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Heiner Müller | Adieu à la pièce didactique

Mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant

vendredi 8 décembre 2023


Heiner Müller, 4 janvier 1977 [1]

Cher Steinweg,

j’ai essayé, avec un déplaisir croissant, de trier de cette boue de mots (la boue est mon fait) de nos discussions sur la pièce didactique (Lehrstück) quelque chose d’utilisable pour des tiers. Cet essai a échoué, je n’ai plus la moindre idée sur la pièce didactique. Une adepte de Brecht, en 1957, critiquait La Rectification (Die Korrektur) : les récits ne sont pas adressés. Ce qui n’est pas adressé ne peut être mise en scène. Trêve d’opinions maigres sur l’art des représentations pré-industriels de la société : en 1977, je connais mon destinataire encore moins qu’autrefois ; aujourd’hui, plus qu’en 1957, les pièces sont écrites pour les théâtres, non pour le public. Je ne vais pas me tourner les pouces jusqu’à ce qu’une situation (révolutionnaire) vienne à se présenter. Mais la théorie sans fondement, ce n’est pas mon métier, je ne suis pas un philosophe qui pour penser n’a besoin d’aucune raison, je ne suis pas non plus un archéologue et je pense qu’il nous faudra dire adieu à la pièce didactique d’ici le prochain tremblement de terre. L’apocalypse de La Décision est périmée, l’histoire a renvoyé le procès à la rue, même les cœurs appris ne chante plus, l’humanisme ne se manifeste plus qu’en tant que terrorisme, le cocktail Molotov est le dernier événement éducatif bourgeois. Que reste-t-il ? Des textes solitaires en attente d’histoire. Et la mémoire trouée, la sagesse craquelée des masses menacées d’oubli immédiat. Sur un terrain où la leçon est si profondément enfouie et qui en outre est miné, il faut parfois mettre la tête dans le sable (boue pierre) pour voir plus avant. Les taupes ou le défaitisme constructif. 



[1repris en français dans Conversations (entretiens) [1975 - 1995], Paris, Minuit, 2019 (traduction de Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger)