Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > Quand la nuit vient (un récit) > Quand la nuit vient | L’Insomnie #35
Quand la nuit vient | L’Insomnie #35
vendredi 21 juin 2019
— sommaire
Ce n’est pas le milieu de la nuit, ce n’est peut-être même pas la nuit. De cette heure, on n’a aucune certitude. C’est entre trois heures et quatre heures à l’horloge : ce moment qui n’apparient ni au soir ni au matin, ni à la veille ni au lendemain. Mais c’est l’heure où fatalement chaque nuit ou presque il se dressait de son lit.
Le sommeil bien sûr y est introuvable. Il regardait par la fenêtre pour ne rien voir que cette nuit semblable à elle-même toujours, comme si elle ne durait pas, comme si elle n’allait pas elle aussi finir par tomber. Lui, au milieu de la chambre, dans l’oubli de son rêve, gardait les yeux ouverts.
Ce pli de la nuit est une autre solitude. À cette heure, il savait bien qu’il était seul les yeux ouverts sur cette heure – que ceux qui comme lui étaient réveillés demeuraient seuls aussi tout comme lui. L’insomnie est ce privilège qui arrache un peu de vie sur le sommeil des foules : lui regardait les minutes passer lentement à travers cette solitude inutile et noire.
À la radio, on a abandonné ces heures aussi. Toute une vie automatique mimant celle du jour : la musique lancée, pourquoi l’arrêter ? Il y a ceux qui parlent dans la radio : ceux qui travaillent la nuit et qui le jour dorment : triche. Eux ne comptent pas. Ils ne savent pas ce qu’est cette heure, ce pli de la nuit qui n’existe jamais pour les vivants du jour.
Il pouvait enfiler son manteau et marcher dehors, dans les rues abandonnées, les commerces fermés – mais à quoi bon ? Il le faisait quand la douceur du soir avait résisté à ces heures. La ville comme avant la bataille, comme après la bataille : la ville comme une solitude aussi.
À cette heure de la nuit, il n’y a que des rats, des chats, ou des monstres, et des hommes comme lui, qui promène leurs solitudes en laisse avec un chien.
Quand de l’autre côté du trottoir un autre homme marchait du même pas que lui, promenant ce chien et son ennui – ou son seul désir d’aller dans les rues qui n’en sont pas encore, cherchant l’endroit où la nuit tombe et le désir d’avoir peur –, on savait bien ce qu’on partageait, pas besoin de se saluer. On s’évitait même, pour ne pas soi-même se voir dans cette solitude orgueilleuse d’être ceux qui arrachaient à la vie quelques heures auxquelles les autres avaient renoncé.
L’insomnie est fidèle. Elle lui revenait à heure fixe, vers la demie de trois heures, un peu avant : il y avait peut-être un sens à tout cela, un appel. Il ne voulait pas le savoir évidemment. Dans sa chambre la plupart du temps, il gardait les yeux ouverts. Il lui arrivait de noter l’heure exacte, et de consigner l’ennui. Il lui arrivait de remplir son journal. Il lui arrivait surtout les pensées insistantes qui lui révélaient sa présence ici-bas.
Car c’était dans ces heures qu’il était le plus précis à lui-même. Dans cette fatigue impossible à satisfaire, et dans cette veille flottante, délivré des obligations sociales et des autres, délivré du temps à faire, du temps à venir, délivré de la faim et de la tâche de vivre, il percevait plus clairement le sentiment de son existence.
Il savait alors qu’il ne dormirait plus de la nuit, il avait l’impression qu’il ne trouverait plus le sommeil de sa vie entière, il avait compris, il savait enfin ce qu’il était et ce vers quoi il allait : tout était là.
Alors quand il se réveillait de nouveau, trois heures plus tard, la tête posée sur son journal à moitié écrit, il se maudissait d’avoir tout oublié.