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Voix, de quels fonds venues ?
lundi 26 juillet 2010
Postface | « Où que je sois encore… (Seuil, 2008)
« Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages. Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre du visage. Dès que je prends un crayon, un pinceau, il m´en vient sur le papier, les uns après les autres, dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart. Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d´autres ? De quels fonds venus ? »
Henri Michaux , Passages
1.
De cette sauvagerie obtenue, gagnée sur le vide contre la ligne claire, de cette sauvagerie remportée malgré tout contre les forces puissantes de la volonté, que dire sinon l’épuisement – qu’écrire sinon. S’il suffisait de nommer le geste contre l’intention, on s’en tiendrait là – sauvagerie du survenu, de l’accident, de l’accident nécessaire à la reconnaissance d’une sauvagerie qui frappe au cœur des choses. Alors, de quels fonds venus ?
2.
Dans cette chambre, ici, d’où fenêtres ouvertes je peux entendre les bruits de Paris et voir entrer, avec le vent, la lumière, la violence et le froid ; écrire sans intention particulière – c’est se défaire des dogmes de l’origine, et ceux de la mémoire ; c’est se refuser aussi, et au contraire, aux tentations de l’automatisme, ou de l’effusion : c’est se déposséder de part et d’autre des alibis de la conscience propres à faire figure d’autorité. Tâtonner le noir, les yeux ouverts, prêt.
3.
Premier mot posé, engendre l’intention qui en résulte, défait celle qui l’a produit ; deuxième mot posé contre le premier annule chaque intention qui voudrait prendre le dessus – crée un peu de la réalité qui sert à nommer le monde. Ce qui apparaît, quand on se refuse à se donner comme point de départ le fin mot de l’histoire – quand on se refuse à écrire pour dire, mais qu’on s’efforce d’inquiéter la possibilité de l’histoire, modestement – ce qui apparaît donc, immédiatement : des voix. Rien d’autre d’abord, ce n’est pas une décision, c’est l’acte même. Les unes après les autres, il en vient : et sauvages pour la plupart.
4.
De ces voix comme des visages, on ne saurait dire qu’ils viennent d’une partie de soi plus ou moins cachée, plus ou moins honteuse que l’écriture libère – remontent à la surface des cadavres décomposés par la lumière qui les défigure. Quoique. Mais ce n’est pas important. De ces voix qui parlent, tissent les réseaux de circulation de la parole, les perspectives, l’espace déchiré entre chacune, suturé par le silence, l’espace « où le tu est la lumière du dit » (Beckett), de ces voix qui parlent, ne rien en faire. Les faire parler. Parler au-dedans d’elles, et se frotter à leur surface, ou se plonger dans leurs plis.
5.
L’une après l’autre, et ça n’en finit pas – des voix comme logées l’une en l’autre produisant par diffraction une seule et même et longue et diffuse traînée de poudre – sans solution de continuité – juste voix après voix tissent la fuite ininterrompue des corps sans visage, des corps comme des visages où chaque corps porte sur son dos une parcelle de la nuit inaboutie : où chaque visage porte sur le front le signe d’une appartenance possible et insoluble : « Que l’on regarde enfin l’histoire des hommes, à la longue, homme par homme, en entier comme une fuite, d’abord devant la vie, c’est le péché ; puis devant le péché, c’est la longue nuit traversée de rires bêtes, avec un arrière-fond d’angoisse seulement. Chacun, pour finir, a conquis le droit à l’absence, à la certitude, chaque rue est le visage borné de cette conquête » (Georges Bataille, Le Supplice).
6.
Et ce n’est pas formalisme – ce n’est pas expérience de laboratoire sur langage pour voir. Ce n’est pas refuge dans l’écriture. Une voix après l’autre, c’est toujours le monde ; une voix après l’autre, quel autre accès sur le dehors que le dedans qui s’expulse, que l’expulsion du dedans tout chargé de l’ignorance du dehors, du dehors ignoré parcouru avec le non-savoir du dedans qui va, qui avance, qui cherche le dehors auquel s’affronter, se mesurer, ce dehors qui gronde rendu au visible du dehors, comme une chambre claire des néons qui la révèlent, qui font voir la profondeur de l’ombre, le relief des cavités, qui désignent l’invisible comme une torche jetée dans un puits laisse voir à mesure qu’elle tombe des instants de sa paroi, l’immensité de son espace à travers le temps de la chute, dessine sur la nuit son ombre qui s’efface – et produit lentement son effacement sans fin.
7.
Des moments se brisent sur des moments qui s’amorcent, toujours suspendus entre l’imminence et le retard – retard sur ma propre langue, et retard sur l’avancée des choses qui exigent, autant qu’elle, une exactitude sans laquelle tout s’effondre. Imminence du basculement qu’annonce chaque commencement – imminence surtout de la minute suivante quand s’engendre la minute qui s’écrit. Ainsi, tension constante qui ne se résout jamais ; les voix se lèvent et se superposent, s’abîment, produisent, de leur brisure, une voix qui bifurque, reprend, relance en amont l’aval de la page.
8.
Contre l’idée du dispositif, seulement limites et perspectives ; à partir d’elles, la recherche de l’adéquation du monde et de ce qui pourrait le dire, de ce qui pourrait, sans le répéter : l’articuler. Alors, ce qui paraît le plus simple, le plus direct toujours – l’articulation d’une seule nuit traversée par des voix, et le faisceau des voix recompose la nuit au-devant d’elle, la nomme, creuse la faille en son milieu et ouvre la possibilité d’un retour après l’enfoncement jusqu’à son cœur. Le moment le plus loin dans la nuit : toujours celui où elle commence à devenir du jour. Prendre soin d’articuler chaque mot – quand on suit les voix, on ne se trompe pas ; on arrache un peu des peaux mortes qui la cachent.
9.
De l’incompréhension. Et de l’effort pour revenir à elle. Simultanéité du monde, linéarité qu’on nous impose à force de livres et d’images, densité du temps et de l’espace permise par l’agrandissement des vides, désirs immédiatement satisfaits qui demeurent, et se dressent sans ressource pour désigner le manque institué en norme, en projet politique – on est dépouillé de tout, on pourrait bien tenter la linéarité du récit pour expliquer, on ne ferait que donner au monde sa justification ; le bégaiement du monde partout imposé comme hyperstructure morale, mentale, idéologique, et en dehors de laquelle : folie, opacité dégénérée, ignorance. À rebours des lignes droites orientées vers le temps unique, en dehors des œkoumènes organisés ; peut-être qu’approcher la résistance du monde à se nommer autrement qu’en ligne droite, ce serait ça, écrire.
10.
Des voix donc. Des voix qui creusent de la manière la plus directe et la plus simple la saisie du monde un temps offert à sa profération possible. Alors seulement, voix du dehors (de la ville qui pénètre ici, et qui écrit), voix du dedans (de la langue qui lui répond) articulent une appartenance possible. Que cette ville, cette époque-là, ce monde qui eut un nom, et qu’on écrit dans son oubli, qu’on écrit dans sa perte, que cette ville et ce monde demeurent, est la seule chose dont nous puissions témoigner – et de cette mise en demeure prononcée, la seule chose que nous pouvons faire du langage – que ce langage soit désormais sans artifice le lieu commun du monde, sa trace parmi nous concédée, arrachée donc, tracée et dont le passage de conscience en conscience figure cette résistance aux évidences, le risque pris d’une appartenance qui ne serait plus reçue, mais obtenue.
11.
Par éclats, les voix dessinent l’avancée vers le jour ; plongée en profondeur de cette nuit qui s’écrit (je suis à la dictée), et remontée vers la lumière qui les réalisera. Pris dans ce mouvement englobant, chaque éclat trace les contours d’une histoire possible, du récit qu’elles auraient pu produire, et qu’elles recouvrent. Les éclats finissent par donner l’image la plus proche possible des vies innombrables qui portent chaque vie, solitudes que l’on doit aux foules.
12.
Devant un muet tout d’abord, c’est le silence qui s’impose, que le langage impose pour instaurer la distance, et apprivoiser le territoire de l’autre. Dans la chambre d’un mort, comment ne pas dans le silence reconnaître toute l’épaisseur de langage qui leste chaque seconde alors, et chaque détail sur le mur prend l’importance d’une fresque centenaire, témoin des guerres victorieuses, et des batailles perdues. Et dans cette chambre où j’écris, épaisseur du langage offert par la solitude, entrer peu à peu dans la mesure du monde, essayer de parler sa langue.
13.
Partout où je pose les yeux et qui résonne, cette autre phrase de Michaux « Je ne peux pas me reposer, ma vie est une insomnie, je ne travaille pas, je ne dors pas, je fais de l’insomnie, tantôt mon âme est debout sur mon corps couché, tantôt mon âme couchée sur mon corps debout, mais jamais il n’y a sommeil pour moi, ma colonne vertébrale a sa veilleuse, impossible de l’éteindre. Ne serait-ce pas la prudence qui me tient éveillé, car cherchant, cherchant et cherchant, c’est dans tout indifféremment que j’ai chance de trouver ce que je cherche puisque ce que je cherche je ne le sais. » Fuite en avant – en avant de moi, en avant du rêve et de la fatigue qui me tient debout et marchant.
14.
Un cadre entoure l’image, une fenêtre ouverte sur la ville – et pendant une nuit entière passer à épouser ses mouvements, ses temps forts et ses temps faibles, on éprouve la résistance de la fiction à se nommer elle-même ; et c’est cette résistance-là que l’on nomme (« impouvoir à cristalliser inconsciemment, le point rompu de l’automatisme à quelque degré que ce soit », Artaud), cette résistance-là qui nomme le livre.
15.
La chose la plus importante que je connaisse, et qu’il faudrait écrire – non pas pour l’écrire seulement, et lui donner une réalité de papier, entériner le réel en lui offrant son écrin de fiction bien à lui, non, mais au contraire pour faire rendre gorge à la réalité –, la chose la plus importante que je connaisse : l’expérience d’une heure séparée de toutes les autres, et qui justifie toutes les autres, qui les rend toutes possibles, qui les rend toutes semblablement contraires à cette heure-ci isolée comme italique sur la ligne des heures habituelles ; l’expérience d’une possibilité étrangère à soi, qui s’est posée sur nous, expérience où fut visible l’autre que soi ; expérience d’où découle nécessairement l’écriture : haine de soi d’abord, haine de la subjectivité ensuite, haine de toute espèce de transcendance enfin, que l’autre soit ma manière de resplendir. La chose la plus importante que je connaisse : faire de cette expérience un lieu d’où serait visible le monde. (« Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous », Koltès.)
16.
Le décompte pourrait se poursuivre, il s’arrêterait finalement sur cette question – cette envie simple et profonde : cette exigence plus forte encore qu’écrire. Exigence d’être traversé. Celle d’aller, lampe éteinte, dos plié au vent, rompu presque, mais toujours avançant, cherchant, marchant. Encore.
17.
Pendant toute une année, ne pas toucher vraiment à la langue pour soi – autre chose l’empêchait, lame de fond qui déplaçait les forces, refondait les évidences – toute une année, une lecture sans cesse, La Nuit juste avant les forêts, la pièce de Koltès qui avait, quand j’étais adolescent, tourné le coin de ma rue, et défiguré le monde. Toute cette année durant (2006), y revenir, lecture ancrée, lecture renversant les pôles, lecture traversée en tous sens, lecture qui n’épuise aucune lecture, mais qui s’ouvre comme une plaie à mesure qu’on y enfonce les doigts. C’est l’évidence qu’il n’y a pas de paroles de, sans parole adressée à. C’est davantage le pressentiment que cette parole adressée ne clôt jamais le mouvement qui lui donne naissance – que ce mouvement, nous sommes quelques-uns à y entrer et ne pas y renoncer. Dans les cercles qu’il trace et qui continuent de bouger, nous prenons place et si nous le pouvons : dégager des angles permis par ces ouvertures, emprunter des passages incertains – donner sa plus grande chance à l’erreur, aussi. De cette lecture, de ces angles vifs d’où je lis en retour Blanchot, Bataille, Beckett, Faulkner – le sentiment désormais que certaines réalités ont besoin d’être nommées pour être visibles : qu’en les désignant, un livre ne fait pas qu’abattre des cloisons et passer la lumière – qu’en les nommant, il rend possible le trajet propre à la reconnaissance : celle du monde, des corps, des langues, et des frères en partage qui les parlent.
18.
Été 2006. Au terme de l’année, c’est cette nuit qui s’écrit – je ne m’en souviens pas vraiment comme de quelque chose à laquelle je pense, et m’applique. Pas vraiment comme de quelque chose séparée de cette année ; la lecture s’est déplacée, et a trouvé sans heurt, sans solution de continuité, une forme qui la prolongeait. Ombre portée de celui qui le soir voit se dessiner sur les murs la trace de la nuit qui a silhouette de son corps.
19.
Il y a le début de Compagnie – « Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer » – ou du Dépeupleur – « Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur ». Investir les voix, le noir, les corps à dépeupler. Beckett, comme incitation ; prendre au pied de la lettre les injonctions qui délivrent, ouvrent. Pas vraiment écrire – mais continuer. Poursuivre. L’Innommable, Beckett encore : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant. » Et d’autres routes où aller : appeler ça où aller.
20.
Non pas au hasard, mais dans sa provocation, non pas sans intention, mais sans intention particulière : dessiner les visages qui se forment – qui forment ensemble l’histoire de cette nuit couverte sur des nuits entières. Aller ailleurs, voir si je n’y suis pas ; trouver quelque part la trace d’une appartenance. L’encore arraché aux habitudes. Ici, ailleurs, et sous n’importe quelle forme, où que je sois encore, non pas pour trouver une image de moi adéquate à l’idée que je m’en fais – pour m’en déposséder plutôt, et voir, au terme de cette dépossession, ce qu’il reste de ma voix, de mon visage, d’ici emportés.
21.
Ainsi dépossédé. Se laisser investir par les voix qui dans les rêves parlent toutes seules. Sont-ce nous ces voix ? Sont-ce d’autres ? De quels fonds venus ? Sans doute l’origine est à chercher en avant de nous. Sauvageries sans forme qui se déploient, doublent et débordent le souvenir. Visages sans masque, ni pudeur, qui révèlent tels qu’en eux-mêmes la nudité de la reconnaissance – celle du monde tant cherchée, celle des corps désirée, celle des paroles muette, appels sourds, adresses tendues, des esquisses abandonnées épousent les contours de cette dépossession.
22.
Où que je sois encore, je peux les entendre ; je peux voir les visages, je peux compter les heures ; me coucher doucement sur la fin de l’histoire, la vie déroulée comme on mime la fiction dans la fiction épuisée. Où que je sois, elles me réveillent, les voix qu’on entend quand on se tait profond. Quand la musique s’arrête, le silence soudain si fort. Et la rumeur du monde s’échoue jusqu’ici, se laisse recouvrir par les voix. Le dehors et le dedans ne connaissent plus leurs frontières, s’échangent quelque temps les pensées ignorées. Cueilli par leur évidence. Où que je sois, sauvagement pris à la gorge, sommé de répondre. Il n’est pas d’endroit où leur échapper, où renoncer à elles sans renoncer au reste. Fonds venus de cette nuit qui déborde sur tout ce qui, envers du jour, déplace les perspectives, redistribue les cartes de la perception du temps et de l’espace, du monde à la recherche d’une langue qui puisse le dire – fonds venus des lieux inconnus, seules ressources pour déchiffrer l’inconnu. Voix dans le noir qui se dressent, voix étrangères, voix dont l’étrangeté redonne, à la langue et au monde, possibilités de la reconnaissance. Voix qui se donnent, et s’échangent – voix qui témoignent d’une violence infligée aux habitudes. Voix enfin qui délivrent.