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Un seul été | Notes sur la dramaturgie du spectacle
jeudi 8 août 2013
Notes de travail, pendant la résidence au Relais, Centre de Recherche Théâtrale, en Normandie, sur le spectacle Un seul été, de la compagnie La Controverse, mis en scène par Jérémie Scheidler, avec Marie Charlotte Biais et Jeanne Videau – création avril 2014.
I.
Du récit de Marguerite Duras, L’été 80, se saisir comme une position de regard – en conserver ainsi chaque mot parce que c’est d’abord d’une faculté à nommer le monde dans une langue qu’il s’agit, là : un certain monde dans une certaine langue – et faire de la langue le territoire premier, sensible, incarné et radical, capable de nous rendre présent non pas le texte (force transitoire) mais la présence même de ce regard.
II.
Du récit de Marguerite Duras, L’été 80, coulée d’une seule voix d’écriture chapitrée en fonction des jours où l’écriture a eu lieu, durant tout un été autrefois, faire effraction dans ce avoir lieu en deux mouvements opposés : d’une part prendre ensemble ces jours traversés de ces mois pour les couler en une heure de présence tenue ; d’autre part séparer la voix unique qui écrit pour la distribuer en deux corps qui parlent : deux actrices co-présentes sur un seul espace diront chacune le texte, deux parts arrachées du texte.
III.
Texte tissé de lignes, de plans qui se coupent et dessinent l’horizon de sens qui enveloppe la masse indistincte des événements.
— Le temps qu’il fait, première ligne, plan d’immanence, cosmique, ce en quoi on parle, dans quoi on parle, le monde tombé du ciel (il pleut) ;
— le temps que l’on vit, deuxième ligne, arrière-plan politique, ce qui se passe partout et qui ordonne la marche du réel, moteur de l’histoire, crimes, horreurs de l’organisation inventée par l’homme pour organiser le temps et de là où on le perçoit, qui tient lieu d’une insistance rumeur (les assassinés d’Iran, les enterrés d’URSS, les mourants de faim) ;
— le temps qui se produit, plan d’horizon, chaque jour sur une plage d’où on le regarde se faire – partir de ce qui est et non de ce qui fait défaut : ce qui est, c’est, cet été comme tous les étés, les colonies de vacances, les mouvements des enfants jetés en désordre sur les plages, noter les jours, c’est observer ça, c’est dire ça, que ça a lieu aussi.
C’est le croisement des lignes et la superposition des plans et leurs interruption sans cesse dynamique, plans de coupe, qui fabriquent le temps de l’écriture, c’est-à-dire le temps de l’appartenance à ce présent.
IV.
Brisure de cette troisième ligne, ou dédoublement qui rejoue (ou re-déploie) le dispositif d’ensemble. Duras observe : un enfant parmi tous se singularise, qu’une monitrice observe, jeune fille qui tente d’approcher la solitude de l’enfant. Elle lui raconte une fable : ligne de faille dans la ligne. (Le conte du Requin et de l’enfant David). Dans tout ce jeu de regard et de récit se dissipe toute convention fictionnelle – Duras entend-elle le récit que la monitrice raconte au loin, l’invente-elle, que perçoit-elle de la relation entre la jeune fille et l’enfant pour fabriquer la fable de l’enfant David ? – surtout, que dit cette fable, pour elle-même d’abord ; pour la relation de la jeune fille et de l’enfant solitaire dans un deuxième temps ; pour la relation de cette relation avec le monde ensuite ; pour la relation du texte avec son présent, et de ce présent avec le nôtre enfin. Jeux de relations qui fondent la nécessité de ce texte, et de la relation qu’on peut tisser avec lui par-delà, avec le dehors.
V.
Cette relation, dire qu’elle serait seulement métaphorique réduirait la fable (chacune d’elles) à un prétexte pour dire autre chose - pourquoi perdre du temps à dire cette chose dès lors ? La relation métaphorique réduit la relation à une causalité qui serait justement une explication [1], non un processus de mise en présence en quoi travaille le texte, et ces dispositifs de regards dont chacun affecte les autres d’un coefficient de présence qui en rehausse et l’intensité et l’évidence. Relation qu’on dirait ainsi davantage de contiguïté valant pour elle-même et en tant qu’elle est une manière de mieux lire ce qui se joue ailleurs, dans les récits qui bordent les récits proches.
VI.
Ainsi, au lieu même de la relation, s’épargner la peine de redire le texte dans ses propres termes au risque de le redonner au lieu où déjà il s’est fait, parce que cela ferait de la relation entre le texte et le théâtre justement une relation métaphorique. Retrancher au texte sa part de ponction immédiate à son présent (les références à l’été 80 dans L’Été 80), c’est justement éviter de faire du texte l’occasion du théâtre, et du théâtre la scène du texte (scène secondaire, occasion arbitraire). Mais s’il s’agit de fabriquer du théâtre, c’est-à-dire du temps – un temps qui serait au présent son propre présent –, alors faut-il conserver du texte seulement ses points d’intensité qui fondent pour nous un il y a intempestif, à la fois une urgence et un sentiment de co-présence au passé et à l’avenir, où se loge la présence.
VII.
Si la jeune fille, pour approcher la solitude de l’enfant, a recours à la fable :
— c’est pour la même raison que Duras, pour raconter le présent de cet été-là, a recours au récit de la jeune fille et de l’enfant
— et c’est pour la même raison que pour nommer notre présence au monde et au temps, nous avons recours au texte de Duras :
non par défaut, mais parce qu’il est inévitable de faire ce pas de côté qui nous rend possible la perception de ce dans quoi nous sommes pris. La fiction (la fable, le récit, le théâtre) n’est ni un refuge ni un asile, elle est la folie même du temps : ce déplacement aberrant qui rend visible, lisible, ces forces par lesquelles nous sommes traversés.
Deux présences donc sur le même espace que fait lever le théâtre : deux corps des deux actrices évoluent ensemble, mais non pas sur la même surface des choses et de la parole. L’une dira le temps, racontera le récit du monde tel qu’il se dévoile, la terreur du réel, du monde qui ne coïncide pas, plus jamais, avec le désir de la vie, les violences du monde qu’on lit dans les journaux (les meurtres en Iran, la faim, les discours insupportable des Présidents, les défilés militaires pour de faux) : comment appartenir à ce monde ? Comment rendre acceptable cela, rendre possible cette phrase : nous sommes de ce monde ? Mais nous sommes de ce monde inacceptable, c’est là qu’est la terreur. Au milieu (l’endroit où les choses prennent de la vitesse) de ce flux de réel insoutenable, mais qui est une part de nous consentie à la vie elle-même, il y a l’enfant et la monitrice, et la fable de la monitrice à l’enfant, portée par l’autre comédienne qui viendra le raconter comme une fable. Celle d’un enfant naufragé (le monde autour abîmé dans les profondeurs, il ne reste plus rien que lui), et de l’amour terrible d’un Requin pour lui, et de la tristesse de l’animal qui sait bien qu’accomplir son amour c’est le mettre à mort, et la tendresse de l’enfant qui console l’animal de sa peine. Comment comprendre la fable ? Accepter de la laisser se raconter.
IX.
La fable du Requin pourrait raconter la relation d’amour impossible de la monitrice avec le jeune enfant de six ans, elle en excède cependant sa portée, dans la mesure où justement elle résiste à sa superposition qui ferait de la fable un récit à clés. Il n’y a pas de clé ou de serrure, mais plus directement une position de regard. L’enfant, David, la fable, sont ce qui reste du monde qui peuvent permettre que soit possible notre appartenance à ce monde. Non pas l’enfant, ou David, ou la fable en tant que tels, mais la présence de toutes ces choses ensemble : un reste posé en regard du monde qui existe avec le monde, ce monde insoutenable ; la beauté immanente des choses, impossible peut-être, mais dont l’impossibilité même est une matrice, une tension, une force d’invention du monde, non un terme qui l’arrête.
X.
Si le monde est un territoire occupé par des forces qui en épuisent les énergies, laminent le désir à mesure qu’elles réduisent tout à des causalités, à une rationalité qui n’a d’efficacité que pour elle-même, alors il s’agit de trouver d’autres forces capables non de renverser le monde, mais de lui répondre, de poser la présence de ces forces neuves, injustifiables, et donc essentielles à la survie de ce monde même. La beauté est l’une de ces forces, et l’amour, et l’appréhension du monde, non plus comme des événements qui font date et tiennent lieu d’informations, mais de sensations du réel : oui, retrouver le réel comme sensation physique, le vent, la lumière, la mer, la pluie. Faire de la beauté, et de l’amour, des champs de force capables de nous rendre présent au monde (l’amour non comme sentiment, mais sensation de la beauté) ; et du monde une chair vive où croire le présent de nouveau possible – et nommer tout cela : sentiment océanique, une relation politique au monde, si politique est l’inscription du présent dans nos chairs, quand la solitude n’est plus fondue dans une communauté électorale, mais provisoire, fragile, désœuvrée, menacée, unie seulement par ce qui la constitue dans ce lieu qui la fonde et qu’il va déchirer bientôt : ce théâtre, ce soir.
XI.
Entre le récit de l’été, et la fable de l’enfant David, une relation qui unit le rêve au réel, quand l’un engendre l’autre qui provoque ensuite l’un, capable de produire l’autre – un jeu de flux et de reflux qui s’invente l’un par l’autre : une relation qui dirait aussi celle que l’on peut entretenir avec le théâtre.
XII.
« Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel. » (Rimbaud) Le récit, et la fable, parle de ce qui reste : l’enfant qui reste en retrait tandis que les autres s’éparpillent sur la plage ; David qui reste après le naufrage et la mort de tous : ce qu’il nous reste, plus qu’un dépôt où serait contenu le regret de ce qui aurait pu avoir lieu, mais ce qu’il reste comme armes (et bagages) à fabriquer pour lever en regard du monde. L’enfance, dans l’un et l’autre récit, loin d’être le lieu de l’innocence, est celui d’une cruauté insondable, qui nous échappe en partie : cruauté de l’enfant face à la monitrice parce qu’il ne peut répondre à son amour ; cruauté du petit David face au Requin qui refuse sa tristesse. (« Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images. » Après le Déluge. Rimbaud) De part et d’autre, à nous confiée, cette cruauté est un sursaut : celle qui refuse de faire de l’amour une solution qui résoudrait le monde (un abri), celle qui prend fait et cause pour l’affranchissement, même au prix de l’autre – tant que l’autre aura été ce qu’il a fallu aussi affronter, au prix de soi : nommer l’affrontement de soi et de l’autre et du monde : l’amour.
XIII.
Au théâtre, chercher la présence, sans l’illusion de la poser instantanément comme acquise – en faire un trajet, une tension à l’œuvre dont le théâtre serait la force de production en même temps que le lieu où cette force se met en mouvement – se souvenir du texte de Duras, ce serait le mettre à mort, et mettre à mort ce qui nous permet d’être vivant à lui ; le traverser, c’est le chercher, rejouer la fable de David, de l’enfant et de la monitrice, chercher là les charnières et les articulations (comme du corps de l’enfant, dont on ne perçoit que son devenir de corps désirable, en cela désirable au plus haut parce que c’est le réel qui fait défaut à son corps, non le présent), ce serait faire du théâtre l’espace de formulation d’un monde pendant lequel le monde a lieu, et dont l’existence même fait violence à ce monde, insupportable, aliéné.
XIV.
« Nous sommes créatures parmi les créatures, singularités parmi nos semblables, chair vivante tissant la chair du monde. » L’Insurrection qui vient. – enveloppe du réel enveloppé dans son rêve, et nous dehors et dedans, fabriquons, inventons ce tissu de réel dont nous sommes de part en part constitués.
XV.
La joie de dire le texte, c’est celle de faire venir au monde, au théâtre venu ici pour l’entendre, la possibilité du monde advenu en lui, la jeune fille disant à l’enfant : « tu es l’enfant, tu es ça » : tu es ce qui reste du monde, sa part maudite qui lui est inexplicable, et qui, produit par le monde, existe à côté des massacres ; le théâtre : chose dérisoire qui rend les massacres, sous tes yeux, des massacres, sans quoi il ne serait que la marche du monde. La joie du texte, c’est de se tenir de ce côté des yeux gris de l’enfant, c’est-à-dire après les massacres, qui ne nient pas les massacres, ou les réparent, ou les excusent, ou les expliquent, mais les envisagent, de ce côté-là, les dévisagent.
XVI.
La mer toujours recommencée recommence le temps. « La fin d’une histoire d’amour est la fin d’un monde. » L’enjeu du théâtre, de répéter l’avoir lieu de sa première, d’être en présence et en chacun de ses points un présent, chaque soir, c’est de faire du monde le commencement de l’histoire, chaque soir. « L’acte est vierge même répétée. » (Char)
XVII.
Mener une guerre.
« – À présent, l’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. – Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue. C’est aussi simple qu’une phrase musicale. » (Guerre. Rimbaud)
Pas d’autres structure que l’inflexion musicale du temps, radicalité de l’enfance étrange, guerre : « il n’y a de composition que musicale. » (Duras)
XVIII
« Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. » (Rimbaud). Sur tout cela, il pleut – le monde continue de se poser sur nous, un monde en continue, et nous sommes en mesure de le boire, c’est-à-dire de faire corps avec lui.
Dès lors : ne pas être dans un rapport objet / sujet en regard du monde, mais comme deux mains se posent l’une sur l’autre : touché, touchant, l’un affectant l’autre, produisant chacun un déplacement qui l’emporte, et l’anime – et du théâtre là-bas posé, de nous face à lui, regardés, regardant, de l’enfant, de la jeune fille et de la mort, peut-être rejointe, oui participer comme d’une danse qui rehausse le mouvement et renverse la perception : c’est cette fois l’espace qui est distribué autour de soi, non l’inverse. Lyrisme des forces qui décentrent, finissent enfin par ne plus parler de soi, mais de ce mouvement même qui traverse, emporte, réinvente.
XIX.
En regard, il y a cela qui reste, et qui est désormais ce en regard de quoi le monde ne saurait plus être intact, intact de ce qui l’a mis en mouvement. Il y a ce qui émane du monde et le prend à défaut d’être, qui le défigure et le dévisage, le désigne pour ce qu’il est, et ce face à quoi il restera impuissant. La danse de l’enfant avec la mort, de la jeune fille avec l’enfant, du théâtre avec lui-même, dessine quelque chose comme le trajet d’un il y a : un appel et une résurgence. Une manière d’habiter de nouveau le monde maintenant qu’il a pu être regardé par les yeux de cet enfant, et raconté sous le regard de celle qui nous raconte tout cela ensemble.
XX.
Reconquérir la part du monde qui lui permettrait d’être enfin possible. Au théâtre de nommer ces espaces de reconquête, d’être la mise à mort de la mort, et de la danse finale, fonction liturgique de produire le temps, ici et maintenant, à vif.-
Post-Scriptum sur le silence et le rituel
La tâche de la narratrice : tenir un journal. Consigner un état des lieux du temps, nommer le temps, le désigner comme ce qui passe, ce qui se passe et investit le temps. Le ciel, le journal, les mouvements des enfants sur la mer, les mouvements de la mer dans la mer. Tout cela d’un même mouvement d’écriture. Un rituel. À chaque jour, écrire le jour. Mais rituel sans dieu, sans autre cérémonie que la tâche de nommer le jour qui sans cela ne vient pas au monde. Sur scène, comment ce rituel peut avoir lieu dans la coulée d’un seul soir ? Que chaque prise de parole se saisisse au lieu du silence, là où le silence se prend pour recommencer la parole, et le temps. Le silence ne serait pas ce qui précède la parole, mais l’espace de sa prise. Habiter le silence comme planche d’appel. Le laisser venir jusqu’au point où il se rompt — pas au-delà (là où le silence devient le vide, l’attente), pas en deçà (là où il n’est qu’imminence). Aller jusqu’à ce point.