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Duras HUITZÉRO | projet
vendredi 27 avril 2012
Chantier d’un spectacle de théâtre engagé avec la Compagnie La Controverse autour de L’Été 80 de Marguerite Duras — mise en scène Jérémie Scheidler.
Pages ouvertes ici pour élaborer les questions de dramaturgie, ouvrir le dialogue avec le texte, la scène, les comédiens, le metteur en scène.
Pages fracturées sur la blessure offerte de Marguerite Duras, la violence qu’elle impose à l’écriture, et comment en retour le théâtre pourrait être possible.
Pages qui feraient de la possibilité du théâtre, l’impossibilité de son drame.
Un site a été ouvert — qui dialoguera avec ces pages.
— un être de l’urgence
— le sentiment océanique
— le dispositif
— extrait : page 9
— extrait : page 91
— folle de folie
— écrire : benoît jacquot
— l’équipe
Ci-dessous, le texte de présentation de Jérémie Scheilder
le texte | présentation
L’Été 80 est un recueil de dix chroniques, écrites par Duras pour le journal Libération, et publiées à raison d’un texte par semaine. Le texte recouvre donc la période des vacances d’été dans son entier — dix semaines écrites au jour le jour.
Donc, voici, j’écris pour Libération. Je suis sans sujet d’article. Mais peut-être n’est-ce pas nécessaire. Je crois que je vais écrire à propos de la pluie. Il pleut. Depuis le quinze juin il pleut. Il faudrait écrire pour un journal comme on marche dans la rue. On marche, on écrit, on traverse la ville, elle est traversée, elle cesse, la marche continue, de même on traverse le temps, une date, une journée et puis elle est traversée, cesse [1]
La situation est simple.
Duras est seule, dans une chambre de l’hôtel des Roches Noires de Trouville.
C’est là qu’elle a décidé de passer l’été.
Dans la chambre, une télévision retransmet les informations. Tous les jours Duras achète le journal.
Depuis la chambre, elle regarde au dehors.
Par la fenêtre.
Elle voit le monde se dérouler devant elle. La vie des vacances au bord de la mer.
Elle voit en particulier un enfant, un petit garçon.
« Six ans sans doute ».
Cet enfant n’est pas comme les autres. Il ne participe pas aux jeux des autres, son regard est bien trop sérieux pour son âge. Il se tait. Et paraît triste. Déjà plein d’une tristesse infinie, une tristesse de vieillard.
Duras observe longuement cet enfant.
Elle écrit.
Elle rend compte, jour après jour, de ce petit garçon à la marge, isolé, incompréhensible. On dirait qu’il est habité d’un savoir qu’il ne peut pas dire, et qui le rend triste — il est une manière de « poète de sept ans ».
L’autre personnage, c’est la jeune fille.
C’est une monitrice de la colonie de vacances où vit l’enfant.
Elle doit avoir dix-huit ans, peut-être vingt.
Elle remarque l’enfant, elle aussi, comme Duras, le regarde.
Elle semble fascinée par l’enfant.
À vrai dire, on dirait qu’elle est la seule, avec Duras, à regarder cet enfant. À le regarder, non pas comme un monstre, mais peut-être comme un souvenir — l’enfant qu’elles ont été.
Cette jeune fille tombe amoureuse de l’enfant.
Amoureuse folle.
Elle passe toutes ses journées avec lui, et lui seul. Elle lui fait des promesses, a des rêves d’un avenir commun possible, tous le deux. Elle lui donne rendez-vous plusieurs années plus tard, quand il aura l’âge de l’aimer, elle.
En 1980, Duras a 66 ans.
Elle a été mariée deux fois.
A un fils de 33 ans.
Mais cet été là, elle fait la rencontre de Yann Andréa, jeune homme de 28 ans qui lui écrit son admiration depuis plusieurs années déjà.
Tout à coup, dans le texte de L’Été 80, un nouveau personnage apparaît. C’est l’arrivée du jeune Yann qui bouleverse tout.
Soudain, la jeune monitrice, c’est elle, et Yann devient l’enfant.
Tout à coup, la réalité se voile, on ne sait plus très bien ce qui est vrai, de l’histoire de la jeune fille et de l’enfant. Et si Duras était en train d’écrire sa propre histoire, en train de se faire ?
Tout à coup, le texte entier, depuis le début, était pour lui, pour ce « vous » qui surgit dans le texte.
Je suis dans la chambre noire. Vous êtes là. Nous regardons dehors. La mer et ce passage des deux formes lointaines de la jeune fille et de l’enfant, elles marchent le long de la blancheur, sur la nudité, sur la plage. […] La plage est vide comme la chambre. La jeune fille et l’enfant sont seuls. Je les regarde en votre présence. Vous qui connaissez l’histoire, vous sans qui je n’en dirais rien. [2]
Ce texte, c’est une parole, vivante, singulière, criée depuis la nuit de la solitude. C’est une solitude face à la mer, à la folie de la mer.
La mer, c’est sans doute le personnage central, centrifuge, de tout le texte.
Écrire comme on marche dans la rue.
Nous, lecteurs, spectateurs, assistons à la profération, à la naissance de cette parole, qui nous est adressée.
Ce texte parle au théâtre, du théâtre.
La parole, comme prononcée en direct, non apprise, non répétée, trace petit à petit un espace commun, dans lequel il s’agit de prendre sa place.
De la trouver, et de pouvoir l’occuper — ensemble.
Seuls, mais en commun.
Jérémie Scheidler