Accueil > ÉCRITURES NUMÉRIQUES | WEBNOTES > L’espace littéraire | Sites et écritures numériques
L’espace littéraire | Sites et écritures numériques
dimanche 12 juin 2011
Dans le cadre du programme de séminaires doctoraux organisé à Paris 7 et consacré cette année à l’Espace, le dernier séminaire de l’année a eu pour objet ce mercredi 8 juin 2011 "l’Espace Littéraire". Claire Patoyt a parlé de l’espace poétique chez Emily Dickinson et Franziscka Schottmann des récits spéculaires de André Gide.
Ma communication porte sur l’écriture numérique et la notion de sites littéraires — pour moi l’occasion de revenir plus systématiquement (et via Blanchot) sur des questions déjà abordées dans mes carnets : les enjeux transversaux de pages, de sites collectifs, de liens, et tout simplement d’écritures et de lectures en ligne.
Images — reproduction manuscrite des Carnets de Guerre, de Julien Gracq (éd. Corti, 2011)
Approche de l’espace littéraire sur internet
— Sites et écritures —
Site — un site n’est pas la somme de pages agglomérées, ni un recueil de pages, ni la transposition sur le web d’un livre, ou le fragment de pages, de textes, de livres, ni le livre du livre, comme ces carnets qui tiendraient le journal du livre ou de l’écriture — on pourrait prolonger la liste de ce que n’est pas un site internet (littéraire), établir une définition négative en regard de ce qui définit par ailleurs les objets et supports traditionnels du texte, et on ne parviendrait cependant pas à l’approcher dans sa nature propre : parce que précisément un site n’est ni un objet (textuel ou non), ni un support (même numérique), mais plus justement, plus singulièrement, un processus, celui qui conduit à l’écrire, un mouvement désœuvré déplaçant ses propres perspectives à mesure qu’il se constitue — il ne sera jamais constitué que dans son mouvement propre.
Approche négative cependant — qui permet de repousser ce que n’est pas le site pour mieux dire ce qu’il tend à devenir hors du cadre donné par l’édition papier. C’est que le site, peut-être, est déjà tout cela, livre — et davantage qu’un livre augmenté, un livre qui l’excède : tiers livre en ce qu’il le contient, le réalise, et le déplace plus loin —, somme de pages, recueil et anthologie permanente, carnets, livre à côté du livre qui finit par remplacer dans sa fiction d’écriture, l’écriture qu’il appelle — tout cela qu’il vient dépasser rejoignant par là cette dynamique propre de l’espace littéraire.
« Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire : centre non pas fixe, mais qui se déplace par la pression du livre et les circonstances de sa composition. Centre fixe aussi, qui se déplace, s’il est véritable, en restant le même et en devenant toujours plus central, plus dérobé, plus incertain et plus impérieux. Celui qui écrit le livre l’écrit par désir, par ignorance de ce centre. Le sentiment de l’avoir touché peut bien n’être que l’illusion de l’avoir atteint. »
Ces propos ouvrent L’Espace littéraire de Maurice Blanchot — propos situé en fait avant le livre, sorte d’avertissement, ou en tout cas de seuil rejeté en dehors de l’espace propre du livre qui lui donne pourtant son agencement, sa construction : le recul de ce court texte sur le livre me conduit à le lire comme autre chose qu’un mode de lecture du livre de Blanchot, mais comme la loi quasi-physique de l’espace littéraire en général — du site internet en particulier.
Centre fuyant sans cesse à mesure qu’il se construit, se conçoit ; désir et ignorance de la centralité de l’objet qui se fabrique — lointain inapprochable en dehors de ce désir même qui l’approche et pourrait bien, de fait, le repousser : ici il me semble que se formule avec justesse, par anticipation bien sûr — mais pour le dire avec Blanchot : « prophétique dans l’absence de temps » — ce qui est l’espace même d’un site littéraire : quand le site est à la fois un espace donné, une construction de langue, un processus toujours déjà là du à venir, d’un livre ou d’un espace en train de se construire.
Et sous l’image de ce livre, même fragmentaire, élaboré par l’attraction d’un centre introuvable, je vois l’évidence du Livre échappé à sa forme déterminée, terminale, objectivement réalisée — mais proprement désœuvrée — qui est ainsi la forme et l’enjeu absolus de la littérature : sa condition propre, c’est-à-dire sa cause et son élément.
Penser à Saint-John Perse : sa haine d’habiter un lieu : le site du poète est toujours le pas qui l’entraîne.
Désordres — Si je tenais à commencer cette approche de l’espace littéraire sur internet par ces quelques mots liminaires de Maurice Blanchot, étranger à la réflexion sur le numérique — il meurt en 2003, l’année où apparaît la notion de web 2.0 — c’est parce qu’il me semble que le numérique introduit moins une rupture qu’un prolongement radical du mouvement littéraire lui-même, du mouvement essentiel, quand précisément, écrit Blanchot dans le chapitre « Où va la littérature ? » : « l’essence de la littérature, c’est d’échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais déjà là, elle est toujours à retrouver où à réinventer [1] ». Et puisque, on le sait, les inventions d’inconnus réclament des formes nouvelles, ce qui s’invente, se réinvente (quelque chose qui tient autant à la vie qu’à ce que Rimbaud nommait aussi : l’amour, ou la beauté), ou s’accomplit toujours déjà dans ce mouvement fuyant, décentré, désirable, inapprochable, c’est à la fois le mouvement du livre tel qu’il est énoncé là, et la structure d’un site internet : structure qui obéit à cet axiome : celui de la logique du désordre.
capture écran de la page d’accueil du site désordre.net de Philippe De Jonckheere.
Ce 12 juin, le titre de cette page (qui change chaque jour) était : "Un ordre qui, loin de lutter contre le désordre, ne fait qu’un avec lui (Pontalis)"
Définition — Un site internet — je ne sais d’où vient le mot. De quand il date. Ce mot de site est à la fois finalement assez neutre, et profondément riche. Neutre, le site n’est que le paysage considéré du point de vue de l’aspect, du pittoresque, de l’esthétique — c’est-à-dire considéré de l’extérieur, d’un point de vue qui l’isole et le qualifie. Mais Littré ajoute
un sens militaire : de combat — Terme de fortification. « Plan de site d’un terrain, plan qui, prolongé jusqu’à la limite de la portée des armes, laisse complètement le terrain au-dessous de lui, tout en s’en rapprochant le plus possible. » Cela ne dit pas grand chose de l’espace numérique d’un site littéraire, mais m’évoque un peu, en rêvant autour de cette définition, la question des limites, de l’approche de quelque chose qu’il vient protéger et affronter.
Terrier, tiers monde et désert — Je pense alors à ce que disait Deleuze autour du concept de territoire — comment il l’articule à la langue : « écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à so [2]). Le site comme trou, comme terrier, le site comme tiers-monde à soi : et comme désert exposé.
Si la littérature est cet assaut contre les frontières, comme le disait justement Kafka, le site dispose de cette frontière comme d’un espace propre — ce qu’il faut construire et agrandir, ce qui rend possible l’espace et ce qui le contraint. Le site est à la fois l’assaut et la frontière, et ce mouvement de l’un à l’autre qui le rend fragile.
Deleuze enfin : trouver un territoire où mourir.
Avant de parler de sites proprement dits, et d’écritures numériques — je crois important de m’arrêter un court instant sur l’espace dans lequel ces sites organisent leurs propres espaces : et comment cet espace affecte ces écritures, ces territoires de langue : je veux parler du web. Internet est la surface de l’écriture et sa profondeur, sorte de miroitement du monde à la puissance.
Je prendrai l’image utilisée souvent par François Bon pour illustrer la véritable révolution copernicienne qu’a apporté internet pour/dans l’écriture : à partir de ce tableau de Vittore Carpaccio, aujourd’hui à la chapelle Saint-Georges de Venise, montrant Saint-Augustin, sur sa table d’écriture.
À gauche, la bibliothèque ; au fond, des instruments de mesure, la science, les règles pour calculer le monde ; à droite, un globe, et le traversant, cette lumière du dehors qui vient de la fenêtre, lumière et dehors qu’il faudrait bien nommer : le monde — c’est cette lumière qui vient se poser sur la page et que Augustin vient écrire, va recueillir, non pas habité par l’intériorité seule, mais par ce bruissement du dehors qu’il reçoit, accepte, pour, je dirai presque, le recopier. Dans cette lecture de l’espace, une répartition extrêmement précise des lieux mêmes assignés à la tâche d’écrire.
Ce qu’inflige internet à cette répartition scénographique de l’espace : une condensation, et surtout un retournement. Désormais, il n’y a plus d’une part les moyens d’appréhension du réel, et d’autre part la surface où l’écrire : il n’y a plus le dehors et la surface où on le reçoit — mais le bruit du monde est cette surface même sur laquelle l’écrivain écrit : ce miroitement précisément des surfaces et des profondeurs.
Désormais, l’écran est l’espace de la bibliothèque, l’espace des instruments de sa mesure, l’espace des bruits — ses courriers personnels, sa musique, ses données privées, photographies, mais aussi le point de contact avec le dehors, les dictionnaires, l’actualité, les actualités. Ce contact avec un dehors posé sur la même surface que la page d’écriture affecte considérablement l’espace littéraire : que ce soit dans le flux d’écriture, le jeu concédé à ce qui l’oriente ou le distrait, le détourne et l’intensifie, ou dans le rapport immédiatement obtenu avec le monde. François Bon note : « Ce qui change avec le numérique, c’est le rapport de la page blanche au monde. Elle n’est plus miroir, elle est traversée. »
Histoires et codes — En mai 2011, il y avait (les choses évoluent vite) 320 millions de site — on en comptait 19 000 en 1995 (la première année où on les a recensés) ; et 10 millions en 2000 ; dix ans plus tard, 200 millions en janvier 2010 : aujourd’hui donc, 320 millions. Combien de sites morts, de sites vides — combien de sites commerciaux, de vitrines. Parler de sites littéraires, c’est considérer une très infime minorité de ce que le web contient.
Mineur ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande (ou établie) [3]).
Au juste, on le sait bien, ce n’est pas pour cela qu’internet fut créé, en 1990, et propagé, c’est-à-dire ouvert et libre d’utilisation en 1993. L’axiome premier de l’espace littéraire d’un site, ou de l’espace d’un site littéraire — c’est la même chose —, c’est qu’il s’agit d’un espace qui n’est pas fait pour lui normalement, d’un dévoiement en quelque sorte, même si l’extrême plasticité du code permet en théorie son expansion proprement infinie et une infinie combinaison de formes et de sens : littéralement et dans tous les sens.
La définition d’un site internet est d’abord informatique — c’est en toute rigueur l’association de pages web hyperliées : soit un agencement de pages hypertextes reliées entre elles horizontalement et verticalement suivant une arborescence donnée et mises en ligne à une adresse web. De nombreuses pages forment un site, et chaque page est en fait entièrement autonome spatialement par rapport à ce site, et complètement dépendante puisqu’appartenant au même ensemble : il n’y a qu’à voir l’adresse d’un site, son URL, qui commence par la même ligne d’adresse — sur laquelle vient se greffer la localisation précise de telle ou telle page.
Informatique, l’espace est-il nécessairement technique — et cette technique dément-elle, ou s’oppose-t-elle au geste d’écriture ? Ou au contraire, le permet-elle ? La plupart des sites que je présente ici ont été bâtis par les auteurs eux-mêmes, qui ne sont pas forcément des techniciens : mais dans la mesure de leurs moyens, l’apprentissage du code est essentiel parce qu’il est déjà une façon d’écrire : ou plutôt de s’appartenir à l’espace qui se donne : d’arracher une appartenance pour l’écriture à venir. Rédiger du code, ce n’est pas en être l’esclave, mais s’en rendre maître et possesseur : savoir quel est le territoire propre de l’écriture, c’est déjà une façon de la rendre possible.
C’est le reproche le plus répandu qu’on adresse à l’espace numérique — combien d’auteurs refusent d’être présents en ligne sous le prétexte qu’ils n’y connaissent rien en informatique. Y connaissaient-il davantage en papeterie ? Outre le suicide professionnel, de masse, qu’impliquent ces refus, il y a comme un manquement éthique à occulter le fait que l’espace de la page concerne toujours déjà l’écriture. De Rabelais, qui préférait dormir chez son imprimeur pour surveiller l’impression de ses ouvrages (et voir comment entre le Gargantua et le Tiers-livre, les progrès techniques sont assimilés dans l’écriture : ces listes verticales, ces graphies nouvelles…), à Mallarmé, le souci de la page, évidemment, ou celui de la plume chez Flaubert — les auteurs ont toujours eu à tailler la plume à leur main.
Les auteurs en ligne ne cessent de revenir sur le plaisir de voir naître les pages devant eux, de fabriquer les outils dont ils vont disposer. La grande matérialité, la plasticité même du numérique fait exister un plaisir de la page, sensible, spatialement organisé dans sa richesse et sa profusion — qui dépasse de beaucoup les douceurs nostalgiques de l’odeur du papier.
Certes, les feuilles de style, les CSS, les codes, qui organisent la page, sans compter les questions de serveurs, de php, etc., rendent plus complexes aujourd’hui la construction d’un site : mais si les auteurs continuent de s’y atteler, c’est que dans le choix du territoire, se joue bien l’enjeu de langue qui viendra l’habiter.
Fascination dans les récits de Gracq pour les cartes — murales, pour la guerre ; ou qu’on pose sur le capot de la voiture, pour le désir : le site comme cartographie aux échelles changeantes (à chaque page une mesure différente ?) de ses propres espaces : des espaces de lecture où se perdre. Avoir dans chaque site des terres en friches, des terrains vierges, des espaces de fondations, et d’autres endroits dressés d’immeubles de cent étages ?
Sites et blogs — Il faudrait faire une distinction entre sites et blogs : j’en parlerai ensemble cependant, puisqu’il n’y a pas, à mon sens, de différence de nature — seulement des différences techniques qui affectent l’usage spatial de l’écriture —
– entre un site qui possède une organisation horizontale, ou disons, rhizomatique, agencés en cloisons et en transversalités, liens courant d’une page à l’autre reliées par des branchages, des branchements, de type terminal ;
– et un blog, livrés clés en mains par des fabricants, pages organisées verticalement selon la logique d’empilement chronologique, le dernier texte repoussant plus bas l’avant dernier, sorte de fosses qui construit patiemment son propre oubli (même s’il y a beaucoup de moyen de détourner, ou de fabriquer différemment cet oubli…)
Des sites — si je parle d’espace rhizomatique, ou rhizoforme, c’est avec Deleuze pour approcher cet espace non hiérarchisé où chaque élément possède son indépendance mais affecte chaque autre partie, non de l’intérieur, mais en agrandissant le tout qu’il prolonge. Surtout, en fabriquant des liens dans telle page, se crée une lecture qui la redouble, approfondit ou creuse la lecture première.
Des blogs — la page d’accueil n’est pas un sas, comme dans un site, mais sa plus récente évolution ; celle-ci ne touchant pas l’espace proprement dit mais ce qui le peuple : le dernier billet placé en haut de la page relègue les autres textes dessous — une autre manière de fabriquer du texte en avant se constitue, renouvelant de manière aussi intuitive qu’invisible deux mille ans d’habitude de lecture.
Rouleau ou codex— Pour le dire (trop) rapidement : les travaux de la recherche historique sur le livre ont montré depuis longtemps que la véritable révolution du livre ne fut pas celle de Gutemberg, l’impression, mais davantage le passage du rouleau au codex : on a alors touché au livre — le déroulé vertical d’un même papier, ou de plusieurs collages, a été remplacé par cette technologie extraordinairement complexe du livre, les pages que l’on tourne, et la possibilité, inouïe, d’accéder directement à n’importe quelle partie du texte : l’invention du numéro de page.
Avec les blogs, et avec les sites (où l’équation est plus radicale : un texte = une page), c’est comme si on retrouvait une lecture primordiale descendante, en volumen horizontal, où la question de la page se recompose.
Qu’est-ce qu’une page en somme ? Une contrainte typographique, voire éditoriale qui n’appartient au texte que lorsque celui-ci l’envisage comme telle : contrainte que Mallarmé dans Un coup de dés avait pu manipuler, que la poésie a voulu à son tour contraindre (l’invention du blanc comme espace propre) — mais qui ne concerne pas par exemple la prose, qui obéit elle à d’autres échelles de rythme et d’unité.
Unité de la page dans un site, superposé au texte — page immédiatement là sans fin : dont le terme est donné par le texte lui-même car quand il cesse, la page s’arrête aussi. Elle permet d’envisager un nouveau rapport de la page à la vitesse du texte : si l’espace littéraire, comme je le crois, est une question de rythme, alors peut s’engager toute une nouvelle écriture en prise avec ces questions. On prétend qu’un texte sur internet doit être court : et on trouve en effet le retour à ces fictions brèves qui étaient celles de T. Bernhard, de Kafka, ou de Michaux. Geste de renouement et de radicalisation.
Mais cela n’empêche pas la lecture dense : avec les écrans actuels, c’est l’objet lui-même qui disparaît, quand le livre opérait une matérialisation dans l’espace du monde, un découpage physique du réel. L’écran n’est plus le livre, il est un support qui s’efface pour laisser le texte se faire, dans l’imaginaire du lecteur, et demeure quand le texte change. L’intérieur du livre se recompose, jamais ce qui le porte. Et si chaque site est différent, chacun vient se confondre dans le texte qu’il produit ; l’espace unique, mental, du récit ou de la langue qu’il va élaborer traverse.
Cependant, il faut bien avouer que le blog, apparu au début des années 2000, a imposé une forme unique, qui a quelque peu interrompu l’invention de formes des sites surgis auparavant — depuis quelques années, avec les vitesses de connexion par exemple, on assiste à un renouveau des espaces littéraires.
Le site peut dès lors devenir il me semble, une sorte d’espace hybride entre le volumen et le codex : du volumen, il tire la possibilité d’une lecture continue par page, descendante, verticale, d’une haleine. Mais par le jeu multiple des mots clés, de passerelles, de liens, de rubriques, d’indexation, de glossaire, le site renouvelle l’invention du codex qui était le numéro de page. Ce numéro de page, qui permet d’accéder à telle ou telle entrée du texte, est remplacé par des mots (clés), ou par des sous-espaces qui peuvent être des sortes de chapitres sans que ceux-ci impliquent une linéarité ou une chronologie dans la lecture. Ce qui s’invente alors c’est une forme propre, singulière, qui réalise sa propre singularité dans l’espace qu’il occupe et organise en même temps.
Gueuloir— Quel est cet espace intérieur du site ? Quoi écrire dans ce dedans ainsi ouvert, en somme ? Le Gueuloir électronique de Claro — ou les tryptiques de Chevillard, tous les jours, à minuit : trois séquences. Si la phrase est aussi l’espace littéraire qu’elle peuple, impossible de négliger les langues neuves qui y émergent.
Je ne parlerai pas des sites qui sont les journaux intimes de leurs auteurs, il y aurait peut-être quelque chose à en dire, moins comme signes de la littérature que comme son symptôme, alors cela ne m’intéressera pas. Mais je conserve cette idée de journal— parce que c’est peut-être de cela aussi, encore qu’il s’agit : du rapport de l’écriture avec le jour le jour, d’une écriture immédiatement exposée à l’autre espace littéraire qu’est la lecture : et l’histoire de la littérature est entièrement occupée de ce souci du jour passé et de la vie écrite. Mais le site est l’espace d’un journal, quel journal écrire ?
L’écrivain ne peut tenir que le journal de l’œuvre qu’il n’écrit pas. Nous voyons aussi que ce journal ne peut s’écrire qu’en devenant imaginaire et en s’immergeant, comme celui qui l’écrit, dans l’irréalité de la fiction [4].
L’espace littéraire d’un site est peut-être tout entier dans cet extrait du Livre à venir (dans le chapitre justement intitulé : « d’un art sans avenir ») [5].
Journal, le site est aussi un atelier vivant, une sorte de fenêtre ouverte sur la fabrication interne de son écriture, d’une langue, de ses fictions — La publication (insistons sur ce mot) immédiate des textes permet l’accroissement de cet espace et son usage, donc, sa réinvention permanente. C’est pourquoi, il n’y a pas un seul espace littéraire numérique, comme pour le livre — mais chaque site construit le sien.
Ce à quoi les sites littéraires rêvent, c’est un espace qui serait ajusté à leurs propres fictions, récits, journaux, livre du livre : les sites littéraires, de critiques ou de fictions, collectif ou singulier, sont appelés à tout mêler. En cela, l’espace littéraire de tels sites rejoignent le geste des journaux de tous auteurs, tous ceux qui avaient le souci de travailleur la vie et l’art ensemble, dans la notation au jour le jour de leur passage — de Dostoïevski à Kafka (ou pour Flaubert et Balzac, dans leurs correspondances.)
Les sites internet véritables, loin d’être des vitrines ou des quatrièmes de couverture, sont l’intérieur même de la langue d’un auteur : et l’espace qu’ils bâtissent en ce sens, même dans les changement ou les modulations, est déjà une langue. Dans cet espace, ce qui s’écrit, c’est un seul et même livre, à chaque page différemment, et rien ne l’interdit d’être repris et et réécrit. Un seul livre — est-ce que n’était pas là le travail de Proust ; celui, hors du souci même du livre, de Rimbaud ; celui, hors du souci même du papier, des immenses poètes épiques de l’oralité ?
La beauté de la nouveauté par rapport à Kafka, c’est que le site n’est plus localisé dans l’espace de tel ou tel carnet, ni livré à l’auteur seul — il est à la fois dé-matérialisé dans l’espace du web, et re-configuré sur chaque écran : c’est parce que cet espace n’est de nulle part, qu’il peut se porter partout. Aujourd’hui, avec la multiplication des supports (smartphones, tablettes, ordinateurs de toutes tailles), beaucoup de ces sites intègrent des moyens pour moduler cet espace en fonction des supports : embarquer telle ou telle police selon les appareils, changer les dispositions, etc. L’espace n’existe plus nativement, ou d’origine. Il n’est pas l’origine en amont du texte, mais sa configuration progressive selon ses supports.
Communautés — Ultime espace qui se construit — celui qui de sites en sites, se bâtit comme une communauté où le lecteur est aussi souvent auteur, où les questions d’auteurs et de lecteurs se brouillent (je ne parle pas seulement des commentaires — mais plus profondément des liens qui s’établissent d’un site à l’autre, réponses à des textes, rebonds, échanges, infinis vases communicants : communauté de solitudes où l’amitié est un partage d’exigence, souci de langue et d’appartenance). Internet devient l’espace de médiation de l’écriture et l’écriture elle-même : il n’y a plus dès lors d’écritures secondes, critiques : quand tout se formule horizontalement dans la relation immédiate, ou presque, chaque écriture devient première.
Espace de la relation rendant actif les relations au milieu desquelles peut dialoguer telle ou telle démarche, et se renforcer dans ce milieu même.
C’est que le milieu n’est pas du tout une moyenne, c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse. Entre les choses ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement, mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la vitesse au milieu.
Phrases de Mille Plateaux (1980) où Deleuze et Guatarri définissent le milieu en terme de vitesse — et internet, lieu déterminé en grande partie par sa vitesse en croissance, dont l’histoire de son évolution est un peu celle de sa vitesse, semble bien ce lieu non localisable, relation emportée, sans terme, indéterminé, sans début ni fin, comme l’est un site, vitesse d’extraction et de polarisation d’une phrase qui renverse les données : puisque l’espace existe finalement moins dans ses bornes que dans sa vitesse de déplacement, la disparition progressive de ses propres frontières.