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Mohamed El Khatib & Patrick Boucheron | Théâtre portatif des mondes intérieurs
Boule à neige
samedi 11 décembre 2021
— Conception, texte et réalisation, Mohamed El Khatib et Patrick Boucheron
— Scénographie, Fred Hocké / Image, Zacharie Dutertre
— Collaboration artistique, Vassia Chavaroche / Production Collectif Zirlib
Sommes-nous les gardiens de ce monde, ou est-ce lui qui nous garde ? Cette question, posée, déposée plutôt, et délicatement, au milieu du spectacle – et comme en passant – pourrait nommer autant que l’énigme qui l’inquiète, la joie aussi de cette traversée. De quoi sommes-nous à l’abri et à quoi nous exposons-nous ? Un peu plus d’une heure, autour de la scène circulaire qui rejoue le Globe, mais depuis son dedans : ce n’est pas une conférence, pas une scène documentaire, ni une performance : tout cela à la fois et davantage. C’est que cette réflexion joyeuse sur l’Histoire, ce qu’elle peut et ce qu’elle fait, se donne aussi avec les armes du théâtre, celle de la parole donnée, et tenue, du geste arraché au présent, de l’écoute des vivants et de l’adresse aux morts. Une heure, un peu plus, où, dans l’objet le plus minuscule, engouffrer le tout du monde et de ses expériences : où, dans ce que l’on peut tenir pour insignifiant s’élabore patiemment, à hauteur d’hommes, une ronde historique de ce que nous sommes et de nos devenirs.
Théâtre anatomique : de l’infiniment petit
Pensé, rêvé, écrit il y a plus d’un an maintenant par le metteur en scène et dramaturge Mohamed El Khatib et l’historien Patrick Boucheron, Boule à neige a été créé à la veille du Deuxième Confinement. Le lendemain, il fallait tout ranger. Le monde se retrouvait sous cloche. Aujourd’hui, repris, on le regarde de l’autre côté de cela, alors que de nouveau tout menace. Les échos à l’enfermement, à ce qu’on protège au prix de l’asphyxie, à ce qu’on abrite de soi de plus précieux au risque de l’aveuglement du dehors : tout cela joue, terriblement, dans l’image miroir que le spectacle tend. Qu’est-ce à dire ?
Sur le plateau, une scène et au cœur d’elle, une autre : jeu de reprise et de circularité vertigineuse et évidente — à la circularité des gradins répond un autre cercle, au dedans : sur les tables qui entourent un centre vide sont posés des centaines de boules à neige, objets d’enfance, souvenirs que les touristes emportent comme une proie de l’ailleurs qu’ils apporteront chez eux, en miniature. Objets dérisoires et fétiches de passionnés : au seuil du spectacle, sur les écrans, parole est donnée aux collectionneurs, qui rassemblent chacun plusieurs milliers de ces boules neigeuses. Pourquoi ? Il n’y a pas de réponse. Quand il y en a, elles achoppent sur une simplification moralisatrice ou méprisante. La folie ? Le goût du kitsch ? D’emblée, observer cet objet issu de la culture populaire permet de voir cette opération par quoi une culture dominante jauge (et exclut) une autre. Vieille histoire, aussi vieille que l’histoire de l’art : aussi puissante que l’Histoire. Et justement, nous y sommes.
C’est qu’on devine, derrière ces récits de collectionneurs, bien davantage qu’une histoire de capitalisation, d’accumulation de richesses, on perçoit plutôt un jeu avec l’angoisse de la perte, le désir moins de posséder que de contempler ce qu’on a perdu. L’enfance, le passé, son propre devenir — pour chacun, l’inquiétude formulée, terrible et sans réponse : à qui léguer ces milliers de boules à neige ?
Cela commence ainsi, dans cette légèreté inquiète, cette mélancolie qu’on croirait insignifiante. Le plateau se révèle, à l’entrée des deux auteurs du spectacle, comme un cabinet de curiosités autant que comme un amphithéâtre d’anatomie. Ce qu’on va autopsier ? Les boules à neige ou leur histoire, l’histoire de cette histoire-là. La circularité de la scénographie joue avec l’image de cette sphère : cerne et protège ; nous sépare de l’espace du jeu et nous relie à lui.
Le regard sera donc plongé dans ce dedans, dans ce trou qui est aussi un plein : une boule à neige, où la paroi de verre est le théâtre lui-même. Alors on pressent que l’objet du spectacle, la boule à neige, est un pur jeu d’optique : un travail du regard où ce qu’on voit dans la boule à neige est ce que la boule à neige voit de nous. Un monde en petit ; le monde enfermé dans le dedans qui permet qu’on le tienne à distance, depuis le dehors. En cette vie, nous sommes plongés dans le monde, incapable donc de le voir, confondus en lui. La boule à neige : cette ruse par laquelle on se ressaisirait de ce dehors transformé en dedans.
Dans ce jeu d’échelle, du petit au grand, et du dehors au dedans, on n’est pas dupe du dérisoire : c’est même cette insignifiance qui rend le jeu essentiel, puisqu’on sait qu’en dernier ressort, on n’aura face à soi qu’une reproduction approximative de cette réalité : une fiction qui joue sur sa croyance. Mais croyance qui permet qu’on se joue d’elle, aussi.
Ce soir-là, au Bois de l’Aune d’Aix-en-Provence, les lumières connaissaient quelques ratés ; les vidéos s’enclenchaient dans l’aléatoire ; les sons se perdaient, l’équilibre technique avait peine à se trouver. Un temps, on se demandera si cela ne faisait pas partie du spectacle lui-même : mais non. Seulement, cette fragilité dans la fabrique du temps disait avec justesse ce qui allait avoir lieu, malgré tout, malgré les caprices de la machine, malgré la méchanceté du soir.
Résister à la hantise des origines
C’est avec cela que jouera le spectacle : l’esprit de sérieux appliqué sur un objet qui ne l’est pas — et inversement : une drôlerie cavalière dans le propos porté sur ce qui est le plus considérable. Par exemple, l’évocation d’une controverse juridique autour de la fabrication d’une boule à neige, qui s’est jugé à Nuremberg — (c’est « l’autre procès de Nuremberg »). La Grande Histoire s’engouffre soudain, par effraction, dans la minuscule : on ne s’éteindra pas ainsi, plus tard, quand à la neige qui tombe lentement dans la sphère répondra l’image des cendres mêmes de nos morts.
Pour l’heure, le spectacle ouvert sur la parole des collectionneurs est repris par les auteurs/acteurs. Le metteur en scène donne la parole à l’historien, et voudrait l’assigner à son rôle : l’interroge ainsi, au titre d’historien, sur l’origine de la boule neigeuse. Et bien sûr, l’historien, feignant de jouer son rôle, échappe à l’assignation. Évoquant Marc Bloch, Patrick Boucheron appelle à résister à la hantise des origines. Car confondre histoire et récit des origines pourrait entraîner irrémédiablement vers le pire, on le sait, dans une quête du pur qui échappe de toute manière toujours à la vérité, retombe inévitablement sur une construction rejouant les dominations. Il n’y a pas d’origine : plus on la cherche, mieux elle se dérobe. La première boule à neige existerait-t-elle qu’elle ne possèderait aucune vérité d’elle-même ou des autres. Et derrière la Boule à Neige Zéro se dessine ainsi tous ces mythes des origines depuis celle de Rome au moins — si l’origo est fondateur, c’est en tant que fiction, récit qui se raconte : au sens strict, histoire.
Oui, à mesure qu’on recule dans le temps, on avance dans la connaissance de soi parce qu’en ouvrant le champ des origines, on trouve celui des devenirs par les histoires qu’on se donne, qu’on s’échange pour faire durer le temps.
Et le spectacle d’amorcer sa dérive sans jamais perdre de vue son objet (la boule à neige) ni son sujet (l’histoire qu’elle renferme et rend possible). L’historiographie de ce passé, depuis l’infime, déploie en grand les horizons historiques : ainsi nous racontera-t-on une histoire tout autant que la manière dont l’histoire se raconte et nous parvient — dans ses aspects industriels, pour la conquête du marché de la boule à neige, ou commerciaux, dans la guerre franco-allemande qui se livrent au cours du XXe siècle, théâtre d’autres affrontements plus mortels ; ou ses enjeux politiques quand est évoqué, au prétexte d’une boule à neige commémorative, l’attentat de Lockerby ; voire en ses considérations géostratégiques (les eaux polluées du port de Hong-kong dans les boules à neige importées…) — et tout cela sans pesanteur, au rythme de l’échange, du rebond, de la pensée vivace quand elle s’affronte au grand tout par le détail.
Ainsi le spectacle navigue à vue, suivant son erre, vers le grand large. De la chronique glorieuse des inventeurs au récit laborieux des affrontements industriels, jusqu’à l’histoire de la représentation du monde vers le devenir hypothétique de nos souvenirs. Car que diront les historiens du futur quand il ne restera de notre civilisation que quelques boules à neige éparses ? C’est ce moment de fiction drôle et puissante où les deux auteurs interrogent les boules à neige comme s’ils ignoraient notre passé, depuis un futur oublieux de notre présent : Jeanne d’Arc ? Une amazone qu’on dirait Femen peut-être ; la Statue de la Liberté ? Une insondable représentation d’une prêtresse au culte perdu, sans doute.
Theatrum Mundi et Mondes du théâtre
Dans le jeu trouble entre les passés et les devenirs, entre le minuscule et le grand, entre le récit, la fiction et l’Histoire, c’est tout le théâtre qui se met dès lors en retour à s’interroger lui-même, sur ses moyens et ses forces, ses fragilités. Car c’est avec inquiétude que la scène s’empare d’elle-même, dans l’hostilité et la tendresse. C’est que la boule à neige s’offre en miroir du théâtre : dérisoire, et essentiel, indispensable, mais pas nécessaire, selon les mots de l’industrie culturelle de notre époque. À quoi sert une boule à neige, au juste ? À se souvenir ? Ou à être contemplée ? Peut-être ne sert-elle qu’à son propre geste de la retourner qui l’accomplit et l’abolit en même. « Une boule à neige, sans le geste, ça n’est pas la boule à neige », dira un collectionneur. Et c’est déjà, toute une définition du théâtre, minuscule et immense. Le théâtre n’existe que si on l’active, et il faut, comme la boule à neige, le renverser pour qu’il prenne vie contre la vie elle-même. Monde en miniature, dedans coupé du dehors par quoi on le voit, décor ridicule et grandiose du tout de la vie enfermé dans un espace réduit, le théâtre partage avec la boule à neige la grâce dérisoire « de n’avoir rien pour lui » : d’être en lui-même son propre tout en tant qu’il désigne autre chose.
Au cœur du spectacle, Mohamed El Khatib rappelle l’origine (perdue) du projet : raconter une histoire populaire de l’art à la Renaissance — s’il en reste des traces, c’est peut-être dans ce souci d’interroger l’art comme l’histoire des rapports de domination par le goût des élites, la boule à neige étant ce paroxysme de mauvais goût attaqué par ceux-là mêmes qui prétendent défendre les classes populaires tout en méprisant leur culture. C’est dans un précédent spectacle, STADIUM, par la rencontre d’Yvette, supportrice du RC Lens et collectionneuse de ces boules à neige qu’était né ce désir : ainsi se dit « l’archéologie de la tendresse » envers Yvette, la classe populaire, le théâtre tenu dans l’hostilité à l’égard d’un théâtre souvent conçu comme haut lieu du bon goût, autant dire espace d’exclusion.
C’est dans cette tendresse qu’est tramée l’écriture du spectacle — tendresse envers Yvette et les siens, par exemple Martine, cette seconde mère de l’auteur, la confidente. À sa mort, la famille propose au metteur en scène de venir chez elle glaner des souvenirs ; tandis qu’il commence à piocher dans sa riche bibliothèque, on lui propose plutôt d’emporter avec lui les boules à neige : « personne n’en veut ». Théâtre qui se fonde sur ce « reste » méprisé, théâtre de restes, du peu, du laissé pour compte, d’autant plus précieux que c’est aussi finalement dans ce qui reste que s’abrite ce qui importe des vies minuscules. De là s’esquissent, dans cette fin du spectacle, les lignes de fuite qui entraînent les boules à neige, à rebours du récit des origines, vers celui des finitudes et de ce qui reste après la fin : le deuil. Quand on meurt, les notaires liquident tout, sauf ce qui est placé sur les rebords des cheminées, bibelots, riens inestimables non par la hauteur du prix, mais par son insignifiance. C’est cela que Mohamed El Khatib emporte ; cela dont Patrick Boucheron fait l’histoire : ce peu qui vaut par le lien qui nous lie à lui, non par sa valeur propre. Dès lors, on voit tout autre chose. La neige qui tombe, lentement, au-dedans des boules à neige, témoigne d’un memento mori où ce qui s’effondre est plus que l’enfance. La neige semble des cendres à qui la regarde de ce côté de la vie quand la mort est à venir. Keith Richards disait que c’était ce qu’il avait snifé de plus étrange : les cendres de son père. Certains de ces collectionneurs disent leur rêve : que leur cercueil soit une boule à neige. Où leurs cendres voltigeront dans l’éternité [1]
Ce qu’on avait pris pour des joies inoffensives d’adultes restés en enfance deviennent de véritables autels portatifs que de son vivant on tiendrait dans la main pour contempler son propre devenir poussière, neige, vide dans le décor du monde.
Élégies
Quelle serait la boule manquante ? C’est la dernière question, celle qui reste, en suspens, celle que poursuivent tous les collectionneurs et qu’ils n’auront jamais. La première créée ? Il y en a tant, de ces premières boules qui sont comme autant de reliques de la Sainte Croix éparpillées par centaines. Non, pas la première : au contraire, la dernière. Mohamed El Khatib raconte que sa mère, très affaiblie à la fin de sa vie, ne pouvait se rendre à la Mecque accomplir le dernier des piliers de l’Islam : faire les sept rondes autour de la Kaaba. Il chercha longtemps sans la trouver cette dernière boule, jusqu’à en dénicher une, approchant : sorte de cube qui n’avait rien d’une boule à neige, sauf qu’elle abritait cette reproduction en miniature du lieu sacré. C’est dans le geste de la mère que refait le fils que s’achève le spectacle : faire le tour de l’objet, sept fois, avec le doigt seulement, comme une façon minuscule de réaliser ce qui est le plus sacré — comme une manière de rejouer le théâtre et la boule à neige ensemble, ces rapports d’échelle, cette saisie de l’infime porté vers l’infiniment grand, cette tendresse capable de conjurer la douleur et la perte en la rejouant.
Gardiens du monde enclos dans quelques sphères, nous sommes aussi enclos en lui ; nous nous entourons tous de ces boules à neige capables de revêtir mille formes, qui ne sont parfois pas des boules à neige, mais possèdent ce même pouvoir de « conjuration contre la méchanceté du monde », et nous permettent de nous affronter au désastre sur lequel nous allons : talisman, fétiches, objets de rien qui donnent à voir les mondes qui nous habitent — autant de mondes autres capables de donner le change à la laideur de celui qui prétend régenter la réalité levée autour de nous, hostile ; objets minuscules qui donnent le désir et le manque. « Or du temps », disait Breton, qui s’était entouré lui aussi de ces restes glanés dans l’épars — comme Walter Benjamin, autre collectionneur de boules à neige, autre glaneur de l’infime dans quoi il cherchait les traces des signes, l’aura dissipé des choses.
Un peu avant la fin, une boule avec été renversée au passage, comme par mégarde (une seconde, on croira même que c’était un accident du spectacle : jeu du théâtre contre lui-même, jeu avec la croyance et l’illusion que le théâtre pourrait être renversé par la vie) — fracassée sur le sol, la boule gisait éclatée, répandue, vers brisé, perdue à jamais. Et toute la fin de spectacle se jouera donc sur ces débris de rien ; on entendra alors crisser sous le pas ce qui a été perdu et qui se prolonge dans le bruit imperceptible de la catastrophe.
Patrick Boucheron, au début du spectacle, nous l’avait dit : « Nous marchons dans les ruines de notre avenir ».