui est hostile par nature, monde qui n’est dressé que pour fonctionner contre nous-mêmes. Ouverture de la fragilité donc, de l’hypothèse.

Et ouverture à la fragilité. Le commencement véritable du spectacle n’est pas dans le texte : elle est dans l’entrée de l’acteur qui sitôt présent, trébuche. Nous y sommes : de plain-pied dans les sables mouvants. Si tomber est une grâce, c’est aussi parce que la chute grotesque défie la marche au pas du monde, l’en marche de tout ce qui file droit. Alors tomber, aussi pour se relever, ajuster le veston, et aller dans l’allure de la chute, qui est aussi une façon de danser.

« Quand on m’emmenait de Russie, à travers plein de villes allemandes, je regardais sans rien dire, je me souviens, je ne posais même aucune question »

Si le Théâtre du Radeau, refusant de se renouveler pour mieux creuser le sillon, va frapper le même clou, croiser sur même chaloupe les mers du présent, c’est pour déployer sa traversée singulièrement. Au lieu des écarts que le Radeau exécutait, entre la geste burlesque et la gravité tragique, il semblerait qu’ici quelque chose s’ajuste — que l’écart se resserre ; que les jeux de contamination entre le drôle et le terrible s’estompent, pour lever une sorte de zone grise d’affect, où tout peut se renverser à chaque instant, mais dans lequel rien ne bascule tout à fait. Au cœur irradiant — mais d’une lumière intérieure, comme sur le plateau, lumière semblant venir du dedans même de la scène, non pas au-dessus ou devant : mais dedans —, le long passage autour de L’Idiot de Dostoïevski : et puisque le roman est écrit avec l’énergie morbide du théâtre, le théâtre relance la parole romanesque. C’est un long dialogue, autour d’un poème oublié, qu’il s’agit de remuer dans les mémoires, même si on en a peur, pour mieux le réciter : « Toute ma vie, j’ai détesté les poèmes, comme si je pressentais quelque chose. »

Est-ce une clé ? Mais pour quelle porte ? On aurait tort de guetter dans telle ou telle phrase une lumière qui pourrait à elle seule « éclairer l’énigme ». Pourtant, se délivre là comme un secret : et le poème de décrire un pauvre chevalier, comme l’image même de ce théâtre.

Il y eut un pauvre chevalier,/ Homme simple et la droiture même,/ L’âme fière et le regard altier,/ La figure taciturne et blême.

Il lui vint un jour une vision/La raison ne peut en rendre compte,/,Mais il en garda une impression Aussi indicible que profonde.

Depuis lors, son âme avait brûlé ; / Il vécut pour cette pure flamme/ Et jura de ne jamais parler,/ De ne regarder aucune femme.

Il prit pour écharpe un chapelet,/ Il s’était reclus de la lumière,/ Devant duc ou prince il ne levait/ Les barreaux d’acier de sa visière.

Se vouant au rêve caressant/ D’un amour qui l’émouvait aux larmes,/ Il avait inscrit avec son sang/ A.M.D. sur ses nouvelles armes.

Le poème de Pouchkine ne peut être le double du théâtre que si on entend combien il est dégradé, sans être humilié : Item n’est pas cette œuvre martiale, emplie d’absolue et de certitude — s’il partage avec lui la trajectoire amoureuse, celle d’une vision indicible, et profonde, qui oriente la course, « vouée au rêve caressant », il ne peut le faire que pauvrement et simplement : Chevalier à la Triste Figure, frère d’armes d’un Quichotte avec lequel il partage mêmes guenilles, mêmes rêves, mêmes amours et mêmes soifs de renouveler les regards portés sur un monde qui ressemble partout tant à la désolée Mancha qui chaque instant nous cerne.

« In Nürnberg machten sie ein Gesetz, darüber weinte manche Frau »

Le spectacle s’achève en chanson. Dans le noir qui se fait peu à peu, le cercle des corps assemblé simplement, une chanson comme une prière : une ballade. Le texte de Brecht, ainsi psalmodié, ne se laisse pas entendre — ou comme un bénédicité. Il est murmuré en allemand. C’est la Ballade de « La putain à Juifs » Marie Sanders :

« Un matin, neuf heures c’était
Elle traversa la ville en chemise,
Pancarte au cou, cheveux rasés, la foule gueulait
Son regard était froid »

Chant secret, lointain, qui dit pourtant ce sur quoi le spectacle a dansé, lentement : sur la ligne de crête du rêve et du réel, sans oublier l’un ou l’autre, et même sous le regard de l’un et de l’autre : chanter Marie Sanders comme une prière, c’est aussi une manière de saisir la crudité du monde comme une menace, et lui adresser en retour les forces qu’il faut pour l’affronter — forces qui sont peut-être de douceur, et de maladresse, aussi maladroites que le monde déploie sa férocité.

Sur les dernières notes, le noir se fait.

Quoi faire de l’énigme ? S’en repaître et demeurer sur le seuil, à la quête désespérée de sens [1], ou bien plutôt l’accueillir comme une manière de dévisager l’effarante transparence de sens que toute l’organisation du réel déploie, exigeant explication et norme, s’établissant sans angle mort ni mystère. La puissance d’énigme qui tient à l’agencement aberrant des textes, à la déliaison incessante des gestes et des mots, à l’incompréhension de ce qu’on voit, de ce qu’on entend, hors le travail de le traduire intérieurement avec la langue du souvenir et de la métaphore, cette puissance ne s’aveugle pas dans la contemplation de sa propre obscurité. Plutôt est-elle l’appel, moins d’un déchiffrement qu’un apprentissage, lent et long, d’une autre forme de connaissance — dans le noir d’abord, on ne voit rien, puis on s’habitue, on reconnaît les aspérités, on les devine plutôt, on avance dans le noir en l’apprivoisant. On se défait de la lumière sans éclat du réel ; on pénètre avec un autre corps dans un autre élément qui met à égalité les êtres : devant un tel monde, on est tous à armes égales. On éclaire les énigmes non par le savoir constitué qui exécuterait le mystère, mais par d’autres hypothèses forgées en soi, et soudain on s’aperçoit qu’on les possédait, ces hypothèses, qu’on était plein d’une langue capable de traduire ces gestes et ces mots, et qu’on l’ignorait jusqu’alors. On éclaire l’énigme avec le peu qu’on possède, et ce peu nous soulève.

Dehors, il est neuf heures du soir ; il fait encore jour, un peu.


Portfolio

[1Souvenir d’un ancien spectacle du Radeau, au terme duquel un spectacle avait hurlé en sortant, en désespoir de cause : « Donnez-moi le sens de tout ça ! »