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La ville écrite | un arb
dimanche 16 décembre 2018
À bien y penser, c’est quand même plus propre : sur nos villes, ces grandes dalles de béton coulées sur de larges places plus sûres désormais, ouvertes à tous les vents et où l’on se voit de loin (et laisse un champ de vision plus profond aux caméras de surveillance, pour votre confort et votre sécurité), ces immenses champs de pierre à quoi sont rendus nos centres et nos périphéries, sans rien qui gêne la vue ou permettrait aux individus de se cacher (qui sait ce qu’ils feraient, quels trafics, quels baisers) : non, vraiment, c’est pour le mieux : devant les gares de chaque ville moyenne, devant les cathédrales, devant chaque maison bientôt : couler une grande dalle de béton, vraiment ce serait plus propre ; déjà, chaque ville serait la même, plus besoin de s’y perdre pour se repérer ; plus de rues vraiment, seulement des boulevards larges et profonds, disons des quatre voies pour faire bonne figure : voilà, une ville coulée sur la dalle de béton coulée sur la ville, voilà qui serait, à bien y penser, plus propre.
Et puis fatalement, il faudra continuer le mouvement : couler cette dalle de béton sur la langue enfin, en finir avec ces pousses sauvages qui la dévorent de l’intérieur, aplanir tout cela pour favoriser l’entente et le confort et la sécurité, en finir avec les malentendus, les secrets, toutes ces choses qui fabriquent les désirs, contre quoi complotent la nuit ceux qui se cachent derrière les arbres pour les trafics et les baisers, oui, dans la forêt obscure des signes où on s’égare trop souvent – ah ! combien cette forêt est sauvage, épaisse et âpre, la pensée seule en renouvelle la peur, elle est si amère, que guère plus ne l’est la mort –, abattre les arbres des mots : les couper à la racine, ôter d’abord les désinences, puis les syllabes, les sons : tout se passerait dans le silence, qui est l’obéissance : tout s’accomplirait par le silence, sa propreté intouchable.
Enfin, il faudra bien achever ce qu’on aura commencé sur la ville et couler cette dalle de béton sur nos vies mêmes et qu’il n’en reste rien, disaient-ils [1].