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Heiner Müller | « Le théâtre quand il vit est une vieille machine à écrire »
Seule ma vieille machine à écrire me sauve du mutisme
jeudi 8 septembre 2022
C’est vers la fin de sa vie. En 1995, on célèbre les 80 ans de la Volksbühne, et Heiner Müller adresse cette lettre, qui paraîtra le 2 janvier de cette année-là. Comment ne pas penser, avec Bernard Umbrecht au Saint Jérôme d’Antenello de Messine ; je songe plus sûrement au Saint-Augustin de Vittorio Carpaccio : l’homme, à la table de travail, entouré par la bibliothèque, lève la tête vers la fenêtre. En fait d’inspiration divine, Heiner Müller reçoit plus sûrement toute la bêtise de notre temps. Qu’en faire ? Écrire non pas contre, mais sur elle : moins pour la recouvrir que pour s’y élancer – en tenir compte. Müller écrit donc : gaucher, il avait appris à écrire aussi avec la main droite. Mais quand on tape sur une machine, est-on droitier ou gaucher ? Et quand on vit en Allemagne de l’Est après la Chute du Mur ? Müller ne tape pas sur la machine, il frappe les lettres, comme un sourd : et à l’aveugle, cherchant à tâtons que le monde réponde.
« (…) Je suis assis dans la VILLA AURORA, une bibliothèque de 23000 livres avec vue sur le Pacifique entouré d’une civilisation de substances malodorantes, de fastfood (j’ai presque derrière moi ma première allergie de mangeaille), d’ordinateurs plus ou moins intelligents et d’idiots souriants, HAPPINESS IS DUTY/ LE BONHEUR EST UN DEVOIR ; ou comme mon ami Bernd Böhmel de Dresde l’a décrit après son premier voyage à l’ouest : entouré de connards. Avec chaque nouveau texte que je lis, littérature ou journal, grandit la résistance de ma main qui écrit, droite ou gauche ne fait pas de différence, et c’est un réflexe allemand, dont je ne peux rendre responsable le soleil californien, contre les signaux troubles qui sortent des circonvolutions de mon cerveau. MERE JE NE PEUX PLUS CHANTER/ LES DESIRS DE MON COEUR FUMENT COMME DES MECHES ALLUMEES (Maïakovski)
Seule ma vieille machine à écrire, qui sans émotion et sans comprendre reproduit ce que je j’y tape, me sauve du mutisme.
Le théâtre quand il vit est une vieille machine à écrire, quand il est bon, avec un ruban de couleur troué, dans les trous habitent les spectateurs et parfois ça criaille, alors la critique se réjouit (…) [1]
Dans Hamlet-Machine, la machine est celle qui écrit : celle sur laquelle j’écrit ces mots pour les relancer n’est pas différente – sauf le ruban, le bruit des touches, l’odeur de l’encre pas encore sèche. Sur quelle machine écrivait Müller ? Une Underwood ? Une Olympia ? Le monde lui-même ? Nous ?