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Quand la nuit vient | Le Silence #36
samedi 22 juin 2019
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Il pouvait se taire pendant des jours. Parfois ne voir personne, c’était possible. Alors il ne disait rien : à qui ? Simplement, il se taisait. Il allait dans sa vie ces jours-là sans aucun mot devant lui. Ce n’était ni une décision ni une douleur, seulement il ne parlait pas. Pendant des jours, le silence était autour de lui comme son corps.
C’est quand ensuite il devait parler – on devait finir immanquablement par parler dans cette vie-là – qu’il réalisait le silence gardé ces jours, et la tranquille possibilité de ce retrait en lui.
Garder le silence : est-ce l’expression juste ? Il en doutait. Car il ne gardait pas le silence : non, simplement, il lui arrivait de n’avoir à croiser personne, ni rien à dire. Le soleil se levait entièrement et se couchait sur tout ce silence qui n’avait pas plus d’utilité que la parole. Ni lui ni le silence ne gardait rien ni personne. Au contraire : quelque chose se libérait lentement, il ne savait pas quoi.
Puis, quand la tâche de parler revenait, c’était sans oubli apparent, tout revenait, les mots et la manière de les donner ou de les retenir, et le sens qui échappait ou qui précisait ; il se faisait comprendre, et il comprenait. Qui aurait pu savoir ?
Même lui pouvait se poser la question : avait-il si longtemps été silencieux ? Il ne pouvait pas dater : et quand il devait parler, tout à la tâche à nouveau de donner le change, cela passait. Peut-être à présent n’aurait-il plus jamais à être silencieux, qui sait ? Ça ne tardait jamais : il rentrait un jour chez lui, et n’avait plus à prononcer un mot ; il se taisait de nouveau pendant des jours.
Est-ce qu’il parlait en lui-même ? Est-ce qu’il se posait des questions, lui qui n’en posait jamais ? Difficile de savoir, et pour lui-même, c’était énigme. Comme était énigme le souvenir des jours silencieux. Énigme encore les derniers mots avant le silence.
Il savait bien qu’il dérogeait à l’ordre habituel des choses. Que le silence n’était pas vraiment le propre de l’homme. Qu’il y avait un soupçon derrière le silence. Que perçait en lui la possibilité irréversible de s’y réfugier. Il y pensait parfois. Et puis, on s’adressait à lui, ou il devait s’adresser à quelqu’un, et tout recommençait : il parlait. Le propre de l’homme ne l’avait pas quitté finalement.
Mais pourtant, c’était là, en lui. Quelque chose poussait en lui qui n’avait aucune prise et semblait inoffensif : dans le silence se déroulait un autre temps, une lenteur neuve, une précision plus simple de la réalité.
C’était une erreur, il le savait bien ; le risque que portait le silence, s’il devait s’installer, était considérable. Mais enfin, comment faire ? Comment faisaient les autres, une fois la porte de chez eux fermer, la chambre devant eux là sans rien d’autre que des draps défaits et l’odeur du tabac froid et du café ? C’était pour cela peut-être que les autres ne vivaient pas seuls : pour ne pas avoir devant eux quand la porte était fermée, avec le spectacle des draps défaits ce silence retombé sur l’odeur du tabac froid. Mais est-ce qu’on vit avec un autre pour conjurer le silence ? Était-ce une raison suffisante ?
Impossible de savoir : se posait-il ces questions ?
C’était retors. Car il y avait grand danger aussi à affronter le silence pour le briser. Il les voyait, ces types dans la rue, ceux qui parlaient à voix haute et forte à d’autres qu’eux, mais invisibles, ceux qui dans le métro hurlaient à leurs compagnons intérieurs des insultes dans des langues impossibles.
Il voyait ceux qui dans les métros rentraient chez eux, qui détournaient les regards. Il était l’un d’eux. On savait bien, tous, ce qu’il en coûtait de parler dans le silence. On savait bien qu’il fallait s’en préserver : et fermer la porte de chez soi sur le spectacle de solitudes partagées entre lesquels le silence pouvait passer dans les mots.
Lui, il regardait également les types qui parlaient seuls à hautes voix et les types qui rentraient chez eux partager leur solitude avec femmes et enfants : lui, il rentrait affronter sa solitude en silence.