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Visages de Tina Modotti | Croiser le regard de la Révolution
Regards perdus
mardi 2 janvier 2024
Du visage des morts : une série
— Vincent Van Gogh · À visage découvert
— Des nouvelles de Proust · Après le temps
— Des nouvelles de Baudelaire · En passant
— Auguste Blanqui · Tombeau pou l’enfermé
C’est bien le visage que l’on pourrait avoir si l’on était née la même année qu’Artaud, Breton ou Tzara et Garcia Lorca — la même année où meurt Verlaine, quatre ans avant que n’agonise le siècle —, le visage qui reçut de plein fouet la lumière jetée ce 17 août 1896 depuis le sommet du ciel qui traversait le Frioul-Vénétie Julienne et qui reçut en même temps que cette lumière le prénom d’Assunta Adelaïde Luigia, qu’on rassemblerait avec le temps et sans qu’on sache pourquoi dans celui de Tina : et ce visage ensuite, une fois reçu, il faudra bien le donner : le porter sur toute la surface du monde afin de le dévisager, d’en faire l’instrument du regard par quoi on saurait mieux le voir et lutter contre lui.
Le visage d’enfance, on ne l’a plus : égaré en chemin dans la misère entre Klagenfurt et Udine, où le visage apprend à parler l’italien dans l’accent d’Autriche, mais il faut partir déjà : encore : ce sera la leçon de cette vie, on n’habitera jamais que son errance. Quand on parlera de la vie de Tina, fille d’ouvrier mécanicien chercheur d’or, on la réduira à ce visage : figure de pure projection dans lequel s’abîmera le regard dévoré de peintres et de photographes de passage — Richey ou Rivera, Hagemeyer ou Weston. On n’oublie souvent que ce visage fut celui de la photographe qui commit entre ses mains et sous ses yeux ces images du monde qui le renouvellent et l’éternisent, celui d’une révolutionnaire assoiffée d’égalité, d’un corps librement éprouvé dans le désir de renverser le monde armé d’un regard au bout duquel un appareil serait tenu à bout de bras, et prendrait des photos comme on prend le Palais d’Hiver, ou comme on prend dans ses bras l’amant qui s’en va, qui dit je dois partir. Non, il faudrait ne pas s’en tenir au visage, mais puiser en lui depuis son regard le regard retourné sur nous.
Visage d’enfant : de celle qui cherche le père parti chercher fortune, voudrait la conquérir vers Turtle Creek, Pennsylvannie, et ne la trouve pas ; derrière lui, l’enfant travaille dès qu’elle a l’âge de marcher et de coudre, cherchant le trou par où l’aiguille pourrait percer la peau du réel — le père poursuit sa route et le nouveau monde qui fuit jusqu’à la mer, San Francisco, Californie, au bas quartier de peine dans la Little Italy des taudis : là, il rappelle femme et enfants, et les visages se porte sur le monde neuf qui semble déjà si épuisé de misère. Il faut grandir. Quelques années ne font que passer qui dessinent sur le visage un visage triste et grand qui possède les longs cheveux noirs qu’il aura toujours qu’encadrent des yeux plus noirs encore : elle a appris l’anglais et la peine : douze heures par jour à l’usine dès douze ans, à devenir camarade.
Tandis que le monde se jette sur lui-même et s’entredéchire pour rien dans des tranchées de boue, le hasard lui fait rencontrer Roubaix de l’Abri Richey, peintre et poète, dit « Robo » : il lui apprend à regarder les tableaux que dans les Musées on expose pour rien, et qui sont de la boue aussi changée en autre chose qui se nomme l’or ou la gloire, qu’on expose pour regarder la boue changée en or sous les yeux, et elle fait cela, elle regarde : les formes que prennent les formes des objets et des corps quand on les rêve et qu’on les jette sur la toile, qu’on découpe la réalité effarante dans la matière. Le futurisme italien est davantage que l’art du présent : il est la promesse de le réinventer. Elle voudrait en être.
Mais nous sommes en Californie, et la Californie est dévorée par un autre rêve : sur les toiles qu’on dresse dans des salles noires, on jette d’autres images, d’autres formes découpées dans l’effarant. Le cinéma naît dans le silence et le désir pur des formes. Elle en sera. Elle est d’abord silhouette, mais est-ce à cause du visage ou ce qu’il y a dans ce visage et autour, et au-dedans qui se tient buté, têtu d’énigmes : on ne sait pas ce qui se lit sur son visage et à cette heure, c’est cela qu’on nomme cinéma, actrice ; alors bientôt on lui donne des rôles, elle est actrice. Pour son visage et la qualité de sa présence, pour ce qu’on voudrait voir en elle et qu’elle tait, cette obstination lente, une profondeur qui désarme. Puisque le cinéma est muet, on fait tout dire au visage — elle devient modèle, mais de quoi ? Le cinéma garde le silence sur ces quelques années où il naquit et sitôt disparut dès qu’il ouvrit la bouche.
Actrice donc et à ce titre, elle fréquente le monde : et le monde, dans la Californie de Los Angeles et du tout Hollywood, se veut libre — l’anarchie règne en maître dans les pensées des ouvriers artistes de l’entreprise qui n’est pas encore l’avant-garde du capitalisme marchand. La révolution et l’amour libre sont une seule et même chose, ou les deux revers d’une même pièce qui donne le prix de la vie : on voudrait faire la révolution comme l’amour, et on le fait le soir jusque tard dans les salons enfumés de cigarettes dont la brume enveloppe ces rêves.
Edward Weston est le nom qui porte le visage de cette pièce d’or — il est photographe, ce qui est alors une manière d’être poète et peintre tout à la fois, et révolutionnaire : regard pur qui fait les amants. On mentirait en disant que l’œuvre de Weston tient entièrement dans les portraits qu’il fit, inlassable, du visage de Tina Modotti, entre 1921 et 1924 : mais le mensonge est une croyance qui seule lie deux amours l’un à l’autre.
En retour, il n’existe qu’un portrait d’Edward par Tina : à côté de l’objectif qu’il tient comme une arme, il regarde quelque chose qu’il s’apprête à saisir.
Hollywood n’offrait à Tina que des rôles soumis au regard de ceux qui ne voient en elle qu’un visage ; elle se lasse — à Hollywood, on parle donc Révolution et on regarde vers Moscou et Mexico — et comme Mexico est plus proche, on prend la route de Mexico avec Weston et Robo, qui y meurt rapidement. Elle y reste pour Weston et pour la Révolution qui a cours là, dans chaque rue, chaque corps, chaque mur recouvert par les muralistes qui font de la ville une fresque vivante du peuple libre.
Dans leur maison blanche où le toit terrasse domine la ville dorée, Weston en fait son modèle : son cinéma personnel, sa toile où il projette ses propres désirs. La fatalité aliénante d’Hollywood se rejoue dans la ronde minuscule de l’amour. Il la voit soit pur visage sans corps, soit pur corps sans visage — nue à chaque fois, de visage et de corps, de beauté offerte au pur regard.
Weston apprend aussi à Tina à voir à travers la chambre noire de l’appareil comment se déplace le monde pour mieux l’arrêter dans une image qui dirait ce qui l’emporte. C’est ce qu’elle fait. Elle arrête le monde et lui donne forme dans des formes découpées nettes : ce sont des natures mortes saisies à vif, des roses sur le point de mourir et qui ne meurent pas (la photographie se tient là pleinement accomplie dans l’image d’une rose toujours sur le point de ne plus vivre) ; ce sont des angles de rue dont les ombres tracent des cadres intérieurs ; ce sont des mondes sans hommes et sans histoire, ou dans l’imminence de quelque chose qui ne vient pas encore. Pour l’heure, oui, elle apprend, elle apprend vite de Weston. L’art de prendre des photos est plutôt celui de s’emparer des lignes que revêt l’espace et d’enfermer le temps dans ces contours où le monde est capturé d’un seul coup, avant d’être relâché brutalement.
Surgissent rapidement des corps : ils ne sont pas différents des natures mortes que lui enseignent Weston, mais racontent déjà autre chose — elles racontent ce que lui enseigne Rivera peut-être, le symbolisme évident des figure prolétaires, l’image qui amasse un champ de force disant que le monde est fait de chairs qui le bâtissent sans cesse.
Si Mexico est le centre névralgique d’un monde nouveau, la maison de Rivera est le cœur battant de ce monde : Rivera dans ses fresques voudrait peindre le Mexique soulevé et le soulèvement lui-même, et pour cela fait flèche de tout bois, et pour voir de quel bois se chauffe la Révolution, il suffit de se baisser et de ramasser : Rivera prend pour modèle ceux qui l’entourent. Tina est là, alors elle sera, entre autres, la Terre nourricière personnellement.
C’est à Mexico que les émigrés du monde qui voudraient le renouveler se retrouvent : D.H Lawrence écrit Le Serpent à plumes, Dorothea Lange affûte ses armes, Maïakovski cherche ses mots pour traquer les fantômes, Pandurang Khankhoje [1] apprend l’agriculture qui saura nourrir l’Inde quand elle sera libérée, il n’y a pas encore Artaud, Breton, Trostki, mais ils viendront. Elle, elle ne sera plus là. Pour l’heure, elle refuse la leçon de rapace de Weston, et si Diego aussi en fait la pâture de son propre festin de chair, elle est ailleurs, dans les rues où elle va traquer la beauté vivante, celle qui ne peut être qu’« érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle » ou n’être pas [2].
Tina dépasse même bientôt le maître : Weston ne sait voir qu’avec ses yeux ce qui le fascine, visage de son amante, regard de son amante, corps nu de son amante — la photographier est pour lui geste de dévotion, acte de dévoration amoureuse, festin funèbre. Mexico, l’autre épicentre de la Révolution est secouée de toute part. Mais la révolution n’est pour Weston qu’un thème parmi d’autres, réservoir où puiser des images qu’il épuise dans son regard vorace. Au contraire, elle, elle ne sera jamais lassée car elle perçoit qu’ici tout ne fait toujours que commencer : définition possible de la Révolution. Elle voudrait donc plutôt voir avec les yeux de la Révolution, et que ses yeux soient l’instrument d’une mise en regard d’un mouvement plus ample. Elle laisse Weston à ses fantasmes et apprend auprès des artistes acquis à la Révolution les formes que peuvent prendre l’Histoire quand elle s’avance à sa propre rencontre. Elle ne documente pas pour autant le réel : elle lui donne forme.
En quelques années et quelques clichés, elle devient la photographe de la Révolution, camarade de la douleur du monde, recueillant chez elle les sandinistes en exil, faisant de son foyer la capitale politique des Matos fuera de Nicaragua.
L’amour libre qui l’implique et lui donne forme l’arrache des bras dévorants de Weston — elle vit désormais avec Julio Antonio Mella, cubain en exil, violemment révolutionnaire, purement révolutionnaire — elle prendra en photo sa machine à écrire, arme de lutte, sur laquelle on peut lire une phrase de Trotski, extrait de Littérature et révolution
La technique inspirera, l’opposition entre la technique et l’art se rédoudra.
Son art change : auprès du rédacteur d’El Machete dans laquelle elle publie ses séries, elle abandonne ses recherches formalistes, compositions parfaites de rues vides et de fleurs mortes, cherche plutôt dans les corps en mouvement l’image souterraine qui saura dire le grand soulèvement en cours, tout en témoignant pour la réalité. Car, surtout, en compagnie de l’intransigeant Mella, radicalement anti-stalinien, elle participe à montrer que la Révolution n’est pas achevée tant que dure la misère et la peine.
Si la vérité est concrète, elle prend forme sous ses yeux avec violence. Sous la photographie Misère, elle tient à ce qu’on ajoute cette légende : On peut voir ce spectacle partout.
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Puis, on ne sait pas. On devine. Il faudrait savoir lire le visage de Tina et on ne le saura pas : on perçoit seulement qu’il devient chargé d’ombres, de mystères : on ne peut poser sur lui que des hypothèses qui ne valent que le poids de soupçon, autant dire rien. Ce qu’on sait : que Mella déplaît à Staline qui cherche à faire le vide dans le monde et envoie pour cela ses tueurs partout : qu’il armera le bras du tueur Vittorio Vidali pour abattre Mella, qui crie trop fort au nom de la Révolution la honte que lui inspirent les formes qu’elle a prises entre les bras de la bureaucratie satisfaite de Moscou, et que Mella, ce 10 janvier 1929, est bel et bien abattu à la sortie du cinéma au bras de Tina, que Tina sera accusée d’être complice du meurtre — elle s’en défendra au cours d’un pénible procès ; et pourtant, après quelques dernières photographies de femmes, elle sera bientôt avec l’assassin de son amant en route vers Moscou recevant des ordres de Staline. Que s’est-il tramé dans l’ombre, quels mystères atroces, quelles amours exigeant quelles trahisons, ou quelles convictions exigeant de passer outre et de trahir ? On ne saura rien. Elle est à Moscou.
À cet instant, devenue cet agent aux ordres, elle cesse la photographie pour toujours. Faut-il donc raconter la suite ?
Entre ses voyages incessants auprès des activistes en Europe, on perd souvent sa trace et le romanesque recouvre tout, jusqu’à maquiller toute volonté, tout désir. On la retrouve en Allemagne puis en Espagne avant de s’évanouir quelque part dans les ruelles de Barcelone insurgées, elle réapparait en Pologne puis en Hongrie, en Roumanie et en Autriche, à Paris où elle organise le Secours rouge international. Puis on devine, dans quelques lettres, sous quelques témoignages le dégoût, la honte : pas seulement devant l’art officiel mort né, mais devant les formes que prend l’art stalinien de gouverner et de mettre au pas le réel — elle voit sans doute de près au nom de quelle atrocité se mène la lutte antifasciste, de quoi la police rouge est capable, ce qui se commet en son nom à elle, Tina Modotti, en Catalogne et partout ailleurs. Lorsque tombe Barcelone, elle fuit vers le Nouveau Monde : New York refuse de la laisser entrer, elle retrouve Mexico, mais fuit encore, fuit le regard de ses anciens amis qui se sont alliés à Trotski ; refuse toute alliance, aide des réfugiés de la Guerre d’Espagne, renie ses engagements staliniens, déclare publiquement son écœurement devant le pacte de Staline avec Hitler. Elle reste recluse chez lui, craignant les tueurs peut-être lancés à ses trousses. Peine perdue ; elle savait tant de secrets ignobles, avait vu tant d’abominables crimes.
Le 6 janvier 1942 à l’aube, on retrouve son corps à l’arrière d’un taxi : il faut croire que les tueurs auront fini par la trouver.
Elle avait 45 ans et son visage ne l’avait pas quitté, ses illusions peut-être et son désir de donner à voir l’effarant et le soulèvement, mais non pas ses rêves de poursuivre quelque chose qui ne cesse de se dérober, qu’on nomme cela la vie, ou la révolution qui en est la forme librement consentie à l’amour, et la solitude qui est peut-être le revers de cette médaille frappée d’un visage en profil perdu quelque part vers un horizon lointain.
Restent huit ans de photographies qui sont exposées désormais dans les plus grands musées du monde ; reste le regard de celle qui est désormais dépourvu de visage, caché quelque part dans la terre brûlante de Mexico parmi les restes de la révolution ; reste ce que son regard a vu et dans son visage, ce qu’on peut encore puiser de ce face à face avec le monde qui le soulève à lui, le dévoile, et l’invente autrement.