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Quand la nuit vient | Son visage #2
samedi 18 mai 2019
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Il n’en avait pas. Le matin, il prenait sa douche dans le noir, brûlante. Quand il sortait, qu’il allumait la lumière, la buée recouvrait tout. Il tendait les doigts parfois comme pour vouloir se toucher. Ce n’était que la surface froide d’un miroir. Il éteignait de nouveau la lumière.
On l’oubliait. On lui disait : je ne vous remets pas. On ajoutait : je n’ai pas la mémoire des visages. Devant lui, personne n’avait la mémoire des visages. Il savait qu’il possédait ce pouvoir : faire perdre la mémoire des visages.
La cicatrice qu’il porte sur la joue gauche n’est pas une blessure. Il ne savait pas d’où elle venait. Parfois, il inventait la morsure d’un chien. Ou il feignait de s’étonner : vraiment, vous êtes sûr ? Je ne savais pas. Souvent, il ne disait rien. La plupart du temps, personne ne remarquait la longue cicatrice qui court du coin de son œil gauche jusqu’à la commissure des lèvres et dessine un visage dans son visage.
Quand il attendait, il passait son doigt dans le creux de cette cicatrice sans histoire. Et il attendait beaucoup, le matin et le soir, les bus et les trains, les hommes, les cafés et les heures. Peut-être est-ce ce doigt, l’attente, cette vie passée à l’attendre qui ont creusé le sillon minuscule qui lui tient lieu de visage invisible et secret.
Il ne savait pas. Il se souvenait de la voix de sa mère qui disait à qui voulait l’entendre qu’il avait le visage de son père. Ou de son grand-père. De son oncle.
Il ne savait plus.
Sa mère changeait d’avis chaque jour définitivement, et lui de visage.
Il n’a jamais vu le visage de son père. Ni celui de son oncle, ou de son grand-père – peu importe qui. Enfant, il savait seulement qu’il portait leur visage. Il savait que ce n’était jamais son visage à lui.
Son visage à lui, il avait fallu quelques années pour le creuser, des années d’attente qui avait fini par fabriquer ce visage et cette vie. Cette vie posée sur lui, le creux de la vie plutôt, celle qui fabriquait un visage en le creusant : comme un visage obtenu à force d’arracher la surface d’un visage. Et, qu’à force de se creuser, s’était posé sur lui un visage qu’il semblait perdre et fabriquer à la fois.
C’est pourquoi le matin, sur le miroir couvert de buée, son visage ressemblait de plus en plus à un souvenir perdu. Le matin, et chaque matin davantage, il savait que le visage de son père se précisait en lui, et celui de son grand-père, et des autres, peu importe qui. Il attendait que cela se précise. Est-ce qu’il attend encore ?