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Quand la nuit vient | La Musique #26
mercredi 12 juin 2019
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Il ne se l’expliquait pas, cet abri de la musique.
Comment elle le sauvait et de quoi, il l’ignorait aussi. Autant il détestait au-delà du raisonnable celle qu’on faisait passer dans les magasins ou les parkings souterrains (la ville est un parking souterrain avec de temps en temps un peu de ciel), autant la musique qu’il choisissait et écoutait dans ses oreilles le protégeait si bien qu’il ne savait faire sans elle.
Oui, impossible de sortir sans elle – au risque d’être désarmé, sans protection, et la ville, autour, vide, vidée plutôt : les corps évoluant à ses yeux sans raison ou mus par des forces sans logiques et grotesques, dérisoires, tristes ou errants. Ainsi pendaient de ses oreilles ces deux minces fils noirs reliés à sa musique, et la musique, assez forte en lui, était son refuge qui réglait sans qu’il en prît conscience son pas, et ce qui équilibre ses trajets, le monde lui-même, le rythme du vent sur sa peau, et le ballet des corps longeant la surface de cette ville selon l’ordre établi par la musique en lui.
La musique recouvrait pour lui seul les contours de la ville : dessinait selon le bruit au-dedans de lui des imaginaires féroces pour lui seul, ou d’une douceur dont lui seul pouvait jouir. Dans les salles d’attente, dans les rues, dans les magasins et les parkings souterrains, la musique à ses oreilles recomposait le réel.
Bien sûr qu’elle l’isolait, elle était même faite pour cela, car pour lui seul. Quand il faisait grand froid – sa haine du froid était immense –, la musique devait être plus forte encore, évidemment. Et dans la chaleur terrible des mois sans vent, il avait bien besoin de ces musiques minimales, répétitives, des boucles dans lesquelles s’installer, interminablement, et conjurer le monde hostile.
Finalement, il avait appris à aimer la musique pour autre chose qu’elle-même : plutôt pour l’usage qu’il pouvait en faire au-dehors, dans les rues, les salles d’attente, les parkings.
C’était le premier geste quand il rentrait chez lui : que la musique emplisse l’espace de la chambre, sinon la chambre n’existait pas. Il y avait des musiques pour dedans comme il y en avait pour le froid, ou la chaleur, et des musiques pour le soir, d’autres pour l’insomnie aussi, qui l’accompagnaient ou la provoquaient.
Quand il fallait aller dans tels quartiers, il y avait des musiques aussi. Il prenait soin de les choisir. Et quand il fallait accomplir telle tâche, c’était telle musique qui en lui le soutenait, déclenchait aussi le mécanisme du corps qui allait l’effectuer – sauf pour l’amour, qui ne supportait que le silence total, et le noir.