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Claude Régy | Expérience et usage de la présence

Workshop Chantiers d’acteurs

mardi 24 décembre 2024


Les Chantiers d’acteurs ont eu lieu du 28 novembre au 5 décembre, organisés par Sabine Quiriconi, Chloé Larmet et Christophe Triau de l’université Paris-Nanterre, au Théâtre de l’Aquarium puis à la Fondation Lucien Paye — dans le cadre du projet EUR ArTeC. Ces Chantiers proposaient à des actrices et acteurs, chercheuses et chercheurs partenaires du projet et invité·es, à travailler à partir de l’expérience des artistes pour essayer de penser la présence scénique. Voir ici le programme dense, ambitieux, prometteur.

Le 2 décembre, l’après-midi était consacré à un atelier proposé Bénédicte Le Lamer [1], et Yann Boudaud [2] qui proposaient d’aborder à partir d’une pratique au plateau quelques notions développées par Claude Régy pour son travail de mise en scène : le corps, l’espace et la lumière ; le silence comme une catégorie du langage ; la « déconventionnalisation » de l’imaginaire autour d’un texte.

Je dépose ici quelques notes prises au cours de l’atelier.


Comment transmettre ce qu’on ne possède pas ? Le travail de Claude Régy ne relève ni d’une méthode ni d’une technique, mais, puisqu’il procède d’abord d’un dépouillement, ne peut s’enseigner comme contenu. Ce travail de la négativité à l’œuvre, dans l’œuvre, dans quelle mesure peut-il fournir, malgré tout, matière d’une pédagogique ? Ce qui s’enseignerait serait cependant moins une somme qu’il s’agirait d’apprendre pour appliquer, qu’une attitude. L’enjeu à chaque fois serait de rendre disponible la possibilité d’un partage de question.

Claude Régy : une œuvre qui est aussi une histoire qu’il importe de raconter. Ce récit porterait d’abord sur l’histoire d’une œuvre inscrite elle-même dans l’histoire du théâtre : elle plonge en effet ses racines depuis la transmission d’une mémoire de la fin du XIXe s., et se clôt avec les dernières expérimentations des années 2010 — soit un travail qui peut s’envisager sur près d’un siècle et demi.

Rien de semblable à première vue entre le travail de Vsevolod Meyerhold et celui de Claude Régy. Et cependant, il est troublant de lire les critiques adressées à Vsevolod Meyerhold dans les années 1920, qui s’appuient sur les mêmes critères, et utilisent le même vocabulaire, que les contempteurs de Régy : on dénonce ici là un statisme ennuyeux, on déplore une déclamation monocorde, on regrette la lenteur excessive. Cela témoigne autant de la paresse de la critique que d’un travail conduit à la racine du théâtre à lui cherchant à œuvrer aux nerfs de son acte.

Considérant cette histoire du théâtre dans laquelle l’œuvre de Claude Régy s’inscrit, il est aussi troublant de constater que ce qu’elle met au travail sont les notions élaborées par le réalisme psychologique — théâtre qui pourrait sembler fort éloigné des spectacles de Régy. Il ne cessait d’évoquer ces notions, qui était le repoussoir de ce réalisme psychologique, mais lui voulait les valoriser et même finira par adosser toute sa théâtralité sur elles : le silence ou le vide.

Une obsession guidait ce travail : transformer les forces de destruction en puissance de vie, comme si la vie n’était possible que depuis la destruction.

On aurait pourtant tort de réduire de ce travail à une méditation sur ces forces, une réflexion abstraite, même informée et historiquement inquiète, une pure approche spéculative. Ce travail acharné était d’abord celui en prise avec la matérialité sensible des corps et des espaces, de la lumière, des bruits, du langage conçus comme matières : on en peut dès lors approcher ce travail que depuis sa mise en pratique concrète et réelle, par une mise à l’épreuve de cette pensée et de nos corps : une pensée mise à l’épreuve à nos corps. C’est pourquoi en passer par le plateau s’impose.

Lorsqu’il lui était arrivé de travail avec des acteurs japonais — pour la mise en scène d’Intérieur, de Maeterlinck, en 2014 —, Claude Régy affirmait qu’il s’agit là d’une chance : l’avantage, c’était que l’on était sûr de ne pas se comprendre. Tel est l’idéal. Car le vocabulaire du travail théâtral (et pas seulement loin) est encombré et donne l’illusion qu’on parle de la même chose, qu’on s’entend sur les mots. Non, on ne se comprend pas ; on utilise un même mot pour désigner des réalités qui sont pour chacun si différentes, et même pour soi : si opaque. Il faut donc d’abord se défaire de l’idée qu’on parle de la même chose, et qu’on se comprend.

Avant toute chose : considérer un espace vide. Partir de là. Poser devant soi un espace sans rien qui le peuple. Rien que cela. Tout cela.

Considérant le vide, on considère tout aussitôt la lumière et le silence : il n’existe pas de lumière et de silence dans l’absolu, mais des variations continues de lumières et un silence sans cesse rompu, ou relancé par tels bruits de fond. De fait, considérer un espace conduit à considérer d’où vient la lumière qui me fait le considérer : les sources en dehors de lui, son hors-champ qui le rend possible. Considérer le silence nous livre à l’attention des bruits qui font le monde dehors, de l’autre côté du mur, tout près ou très loin : ce monde qui bat et qui échoue jusqu’ici, qui cerne le lieu et finalement le dessine, le détoure, le rend aussi visible que la lumière.

C’est avec eux, le silence, la lumière et le vide que l’on va jouer : ce seront eux les premiers partenaires, les partenaires essentiels du drame qui va se nouer entre l’acteur et le monde, le texte et les spectateurs — c’est ce drame-là qui va avoir lieu et auquel le spectateur va assister, le drame du jeu entre l’acteur et l’espace vide qui l’entoure.

Voici donc un espace dont on a fait le vide — et pour mieux dire, espace qui a été vidé. De fait, il porte en lui une histoire, celle de son plein. Car aucun espace n’est vide par essence, ou nature. Un espace a toujours été traversé, peuplé, rempli. C’est cela aussi qu’on regarde quand on considère un espace soi-disant vide : son histoire. Un espace d’autant plus plein qu’il aura été vidé et qu’on le considère comme cette somme d’histoires effacées. L’espace vide donne une sensation historique : le vide est l’évidence que quelque chose lui préexiste et que quelque chose va suivre. Il témoigne que l’histoire ne commence jamais parce qu’elle commence toujours ; elle a toujours commencé.

Avant que quelque chose arrive, quelque chose est déjà là.

Puis quelque chose arrive, inévitablement : même et surtout quand il ne se passe presque rien, c’est ce presque qui pèse de tout son poids. Plus le vide aura été fait, plus la moindre chose sera considérable : il n’y aura de considérable qu’en vertu d’un vide qui aura été accompli.

Tout part de là. Tout part du vide ; de cette matière.

(Est proposé à un participant de s’avancer. Le voici seul ici, livré aux regards. Il marche.)

Marcher dans le vide, c’est marcher à travers lui autant que sur lui, et dans lui.

Passer un seuil où il ne se passe rien, attendre qu’il ne se passe rien, et une fois qu’il ne se passe rien, alors tout peut arriver. Car tout est question de franchissement de seuil. Il faut en passer par ce seuil d’ennui pour s’en défaire. Si l’on veut combler le temps, on passe son temps à faire quelque chose pour l’occuper, et on ne fait rien, parce qu’on ne laisse le temps à rien. Or, il s’agit de laisser ce temps défaire quelque chose en nous, refuser de l’occuper, de l’agiter, d’agir sur lui. Alors seulement quelque chose de l’ordre d’une action véritable pourra avoir lieu : alors, chaque geste ou mouvement même infime, sera un événement bouleversant l’ordre entier des choses.

Ce qu’on regarde : non pas un corps, mais un corps imaginant : un corps occupé à élaborer en lui des images et des pensées. C’est cela qu’on voit : par ce corps qui rêve, qui pense, peuplé a des images, on voit les rêves, les pensées et les images — mais des rêves dont on ignore le rêve, les pensées, les images).

Voir un corps qui marche dans un espace vide, c’est voir ce corps franchir comme pour la première fois l’espace, quel qu’il soit. D’où l’importance de considérer le vide de l’espace avant toute chose.

Bien avant que ce corps parle, il s’agit de construire les conditions de cette parole par le vide : et pour cela, décomposer.

Ce qu’on cherche : voir ce qu’on n’avait pas vu. Or, un homme qui marche, on ne le voit jamais ; car ce n’est pas normal. Le théâtre part de cette non-évidence qu’il accomplit comme acte.

Travailler dans le silence : ensuite, comment parler ? Le silence rend peu évidente la parole, car d’où parler quand on a fait le silence pendant de longues minutes, des heures ? De nouveau : passé un certain seuil de silence, les minutes paraissent des heures, des siècles. Puis, on est passé par tant d’images intérieures, qu’on ne sait plus comment parler, par où ça va parler.

Cézanne se posait devant le paysage et ne pouvait pas peindre, parce que le paysage est déjà peint par le monde : alors, pour peindre, il avait besoin de le détruire d’abord en lui. Pour que la couleur arrive il faut ainsi qu’il y ait la catastrophe. De même, pour Claude Régy, il s’agit avant tout de se défaire de ses propres représentations, afin que tout soit refait. Pour que quelque chose advienne, il faut bâtir le chaos en soi afin que tout advienne de nouveau.

Et le chaos arrive : il faut en passer par là, cet état premier — construit par tel, non pas originaire, mais premier en tant qu’il peut refonder — pour refaire. La destruction est cet espace historique d’où l’on vient. C’est d’ailleurs ce temps historique d’où des hommes comme Claude Régy viennent : la destruction qu’a accomplie la Seconde Guerre mondiale est celle qui lui a donné naissance et a donné naissance à ce monde (ce monde qui nous a donné naissance). De fait, après les massacres, plus rien ne peut être évident et tout devient source de stupéfaction. Le théâtre devient cet espace de miracle où l’on peut voir des corps d’après les massacres : miracle de voir encore malgré tout des êtres vivants qui parlent et qui nous parlent.

Il ne suffit pas d’être un acteur pour être sur un plateau : il faut beaucoup plus ; ce qu’on y met est sa vie et davantage, celle des autres et celle des morts. Entrer sur un plateau est cet acte périlleux qui met en jeu toute cette vie, et tous ces morts.

Faire et refaire. Comment refaire s’il s’agit de faire à chaque fois comme une première fois — et une dernière fois ? Là est l’enjeu. C’est comme un fleuve qui trace son courant dans le même lit : refaire le courant, repasser donc, et pourtant, c’est une eau autre.

La répétition consiste à éprouver une image (intérieure) jusqu’à l’épuiser, épuiser cette image intérieure qui a permis la traversée, et qui ne sert plus. Par exemple : Marcher, avec une image intérieure de paysage de neige — jusqu’à épuiser cette image et se servir d’une autre image : par exemple : un paysage de ruines. Le travail ne consiste pas à trouver une image, mais à s’en défaire. Et aller de la neige à la ruine, tout en considérant que la ruine possède en elle l’image de neige (qu’elle en procède, qu’elle en est issue.) Certaines images tiennent ainsi plus longtemps que d’autres et restent vivantes plus longtemps. Mais quand des images ne tiennent pas ou plus, il faut en rechercher d’autres. Comment ? Faire appel à des souvenirs, ou les inventer. Inventer une autre mémoire, par la photographie, l’écriture, le dessin. Cette mémoire inventée n’est pas moins vraie que la mémoire vécue, elle l’est peut-être davantage.

Faire, et refaire, jusqu’à oublier. Dès lors, marcher devient un geste impossible, oublié. Être contraint d’inventer le geste : par exemple, avancer devant soi en reculant intérieurement.

Dire le texte avec ces images intérieures sans que ces images intérieures soient jouées ou prennent le pas : car ces images permettent de dire, mais ne sont pas dites en tant que telles. D’autant plus quand le texte évoque des images qui peuvent ne pas être celles de l’acteur. Ainsi, si le texte évoque l’enfer, l’acteur peut tout à fait travailler ces images avec des images intérieures de beauté et de douceur. Ces images ne viennent pas contredire l’image du texte, elles viennent l’habiter et les rendre possibles.

Il ne s’agit pas de jouer le texte, mais de le dire : mais le dire implique d’habiter un monde. Puisqu’il ne s’agit en aucun cas de paraphraser le texte, de jouer le mime du texte, de l’exécuter en l’illustrant, mais d’en élaborer l’image.

La contradiction des images. Par exemple, pendant le spectacle Holocauste [3], était évoquée une scène de meurtres d’enfants. Pendant les répétitions, un marchand de glace à l’extérieur du théâtre passait et hurlait sa criée. Claude Régy avait voulu dissuader le marchand de glaces de passer, peine perdue. Alors, il fallait bien prendre en charge cela, ce dehors du théâtre qui venait en percuter le drame. Il s’agissait dès lors pour les acteurs qu’on perçoive ces crimes et tout à la fois le goût de la vanille.

L’acteur est pour Artaud cet « athlète affectif » : il s’entraîne à être atteint sans qu’il en soit anéanti, parce qu’il aura subi et traversé cet entraînement.

Lee Stradberg : la pensée de la chose, qui visualise, imagine, projette, est déjà l’action. Au théâtre, chaque chose que l’on dit ne peut pas ne pas être éprouvée.

La lenteur : parce que le monde se produit dans un tel chaos que la pensée évalue dans ce chaos tout en s’éprouvant dans et comme un chaos, on a besoin de se retrouver. Ainsi, lorsqu’on parle avec quelqu’un, on pense à quelque chose en même temps : pour déplier l’expérience, on a donc besoin de ralentir et de décomposer.

On joue avec la densité de l’air aussi, la pesanteur de l’air.

La perpétuelle attention aux images, aux textes, aux sensations, permet de se retenir de jouer : l’acteur est tellement occupé à autre chose qu’à jouer le texte qu’il ne peut pas le jouer. Ce qui importe d’abord et avant tout, c’est d’être en relation avec l’écriture, et non pas dans la volonté de faire signifier quelque chose par le jeu mimétique.

Et quelle liberté, malgré tout, offre cette porosité, cette hiérarchie d’une mémoire, du texte, de son image, de la possibilité de se représenter du temps : c’est d’une ouverture considérable, et non de véritables contraintes.

Mais comment ça commence à parler ? Comment ça parle, et d’où ça parle ? La parole sert quotidiennement pour renseigner, informer, communiquer. Mais ceci occulte un autre aspect de la parole qui n’est pas fonctionnel quand on veut transmettre autre chose que des informations, mais des sensations ou des images, des pensées. Et tout ce que les mots ne disent pas et qui disent quand même, et qui ne sont pas dicibles. Non seulement le mot « chien » n’aboie pas, mais il ne dira jamais tout ce que le mot « chien » est. Le mot « neige » ne dira jamais ce que la neige est. Il y a ce que les mots disent et tout ce que les mots ne disent pas. Ces choses complexes nécessitent d’être complexes dans leur énonciation. Ainsi ces autres choses doivent-elles passer par un autre canal.

La parole ne vient pas rompre le silence, mais se propose de le continuer par d’autres moyens. Puisque le silence est habité de mots, la parole viendra en prolonger la trace. C’est pourquoi on ne prend pas la parole : dans l’espace du silence, quelque chose du silence se fait entendre dans la parole. Il y a du silence avant le mot, après le mot et pendant le mot.


Images ©Pascal Victor — Rêve et folie, d’après Georg Trakl, ultime mise en scène de Claude Régy, interprété par Yann Boudaud, décembre 1998.


[1Elle a joué sous la direction de Claude Régy en 2001, dans Carnet d’un disparu (poème anonyme, traduction du tchèque par Eugène Hartmann-Moussu) ; en 2003, dans Variations sur la mort de Jon Fosse et en 2007, dans Homme sans but d’Arne Lygre.

[2Il a joué sous la direction de Claude Régy à partir de 1997, avec La Mort de Tintagiles de Maurice Maeterlinck ; puis en 1998, dans Holocauste de Charles Reznikoff ; en 1999 Quelqu’un va venir de Jon Foose ; en 2000 Des couteaux dans les poules de David Harrower ; en 2001 Melancholia de Jon Fosse ; en 2001, Carnet d’un disparu (poème anonyme, traduction du tchèque par Eugène Hartmann-Moussu) ; en 2012, La Barque Le Soir, d’après Tarjei Vesaas ; en 2016, Rêve et folie de Georg Trakl.

[3Texte de Charles Reznikoff, créé en janvier 1998.