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Le support papier est-il condamné ?
jeudi 19 mars 2009
Débat au Salon du Livre_14 mars
Note du 19 mars : Retour du Salon du livre achevé hier, sur le débat du samedi 14 mars. Notes qui suivent encore en cours.
1. Dans le débat animé par Nathalie Crom (Télérama) et Jérôme Dupuis (L’Express) [1] , et au fil des discussions, impression qu’un cran est franchi, et qu’un chemin considérable en seulement un an a été fait : à écouter Thierry Pech (directeur général du Seuil) et Bruno Racine (président de la BNF) – le numérique n’est plus seulement une possibilité : c’est une réalité qui modifie déjà en profondeur l’édition papier, sa conception comme ses perspectives.
2. Que cette prise en compte semble osciller entre méfiance (compréhensible en temps de crise) de voir s’ajouter un autre acteur, c’est-à-dire, pour les éditeur : un autre concurrent ; et ouverture vers ce qui pourrait augmenter leur offre : tout cela est normal – mais on n’est plus en terrain d’hostilité.
3. Pourtant, termes qui, voisinant avec ceux de parts de marché et de chaîne du livre, s’ils ne sont pas honteux (considérant l’édition comme industrie), semblent s’appliquer à un objet qui leur résiste. Termes anciens pour qualifier ces choses neuves :  parce que d’une part l’édition numérique n’est pas la transposition d’une édition papier sur internet : n’est pas une édition de pdf, de livres papiers numérisés en somme : non, pas seulement (mais plutôt l’agrégation de tout ce qui constitue la chaîne du livre en un geste, un lieu : libraire, diffuseur, éditeur, etc. Pas un maillon en plus, mais la totalité de la chaîne, faut-il le rappeler.),  que d’autre part l’édition numérique n’est pas destinée à éditer des œuvres pour supports numériques (mais des œuvres numériques, dont le sens, ce qui les a conçu, et leur lecture, sont étroitement liés à cet espace).
4. Ainsi donc, le support papier n’est pas condamné : si cette réponse s’impose, ce n’est pas par fétichisme, ou en conclusion d’un consensus mou (les deux supports, numérique et papier, peuvent cohabiter), mais par conviction (partagée autour de la table, je crois) que non seulement chaque support répondra (répond) à des pratiques différentes, à un usage du temps de la lecture différent, mais aussi à des œuvres différentes : il y aura des textes écrits pour liseuses et essentiellement pour elles, ce qui va également renouveler en profondeur la notion même de texte-écran, d’écriture-écran. Des œuvres numériques donc : multimédia ou hypertextes ; et encore, ces mots disent mal le basculement qui se prépare (rupture de la linéarité permise par la tablette numérique, avec entrée par le milieu, et ouverture à d’autres textes, articulation avec le bruit du monde, infraction dans l’autonomisation de l’œuvre qui servait à la définir : et tout ce qu’on ne sait pas encore et que l’usage décidera, inventera.)
6. Cela n’empêchera pas cependant de relire des textes a priori étranger à ces enjeux, et qui cependant trouveront naturellement leur place : ainsi de ma lecture de Barthes (le bruissement de la langue, 1971), ainsi de la lecture récente sur son site de François Bon de Deleuze & Guattari (Mille plateaux, 1980) ou de W. Benjamin (Sens unique, 1927) : soit que le numérique donne à ces oeuvres un impact plus fort, soit qu’elles rejoignent là le geste essentiel qui les a fondées : les circulations innombrables n’ont pas fini de nous faire appréhender ces oeuvres anciennes différemment : et les rendre plus bruyantes, actuelles.
5. Le débat a tourné également autour des risques que la numérisation d’œuvres par éditeurs peu scrupuleux des droits d’auteur peut faire courir à la création. Google aurait entrepris ainsi de numériser à grande échelle sans l’accord explicite de certains éditeurs. Oui : tous ces mouvements entraînent des excès – faut-il prendre position sur ce débat en leur nom ? Prudence. Mais encore une fois : il est normal que ceux qui sont directement acteurs de cette économie prennent garde aux dérives. Heureux cependant d’entendre Thierry Pech si concerné, et pas seulement par les risques : la bascule numérique ne se fera pas sans eux, éditeur de confiance, véritable prescripteur d’œuvres essentielles.
6. L’expérience publie.net (il y en a d’autres) montre aussi qu’il existe un espace intermédiaire entre des géants (google, amazon) que la logique de profit éloigne des considérations éditoriales, et des structures de publication à compte d’auteur. Une structure d’édition qui prendrait le parti du texte est possible (sélection, travail de préparation, mise à disposition en étroite articulation avec les progrès technologiques des supports) : et nécessaire.
7. Débat sur l’édition donc [2], essentiel pour comprendre les mutations en cours, mais peu tourné, naturellement, vers ce qui m’importe le plus : penser (écrire) dans l’exigence nouvelle qu’impose le numérique, et en retour, nourri de cela, grandi de ces exigences, écrire (aussi) : retrouver dans le papier une forme qui saura nommer plus justement encore les mouvements du monde, ses déplacements qui témoignent de notre présence. Questions de la présence qui demeurent après tout : car si les supports en fondent la portée, ce sera toujours la langue qui aura charge de nommer.
1. Me refuse de poser la question en terme de condamnation, ou même simplement de fin, d’arrêt. Derrière la question « le support papier est-il condamné ? », il y aurait, sous-jacente, la question du coupable, celui qui condamne (et pourquoi pas, la question de la faute ?). Ainsi, le support papier serait condamné parce qu’il ne serait plus à jour, et donc, naturellement, remplacé par d’autres supports (et en premier lieu : le support numérique). C’est cette conception binaire, alternative (l’un ou l’autre) qui « condamne » à terme le livre au repli, à l’abandon comme rites passées d’une religion morte.
2. La condamnation (restons sur le mot) implique quelque chose de fatal, d’inéluctable : derrière une telle formulation, on entend la menace – celle que ferait peser le support numérique sur le livre. Un nouveau support apparaît, et avant même que celui-ci fasse ses preuves (ne serait-ce que technique), ou s’impose (combien de tablettes numériques disponibles par foyer aujourd’hui ?), avant même qu’une économie de ce support soit envisagée, c’est en terme d’affrontements, de duels, que se pose la question. Crispation initiale qui n’augure rien de bon.
3. Axiome : que le support papier n’existe pas. Qu’il est d’une part multiple, et que d’autre part, il ne se définit que par rapport à une pratique.
4. Multiple, car : de quoi parle-t-on ?
– De la presse écrite ? les journaux font la preuve (certes, avec des hésitations outre-Atlantique) d’une synergie entre site gratuit et vente papier. Contenus différents sur chaque support : sur internet, triple accent sur l’immédiat (la nouvelle qui tombe) ; sur le multimédia (vidéos et sons) ; sur la participation du lecteur (le web 2.0 – balbutiements nombreux, processus en cours de stabilisation ( ?)) ; et au papier, un contenu rédactionnel éprouvé, et malgré la crise que traverse la presse écrite, maintien grâce à la régie publicitaire.
– Des revues ? Mais là encore, condamner les revues papiers n’a aucun sens selon que l’on parle de revue scientifiques, de sciences humaines ou de revues littéraires.
> Les revues scientifiques sont à la fois l’espace de la recherche et celui de la reconnaissance professionnelle (la publication qui fait la carrière). Pourtant, nombre d’exemples (en médecine, en sciences appliquées) d’élaboration sur internet d’un espace symbolique pouvant s’établir à égale valeur du papier. Parce que ce qui est en jeu ici, c’est à la fois cette symbolique de la valeur (pour le chercheur), et l’efficacité de la mise en partage des travaux (pour la recherche). Ceci fait sans scrupule : et sans manière pour la supposée magie du support papier.
> Les revues de sciences humaines s’inscrivent dans le temps plus long d’une recherche qui ne se donne pas comme objectif premier une application effective. Sur ce terrain, les revues existent, et perdurent – internet est ici plus un relai qu’un concurrent.
> Les revues littéraires n’existent plus (ou presque) sur papier, parce que, pour une large part (mais il y a d’autres explications : économique, par exemple) elles ne jouent plus leur rôle prescriptif (autre débat, même si intimement lié), rôle joué aujourd’hui par les blogs et sites littéraires (sauf exemples rares et précieux (LMDA, La Quinzaine…) qui sont davantage des institutions, que des revues). Finalement, les revues littéraires ont dû se renouveler en profondeur – soit en cherchant à se dessaisir de l’actualité éditoriale, soit en faisant appel à des contributeurs qui sont eux-mêmes des autorités symboliques de prescription. Mais à terme, il reste peu d’espace pour que de nouvelles revues papiers exclusivement littéraires émergent. Pourtant, est-ce une perte ? La presse écrite depuis quelques années n’est qu’un instrument de promotion de la littérature à grande diffusion. Les cahiers critiques se réduisent à ne parler que des mêmes livres, dans des termes qui voisines avec les commentaires sportifs (le pronostique des prix). Les écritures radicales, ou simplement neuves, n’y trouvent aucun écho, et c’est sans regret : sur internet, il y a des lecteurs qui ont pris le relais et qui travaillent à la mise en écho des œuvres sans quoi la littérature reste lettre morte.
– Du livre ? C’est là sans doute, le point principal (de celui-ci dépend semble-il les autres). Et pourtant là encore : parler du livre au singulier empêche de voir de quoi est faite la réalité d’aujourd’hui comme d’hier. Rien de commun entre un livre témoignage, écrit en trois semaines, publié sans préparation typographique véritable, distribué avec une surface de mise en place maximale, voué à une existence éphémère mais impactante (comme on dit), et un livre de littérature issu d’une collection (par hasard) publiant une demi-douzaine de livres par an, avec mise en place concertée dans des librairies avec lesquels est noué un pacte de confiance (depuis l’éditeur, l’auteur, jusqu’au lecteur). Rien à voir entre un livre préparé en amont par les média, et celui qui se fait dans le temps long de l’écriture d’une part, et de sa lecture d’autre part. Pas de jugement de ma part – sans doute que l’industrie du livre a besoin de l’un pour pouvoir se permettre de produire l’autre.
6. De là, ensuite, l’existence d’un support textuel dépendant d’une pratique ; pratique du temps différente selon tel support, pratique du monde différente selon telle exigence quant à la portée du texte. Temps court de la presse numérique, temps plus long de la presse écrite ; temps dilaté du support papier.
7. Ceci posé, on n’aurait encore rien dit de la condamnation du support papier (par le support numérique, donc). On aurait néanmoins essayer d’établir les préalables nécessaires sans lesquelles on reste dans la dialectique vaine de l’un ou l’autre, et jusqu’à ce que mort s’ensuive.
8. Que le texte est une pratique, donc – et qu’en cela, rien n’empêche les différentes pratiques de cohabiter : mieux, tout participe désormais au fait que les pratiques s’enrichissent l’une l’autre. Le mot enrichit posé innocemment, quoique. On sait déjà, des études le démontrent, et l’entreprise par exemple de Hugues Jallon, éditeur à La Découverte, pour sa collection Zones le prouve, un texte disponible gratuitement en ligne en même temps que vendu en librairie ne se vend pas mois – au contraire. [3]
9. Que la chance proposé par le support numérique est double : d’abord la mise à disposition des textes par ailleurs impubliables (entendez : pas rentables) ; ensuite la multiplication de la lecture.

– La mise à disposition, en urgence ou presque, des textes que le monde de l’édition aujourd’hui ne peut plus endosser, pour des raisons d’asphyxie économique et de frilosité éditoriale, puisque il semble que les maisons d’édition (pour la plupart : des exceptions salutaires et fragiles existent : Al Dante, d’autres), ne misent leur survie que sur des coups, des succès de librairie ponctuels – et que nombreux sont les textes exigeants, laboratoires, qui travaillent la langue de l’intérieur, et qui, c’est normal, ne peuvent prétendre à rivaliser avec une littérature grand marché. Pourtant, ce sont ces textes là qui arpentent les territoires en friche de la littérature à venir. En somme, ces textes sont sur internet parce qu’ils ont été condamnés par le support papier – et qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot.
Non pas littérature marginale, voué à demeurer dans les limbes technologiques (quand la littérature traditionnelle investit le papier : le schématisme est d’autant plus facile qu’il est faux – combien d’auteurs de gare numériques, combien d’œuvres laboratoires essentielles qui se constituent dans les maisons d’édition les plus prestigieuses) : la littérature qui s’expérimentent sur internet (sur publie.net par exemple) ne trouve pas là un refuge, mais un espace à sa mesure.

– Lire un texte est un geste historique qui a connu des évolutions : dans un premier (?) temps : lecture à voix haute, et debout, et même lecture entendue quand la plupart des hommes ne savaient pas lire (on n’oublie pas que lire est avant tout un savoir). Puis, au tournant du Moyen Age, la lecture muette, pour soi, allant de pair peut-être avec une pensée du sujet qui suit celle, médiévale, de la communauté comme corps inséparable. Cela mériterait plus que quelques lignes. Pourtant, ceci pour dire que lire ne se réduit pas à se tenir assis devant un livre silencieusement, geste tel que nous le connaissons aujourd’hui. Beaucoup de critiques du numérique portent sur l’immatérialité impossible de la lecture : impensable, entend-on, de ne pas lire un livre, impensable de lire sur écran, ou sur tablette numérique (et je passe sur les arguments fétichistes type « odeur du papier ») – fatiguant pour les yeux, rédhibitoires pour la concentration. Les mêmes ou presque sans doute qui ont appelé à un moratoire sur le train à la fin du XIXe , attendant de voir les effets nocifs à plus long terme sur l’organisme. Qu’une lecture dense sur écran est possible, voilà ce que prouve depuis dix ans maintenant ceux qui la pratiquent (et qui ne sont pourtant pas des digital natives). Qu’une telle lecture explore différemment le corps à corps avec le texte, avec la pensée – qu’elle est ouverte sur le monde (fenêtre ouverte sur l’internet mouvant en arrière fond), que le bruit du monde derrière n’est pas distraction mais enrichissement, qu’une telle pratique permet le texte, à bien des égards. Nous manquons de recul – mais prendre le risque d’aller sur ce territoire, c’est expérimenter différemment la littérature, c’est prendre avec elle le risque qu’elle ébauche à chaque fois.
10. Mais cela ne condamne pas le livre, bien sûr – parce que dans le livre se dépose (plus qu’une matérialité factice) aussi une pratique que ne permet pas le livre numérique : le repérage physique de la durée en nombre de pages qu’il reste (le poids de la dernière page différente de celle de la dixième, de la centième) ; la coupure du livre qui s’objective dans le monde, objet tel qu’en lui même, autonome, isolé (un texte numérique occupe le même espace qu’un autre, et même que d’autres choses) ; les marges sur lesquels on peut écrire, les pages qu’on peut corner, les endroits qu’on peut situer de l’intérieur pour y revenir. Cela, le support numérique ne le peut pas, du moins, il ne le peut pas encore : l’arrivée des netbooks nouvelles générations, entre le portable et la liseuse, permettra peut-être de telles pratiques ; mais quand bien même : le livre imposera encore une pratique singulière qui lui restera propre (ne serait-ce que son individualité irréductible, qui déclenche, plus qu’une rêverie sur le livre (Mallarmé, Saint-John Perse), une véritable pensée du langage.)
11. Expérience : lire un texte dans un train, un matin, sur une tablette numérique ; puis le même, le lendemain après-midi, en Pléiade dans sa chambre ; puis le même en Poche, le lendemain soir, chez un ami ; puis, le même, le lendemain matin, depuis le manuscrit en bibliothèque. Question : est-ce le même texte, le même rapport au monde, au dehors, au corps, à la langue, qui s’instaure ? Corollaires : telle lecture condamne-t-elle une autre ?
12. Retour sur un reproche fait au(x) support(s) numérique(s) : l’immatérialité (quand le livre dispose le texte sur un espace qu’il constitue). C’est oublier la grande plasticité des textes-écrans (pas encore exploités véritablement). Un blog se définit autant par son texte, son propos, que par son affichage - et malgré le format irréductible (l’empilement vertical antéchronologique), de nombreux exemples font qu’aucun blog ne ressemble à un autre. Un site, lui, se définirait davantage dans l’horizontalité qu’il permet : non pas, comme un livre, sous le défilement commandé par la linéarité, mais par sens successifs, trajectoires sans ordre, sans début ni fin. Penser le site comme texte, au sens où peut-être, l’entend (l’entendrait) Barthes : non pas œuvre, avec idée de clôture, d’autorité paternel du sens, de linéarité orientée vers sa propre fin qui l’achèverait ; mais texte : trajet aventureux, aventures de lignes, risque là encore pris au nom du monde. Plasticité arrachée à la forme mouvante du web, et non plus concédée à la tradition du papier.
13. Autre plasticité du support numérique : juridique. Le propriétaire de l’œuvre est en droit l’éditeur qui les possèdent jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur. On pourrait refaire la chronologie des droits de l’œuvre : d’abord en possession du libraire, ou de la troupe qui jouait le texte (c’est-à-dire celui qui exploitait l’œuvre), puis en possession de celui qui produisait le texte (l’auteur, à partir de Corneille, puis Beaumarchais) – le droit d’auteur est celui de l’auteur, certes : mais l’usage du texte est le droit de l’éditeur, pour des raisons contractuelles logiques et défendables. Mais un auteur veut-il retirer son texte des librairies pour le modifier, ou l’exploiter différemment, et il faut l’accord de l’éditeur. Publie.net (c’est peut-être l’une des plus profondes innovations de l’entreprise) ne vend pas un texte, mais une mise à disposition d’un contenu. De fait, l’auteur peut naturellement reprendre son texte, le revendre à un éditeur papier, ou le modifier, le compléter, le supprimer sans devoir de comptes à personne (il n’y a plus d’éditeur : ou plutôt : le rôle de l’éditeur est confié à une personne non physyique, un support : le reste, le principal, c’est la confiance qui s’instaure entre ceux qui confient le texte, et ceux à qui il est confié).
14. Il faudrait revenir (mais d’autres que moi seraient mieux placés) sur l’autre dualisme (vide) de ces enjeux : la question de la gratuité, plus largement, celle de la valeur. Complexes problèmes. Internet serait (du moins c’est ainsi qu’il est largement conçu) un espace de gratuité, de mise à disposition de divers ressources. D’une part, l’idée est globalement fausse (on paie la connexion) – d’autre part, elle a conduit au dénigrement de certains pour qui gratuité est synonyme du défaut de valeur. D’où le dilemme : défendu pour ses vertus libres (libérales), internet est l’espace d’un libre échange sans limite ; le net est également combattu pour le repli qu’induit la dévalorisation de toute production, en vertu de l’axiome que tout ce qui est gratuit est dénué de valeur. Pour les uns, on ne saurait rendre payant un contenu produit et diffusé par le net ; pour les autres, cette gratuité annule toute portée à ce contenu, toute valeur (intellectuelle). Double impasse. Mais ici, une économie est à inventer. La presse d’information s’essaie à des expérimentations à la recherche d’un modèle viable (gagner de l’argent sans perdre de lecteurs) qui lui sera propre. La littérature doit se saisir de ces enjeux sous peine de se voir imposer de l’extérieur une économie et une législation, par de grands groupes, ou par les politiques, chacun défendant ses propres intérêts. Si ce ne sont pas les auteurs et les éditeurs (et les libraires) qui réfléchissent à ces données, proposent dès maintenant des modèles, s’essaient en somme à l’imagination du réel, ce ne sera pas seulement le support papier qui sera condamné, mais la possibilité même d’une création libre.
15. Ainsi donc, support papier et support numérique sont nécessaires l’un à l’autre, chacun étant avant tout une pratique différente et complémentaire de la lecture (chacun induisant une approche de la littérature différente et complémentaire). Pratique qui serait non pas crispation sur des lignes de front constituées jadis, mais invention perpétuelle d’un rapport : rapport au monde, au corps, à la pensée, aux autres. Sur chacun de ces rapports, c’est le rôle de la littérature qui serait à repenser, non pas cette fois du dehors, mais depuis la littérature même : trouver des œuvres (les écrire) qui réfléchissent ces rapports, les figurent, les nomment. Surtout, exploiter jusqu’au moindre recoin du langage (du silence) l’espace que chaque support ouvre – dans l’écriture comme dans la lecture. Littérature, art vivant ? Idée forte que la littérature ne réside pas (n’a jamais résidé) essentiellement dans le livre : trouver des formes qui puissent prolonger ce geste (lectures, diffusions, radios, multi supports, et multi supports de diffusion). Inconnu devant soi qu’on aurait tort de vouloir condamner avant même d’en deviner la silhouette.
16. Paroles aux auteurs du support papier. Pensées par exemple à Valéry, ces pages sur le livre mort quand il demeure fermé. Pensées, dans le même sens, à Saint-John Perse, cette page dans Vents sur la bibliothèque qui ne renferme que des pierres mortes tant qu’on ne les ouvre pas : forme du livre en ordre dispersé : rêve d’un livre à venir qui s’écrirait sur les feuilles envolées de l’arbre de la connaissance, racines tendues vers le ciel. Pensées à Barthes aussi, le texte plutôt que l’œuvre (pour en finir avec cette fausse alternative papier/numérique) : texte œuvré et œuvrant sans cesse où qu’il soit, dans quelque endroit qu’il se trouve, et occupe. Pensées à Michaux enfin, son ennui devant les lignes droites, lignes orientées toujours dans la même direction : goût prononcé pour d’autres lignes, préférences accordées aux lignes interrompues, aux lignes croisées, aux lignes promenées, aux lignes chevauchées de Klee par exemple, aux lignes traversées de lignes.