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Layla, à présent je suis au fond du monde | Un projet
samedi 28 novembre 2015
La Compagnie
Le Projet
Notes d’intention
Écoutons, la confession d’un compagnon d’enfer :
« Ô divin Époux, mon Seigneur, ne refusez pas la confession de la plus triste de vos servantes. Je suis perdue. Je suis soûle. Je suis impure. Quelle vie !
« Pardon, divin Seigneur, pardon ! Ah ! pardon ! Que de larmes ! Et que de larmes encor plus tard, j’espère !
« Plus tard, je connaîtrai le divin Époux ! Je suis née soumise à Lui. — L’autre peut me battre maintenant !
« À présent, je suis au fond du monde ! Ô mes amies !... non, pas mes amies... Jamais délires ni tortures semblables... Est-ce bête !
« Ah ! je souffre, je crie. Je souffre vraiment. Tout pourtant m’est permis, chargée du mépris des plus méprisables cœurs.
« Enfin, faisons cette confidence, quitte à la répéter vingt autres fois, — aussi morne, aussi insignifiante !Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, « Délires I »
À moi. L’histoire d’une de mes folies.
A. Rimb., Une Saison en enfer « Délires II »
Compagnie la controverse
Compagnie la controverse
— mise en scène : jérémie scheidler
— interprétation : boutaïna el fekkak
— écriture et dramaturgie : arnaud maïsetti & jérémie scheidler
— avec la collaboration de : boutaïna el fekkak
— et de : dieudonné niangouna
— musique : jean-kristoff camps
— lumières : jean-gabriel valot
— vidéographie : jérémie scheidler
— espace & costumes : magali murbach— administration & diffusion : marie nicolini
Projet
C’était il y a presque vingt ans.
La France baigne dans l’euphorie lénifiante d’une victoire sportive à domicile.
Ce jour-là, Layla part.
Elle ne dit rien à personne. Elle ne sait pas où elle va. Elle est partie.
Elle prend le premier train, qui la conduit en ligne droite depuis le sud de la France à Paris. Et dans Paris, continuer la ligne, marcher, aller toujours. Toute la journée et toute la nuit, et toute la journée ensuite : l’insomnie la fait tenir. Elle marche sans cesse.
C’est l’histoire de cette traversée, quelques jours seulement où tout se joua.
C’est un voyage. Les psychiatres l’appellent voyage pathologique. On part sans raison à la recherche de soi-même. Peu importe la destination. C’est tout droit. Folle ? On dit Layla folle. Layla l’est peut-être. Folle de ce monde qui écrase. Folle d’une origine qu’on ne cesse de lui assigner. Étrangère ? Elle a la peau foncée. Mais elle, elle est là depuis toujours. Elle renvoie à d’autres la véritable folie, celle qui enferme, celle qui condamne.
Dans sa dérive, les rencontres la dévisagent. C’est une naissance.
Quand il faut se souvenir, vingt ans plus tard, avec la distance et l’oubli, tout apparaît nimbé d’étrangeté et d’évidence. D’une fatalité librement consentie à sa vie. Elle parle, elle raconte. Et dans son récit, elle va traverser de nouveau la route qu’elle a prise, ces quelques jours de juillet qui ont changé sa vie, cette expérience qui l’a ramené à la vie quand tout semblait mort en elle.
Elle dira le hasard fabuleux des rencontres, le désir et la peur. Elle dira la folie comme on ne peut pas la dire, celle qui libère. La mise à nue de toute une vie. Sous la pluie, on la retrouvera au bord de la route, recouvrant de terre son visage et son corps.
Elle dira aussi la violence qu’on lui impose au travers de sa route. La police, les médecins. Elle dira l’enfermement. Elle dira combien cette enfermement lui avait donné la force et le courage de partir encore. Elle dira les origines qu’elle inventait alors pour échapper à toutes celles qu’on lui renvoyait au visage.
C’est l’histoire de cette route, dans la parole qui s’en saisit de nouveau. Le récit d’une expérience et l’expérience même qui s’y rejoue infiniment quand on l’appelle à soi, qu’on en convoque les forces au présent.
L’histoire d’une échappée. L’histoire d’une fuite qui ne voulait que se rejoindre. L’histoire d’une enfoncée dans une nuit urbaine, faite de danger, où toucher le désespoir - jusqu’au fond du monde, se trouver et se sentir vivre.
AM
Notes d’intention
Ce projet naît d’une expérience. Celle qu’a traversé une amie, Léila Marmi, l’été 1998. Il y a quelques années, elle s’est confié auprès de Jérémie Scheidler pour dire ces quelques jours qui ont fait basculer son existence. Un matin, elle saute dans un train au hasard, sans autre volonté que de partir. À Paris, ce que les psychiatres nomment son voyage pathologique se poursuit. Dans son délire, Léila fait des rencontres bouleversantes et décisives. Pour la première fois de son existence, elle éprouve le sentiment puissant d’être vivante. Cette libération a son envers. Retrouvée par les pompiers, nue au bord de la route et cherchant à se recouvrir de terre, elle est envoyé à l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, où elle fera un long séjour.
Ce récit qu’elle nous a confié est d’une puissance singulière, d’une beauté manifeste, d’une violence terrible, d’une drôlerie parfois, d’un tragique inquiétant, qui semble à bien des égards dépasser son strict témoignage. C’est dans la portée quasi-allégorique de cette traversée que ce récit invite à l’écriture.
Parce que cette traversée semble nommer un état du monde, en même temps qu’elle donne les armes pour s’y affronter, il nous parait essentiel. Il résonne aussi parce qu’il semble contenir une sorte de trajectoire capable de dire, outre l’expérience d’une jeune femme, une singulière appartenance. La nuit dans laquelle Léila s’est enfoncée peut dévisager la nôtre, parce que le délire lui a permis l’espace de quelques jours cette libération joyeuse et terrible des forces de la vie.
Lorsque Léila a confié son témoignage au metteur en scène Jérémie Scheidler, il achevait un mémoire de philosophie sur la folie dans l’œuvre du cinéaste David Lynch. Dans son travail de mise en scène et de vidéo, la folie est ce territoire à la lisière du possible, une force qui permet de déjouer les logiques des pouvoirs de ce monde, un affranchissement qui fait l’épreuve du danger, une vie qui s’éprouve au risque de la vie-même. Pour l’écrivain et dramaturge Arnaud Maïsetti, la folie est aussi au centre de son travail. Dans sa dernière pièce, Les filles perdues, il raconte cette nuit de 1928 où des jeunes filles internées dans un hôpital psychiatrique du sud de la France ont incendié leur prison et se sont enfuies. Une façon pour lui de penser la folie au lieu même où on voudrait la dissimuler. De tâcher de la concevoir, non pas d’un point de vue morale, mais politique.
C’est pour nous deux ainsi une manière d’aborder le théâtre, une énergie capable de poser la question du récit (sa vérité hors de toutes lignes droites, son délire), l’adresse (dans l’abord de la communauté par la solitude), la présence enfin (le théâtre non comme un genre ou une forme, mais une prise de parole). Toutes questions qui furent les nôtres dans notre précédent projet : le spectacle Un seul été, d’après L’été 80, de Marguerite Duras.
Le projet Layla voudrait prolonger ces travaux.
À partir de la parole de Léila, nous cherchons à nous affronter à la matière vive de sa langue. Non pas la retranscrire, mais chercher dans sa voix et cette langue qu’elle porte, les puissances qui la soulèvent. Puissances parfois manquantes, trouées, brûlées, perdues, excessives – essentielles.
Cette voix arrachée au réel, nous voudrions que l’écriture puisse s’en saisir pour parler en elle le délire qui cherche à renouveler la vie. Donner la parole à la folie, sans l’enfermer dans sa nature folle, serait aussi un geste politique : l’identité n’est pas héritée, elle se conquiert, s’éprouve, s’invente même. C’est pourquoi dans cette parole se joue bien davantage qu’un simple témoignage. Il s’agit pour nous de désigner ces territoires où la vie serait possible, et de nommer cette histoire comme la nôtre.
AM