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Quand la nuit vient | Les guerres #12
mercredi 29 mai 2019
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Rien de plus lointain que ces guerres. On les livrait pour nous, c’est ce qu’on disait. Lui il pensait : pas pour moi en tous cas.
Il ne connaissait pas le nom des pays où on faisait la guerre – le nom qu’on leur donnait n’était pas le leur, seulement celui qu’on leur avait donné, en occident, depuis une salle de cartes par-dessus lesquels on se serrait la main après avoir tracé des frontières au cordeau. Beaucoup de ces guerres étaient livrées à cause d’un nom qui n’était pas le leur et parce que les traits sur les cartes déchiraient parfois les villages en deux parts, des collines, ou des lacs. Les hommes et les femmes qui vivaient dans ces pays ignoraient comment les occidentaux nommaient leurs terres ; eux, ils nommaient leurs terres avec le nom que les ancêtres leur avaient transmis, et c’était souvent des mots qui dans leur langue disait le mot terre, ou le mot ici, c’est tout.
Lui, dans les journaux, il lisait ces noms qui recouvraient tout.
Des déserts au bout desquels il y avait des villes remplies comme des pays entiers, il ne connaissait rien. Il n’en possédait aucune image. Il pensait : je n’irai jamais dans ces endroits du monde qui n’existent que pour cette raison là, désigner des endroits du monde où je n’irai jamais. C’est là qu’il y avait la guerre. Il avait souvent le désir d’aller dans ces endroits du monde pour cette raison-là seulement.
Dans des déserts qui ressemblent à des montagnes, et aussi loin des villes que possible pour qu’il n’y ait aucune image, il n’y avait pas de cause à défendre. Il n’y avait pas de territoire à conquérir. Il n’y avait pas d’ennemi non plus. Il n’y avait presque pas de mort. Quand il y en avait un, c’était une tragédie. Quand il y en avait un dans notre camp, en face, il y en avait mille, ce n’était qu’un chiffre. En face, ils ne mouraient pas, comme nous, « assassinés », non, eux étaient neutralisés. Eux avaient de la mort l’idée de l’espérance, et nous, de la catastrophe ; personne ne pouvait l’emporter sur l’autre, l’espérance sur la catastrophe, personne.
Tout devait mourir, de l’espérance et de la catastrophe.
On nommait les batailles comme les pays, dans des salles de cartes où on se serrait la main comme on conclut une bonne affaire. On était ici saisi d’une fièvre de noms qui étaient aussi une façon de mener la guerre. Des dieux morts depuis toujours donnaient leur nom aux opérations — ou plutôt, on le leur arrachait : Herakles, Ares, Artemis, Athée. On prenait parfois des noms au hasard : Condor, Carbet, Providence, Pamir. Souvent, on était simplement ridicule : Bordure Protectrice, Charrue Courte, Castor, Diapason. Pourquoi pas Vie et Joie. Les batailles avant avaient au moins cette utilité : arracher aux dieux morts un nom qui servirait ensuite à nommer les rues, les gares, les ponts.
Il n’y avait même pas de bataille maintenant, mais de vastes opérations. Lui, ici, il pensait aux opérations, au théâtre d’opérations. Il y pensait comme les dieux quand ils étaient vivants voyaient les fourmis.
Il pensait aux fourmis qui sont dans l’ignorance des dieux, vifs ou morts.
Mais il ne savait pas pourquoi, quand un des nôtres mourait là-bas, c’était plus qu’une défaite, et il restait longtemps à regarder le visage de l’homme qui était mort, dans les journaux, quand il diffusait sa photo, ou son nom, et son âge.
Il cherchait à deviner la peur de cet homme juste avant la mort. Il se demandait si lui savait pourquoi il mourait, à cet endroit du monde sans nom, abattu par des hommes qu’il n’avait jamais vus que sur des cartes. Il restait longtemps à penser à cet homme et à ses dernières pensées, à sa peur au moment de ces dernières pensées. Il se demandait s’il aurait été capable de cette peur. Souvent il se disait que oui, et parfois, mais c’était plus rare, c’était plus solide pourtant, il se disait que non, qu’il en aurait été incapable. Il était terrifié par ces deux réponses.