Accueil > CRITIQUES | THÉÂTRE > Patrice Chéreau & Thierry Thieû-Niang | La nuit dans le Louvre (...)
Patrice Chéreau & Thierry Thieû-Niang | La nuit dans le Louvre désert
La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès
mardi 30 novembre 2010
29 novembre-2 décembre 2010
Le Louvre invite Patrice Chéreau : « Les visages et les corps »
Mise en scène : Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang
Avec Romain Duris
Quand je marche dans le Louvre désert, ce soir, juste avant le début de la pièce, gravis quatre à quatre les marches de l’escalier majestueux qui mène à la statue de la Victoire de Samothrace, passe devant les tableaux de la grande galerie Denon — et comme je suis seul dans ces endroits que j’ai déjà vus si noirs de monde, me semble que les toiles ont changé de qualité, que le grain des couleurs, les épaisseurs et les formes des corps peints sont différents maintenant que les tableaux sont privés du regard des touristes —, je pense à ce qu’avait dit Koltès, quand un journaliste lui avait posé la question de la beauté, qu’il avait répondu qu’il y avait des lieux à protéger, que de tels lieux où l’on exposait à si grands fastes cette gratuité lui apparaissaient essentiels, des endroits comme le Louvre.
Je pense à cela quand je remonte la Galerie : je n’avais pas pu me procurer de place pour la pièce qu’on va jouer, malgré tout suis venu en espérant que quelqu’un se désiste, qu’un invité (pour la première, il y a surtout des invités) renonce ; ai attendu une heure, et j’ai finalement eu ma place, deux minutes avant le début ; je passe devant le metteur en scène qui se tient à l’entrée de la salle où la pièce se joue, tient peut-être à croiser le regard de chaque spectateur quand il entre.
La Nuit juste avant les forêts, je ne l’avais jamais vue. Je possède quelques enregistrements, des extraits, mais la pièce, qui est pourtant l’une des plus jouées, non.
Décisive pour tout lecteur de Koltès la pièce par laquelle il pénètre dans cette écriture : et ce ne sera pas la même chose, non, si c’est par Dans la Solitude des champs de coton, ou Quai Ouest, ou Combat de nègre et de chiens. C’est une autre manière d’appréhender tel espace et tel rythme, tel frottement aux violences qui décapent le réel, tel mouvement des récits en soi.
Moi, c’est par La Nuit juste avant les forêts, donc : première pièce lue, à dix sept ans, quand on apprend à lire, et puis relue cent fois — c’est par elle que je lis les autres, que j’écris d’une certaine manière ce pour quoi elle dure et donne la clé (de cette parade sauvage).
La Nuit juste avant les forêts, je l’ai lue, ainsi, et écrite, et même à l’envers d’elle, en elle aussi, je m’en souviens. C’est un alphabet, aussi, en lequel parler désigne une manière de parler.
Je ne suis pas le dernier à entrer ici, deux ou trois personnes me suivent, j’ai le temps d’ouvrir le programme écrit par le metteur en scène : Chéreau y avoue ce qu’on savait déjà. Cette pièce, c’est Hubert Gignoux qui lui avait mise entre les mains en 1980 ; Gignoux avait accompagné les premières écritures de Koltès à Strasbourg pendant près de cinq ans — il avait attendu une telle éclosion peut-être. Toujours est-il que Chéreau lit la pièce, il ne la comprend pas, il ne l’aime pas. Un monologue de trente pages, un type seul qui parle, une seule phrase où il est impossible d’entrer (pas de porte, pas de fenêtre, dit-il). Par chance, Gignoux lui a remis une autre pièce, écrite ensuite, c’est Combat de nègre et de chiens, et sans doute grâce à l’intrigue, à la dramaturgie plus linéaire, aux personnages de chair et de sang qui la composent, Chéreau aborde cette langue et lui naît le désir de monter cette pièce, et avec elle, nécessairement, toutes celles que Koltès écrira ensuite.
Mais pas La Nuit. La Nuit juste avant les forêts reste du domaine de l’opacité éblouissante pour lui. Koltès l’avait écrite pour Yves Ferry, un ami, un camarade du TNS ; vieille promesse de Strasbourg qu’en 77 Ferry rappelle à l’auteur. Quelques semaines après, la phrase qu’il avait commencée pour lui ne s’est pas terminée, ne se terminera pas — Koltès assiste à cette écriture, entre un voyage à Prague et la rue Saint-Sauveur dans le quartier Saint-Denis de Paris. Ça ne correspond pas à mes pentes naturelles, dit-il, témoin aussi impressionné que la plaque photographique chauffée à blanc par cette langue évidente, nouée, forée dans l’expérience la plus sensible d’une nuit traversée et irracontable, pour laquelle il faut dire tout le reste pour l’approcher.
Non, Chéreau n’avait pas vu un détail, il l’admet — il ne s’agit pas d’une pièce à un personnage, mais à deux : seulement, l’autre, l’enfant à qui l’on s’adresse, l’homme léger qu’un coup de vent emporterait et à qui il faut s’adresser sous peine de mourir, ne répond pas, reste silencieux : silence qui maintient la relation ouverte, qui permet que la parole de l’autre, celui qui raconte, se fasse, se produise, l’un en l’autre, et par l’autre rejoint.
Sur le programme, Chéreau parle de La Solitude dans les champs de coton. Le lapsus m’arrête. Si la pièce s’appelle Dans la solitude des champs de coton, c’est parce que la solitude est un espace qu’on arpente, dans lequel on va et se dirige, qu’on agrandit de son pas et du désir de s’en échapper, espace qui s’accroît de l’autre aussi, qu’on partage, en lequel on s’enfonce pour mieux avoir à se défaire des fausses communautés. Non pas La solitude dans, donc — mais Dans la solitude des champs de coton (et aussi parce que le titre vient tout droit du Frankie Adams de Carson McCullers, extrait de phrase [1] qui vient résoudre « l’enfer de donner un titre », après la rédaction de la pièce.)
Sur la scène, l’acteur est déjà là : Romain Duris (dont c’est la première au théâtre, ne cesse-t-on de dire à ma droite et ma gauche, au dernier rang des gradins où je suis), allongé sur un lit d’hôpital, immobile. Il reste immobile longtemps. La lumière faiblit un peu et la pièce commence dans ce long silence, toussoté, faux silence remué des premières de théâtre. Mais on n’est pas au théâtre. On est au milieu de la longue galerie du Louvre, celle qui abrite les peintures française du XVIII et XIX. J’ai bien remarqué en passant que la toile des XI, peinte par François-Elie Corantin, était à sa place, bien absente où qu’on regarde.
Chéreau explique que s’il a voulu joué ici, c’était pour les regards posés sur le monde par les corps peints des siècles. Et ces regards en effet fabriquent le lieu. Sous les moulures du musée, les ors et les couleurs sombres des toiles de cinq mètres suspendues si haut qu’elles sont peu visibles, la pièce de Koltès commence, par ce coin de rue tournée, ce type qu’on voit de loin et qu’on aborde parce qu’il n’est pas pareil aux autres, aux cons qui stationnent en bas, demandent des comptes, des cartes d’identité, des papiers d’authenticité.
Mais Patrice Chéreau et Thierry Thieû-Niang fictionnalisent le récit à la puissance — le récit ? Koltès, des années plus tard dira qu’il ne s’agit pas vraiment d’une pièce : que c’est un monologue, un récit qu’on peut dire, mais que le théâtre fait fonctionner par accident, s’empare pour incarner une parole qui n’a pas besoin de lui pour raconter ce qu’elle dit (de toute manière, comme le répète le personnage, « il faudrait être ailleurs »). Il était resté fier, Koltès, de la mise en scène qu’il avait faite de son texte, quelques semaines après la rédaction, dans le off de Avignon, place Crillon, l’été 77. Ferry était assis sur un tabouret de bar, et il disait le texte à toute vitesse, sans bouger, le visage ébloui par un projecteur que tenait Koltès en face de lui. Une non-mise en scène donc — et le texte dit, craché plutôt, projeté « comme un enfant récite un texte, pris d’une formidable envie de pisser. » Le texte avancé devant soi — il avait écrit à Ferry, l’appelant à transfigurer la pièce par son génie propre : « ce que je vois, c’est un véritable emballement dans la tête, à toute vitesse, jusqu’à ce que mort s’ensuive ».
Dans la fiction de Chéreau et T. Niang, le personnage est sur le lit d’hôpital, le front en sang, bandage qui masque mal la blessure, celle sans doute qu’il évoque à la fin de la pièce, agression dans le métro à partir de laquelle, fuyant, il trouve l’homme devant lui pour raconter sa nuit, et toutes les autres en elle. Boucle folle et vertige infini de la parole qui commence sur la fin de l’expérience, et achevant de dire l’expérience, ne peut que recommencer à la dire — jusqu’à ce que mort s’ensuive, oui, mais la mort n’arrive pas, on la repousse tant qu’on parle, et on s’arrêterait de parler la mort viendrait seul, dans le silence qui suit. C’est pourquoi, Koltès s’est défendu de mettre un point final à son texte : les guillemets se referment, mais la pièce, elle, continue, je veux dire la parole, inachevable hors sa mort même, jamais réalisée.
Les metteurs-en-scène disposent de la fiction sur scène comme d’un support pour appréhender mieux le récit — en a-t-il besoin ? Toujours est-il que la nuit a disparu, et les cafés dans lequel le locuteur s’adresse dans la fiction à l’homme qu’il a trouvé. J’entends alors différemment le temps du texte : tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut — « il pleut » pour : « il pleuvait alors » (et le présent, pour la première fois, j’ai l’impression que c’est celui des rêves quand on les raconte : « il pleut, mais tout ce que je te raconte a eu lieu, je le redis mais il ne m’entoure plus… »)
Avant les premiers mots, l’acteur était resté allongé, puis il était sorti d’un coma soudainement, violemment, en reprenant longuement sa respiration, bruyamment — sortie d’apnée, avant l’entrée dans l’apnée du récit. Pendant plus d’une heure, la scansion du texte est prosodique : Duris élabore lentement un phrasé très grave, poitrinaire, un peu éraillé et forcé qui se donne à entendre, avec puissance. Surtout, la découpe des phrases, taillées, précisément découpées avec franchise dans le rythme des faux alexandrins, des huitains et des impairs balancés, forme une sorte de houle à plusieurs ressacs, des masses en profondeur agitent l’écume de ce qui se dit, et on entend tout cela, dans le mélange : le fouillis : et la parole qui tâte, qui cherche : j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel.
Allongé sur le lit, puis assis, puis sur le sol, toujours allongé, verticalité qui lance le texte, évolution lente des récits : des histoires, si on y croyait, qui nous rendraient cinglés. On assiste à cela comme à une naissance : que l’agglomérat des récits finira par produire le monde, cela on y croit comme en son propre nom. La mise en scène préfère jouer la lutte pour différer la mort, et quand elle se dégage de sa fiction, elle force la mort à se taire, on se tait nous aussi, en nous.
Au-dessus de nos têtes, le plafond est trop haut — impossible de construire un son rond et compact comme dans les salles de haute précision sonore que sont aujourd’hui les théâtres. La voix de l’acteur se perd là haut, vient s’abattre sur les murs d’ors peints qui l’avalent. Les fins de mots sont ainsi absorbées et cela participe étrangement à épaissir le texte, comme s’il venait de plus loin que de là où on l’entend, dix mètres de moi en bas. Quand le récit parle de la voix de cette fille, de son chant qui s’il s’était produit aurait permis de croire à tout, je pense à ce que dit Kafka de la ruse des Sirènes, qui se sont tues devant Ulysse (et de la ruse d’Ulysse, qui leur avoir fait croire qu’il les a crues). À Blanchot aussi, lorsque du chant des Sirènes il dégage les lignes de force d’une littérature à venir. Textes que Koltès n’avait pas lus. Qui se logent ici avec évidence, puissance, bonheur.
Joie de ce texte. Comme on a tort de le prendre pour sombre et mélancolique — grande joie au contraire (celle de Bataille, de L’Expérience Intérieure), joie nue de dire, ainsi est la nuit. Chéreau nous fait entendre par endroits les grands moments d’humour qui travaillent le texte. On rit poliment à ma gauche. La violence sourde qui jaillit par moments est plus audible encore.
Alors le dispositif, lit d’hôpital, sacs plastiques pleins à craquer, habits d’homme ramassés dans la rue, et toute cette fiction par-dessus la fiction du récit déjà là, tirent le texte dans une direction qui ne lui appartient pas, le sordide social, la ténèbre de l’enfer urbain, l’angoisse de parler avant la mort : tout cela qui fait écran à la joie de dire, d’attraper un type qui passe pour lui dire, camarade, et lui demander du feu (mais ce n’était pas pour demander du feu, vraiment, qu’on dit camarade, donne moi du feu, c’était pour dire : camarade ; et pour dire aussi : « camarade, camarade, je te trouve et je te tiens le bras (…) ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, »))
Mais le texte résiste, tient, se défend — m’apparaît, à l’écoute, d’une puissance politique fabuleuse (je veux dire : utopique, essentielle). Mon idée, c’est : pas de la politique, pas de la religion. Non. Le syndicat à l’échelle internationale (très important, l’échelle internationale). Cette communauté de frères qui n’ont pas besoin de frontières pour se reconnaître, étrangers pour tous les autres, étrangers l’un à l’autre, mais unis dans leur étrangeté même qui ne leur confère aucun statut : juste des désirs, et de s’unir en cela, et pour cela : s’affranchit de toute politique pour devenir en soi-même un rapport au monde libre et désirable. Ce monde de frères, ce soir, je veux bien en faire partie. Pas de la politique : mais la défense ; moi, je suis pour la défense.
Je ne parlerai pas de la fin, que je récite intérieurement en même temps qu’elle s’accomplit sous mes yeux. Je te trouve et je tiens le bras, camarade — j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé. Quand le spectacle se termine, l’acteur est rejoint par les metteurs en scène.
Longtemps après les saluts, l’acteur, entouré de P. Chéreau et de T. Niang (spectacles réalisés à trois, à beaucoup plus même, si on compte les regards posés des portraits sur les grands murs), je reste à regarder les grands tableaux sous lesquels on a fait entendre cela. Je ne sais ce qui fait violence à quoi. Mais cette violence me réchauffe, me justifie.
Dans les allées vides du Louvre, dans la lumière très noire de ce soir, froid comme jamais, je sais que je n’aurais pas entendu vraiment La Nuit juste avant les forêts, que je ne l’entendrai sans doute jamais et que c’est une juste chose. Que je n’entendrai que des répétitions, des échos (qui de loin en loin se confondent.)
On me chasse d’ici ; il aurait fallu trouver un endroit pour la nuit, pour une partie de la nuit seulement. Mais quel tableau ?
Dehors, il fait plus froid que tout. Quand je passe sous les porches de l’entrée, vers le Conseil d’État, il y a cette vitre d’où l’on voit les réserves, toutes ces statues qui ne servent pas. Il y a un type devant, qui se met à chanter un air impossible, un air d’opéra, avec une voix si cassée. Quand il a fini, il s’enroule dans ses couvertures et va dormir sur le sol, pas très loin.
Je rentrerai à pied, je n’aurai pas froid.