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Quand la nuit vient | La chambre #3
lundi 20 mai 2019
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Il dormait nu. Dans sa chambre, il n’avait jamais froid : le chauffage poussé jusqu’à l’étouffement, les couvertures chaudes, l’épaisseur des murs étaient autant de protection contre ce qui dehors menace : ici, il pouvait être nu, rien ne pouvait l’atteindre. Surtout, il y avait cette chambre levée autour de lui et le toit au-dessus de sa tête.
S’il avait choisi cet appartement, c’était à cause de cela : au dernier étage, on n’entendait personne marcher au-dessus du plafond, il n’y avait que le ciel. À tous les autres étages, il aurait eu la sensation du tombeau. C’était aussi pour cette raison qu’il dormait nu ; dans les tombeaux, allongés, ils sont habillés.
La chaleur des appartements dessous montait jusqu’à lui. Il n’y avait pas de vue. Il n’était pas là pour la vue. En face, c’était d’autres immeubles, les mêmes que le sien, les mêmes.
Parfois il voyait le type en face fumer sa cigarette à heure fixe. Le soir, on ne remarquait qu’un point rouge. Mais quand il faisait nuit plus tard, dans la lumière interminable de ces fins de journée de juin, il croyait voir la couleur de ses yeux. Il évitait de les croiser, ce n’est jamais très agréable de se regarder à distance dans ce miroir tendu au-dessus de la rue.
Un soir pourtant, le geste lui avait échappé.
Il était assis à son bureau et sans raison, il a tourné la tête : il l’a vu, le voisin, qui fumait de l’autre côté de la rue, au cinquième étage à sa fenêtre, et le regardait, lui – mais peut-être qu’il regardait seulement dans sa direction, comment savoir ?
C’est alors que le geste lui a échappé. Paume ouverte vers le voisin, sa main s’est levée, et légèrement il l’a remuée.
Le voisin de l’autre côté de la rue, à sa fenêtre, a répondu par un geste de la tête, unique. Lui est resté ainsi, quelques secondes, puis s’en est voulu terriblement.
Il avait résisté jusqu’alors, et ce simple geste avait tout détruit, tout pour toujours. Le voisin aussi, peut-être, avait pris mesure de l’irréparable : il avait disparu derrière ses rideaux.
Alors seul, lui était resté là, seul, stupidement là, lié à l’autre dans sa solitude, l’autre dont il ignorait le nom et qui n’était même plus de l’autre côté de la rue pour partager cette solitude. Ce qu’il avait échangé, il l’ignorait aussi. Peut-être était-ce la solitude de l’autre dont il sentait le poids désormais que, seul, il se tenait là, sous la nuit qui ne tombait plus maintenant qu’elle était là.
Peut-être était-ce la distance par-dessus la rue, ou était-ce la nuit elle-même qu’ils avaient partagée et qui entre ses doigts à lui seul maintenant pesait de tout son poids.
Seul, il l’avait toujours été. Mais après ce soir-là, il éprouverait cette solitude comme un reste, non plus comme un privilège. Seul désormais il regarderait la nuit et seul il comprendrait désormais qu’elle était ce qui tenait les choses ensemble.
Oui, c’est par des signes comme ceux-là qu’il savait qu’il appartenait.
Ensuite, il avait eu envie d’une longue douche, brûlante, plus brûlante que la chambre, et aussi de dormir, vite.