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Images du pouvoir | occuper la parole

mardi 22 février 2011

Au milieu de la journée, c’est ce corps étrange sur image au grain vieilli, caméra fixe qui s’autorise quelques mouvements en dehors sur des pans de ville méconnaissable, corps drapé sans âge qui parle à la façade d’un bâtiment qu’on croit en ruine : corps seul qui occupe la place.

Personne ne comprend évidemment un traitre mot de ce qu’il dit — on perçoit des éclats de colère, de vengeance même, de défi et de menace, mais l’histoire qu’il raconte est si aberrante, issue d’un nombre de mensonges tels qu’impossible désormais de les démentir, tous finissent par former ce tissu de paroles vagues et féroces qui disent cette histoire rêvée, celle qu’il invente et crée à voix haute, là-haut, à sa tribune.

Par quoi est-on fasciné pour rester à l’écoute près d’une heure durant ? L’homme qui parle seul, devant foule invisible — non pas invisible, on le devinera à certains plans, mais foule absente — se tient à une sorte de tribune, et sous-lui, devant lui, personne : seulement une caméra. Mais lui parle fort sans doute pour être entendu de la place, jouer jusqu’au bout la geste du pouvoir quand elle était une parole.

Quelle image de la parole politique renvoie-t-elle ? Du pouvoir, de tout pouvoir ?

Oscillation permanente entre ce qu’on perçoit d’une peur, bestiale, sauvage, pour un nombre infini d’hommes dressés contre lui, les américains, les traitres, les barbus, tous rats et souris — et à de si nombreuses reprises il prend la posture de la victime, évidemment —, puis soudain, reprise en main de son corps, il lève la tête, et ce n’est plus la peur, mais l’incarnation de toute autorité, la légitimité par la force : discours scandé par ces "où étiez vous, vous", tandis que lui se battait, et son père et son grand père. Généalogie du pouvoir par le combat.

Théâtralisation du corps : le plus spectaculaire ne tient pas au décor, au costume, au drame qui se joue dans la coulisse, mais à ce qui traverse chaque geste, et comment il va rejoindre les abjections qu’on sait depuis Shakespeare, mais qu’on n’avait jamais vu, diffusé, en mondiovision et direct.


J’ai fait mille abominables choses comme on tue une mouche mais me désole de n’avoir pu en faire dix mille autres.
Titus Andronicus

— Tu es un salaud.
— Et vous un sénateur.
Othello

Je suis attaché à une roue de feu et mes propres larmes me brûlent comme du plomb en fusion.
Le Roi Lear

Sauf votre respect, personne ne s’est jamais blessé en formulant des possibles et des visions d’espoir.
Henri IV

Quant à toi, scélérat - je ne puis dire ’frère’ sans avoir la bouche infectée - je te pardonne
La Tempête

Puissent des hommes comme toi prendre la mer, vendre n’importe quoi, voguer n’importe où et mener à rien ce beau voyage.
La nuit des rois [1]

et au loin, quelques échos des rues —

Si nous vivons, c’est pour piétiner des rois.
Henri IV

Au bout de quelques minutes, on comprend : il parle sans note : le texte qui lui vient, c’est de sa propre bouche ; il ne lit pas. De là ces moments de silence, ces longues secondes à chercher quoi dire ensuite (cela ne dure pas) ; de là le caractère erratique de la parole, les sauts et les raccourcis qui empêchent définitivement qu’on prenne prise à ce qui est dit.

Le traducteur, sur la parole de colère, pose une sorte de voix neutre, absente, blanche, comme une sorte de dictée qui s’oublierait, toute attentive au mot à entendre et négligeant le mot à dire : au frottement des deux voix se constitue le sens — terrifiant dans cette neutralisation forcée, presque comique dans son altération. Et quand une jeune femme prendra le relais du traducteur qu’on imagine exténué, elle le fera au départ avec une fougue qui surprendra, début soudain accéléré, passage de vitesse qui s’essoufflera vite.

Il y a des phrases qui restent :

"L’unité de la Chine était plus importante que les jeunes de la place Tiananmen".

Ou des énumérations insensées qu’il lâche sans retenue : le coup d’état russe de 1991, les chars contre la Douma, la répression chinoise de 1989, le 11 septembre 2001, et la tuerie à Waco au Texas — tout cela en une phrase : rapprochement affolé, qui ne vient que pour la violence qu’elle produit ?

Vient le moment de folie pure, quand le Guide se saisit de la Constitution, et cite les actes qui sont punis de mort : rébellion, vol, atteinte à la sûreté de l’État. C’est écrit noir sur blanc. Il lit cela, commente un peu. Il a le livre en main. Prononce des arrêts de mort, ou des menaces : la voix n’a pas changé, et on comprend que tout le discours est prononcé dans cette transe des arrêts de mort.



Parfois, le plan est séparé en deux (syntaxe cinématographique d’une pauvreté infinie, terrible) et on voit, à côté du Guide une foule joyeuse qui brandit des drapeaux. Images tournées en direct ? Ou de plus loin ? Elle semble dater de plusieurs années. C’était peut-être hier. C’est sans doute aujourd’hui. On truque aussi facilement une image que l’histoire. La nuit dernière, dans ces mêmes rues, l’aviation bombardait les manifestants, on tirait sur ces rues non seulement à balles réelles, mais à armes lourdes.

Quand il reprend l’histoire de son pays, il s’adresse directement aux manifestants : le vous est puissant. Il cite les traitres. Devant l’écran, est-ce qu’on n’est pas soi-même interpelé ? Non. On n’est pas descendu dans la rue. Ici, rien ne menace l’ordre et la sûreté de l’État. On ne risque rien. Ici, on n’enrôle pas une armée de mercenaires pour tirer sur son propre peuple. Alors, ce vous ? Il traverse pourtant, et on l’entend. Et les menaces aussi.

Souvent, il prend le ton indigné, qui proteste : il n’est pas Chef d’Etat, il a remis depuis la Révolution tout le pouvoir au peuple. C’est le peuple qui a le pouvoir, déjà. Alors, il ne comprend pas : c’est le peuple qui se soulève contre lui-même. Il ajoute : si on lui arrachait le pouvoir, il n’y aurait rien à prendre, car le pouvoir ne lui appartient plus. Il dit cela — et énonce ensuite les mesures qui tiendront lieu de loi, le lendemain, les comités révolutionnaires dans les rues, les brassards à porter pour ne pas être considérés comme traitres à la Gloire du Pays. Des rats et des souris. Cette image revient plusieurs fois : que les traitres sont des rats et des souris. Il dit les mesures d’autorité qu’il a décrété seul, et il dit qu’il n’a pas le pouvoir : cela dans la même phrase : alors il s’emporte. Frappe sur la table. Les micros devant lui s’affaissent. Il termine alors en hurlant :

Si j’étais président, j’aurais démissionné, mais je ne suis pas Président, je ne suis pas chef d’Etat, je ne suis rien — je n’ai que mon fusil.

Non, il ne termine pas. Après un temps de silence où il ferme profondément les yeux, il continue. S’il cesse de parler, il le sait, tout est fini. Son corps et sa voix font écran aux images de rues bombardées et envahies, envahies avant d’être bombardées, et jamais totalement bombardées, une fois envahies. Son corps présent et parlant fait écran. Son corps est l’écran du pouvoir contre la foule. Son corps muet laisserait toute la place et c’est cela qui est inacceptable. Alors il parle. Peu importe ce qu’il dit, tout le monde sait ce qu’il dit. L’important est qu’il se tienne, seul, et qu’il parle.

Un homme et son fusil continuent de parler longtemps, longtemps après les décrochages en Occident qui se détournent de lui, car les journalistes, terrifiés au début, puis amusés, se sont finalement lassés. Ils préfèrent reprendre la parole pour dire en langage de pouvoir et de journaliste ce qu’il continue seul de cracher en haut, à un peuple absent qui attend la nuit pour sortir de nouveau.


Portfolio

[1_Depuis fin janvier, l’écrivain Grégoire Courtois sur twitter dépose ainsi une phrase de Shakespeare par jour — étrange et juste résonance à la surface de l’écran dans tout ce flux qui se mêle.