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Quand la nuit vient | Les papiers #9
dimanche 26 mai 2019
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Aucune ruse pour en venir à bout, et il en avait pourtant essayé des dizaines. Les papiers que l’administration demandait, impossible de comprendre comment faire.
Répondre immédiatement, mais il n’avait pas toujours les justificatifs sur le moment, il fallait les demander, et tout devenait d’urgence relative – la loi qui soutenait l’édifice perdait alors tout son sens.
Ou les classer selon leurs degrés d’urgence dans un grand carton posé sur la table basse à l’entrée – mais cet endroit dans la chambre était vite devenu le lieu où poser les papiers au hasard quand ils arrivaient : un tas s’était formait qui le juge méchamment lorsqu’il est assis au bureau.
Ou bien fixer un jour hebdomadaire qui serait celui des comptes à apurer. Ce jour était devenu le huitième de la semaine, celui qui reste après la vie quand il faut prendre le temps de prendre ce temps, celui qui n’arrive jamais.
Il avait donc abandonné et laissé le hasard de la volonté faire ; c’était une erreur bien sûr. Mais que faire d’autre ? Il avait tout essayé.
Et puis, il fallait s’y résoudre : c’était le sens même de ces papiers qui restait une énigme.
Il s’interdisait de tomber malade pour cette raison seule.
C’était lorsque par malheur il devait consulter un médecin qu’il réalisait combien l’ordre du monde ne fonctionne pas. Les papiers qu’on lui demandait n’existaient jamais, et ceux qu’il possédait n’étaient d’aucune utilité véritable.
Il rêvait parfois devant le génie qui avait fabriqué cette réalité sociale – il enviait peu la science de ceux qui savent la décoder.
Il savait bien que ceux qui le prétendent mentent, qu’au mieux on peut arriver à la déjouer. C’est toujours elle, la réalité sociale, qui l’emporte. Lui ne savait ni décoder, ni déjouer, il recevait les papiers, voilà tout, et semblait de moins en moins comprendre comment cela fonctionnait et ce qu’on attendait de lui.
Il retirait de grandes fiertés quand il parvenait à donner le change à cette organisation forcenée. Ces moments d’héroïsme étaient rares. Il en avait acquis le désir de l’invisibilité : d’être absent de tous les registres.
D’autres soirs, plus féroces encore, il pensait le contraire. Il imaginait un agencement totalitaire et enfin efficace : une seule carte magnétique qui réunirait toutes les informations nécessaires à l’administration, une carte mise à jour en temps réel assemblant carte de crédit et carte d’assurance, carte de transport, carte maladie, carte de réduction, carte d’électeur, mutuelle et testament, carte pour tout ce qui se rapportait de près ou de loin à une vie concrète.
Bien sûr, c’était cette carte qu’il perdait dans ses rêves. Comme les frissons étaient réels, il avait renoncé à cette idée.
Ce matin-là, il s’était décidé à regarder dans le grand carton où étaient amassés les papiers importants. Il avait contemplé le tas de feuilles où était sans doute déposée une part de sa vie, celle qui était la plus tangible, celle qui le faisait exister aux yeux des autres, celle qu’il saisissait le moins. Il avait versé lentement une bouteille d’eau entière sur elle pour en finir définitivement avec la réalité sociale.
Immédiatement, le téléphone avait sonné.