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Didier-Georges Gabily | Écrire au présent
Séminaire de Recherche 2021-2022
samedi 1er janvier 2022
Ces notes sont celles du séminaire de recherche « Écritures Contemporaines : Quelle Histoire ? », au sein du Master Arts et Scènes d’Aujourd’hui » à Aix-Marseille Université, lors du premier semestre de l’année 2021-2022.
– Lire Gabily : affronter l’illisibilité du présent
- Une expérience
— De l’illisible
— Enjeux politiques : l’expérience du contrechant
— De l’insoutenable : Puissances théâtrales de l’anti-théâtre
— Farces / dérisions / gravité - Langues : lyrismes ?
— La langue diffuse
— Force et fragilité de la langue
— La langue fabuleuse - En forme de conclusion provisoire : Histoire et mythe : écriture de la réécriture
Une expérience
Ouvrir, presque au hasard, une pièce de Didier-Georges Gabily. Ce qu’on lit : pas seulement un texte, pas seulement des mots qui finissent par former des phrases. Mais en premier lieu, et comme une paroi sur quoi on pose les mains : un texte qui se dresse comme tel, et des mots qui apparaissent, dans leur matérialité opaque, âpre, rèche. De la fable, on aperçoit seulement les contours, ou ses promesses — on devine, comme au-dessus d’un plan d’eau, sa profondeur. Seulement, ce qu’on perçoit en premier lieu est le miroitement de la surface qui se laisse remuer par de grandes mouvements, là-dessous. Deux niveaux se recoupent — ponctuellement / structurellement (verticalement / horizontalement) : des éclats, mais élaborant de la durée — parfois interminable. Œuvres d’ampleur, qui agissent pourtant par arrêt successif, et qui fabriquent du temps dans le péril de s’arrêter, briser net sur une phrase.
C’est donc la première épreuve : la lecture (comme acte et comme compréhension) s’éprouve comme difficile ; labeur, travail, effort par quoi résulte un double impossible quand on veut s’y affronter :
— rendre lisible cette écriture (la comprendre), ce serait négliger ce qui en fait sa nature, sa matrice, son enjeu
— la laisser illisible, ce serait s’empêcher d’entendre ce qu’elle a à dire, et ce serait accepter de ne pas la lire.
Reste un autre impossible, qui est moins une tâche qu’une responsabilité morale (et politique) : laisser la tension ouverte : ce sera d’ailleurs cette tâche qui relie le lecteur et l’acteur — tous deux interprètes d’une langue intraduisible.
Lire (et jouer) cette œuvre revient à ne pas saisir : à se dessaisir du sens – en tous cas dans un premier temps –, à refuser d’assigner au sens une centralité stable. Il s’agit moins d’assumer une impuissance à bien dire, que de revendiquer un refus à dire bien : nous sommes décidément loin de Brecht, pour qui « la vérité [étant] concrète », il était non seulement possible de dire le vrai, et même de le démontrer (processus scientifique du matérialisme dialectique), mais il devenait essentiel d’en faire un projet politique : celui de rendre lisible les mécanismes d’oppression. Faut-il retourner le principe brechtien sur Gabily, et de rendre ce dernier complice des principes retorses du capitalisme qui cherche à rendre invisibles les forces d’aliénation ? N’y aurait-il pas cependant une troisième voie ?
On perçoit en tous cas ici un immédiat enjeu politique – et même militant – dans ce qui pourrait sembler un pur enjeu surface (l’illisibilité du texte) et qui implique tout un rapport au monde (rendre lisible la syntaxe du monde).
À ce stade se formuleraient quelques premièrs hypothèses :
— cette force d’opacité de l’écriture renvoie-t-elle à l’impuissance à lire le monde, et consoliderait notre état d’hébétude face à la violence que le texte dès lors ne ferait qu’illustrer, ? Et en cela une telle poétique reconduirait les puissances d’aliénation de monde ? (Et l’état de vertige que produit le texte illustrerait en retour notre perplexité face au monde ?
— ou, bien au contraire, cette puissance d’opacité serait l’outil qui nous permettrait, paradoxalement de s’affronter au monde ?
C’est que l’opacité peut aussi être une arme pour lutter contre une des formes de la domination : la transparence. Le monde voudrait en effet se donner désormais sans cesse comme transparent à lui-même : transparence qui s’érige peu à peu comme valeur suprême du capitalisme, gage de bonne foi, et même outil de la domination (principe permettant de mieux fonctionner) [1]
La valeur transparence demeure ambiguë, parce que duelle : ou dialectique. Car à cette prétention de transparence répond aussi la volonté du secret — et en retour, cette exigence de transparence témoignerait d’une stratégie de voilement. Dès lors, ce désir de transparence ne fait que répondre au soupçon du caché (et on le soupçonne d’autant plus que ce sont ceux-là qui cachent qui prétendent ériger la transparence comme valeur) : qu’on songe aux régulier leaks – Panama ou Pandora Papers » -, où aux paradis fiscaux comme espaces hétéroptiuques par excellence du capitalisme triomphant. Qu’on songe aussi à l’architecture néo-contemporaine dont le symbole serait la baie-vitrée des grattes-ciels. Ce qu’on voit : la fenêtre est toute entière vitre, mais elle ne donne que l’illusion de la transparence, puisqu’on ne voit pas ce qu’il y a derrière, on ne voit qu’une transparence opaque.
L’ère de la transparence est un monde qui se fonde sur de tels renversements – d’où cet ère du soupçon généralisé, du complot (qui porte de réelles névroses, de véritables folies) ; seulement, le sentiment demeure qu’on nous cache tout d’autant plus qu’on est dans un monde où tout paraît montré.
Enjeux politiques : l’expérience du contre-chant
Dès lors, l’opacité de l’écriture agirait comme antidote ? Oui, si celle-ci n’est pas verrou, secret, ou plongée dans l’indéchiffrable (l’impuissance), mais si elle est expérience — traversée — qui vise à nous défaire de toute centralité, de toute certitude, de toute orientation, pour être sans cesse activante.
Expérience : voici un autre mot dévoyé du capitalisme, qui semble ne renvoyer qu’à une certaine qualité intense de soi-même — on parle plus souvent d’expérience-client à remplacer l’expérience intérieure bataillienne.
Pourtant, ce mot d’expérience demeure précieux pour qualifier aussi une tâche contre-insurrectionnelle face aux puissances de la domination. L’expérience pourrait être cette action paradoxale entre activité et passivité qui aboutit à une certaine forme de transformation : elle est cette faculté à être ce point de contact entre touché / touchant, éprouvant / éprouvé, être transformé tout en agissant pour l’être : l’expérience exige un certain état de disponibilité (passivité) et de de vigilance, d’être aux aguets (activité) : état d’écoute flottante. Surtout, elle oblige à se situer à un autre plan que sur le plan de transcendance du sens — mais vers l’immanence d’un sens ouvert ; voire se déplacer vers le registre de l’intensité, où le sens n’est pas signification, mais épreuve encore, seuils successifs, sursauts d’être : naissance de quelque chose qu’on ne peut nommer.
Cette épreuve est longue et lente, et c’est le second antidote, la seconde puissance critique de l’opacité poétique dans ses enjeux historiques et politiques : c’est qu’elle retient quelque chose du sens, dans le temps et l’espace. Elle ne se délivre pas dans l’immédiateté, mais fabrique du temps. C’est un commerce – un échange –, mais au sein d’une circulation non fluide : commerce du temps par rétention, marchandage du sens, faculté à tenir, à maintenir en suspens la révélation du sens, sa consommation.
Ainsi, contre le monde à « flux » (tendu), fluide, donné comme immédiat, direct, l’opacité crée de l’épaisseur [2], de la matière médiate, indirecte / lente / longue.
(Note sur l’usage de la pensée deleuzienne : le penseur Andrew Culp défend dans Dark Deleuze l’idée polémique que la pensée radicale de Gilles Deleuze a perdu son potentiel de résistance au présent. Ces concepts créés pour combattre le capitalisme – geste de la création, affirmation joyeuse et du rhizome – ont été recyclés dans des slogans publicitaires qui affirment allègrement que : « Le pouvoir est vertical ; le potentiel horizontal ! » Culp travaille à retrouver la négativité oubliée de Deleuze, et pour cela vient en perturber la lecture dominante afin d’en mieux révéler un réseau souterrain de conspiration, de cruauté, de terreur de l’extérieur et de la honte d’être humain. « Il s’agit de raviver ainsi l’opposition à ce qu’il y a d’intolérable dans ce monde. Un Deleuze révolutionnaire pour notre monde digital, de bonheur compulsif, de contrôle décentralisé et de surexposition. »)
Cette expérience de l’opacité est-elle pour autant critique ? Est-ce parce qu’on fonctionne différemment du monde dominant qu’on agit contre lui ? Par ailleurs, un tel contre-chant est-il nécessaire adosser au chant dominant ? En somme, l’œuvre de Gabily conteste-t-elle le pouvoir ? Elle paraît plus ambiguë et retorse.
De nos jours : on exige des œuvres qu’elle soit politique, c’est-à-dire critique [3] . Deux mots qui neutralisent, épuisent, instrumentalisent. Gabily, critique, mais de quoi ? Ambigüe, l’œuvre le serait non au sens où elle maintiendrait tout, dominant et dominé, dans un état de certitude qui les confond. Non : mais par l’expérience de lecture qui vise à s’empêcher tout confort d’installation dans le choix assuré de son camp, il relance la vigilance, fait du trouble un espace de regard, un poste d’observation qui permet la destabilisation. Ce qui est sûr, c’est qu’en tout point l’œuvre se fonde sur la haine du pouvoir satisfait de lui-même (le pouvoir est toujours une sorte de bouffonnerie, ridicule, un théâtre qui se nourrit de son obscénité) - et se place du côté des faibles et des dominés, des fragiles et des vulnérables : non pour établir une justice, mais pour lutter contre l’injustice que les plus faibles subissent [4]
La critique qu’opère une telle œuvre — par son illisibilité — réside bien dans l’expérience qu’elle nous fait traverser : qui n’est pas tant une expérience « contre », qu’une expérience autre : nous constatons par elle qu’il existe une autre manière d’éprouver le temps et l’espace ; que le monde n’est pas homogène, un, sans alternative : l’œuvre de Gabily ne propose pas tant un modèle, ou un projet à rejoindre, qu’une façon de vivre l’existence comme un intervalle permettant au moins de se prouver que le monde n’est pas comme « l’air que l’on respire [5], que lui non plus ne va pas de soi. Dès lors, il peut faire se lever le désir d’une autre manière de vivre, ou tout du moins d’un manque.
Evidemment, un danger se loge dans une telle position : que cette autre manière de vivre soit indolore pour le monde — et que le théâtre soit ce refuge complaisant dans lequel s’abriter. Ainsi s’agit-il de tout faire pour ne pas installer le théâtre comme cet abri / ce refuge : plutôt le fabriquer comme cette façon de s’exposer au même moment où il expose. D’où la nécessité d’inquiéter le lieu lui-même où ce théâtre se dresse, pour empêcher le théâtre d’être cet espace privilégié, préservé, confortable.
Il existe une seule manière pour cela : rendre le théâtre lui-même insoutenable.
De l’insoutenable : Puissances théâtrales de l’anti-théâtre
C’est l’autre puissance de l’opacité – cette autre manière d’attaquer le théâtre : que le théâtre n’aille pas de soi, qu’il n’est soit le lieu que de l’illusion de l’authentique présence et vérité de l’immédiateté. Car le théâtre pourrait bien être l’espace possible de naufrage s’il était analogue au monde, dominé de la même manière que le capitalisme.
Ainsi pour Bernard Dort, la langue de D.-G. Gabily est « difficilement soutenable », et force le théâtre à trouver des moyens (théâtraux) d’être soutenu. « Ce qui ne peut se dire il faut encore le dire », disait l’une des voix de Cercueils de Zinc.
Cette insoutenable, c’est l’autre effet de réception : non seulement on comprend peu (le non sens brutalise le sens), mais ce qu’on voit brutalise même, hors signification, tout ce qu’on peut penser et ressentir.
La logique de l’illisible est d’abord narrative : elle tient à l’insoutenable logique du sens quand le récit n’est soutenu par rien, il est littéralement insoutenable. Dès lors, que lit-on ? Une histoire (en attente d’histoire), sans ce qui fonde l’histoire. On est ainsi comme au-dedans d’une histoire, et sans dehors. Quelque chose passe, bien sûr. On perçoit une circulation de douleurs, de manque, de violences — comme si elles allaient de soi et qu’il ne s’agissait pas d’en parler, de justifier pourquoi on en parlerait.
Là se joue l’autre niveau de l’insoutenable : non plus dans le champ de la poétique (de la narratologie), mais dans ce qui vient à la place du récit : une violence posée sur la surface du monde et du texte. La violence, comment la définir ? Comme le contraire du sens, mais aussi comme la quintessence de la vie : un point d’incandescence du réel, pour le dire avec Milo Rau (ce qu’il y a de plus réel dans le réel, c’est la violence). La violence ne serait pas seulement une brutalité exercée contre quelqu’un – contre sa volonté –, mais serait aussi le plus haut degré d’intensité, excède tout langage et toute raison. La raison se définissait dans la pensée antique comme le nouage de la parole et de la pensée (logos désignait nos deux mots), ici, quelque chose cède dans la rationalité qui se loge dans l’indicible. Une articulation singulière et paradoxale se forge entre la brutalité qui aliène, et quelque chose qui s’échappe du sens, et s’en libère. Pour se défaire de cette articulation, de sa confusion, il faudrait séparer pour mieux distinguer deux violences, car selon qui l’inflige, elle n’est pas de même nature.
Un texte de Jean Genet [6]
Deux violences se font ainsi face, deux pouvoirs : la violence (fasciste et ordinaire) du pouvoir face au pouvoir (révolutionnaire et émancipateur) de la violence infligée par ceux qui n’ont pas le pouvoir. Deux pouvoirs, ou deux manières différentes d’exister et de faire l’expérience de son corps [7]
Sur la scène de Gabily, s’exposent des corps violentés, souffrants et brutalisés qui exposent une chair qui nous semble insoutenable. Mais là encore, cette violence est moins image du monde (complaisance à lui), que produit par les violences du monde (situé donc face à ce monde). Les violences sont autant un effet de lecture qu’une source de l’écriture, dans un mouvement qui vise à nous arracher par la seconde à la première.
Cette question de la violence ouvre ainsi au processus d’écriture et à la question fondatrice et fondamentale : qu’écrit-on ? Un texte et un monde que le texte vient écrire. À la violence du monde répondrait donc la violence du texte non pour le valider que pour lui faire violence, montrer son image et son processus, et le traverser. Se trace par là l’enjeu de la vengeance : celui du recouvrement par de la convocation, de l’exorcisme par la désignation.
S’inscrit là la fonction de l’obscène dans ce théâtre [8]. L’obscène a trait nécessairement à la théâtralité : il est une certaine façon d’être sur scène, jeté. Il viendrait de l’oiseau des augures qui vient du mauvais côté (du ciel). Il prend corps dans ce théâtre dans des figures du théâtre et de l’Histoire puisqu’il s’agit des vaincus, des victimes violentés par l’histoire. Ce n’est ainsi pas le théâtre qui est obscène, mais le monde (et ce qu’il inflige à la plupart) — ce qui est obscène, jeté devant nous, c’est littéralement le réel par le crachat des informations, journaux télévisés, nouvelles délivrées en temps réel et sitôt obsolète, et qui ne racontent rien du monde, ne disent rien pour lui, de lui. « Si mon théâtre sent mauvais, c’est parce que l’autre sent bon », disait Genet.
Que faire donc de l’obscénité du monde ? La montrer. Le plateau se lève comme le mauvais côté du monde, le côté gauche (le sinistre, par opposition au dextre) : sinistre apparition du langage et des monstres [9] Ce théâtre ne cache rien du monstruosité, ne mystifie pas, n’esthétise pas : ou plutôt : l’esthétisation consiste à dévoiler, par excès, ce que le monde esthétise, en amenuisant.
Une dernière puissance d’opacification se joue dans cette œuvre : celle qui consiste à rendre illisible la réception même de ce qu’on éprouve à l’endroit terrible du rire et des larmes — en cela réside la force dramatique par excellence. Il s’agit d’une zone d’incertitude entre tragique et comique, qu’on peut nommer, faute de mieux, la farce. On ne sait pas si ce qu’on voit est dérisoire ou grave ; ridicule ou glorieux, et ce n’est pas seulement parce que ce sont les deux à la fois, mais parce que l’espace où cela se joue met en question la possibilité de la distinction de rien et du sérieux.
Or, c’est peut-être dans cette puissance farcesque de l’écriture que réside le devenir politique de cette œuvre. C’était déjà l’intuition de Marx : l’histoire se répète deux fois : « La première fois comme une tragédie, la seconde fois comme une farce ».
Deux fois ? Peut-être se joue-t-il dans le théâtre de Gabily un processus propice à des renversements permanents, ou plutôt l’inscription de moments toujours susceptibles de subir des renversements possibles. Même quand la scène n’est pas tout à fait farcesque, elle semble toujours sur le point de le devenir — et ainsi, ce devenir potentiel attaque toute assertion dans son présent, ne garantit aucune position ferme. Ce serait là que ce théâtre opèrerait : un brouillage de toute fixité vers la bascule d’un devenir sans terme.
Dans la conception marxiste de l’Histoire, toute figure tragique reviendra sous la forme d’une déchirante comédie — ce serait là le propre du spectre qui hante… —, or l’histoire est pour Gabily en tant que telle une hantise : sa propre hantise qui l’empêche d’atteindre sa fin. La fin de l’histoire n’existe pas, puisque c’est toujours le commencement qui revient et va en relancer sa puissance d’engendrement.
C’est au cœur de cette incertitude, entre farce et tragique, que repose l’onirisme gabilien — autant dire, ici, le cauchemar. Cet onirisme est moins une enveloppe de sensation qu’un puissant affect politique qui mobilise le corps en tant qu’il travaille la peur, via l’attente : la peur, parce qu’elle suscite l’inquiétude de ce qui va arriver, devient ici la machine à fictions. C’est comme si le délire ouvrait une brèche dans l’histoire en délivrant du non-sens, il nous délivrerait de la législation coercitive sens, et ouvrirait aux possibles aberrants, toujours possiblement autres.
L’une de ces échappées aberrantes, au croisement du cauchemar et de la libération, du délire et de tous les possibles reposerait sur ce qu’on pourrait appeler l’esthétique du clown. Non qu’il y aurait des personnages de clown, mais l’on pourrait faire l’hypothèse que chaque personnage porte son clown. Le clown, c’est-à-dire cette figure de l’instant qui viendrait sans passé ni futur, mais dans lequel se jouerait des bascules possibles entre tous les registres, jusqu’à menacer la fixité du sens et du temps, de l’espace et de l’histoire comme orientation vers un incertain progrès. En ce sens pourrait-on concevoir le rôle du burlesque (soit le traitement bas d’un sujet haut) comme puissance d’engendrement de l’histoire non pour s’en moquer, mais pour la rendre possible…
Langues : lyrismes ?
Si les figures de ce théâtre sont sinistres, c’est — on l’a dit — du point de vue de l’espace scénique autant que de la place qu’elles occupent dans l’ordre du monde : elles parlent depuis le mauvais côté du monde et de l’Histoire : mais parlent quelle langue ? Il semblerait qu’elles parlent une même langue, mais une langue faite de mille autres, qui puisent davantage dans la colère de Garnier que dans l’équilibre de Racine, tramée dans le métissage des langues orales, populaires —rurales — travaillées, rehaussées, blessées par la langue littéraire : et de part et d’autre, on ne sait plus si c’est la langue haute qui est attaquée par la parlure quotidienne, ou si c’est le langage quotidien qui est contaminée par le lyrisme.
Au cœur, il y aurait comme une tentation lyrique — si le lyrisme n’est plus la quête d’un émoi central, mais puissance de diffusion [10]. Depuis Nerval, on sait ainsi que ce que recherche le je n’est plus la solidité d’une assise subjective, mais des hypothèses de soi qui sont endossées et sitôt abandonnées. C’est par diffusion que le Je se définit désormais, sous les oripeaux en lambeaux d’attributs du sujet défaits, en charpies, à l’image d’un monde en ruines dont il est la projection — autant que le monde devient l’aspect projeté de ce sujet [11]. Puisque « je suis l’autre » depuis Rimbaud (dont l’autre version « je est un autre. », rend moins bien compte de la révolution rimbaldienne), il s’agit de devenir toujours autre chose que soi, l’autre, peut-être, qui ne sera que l’espace transitoire du sujet en quête d’autres encore, et encore.
Le lyrisme de Gabily paraît cette faculté non centralisé de se désorganisée, sorte force de décentrement qui, paradoxalement, est une loi d’organisation. Par là peut-on comprendre l’usage de langues multiples en divers endroits : la parole est un dépôt stratifiés de langage sédimentée par des usages, des temps, des espaces et des registres divers, qui remontent à la surface le temps de la profération. De là aussi l’effet produit par cette diffusion depuis des lieux d’énonciation hétérogène sur le spectateur : ces voix nombreuses viendront percuter les nombreuses manières de l’entendre. De fait, c’est une langue qui s’entend mal — et si « on n’entend mal le texte », c’est au profit du « mal », au sens où ces frottements des langues viennent précisément entamer la beauté lisse d’un langage de la maîtrise. Le langage strié de Gabily, faite aussi de déhanchement, de bégaiement [12], de désinvolture, d’obscénité mâtinée de splendeurs vient salir cette usage dominé de la langue pour mieux le renvoyer à l’ordre de la domination qu’il reconduit. « Si mon théâtre pue, c’est que l’autre sent bon », disait Jean Genet. )
> dire quelque chose au monde oblige à en dire simultanément différentes choses !
=> Choisir un lieu d’origine de la languie, ou une manière de parler, c’est tomber dans l’idéologie morale — la pauvreté (et c’est être pris comme dans la toile piégeuse du monde) (d’en être une de ces voix) (or, il s’agit d’être une voix à côté, ou séparée de lui)
D’où multiplier ces lieux simultanés, voire contradictoires : c’est là sa force théâtrale.
Le théâtre existe au moment où coexiste dans un corps plusieurs langue à l’intérieur de lui-même (= on est d’ailleurs tissé de ces langues) = langue lyrique / quotidienne / normée / genrée / mythique / héritée / inventée…)
Force et fragilité de la langue
Note sur devenir mineur de la langue Gabilienne
=> devenir mineur : « une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » (D/G : 29)
« Mineur ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de ce qu’on appelle grande (ou établie). Mais celui a le malheur de naître dans le pays d’une grande littérature doit écrire dans sa langue : écrire comme un chien fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et pour cela, trouver son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi. » (33)
« Être dans sa propre langue comme un étranger » (48) « devenir le nomade et l’immigré et le tsigane dans sa propre langue » (50)
Le premier caractère de la littérature minoritaire, c’est celui d’affecter la langue d’un fort coefficient de déterritorialisation : « L’allemand de Prague est une langue déterritorialisée, propre à d’étranges usages mineurs. (Dans un autre contexte aujourd’hui, ce que les Noirs, peuvent faire avec l’américain) ».
=> étranger la langue / exhiber une littérarité excessive de la langue
Le deuxième caractère de la littérature mineure, c’est que tout y est politique. C’est le branchement de l’individu sur l’immédiat-politique. Je cite D/G.
« Dans les grandes littératures l’affaire individuelle (familiale, conjugale) tend à rejoindre d’autres affaires non moins individuelles, le milieu social servant d’environnement et d’arrière-fond. (...) La littérature mineure est tout à fait différente : son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. (...) C’est en ce sens que le triangle familial se connecte aux autres triangles, commerciaux, économiques, bureaucratiques, juridiques, qui en déterminent les valeurs… »
Le troisième (et dernier) caractère de la littérature mineure, c’est que tout prend une valeur collective. Il s’agit de « l’agencement collectif d’énonciation. »
Ce travail sur la langue se déploie sur tout le reste :
- s’affronte sur la même pièce toute sorte de formes de langage : didascalies, description, poèmes, chansons, dialogues, monologues
- y-a-t’il une ou plusieurs dramaturgies dans la dramaturgie Gabilienne ? (Confrontation épique (démonstration de la fable) / lyrique (subjectivité en prise avec elle-même) / dramatique (porte sur l’action))
Ce qui emporte ces langues, c’est la fable — il y a toujours une histoire, une fable qui structure et charrie les langues : pas de paroles levées verticalement pour elle-même, mais dans une direction (laquelle ?)
> seulement la fable est interrompue, séquencées, relancées, trouée
Comme tous les auteurs que l’histoire intéresse hautement, c’est une manière de raconter l’histoire qui est brisée (une manière linéaire, où la cause devient l’origine) : non, ici, l’origine est posée comme séparée de la cause, d’où de béances dans l’histoire, des suspensions, des reconstructions imaginaires.
Souvent : la fable relève d’un aveu, qui remémore ou ressasse un passé traumatique — et qui (peut-être) le réinvente, ou le réagence, ou le déplace.
D’où une langue de l’auto-correction permanente : un langage de l’épanorthose
Ce qui affecte la langue et le récit touche le corps aussi : il n’est pas homogène, ni limité par lui-même : il est fabriqué de mille autre que lui, qu’il essaie sur lui.
C’est pourquoi le théâtre est le lieu privilégie de la poétique Gabélienne : car ce corps fait d’autre à un frère d’armes : l’acteur quand il joue. L’acteur apporte au rôle ses langues, qui viennent d’ailleurs que du rôle ; lui-même possède des langues venues d’horizons différents, d’expériences différentes, de passés (vécus, ou historiquement ramené ici et en lui) : le théâtre n’est plus le lieu de l’homogénéisation des langues, mais de la mise en fonctionnement de ce plurilinguisme diffracté, où l’acteur est comme l’autre comme il écrit avec les mots de Garnier ou de Müller : et que ces langues sont jetés au même endroit, et même en même temps, se jetant les unes sur les autres.
Si le XVII a massacré les autres langues pour les fondre dans un alexandrin parlé littéralement par personne et tout le monde, il s’agit en retournant à Robert Garnier, de retrouver le flux des langues mortes, de renouer avec le désordre d’avant l’ordre classique et policier, académique.
La langue de Gabily est une sorte de terreau ou de sillon (racine du mot vers) charrié par des torrents de boue. Travail de faire remonter ces mots morts, refoulé, perdus – travail d’archéologue.
Donner corps à cette pluralité et donner une sorte d’unité plurielle.
Le rôle est un champ de force traversé par des langues autres, un faisceau de multiplicité fulgurantes, débordantes, tissant les langages les unes avec les autres : il n’est pas dit que la langue dite populaire ne soit pas moins riche que les langues savantes ou poétiques de Racine ou de Saint-Simon.
En forme de conclusion provisoire : Histoire et mythe : écriture de la réécriture
« Courage du théâtre à être intempestif quand il observe son temps, quand il nous regarde » (Tackels)
« Le contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps […] C’est comme si cette invisible lumière qu’est l’obscurité du présent projetait son ombre sur le passé tandis que celui-ci, frappé par ce faisceau d’ombre, acquérait la capacité de répondre aux ténèbres du moment ».
(G. Agamben-
Tension entre drame ordinaire et références aux mythes (héroï-tragique ou burlesque ?) pour quoi ? Pour dévoiler de quoi sont faits l’archétype de nos lois, de nos ordres, de nos violences, de nos pouvoirs — et un dégager un principe général : que toute grandeur porte sa saleté aussi. Et surtout : Qu’on est toujours en temps de guerre : soi même gibier et chasseur.
Besoin d’histoires anciennes pour mieux vivre notre présent : mieux le voix.
Nature de la relation avec le passé : un dialogue / un échange (dans tous les sens du terme) : rapport théâtral avec l’Histoire — dialogue fait d’accueil et violence, d’hostilité. Il ne s’agit pas de comprendre le passé, mais de prendre des nouvelles de nous, à travers lui.
Il n’y a donc pas de tabula rasa : mais reprise, répétition : remise sur l’établi.
Il n’y a pas de page blanche : une page noircie déjà et trop obscure.
L’Histoire ne propose pas de réponse : mais formule des questions.
Gabily déroge à un certain théâtre de son temps, après Beckett, qui irait vers l’épuisement (cf. Dominique Rabaté) : vers une raréfaction des mots. AU contraire : surcharge est une manière de convoquer le passé, de renouer…
En cela, Chimère n’est pas une pièce sur Dom Juan, ou d’après, mais après Dom Juan. Comme Gibiers du temps n’est pas une pièce sur Phèdre, encore moins l’actualisation du mythe : pas de parodie, mais une façon de se défaire du mythe, une manière de vouloir lui régler son compte : le reprendre pour l’achever, y mettre fin. Mais sachant qu’on n’y mettra fin que provisoirement, le temps du théâtre : et pour cela l’habiter, théâtralement. Donc le faire vivre. Non une posture historique ou philosophique, mais éthique : l’accueil et la mise à mort.
Gabily prolonge le geste de Brecht : reprendre l’histoire sans tomber dans le pièce de l’actualisation, ou de la modernisation : refuser la variation sur un thème connu, l’adaptation aux gouts de son temps. On convie les figures anciennes qui continuent, puisqu’elles nous travaillent encore. Puisqu’elles nous hantent. Ces hantises du passé ne cessent de revenir au présent parce qu’ils n’en ont pas fini avec la vie, comme un fantôme. Ulysse, Dom Juan, Phèdre n’arrivent pas à mourir, et poursuivent leurs formes d’existence sur le théâtre de Gabily ; ils ne sont pas ses créatures, ils sont ces figures avec lesquelles il se bat : avec lesquelles l’Europe de la fin du XXe s se bat.
Figure de la monstruosité, de la violence qui aliène, font leur sale besogne : figures du pouvoir qui écrase contre les figures qui peuvent.
Dans Gibiers du temps, Phèdre à 2400 ans et continue de fêter rituellement la mort de l’homme qu’elle a aimé et qu’elle a sacrifié. À chaque anniversaire de sa mort, n elle sacrifie un jeune enfant, gibier de l’année rabattu par ses fils : elle n’en finit pas de se vautrer dans son orgueil, dans son amour qui tue.
Dans Chimère, Dom Juan a épuisé son désir, et son servant (le théâtre) tente d’en raviver la flamme : et le théâtre d’émasculer peu à peu cette figure qui meurt par où elle a vécu et dominé. (Vengeance du théâtre)
Le mythe charrie des dépouilles, des éclats (comme après l’explosion d’une grenade : par fragmentation lente) qui sont épars devant nous, dont le sens lui-même : est éclaté, égaré, non parce qu’il serait caché ou manquant, mais parce qu’il est partout, mais déchiré. Comme un verre de miroir brisé, qui réfléchi un reflet divisé, épars.
Parmi les figures du mythe, il en est une, plus que tout autre : politique et mystique : la figure de la pythie : qui a vu et voit, et qui délire et dont le délire est saturé de sens et pour cela illisible, inouï. On vient la voir, on l’interroge, elle parle la vérité, et la vérité s’échappe à mesure qu’elle se dit dans les fumées du songe. Le théâtre de Gabily possède peut-être cette fonction et ce fonctionnement : théâtre pythique. Figure qui s’incarne différemment dans chaque pièce, voix qui excède la voix humaine mais qui la porte, qui lève la voix, qui ravit et qui ravit en premier lieu la raison. Dans Violences, c’est la ravie : c’est, au-delà, l’acteur, cet être par qui parle autre chose, mais dont la chose ne peut parler que par lui.
Mythe et récits
Nous sommes dans une déchirure : un monde tissé dans le mythe mais qui s’est défait du mythe le plus structurant : celui qui rend possible tous le mythe : le mythe de la possibilité du mythe, le mythe de l’Histoire, celui des grands récits, qui n’est plus qu’un mythe, au sens de mensonge et illusion funèbre.
On serait passé du mythos au logos : de l’horizon d’un récit à la transcendance de paroles et de rationalité réduite à un pragmatisme déshumanisé.
Gabily refuse ce passage, se tient dans ce lieu de passage : dans cette déchirure : plus de grands récits, et seulement des mythes pour dire qu’il n’y en a plus. Ou qu’il reste à trouver, dans l’éclat, la brisure des mythes anciens.
Gabily tient d’autant plus au mythe qu’il est une forme possible de fécondation : non pas forme qui emprisonne l’esprit dans un archaïsme ou dans des illusions, mais parce qu’il est la formule condensé d’une violence non-réconciliée : que c’est à cette violence qu’il faut rendre gorge.
Frère de la figure de la pythie, il existe une silhouette essentielle dans le théâtre de Gabily qui peut rassembler ce geste, le ramasser : c’est celle du laissé pour compte, du sans-voix, de la victime, du mineur : un reste d’humanité que l’humanité majeur a délaissé : c’est la figure du fou, du mendiant.
Or, écrit Walter Benjamin : « Tant qu’il y aura un mendiant, il y aura un mythe »
Le mendiant n’est pas pris dans le processus civilisateur de la vie policée, réglementée, aliénée : désensauvagée. Le mendiant est à cet égard le sur-voyant, celui qui sait, qui a les mots que personne ne peut accepter ou entendre. C’est la figure de l’auteur aussi, qui mendie les mots, les expériences, les ramasse, fabrique une cigarette avec des mégots, des voix avec des rythmes arrachées ici ou là, des pièces avec des morceaux : théâtre qui rapièce, qui met en pièces.
« Qu’est-ce au juste que l’aura ? Un tissage étrange d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-elle. »
Alors, bien sûr, le désespoir : l’œuvre de Gabiluy en témoigne, le dit.
Une façon d’accepter la défaite ? Ou d’organiser le pessimisme ?
Surtout, une manière de ne pas se voiler la face : pour l’heure, c’est le temps de la débâcle, du triomphe du puissant qui écrase. Ecrire l’inverse serait lâche, serait honteux et indécent.
Mais ne pas se vautrer dans l’échec. Engager la bataille depuis la défaite, en tâchant de nommer l’humiliation, la faiblesse.
« Je parle dans la colère » : lyrisme de d’Aubigné : de Gabily.
Je parle dans la catastrophe, dans ce qui est défait et qui nous entoure.
Ecriture contre la paix civilisatrice qui met à mort, qui fait taire, qui atténue : donc, faire la guerre à la paix, mais pas une guerre comme ceux qui la font et la mène, faire la guerre aux mots mêmes qui disent que la paix est civilisatrice. Engager la lutte dans l’imaginaire d’abord, parce que c’est l’appui par où serait possible d’autres inventions de monde.
Donc : montrer les guerres insidieuses de nos temps de « paix ». (La lutte des classes existe et c’est mon camp qui est en train de la gagner » – Warren Buffet)
Si Thésée est le fondateur mythique de la cité, il est aussi chasseur, conquérant, tueur. Sa route est jonchée de cadavres. C’est un bourreau et pas seulement des cœurs.
Si tout le monde est victime dans ce théâtre, tous ne sont pas innocents.
Faire la guerre à la paix : détruire ce qui détruit, et par là, rendre possible le désir de construire d’autres mondes qui ne seraient pas fondés sur la séparation et l’aliénation aux pouvoirs, mais qui feraient du pouvoir l’arme de ceux et celles qui peuvent déchirer leur déchirure. Ligne de renversement et de chemin de crête, comme l’évoque la fin du Caractère destructeur de Walter Benjamin.