Accueil > FICTIONS DU MONDE | RÉCITS > Quand la nuit vient (un récit) > Quand la nuit vient | Les Manifestants #22
Quand la nuit vient | Les Manifestants #22
samedi 8 juin 2019
— sommaire
Comme il vivait près d’une grande artère de cette ville, il les voyait souvent passer, les manifestants. Les pour ou les contre.
La tendresse qu’il éprouvait envers eux. Ceux qui réclamaient et se battaient, ceux qui s’acharnaient contre ceux qui jouissaient des privilèges accordés par ceux qui décident. C’était évidemment incompréhensible, et fatal. Penché à la fenêtre, il regardait cela passer : la fatalité et son aberration.
Il fallait autre chose.
Il y pensait souvent, penché à la fenêtre, sur eux.
Il reconnaissait sa propre faiblesse, sa lâcheté, sa colère morte, sans but. Parfois il enviait ceux qui savaient la conduire, mais c’était rare parce qu’il savait bien que non, que la colère est sans but et que là est sa vérité. Puis, tout ceci qui passerait affermissait la vague organisation du monde qui passait avec les manifestants comme ce qui les liait entre eux et les conduisait.
Il aurait voulu des sociétés secrètes plutôt, et entendre de près les paroles secrètes des complots.
Dans les manifestations, tous hurlaient en même temps des slogans que quelques-uns prononçaient à haute voix dans les haut-parleurs. Il regardait comment cela faisait, de hurler à l’unisson pour se défaire de sa voix, mais fort, si fort. De crier ensemble qu’on est ensemble, et de s’annuler soi-même, se mêler. Il regardait avec tendresse ces gens qui choisissaient de participer à ce qui est plus fort qu’eux seuls.
Bien sûr, parfois il avait si honte.
Mais en général, tout cela paraissait inoffensif.
Chaque samedi, les manifestants hurlaient les mêmes slogans, d’un bord à l’autre. Ils occupaient le terrain, à tour de rôle.
Le terrain, d’un samedi à l’autre, était bien trop défiguré pour qu’on puisse finalement savoir à qui il appartenait, ni même ce qu’il définissait comme bornes ou comme usage.
Le soir, les papiers sur le sol dans l’air tremblé des cris disparus (il fallait bien rentrer), jonchaient en désordre comme après une débâcle et prenaient toute la place – mais il n’y avait eu ni combat ni cadavre.
C’était alors qu’il aimait sortir remuer la poussière et les papiers déchirés sur les trottoirs, les mots qui se formaient seuls, les affiches arrachées à moitié, les étranges visages qui se laissaient voir derrière, ces reflets véritables, des miroirs qui persistaient et auxquels il tournait le dos pendant qu’il traînait dans les rues.